Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/47

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 433-435).

Comment le Diable fut trompé par vne Vieille de
Papefiguiere.


Chapitre XLVII.


Le laboureur retournant en ſa maiſon eſtoit triſte & penſif. Sa femme tel le voyant, cuydoit qu’on l’euſt au marché deſrobbé. Mais entendent la cauſe de ſa melacholie, voyant auſſi la bourſe pleine d’argent, doulcement le reconforta : & l’aſceura que de ceſte gratelle mal aulcun de luy aduiendroit. Seulement que ſus elle il euſt à ſe poſer & repoſer. Elle auoit ia pourpenſé bonne yſſue. Pour le pis, diſoit le Laboureur, ie n’en auray qu’vne eſtraſſade ie me rendray au premier coup, & luy quitteray le champ. Rien, rien, diſt la vieille, poſez vous ſus moy, & repoſez, laiſſez moy faire. Vous m’auez dict que c’eſt vn petit Diable, ie le vous feray ſoubdain rendre, & le champ nous demourera. Si c’euſt eſté vn grand Diable, il y auroit à penſer.

Le iour de l’aſſignation eſtoit lors qu’en l’iſle nous arriuaſmes. A bonne heure du matin le Laboureur s’eſtoit treſbien confeſſé, auoit communié, comme bon catholicque, & par le conſeil du Curé s’eſtoit au plonge caché dedans le benoiſtier, en l’eſtat que l’auions trouué.

Sus l’inſtant qu’on nous racontoit ceſte hiſtoire, euſmez aduertiſſement que la vieille auoit trompé le Diable, & guaigné le champ. La manière feut telle. Le Diable vint à la porte du Laboureur, & ſonnant s’eſcria. O villain, villain. Cza, çà, à belles gryphes. Puys entrant en la maiſon guallant & bien deliberé, & ne y trouuant le Laboureur aduiſa ſa femme en terre pleurante & lamentante. Qu’eſt cecy ? demandoit le Diable. Où eſt il ? Que faict il ? Ha (diſt la vieille) où eſt il le meſchant, le bourreau, le briguant ? Il m’a affolée, ie ſuis perdue, ie meurs du mal qu’il m’a faict. Comment ? diſt le Diable : Qu’y a il ? Ie le vous gualleray bien tantouſt. Ha, diſt la vieille, il m’a dict le bourreau, le tyrant, l’eſgratineur de Diables, qu’il auoit huy aſſignation de ſe gratter auecques vous, pour eſſayer ſes ongles il m’a ſeulement gratté du petit doigt icy entre les iambes, & m’a du tout affolee. Ie ſuys perdue, iamais ie ne gueriray, reguardez. Encores eſt il allé ches le mareſchal ſoy faire eſguizer & apoincter les gryphes. Vous eſtez perdu monſieur le Diable mon amy. Sauluez vous, il n’arreſtera poinct. Retirez vous, ie vous en prie. Lors ſe deſcouurit iusques au menton en la forme que iadis les femmes Perſides ſe præſenterent à leurs enfans[1] fuyans de la bataille, & luy monſtra ſon comment à nom ? Le Diable voyant l’enorme ſolution de continuité[2] en toutes dimentions, s’eſcria : Mahon, Demiourgon, Megere, Alecto, Perſephone, il ne me tient pas. Ie m’en voys bel erre. Cela ?[3] Ie luy quitte le champ. Entendens la cataſtrophe & fin de l’hiſtoire nous retiraſmes en noſtre nauf. Et là ne feimes aultre ſeiour. Pantagruel donna au tronc de la fabricque de l’Eccliſe dixhuyt mille Royaulx d’or, en contemplation de la paouureté du peuple, & calamité du lieu.



  1. En la forme que iadis les femmes Perfides ſe præſenterent à leurs enfans. « En rebourſant ſa robe par deuant & leur montrant ſon ventre. » (Plutarque, Des vertueux faits des femmes)
  2. L’énorme ſolution de continuité. La Fontaine a reproduit textuellement ce passage et a fait des trois derniers mots un vers entier :

    …auſſi-toſt qu’il apperceut l’énorme
    Solution de continuité.

    Cette expression avait déjà été employée (t. I, p. 292) par Rabelais.

  3. Cela. ? Probablement dans le sens de : « qu’est-ce que cela ? » De l’Aulnaye, Johanneau et Burgaud des Marets pensent qu’il faut lire ici, comme plus loin page 510, l. dernière, sela, mot hébreu que la Brieve claration explique par « certainement. »