Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/41

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 413-415).

Comment Pantagruel rompit les Andouilles aux
genoulx.[1]


Chapitre XLI.


Tant approcherent ces Andouilles que Pantagruel apperceut comment elles deſployoient leurs braz, & ia commençoient beſſer boys. Adoncques enuoye Gymnaſte entendre qu’elles vouloient dire, & ſus quelle querelle elles vouloient ſans defiance guerroyer contre leurs amis antiques, qui rien n’auoient mesfaict ne meſdict. Gymnaſte au dauant des premieres fillieres feiſt vne grande & profonde reuerence, & s’eſcria tant qu’il peut diſant. Voſtres, voſtres, voſtres ſommes nous treſtous, & à commandement. Tous tenons de Mardigras, voſtre antique confœderé. Aulcuns depuys me ont raconté, qu’il diſt Gradimars[2] non Mardigras. Quoy que ſoit, à ce mot vn gros Ceruelat ſauluaige & farfelu anticipant dauant le front de leur bataillon le voulut ſaiſir à la guorge. Par Dieu (diſt Gymnaſte) tu n’y entreras qu’à taillons : ainſi entier ne pourrois tu. Si ſacque ſon eſpee Baiſe mon cul (ainſi la nommoit il)[3] à deux mains, & trancha le Ceruelat en deux pieces. Vray Dieu qu’il eſtoit gras. Il me ſoubuint du gros Taureau de Berne[4] qui feut à marignan tué à la desfaicte des Souiſſes. Croyez qu’il n’auoit gueres moins de quatre doigts de lard ſus le ventre.

Ce Ceruelat eceruelé coururent Andouilles ſus Gymnaſte, & le terraſſoient vilainement, quand Pantagruel acourut le grand pas au ſecours. Adoncques commença le combat Martial pelle melle. Riflandouille rifloit Andouilles : Tailleboudin tailloit Boudins. Pantagruel rompoit Andouilles au genoil, Frere Ian ſe tenoit quoy dedans ſa Truye tout voyant & conſyderant, quand les Guodiueaulx qui eſtoient en embuſcade ſortirent tous en grand effroy ſus Pantagruel.

Adoncques voyant frere Ian le deſarroy & tumulte ouure les portes de ſa truye, & ſort auecques ſes bons ſoubdars, les vns portans broches de fer, les aultres tenens landiers, contrehaſtiers, paelles, pales, cocquaſſes, griſles, fourguons, tenailles, lichefretes, ramons, marmites, mortiers, piſtons, tous en ordre comme bruſleurs de maiſons : hurlans & crians tous enſemble eſpouantablement. Nabuzardan, Nabuzardan, Nabuzardan. En tels cris & eſmeute chocquerent les Guodiueaulx, & à trauers les Saulciſſons. Les Andouilles ſoubdain apperceurent ce nouueau renfort, & ſe meirent en fuyte le grand guallot, comme s’elles euſſent veu tous les Diables. Frère Ian à coups de bedaines les abbatoit menu comme mouſches : ſes ſoubdars ne ſe y eſpargnoient mie. C’eſtoit pitié. Le camp eſtoit tout couuert d’Andouilles mortes, ou naurees. Et dict le conte, que ſi Dieu n’y euſt pourueu, la generation Andouillicque eut par ces ſoubdars culinaires toute eſté exterminee. Mais il aduint vn cas merueilleux. Vous en croyrez ce que vouldrez.

Du couſté de la Tranſmontane aduola vn grand, gras, gros, gris pourceau ayant aeſles longues & amples comme ſont les æſles d’vn moulin à vent. Et eſtoit le pennaige rouge cramoiſy, comme eſt d’vn Phœnicoptere : qui en Languegoth eſt appellé Flammant. Les œilz auoit rouges & flamboyans, comme vn Pyrope. Les aureilles verdes comme vne Eſmeraulde praſſine : les dens iaulnes comme vn Topaze : la queue longue noire comme marbre Lucullian[5] : les pieds blancs, diaphanes & tranſparens, comme vn Dimant : & eſtoient largement pattez, comme ſont des Oyes, & comme iadis à Tholoſe les portoit la royne Pedaucque. Et auoit vn collier d’or au coul, au tour du quel eſtoient quelques letres Ionicques, des quelles ie ne peuz lire que deux motz, ϒΣ ΑΘΗΝΑΝ. Pourceau Minerue enſeignant[6]. Le temps eſtoit beau & clair. Mais à la venue de ce monſtre il tonna du couſté guauſche ſi fort, que nous reſtames tous eſtonnez. Les Andouilles ſoubdain que l’apperceurent iecterent leurs armes & baſtons, & à terre toutes ſe agenouillerent, leuantes hault leurs mains ioinctes ſans mot dire, comme ſi elles le adoraſſent. Frere Ian auecques ſes gens frappoit touſiours & embrochoit Andouilles. Mais par le commendement de Pantagruel feut ſonnee retraicte, & ceſſerent toutes armes. Le monſtre ayant pluſieurs foys volé & reuolé entre les deux armées iecta plus de vingt & ſept pippes de mouſtarde en terre : puys diſparut volant par l’air & criant ſans ceſſe. Mardigras, Mardigras, Mardigras.



  1. Rompit les Andouilles aux genoulx. Il y a ici une sorte de jeu de mots, car rompre l’anguilleau genou, sur le genou, était une locution proverbiale pour désigner une chose impossible : « Les Dieux ont permis la mort de voſtre frere. Ils ont conſerué mon pere, ils veulent vous fruſtrer de vos entrepriſes & fauoriſer aux ſiennes, & vous voulez rompre l’anguille au genoil. » (Amadis, t. VIII, c. 53)
  2. Gradimars. — Dimar, au lieu de mardi, est la forme méridionale.
  3. Son eſpee Baiſe mon cul (ainſi la nommait il) à deux mains. Ce coq-à-l’âne n’est pas de Rabelais. Il se trouve déjà dans les Propos ruſtiques de Du Fail (t. I, p. 98) publiés dès 1547 : « Voyla (diſoit il) la leuce du bouclier de l’eſpee ſeule, & de l’eſpee baiſe mon cul à deux mains. »
  4. Gros Taureau de Berne. Voyez ci-dessus, p. 289, note sur la l. 1 de la p. 393,* et la Table des noms au mot Berne.
    * L’iſle Farouche, manoir antique des Andouilles. Les commentateurs se sont donné beaucoup de mal pour expliquer historiquement ce chapitre et ceux qui le suivent. Les lecteurs qui seront curieux de parcourir toutes ces explications fort précises en apparence, mais entièrement contradictoires, les trouveront dans l’édition d’Eloi Johanneau. Quant à nous, nous nous contenterons de faire remarquer qu’un peu plus loin, p. 404-405), Rabelais s’exprime de la sorte : « Les Souiſſes peuple maintenant hardy & belliqueux, que ſçauons nous ſi iadis eſtoient Saulciſſes ? ie n’en vouldroys pas mettre le doigt on feu. » Ce que Joachim du Bellay (Les Regrets, sonnet 127, t. II, p. 230) a rappelé en ces termes :

    Voila les compagnons & correcteurs des Rois
    Que le bon Rabelais a ſurnommez Saulciſſes.

    Plus loin encore, p. 414, Rabelais a dit : « trancha le Cervelat en deux pieces. Vray Dieu, qu’il eſtoit gras. Il me ſoubuint du gros Taureau de Berne qui feut à Marignan tué à la desfaicte des Souiſſes. » On pourrait ne voir dans le premier passage qu’un mauvais jeu de mots de ſouiſſe à ſauciſſe ; mais ce n’est pas seulement pour amener une pareille équivoque qu’il a rapproché les Suisses des saucisses, puisqu’il les compare aussi aux cervelas. Si les saucisses et les cervelas sont les Suisses, c’est-à-dire des hérétiques adversaires du carême et par conséquent de Quareſmeprenant, les andouilles peuvent bien désigner aussi, soit le même peuple, soit les autres nations protestantes ; mais il faut se garder de voir là des allégories suivies, constantes. À chaque instant Rabelais les interrompt, tant par fantaisie que par la nécessité de n’être point trop clair, et se livre, chemin faisant, à toutes les plaisanteries et à toutes les équivoques auxquelles donne lieu si facilement le récit des étranges combats auxquels il nous fait assister.
  5. Marbre Lucullian. Pline raconte (XXXVI, 8) que Lucullus donna son nom à un marbre de l’île de Milo qu’il introduisit le premier à Rome.
  6. Pourceau Minerue enſeignant. Dans le passage grec enseignant est sous-entendu.