Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/24

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 355-357).

Comment pare frere Ian Panurge eſt declairé auoir eu
paour ſans cauſe durant l’oraige.


Chapitre XXIIII.


Bon iour Meſſieurs, diſt Panurge, bon iour treſtous. Vous vous portez bien treſtous, Dieu mercy & vous ? Vous ſoyez les bien & à propous venuz. Deſcendons. Heſpalliers hau, iectez le pontal : approche ceſtuy eſquif. Vous ayderay ie encores là ? Ie ſuys allouy & affamé de bien faire & trauailler, comme quatre bœufz. Vrayement voycy vn beau lieu, & bonnes gens. Enfans auez vous encores affaire de mon ayde ? N’eſpargnez la ſueur de mon corps, pour l’amour de Dieu. Adam, c’eſt l’home, naſquit pour labourer & trauailler, comme l’oyſeau pour voler. Noſtre Seigneur veult, entendez vous bien ? que nous mangeons noſtre pain en la ſueur de nos corps : non par rien ne faiſans, comme ce penaillon de moine que voyez, frere Ian qui boyt, & meurt de paour. Voycy beau temps. A ceſte heure congnois ie la reſponſe de Anacharſis le noble philoſophe eſtre veritable, & bien en raiſon fondee, quand il interrogé, quelle nauire ſembloit la plus ſceure, reſpondit : celle qui ſeroit on port[1].

Encores mieulx, diſt Pantagruel, quand il interrogé des quelz plus grand eſtoit le nombre, des mors ou des viuens ? demanda. Entre les quelz comptez vous ceulx qui nauigent ſus mer ? Subtilement ſignifiant que ceulx qui ſus mer nauigent, tant près ſont du continuel dangier de mort, qu’ilz viuent mourans, & mourent viuens. Ainſi Portius Cato[2] diſoit de troys choſes ſeulement ſoy repentir. Sçauoir eſt, s’il auoit iamais ſon ſecret à femme reuelé : ſi en oiziueté iamais auoit vn iour paſſé : & ſi par mer il auoit peregriné en lieu aultrement acceſſible par terre. Par le digne froc que ie porte, diſt frere Ian à Panurge, couillon mon amy, durant la tempeſte tu as eu paour ſans cauſe & ſans raiſon. Car tes deſtinees fatales ne ſont à perir en eau. Tu ſeras hault en l’air certainement pendu : ou bruſlé guaillard comme vn pere[3]. Seigneur voulez vous vn bon guaban contre la pluie ? Laiſſez moy ces manteaulx de Loup & de Bedouault. Faictez eſcorcher Panurge, & de ſa peau couurez vous. Ne approchez pas du feu, & ne paſſez par dauant les forges des mareſchaulx, de par Dieu. En vn moment vous la voyriez en cendres. Mais à la pluie expoſez vous tant que vouldrez, à la neige, & à la greſle. Voire par Dieu, iectez vous au plonge dedans le profond de l’eau, ia ne ſerez pourtant mouillé. Faictez en bottes d’hyuer : iamais ne prendront eau. Faictez en des naſſes pour apprendre les ieunes gens à naiger. Ilz apprendront ſans dangier. Sa peau doncques, diſt Pantagruel, ſeroit comme l’herbe dicte Cheueu de Venus, laquelle iamais n’eſt mouillee ne remoytie : touſiours eſt ſeiche, encores qu’elle feuſt on profond de l’eau tant que vouldrez. Pourtant eſt dicte Adiantos.

Panurge mon amy, diſt frere Ian, n’aye iamais paour de l’eau, ie t’en prie. Par element contraire ſera ta vie terminee. Voire (reſpondit Panurge) Mais les cuiſiniers des Diables reſuent quelque foys, & errent en leur office : & mettent ſouuent bouillir ce qu’on deſtinoit pour rouſtir, comme en la cuiſine de ceans les maiſtres Queux ſouuent lardent Perdris, Ramiers, & Bizets, en intention (comme eſt vrayſemblable) de les mettre rouſtir. Aduient touesfoys que les Perdris aux chous, les ramiers aux pourreaulx, & les bizets ilz mettent bouillir aux naueaulx.

Eſcoutez beaulx amys. Ie proteſte dauant la noble compaignie, que de la chappelle vouee à monſieur S. Nicolas entre Quande & Monſſoreau, i’entends que ſera vne chappelle d’eau Roſe[4] : en laquelle ne paiſtra vache ne veau. Car ie la ietteray au fond de l’eau. Voyla, diſt Euſthenes, le guallant : Voyla le guallant : guallant & demy. C’eſt verifié le prouerbe Lombardique. Paſſato el pericolo, gabato el ſanto.[* 1]


  1. Paſſato, &c. Le dangier paſſé, eſt le ſainct mocqué
  1. Celle qui feroit on port. Voyez pour ceci et pour ce qui suit Diogène Laërce, c. 8.
  2. Portius Cato. Voyez Plutarque, Marcus Cato le cenſeur, XVIII.
  3. Guaillard comme vn pere. Nous trouvons plus loin, p. 422 : Aiſes comme peres ; et dans ce dernier passage il s’agit du bon temps que se donnent les moines. C’est ici, selon nous, une locution analogue, mais employée ironiquement : « Tu seras pendu ou brûlé, gai comme un moine. » Selon Le Duchat « gaillard comme vn pere » est un équivalent de :

    ...Cent fois plus gay que Perot.

    (Coquillart, Monologue des perruques)

    ou de « guay comme Perot. » (Henri Eſtienne, Apologie pour Hérodote, c. XVI, t. I, p. 330) ; et ces diverses locutions signifient toutes : « gay comme papeguay, » c’est-à-dire « comme un perroquet, » expression employée plus loin, p. 501, par Panurge. Quant à Burgaud des Marets, s’emparant d’une opinion abandonnée par Le Duchat, il explique la phrase qui nous occupe par : « Hardiment brûlé comme un hérétique, » en prenant gaillard dans le sens adverbial et en expliquant comme un père par « comme un patarin ou hérétique, ainsi nommé du Pater. » « Personne ne croira, dit-il gravement, que les perroquets ou les, pinsons, pas plus que les gens, soient gais quand on les brûle. » Certes, mais il est bien clair que frère Jean ne parle pas sérieusement.

  4. Vne chappelle d’eau Roſe. Sorte d’alambic :

    La chapelle, où ſe ſont eaues odoriferantes
    Donne par ſes liqueurs gueriſons differentes.

    (Cl. Marot, Epigrammes, A Mlle la Chapelle)
    Voyez ci-dessus, p. 279, la note sur la l. 22 de la p. 341.*
    * Vache ne veau. Le proverbe rimé est :

    Entre Quande & Montſoreau,
    Là n’y paiſtra vache ne veau.

    Voyez, plus loin, p. 357, l. 13, comment Panurge explique son vœu lorsque la tempête est passée.