Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/26

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 361-363).

Comment le bon Macrobe raconte à Pantagruel
le manoir & diſceſſion des Heroes.


Chapitre XXVI.


Adoncqves reſpondit le bon Macrobe. Amys peregrins icy eſt vne des iſles Sporades, non de vos Sporades qui ſont en la mer Carpathie : mais des Sporades de l’Ocean, iadis riche, frequente, opulente, marchande, populeuſe & ſubiecte au dominateur de Bretaigne. Maintenant par laps de temps & ſus la declinaiſon du monde, paouure & deſerte comme voyez. En ceſte obſcure foreſt que voyez longue & ample plus de ſoixante & dix huict mille Paraſanges[* 1] eſt l’habitation des Dæmons & Heroes. Les quelz ſont deuenuz vieulx. & croyons plus ne luiſant le comete preſentement, lequel nous appareut par trois entiers iours precedens, que hier en ſoit mort quelqu’vn. Au treſpas duquel ſoyt excitee celle horrible tempeſte que auez pati. Car eulx viuens tout bien abonde en ce lieu & aultres iſles voiſines : & en mer eſt bonache & ſerenité continuelle. Au treſpas d’vn chaſcun d’iceulx ordinairement oyons nous par la foreſt grandes & pitoyables lamentations, & voyons en terre peſtes, vimeres & afflictions, en l’air troublemens & tenebres : en mer tempeſte & fortunal.

Il y a (diſt Pantagruel) de l’apparence en ce que dictez. Car comme la torche ou la chandelle tout le temps qu’elle eſt viuente & ardente luiſt es aſſiſtans, eſclaire tout autour, delecte vn chaſcun, & à chaſcun expoſe ſon ſeruice & ſa clarté, ne faict mal ne deſplaiſir à perſone. Sus l’inſtant qu’elle eſt extaincte, par ſa fumee & euaporation elle infectionne l’air, elle nuiſt es aſſiſtans & à vn chaſcun deſplaiſt. Ainſi eſt il de ces ames nobles & inſignes. Tout le temps qu’elles habitent leurs corps, eſt leur demeure pacificque, vtile, delectable, honorable : ſus l’heure de leur diſceſſion, communement aduiennent par les iſles & continent grands troublemens en l’air, tenebres, fouldres, greſles : en terre concuſſions, tremblemens, eſtonnemens : en mer fortunal & tempeſte, auecques lamentations des peuples, mutations des religions, tranſpors des Royaulmes, & euerſions des Republicques. Nous (diſt Epiſtemon) en auons naguieres veu l’experience on deces du preux & docte cheualier Guillaume du Bellay, lequel viuant, France eſtoit en telle felicité, que tout le monde auoit ſus elle enuie, tout le monde ſe y rallioit, tout le monde la redoubtoit. Soubdain apres ſon treſpas elle a eſté en meſpris de tout le monde bien longuement.

Ainſi (diſt Pantagruel) mort Anchiſes à Drepani en Sicile la tempeſte donna terrible vexation à Æneas[1]. C’eſt par aduenture la cauſe pourquoy Herodes le tyrant & cruel roy de Iudee ſoy voyant pres de mort horrible & eſpouentable en nature (car il mourut d’vne Phthiriaſis mangé des verms & des poulx, comme parauant eſtoient mors L. Sylla, Pherecydes Syrien præcepteur de Pythagoras, le poete Gregeoys Alcman, & aultres[2]) & preuoyant que à ſa mort les Iuifz feroient feu de ioye, feiſt en ſon Serrail de toutes les villes, bourguades, & chaſteaulx de Iudee tous les nobles & magiſtratz conuenir, ſoubs couleur & occaſion fraudulente de leurs vouloirs choſes d’importance communicquer pour le regime & tuition de la prouince. Iceulx venuz & comparens en perſones feiſt en l’hippodrome du Serrail reſerrer. Puys diſt à ſa ſœur Salomé, & à ſon mary Alexandre. Ie ſuys aſceuré que de ma mort les Iuifz ſe eſiouiront, mais ſi entendre voulez, & executer ce que vous diray, mes exeques ſeront honorables, & y ſera lamentation publicque. Sus l’inſtant que ſeray treſpaſſé, faictez par les archiers de ma guarde, es quelz i’en ay expreſſe commiſſion donné, tuer tous ces nobles & magiſtratz, qui ſont ceans reſerrez. Ainſi faiſans toute Iudee maulgré ſoy en deuil & lamentation ſera[3], & ſemblera es eſtrangiers, que ce ſoyt à cauſe de mon treſpas : comme ſi quelque ame Heroique feuſt decedee. Autant en affectoit vn deſeſperé tyrant, quand il diſt. Moy mourant la terre ſoyt auecques le feu meſlee, c’eſt à dire, periſſe tout le monde. Lequel mot Neron le truant changea diſant, moy viuent[4] : comme atteſte Suetone. Ceſte deteſtable parole, de laquelle parlent Cicero lib. 3. de Finibus. & Senecque lib. 2. de Clemence, eſt par Dion Nicæus, & Suidas[5] attribuee à l’empereur Tibere.


  1. Paraſanges. entre les Perſes eſtoit vne meſure des chemins contenente trente ſtades. Herodotus lib. 2.
  1. Æneas. Voyez Virgile, Énéide, III, 707.
  2. Alcman, & autres. Voyez Pline, VII, 51, et XI, 33.
  3. En dueil & lamentation ſera. Josèphe, XVII, 8.
  4. Changea diſant, moy viuent. « Dicente quodam in sermone communi : Ἐμοῦ θανόντος γαῖα μιχθήτω πυρί, imo, inquit, ὲμοῦ ζῶντος. » (Suétone, Néron, 38)
  5. Dion Nicæus, & Suidas. Dion Cassius, Histoire romaine, liv. LVI ; Suidas, Vie de Tibère.