Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/9

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 299-303).

Comment Pantagruel arriua en l’iſle Ennaſin & des
eſtranges alliances du pays.


Chapitre IX.


Zephyre nous continuoit en participation d’vn peu du Garbin, & auions vn iour paſſé ſans terre deſcouurir. Au tiers iour à l’aube des mouſches nous apparuſt vne iſle triangulaire bien fort reſſemblante quant à la forme & aſſiette à Sicile. On la nommoit l’iſle des alliances. Les hommes & femmes reſſemblent aux Poicteuins rouges, exceptez que tous hommes, femmes, & petitz enfans ont le nez en figure d’vn as de treuffles[1]. Pour ceſte cauſe le nom antique de l’iſle eſtoit Ennaſin. Et eſtoient tous parens & alliez enſemble, comme ilz ſe vantoient, & nous diſt librement le Podeſtat du lieu. Vous aultres gens de l’aulte monde tenez pour choſe admirable, que d’vne famille Romaine (c’eſtoient les Fabians) pour vn iour (ce feut le trezieme du moys de Feburier) par vne porte (ce feut la porte Carmentale, iadis ſituee au pied du Capitole, entre le roc Tarpeian & le Tybre, depuys ſurnommee Scelerate) contre certains ennemis des Romains (c’eſtoient les Veientes Hetrusques) ſortirent trois cens ſix hommes de guerre tous parens, auecques cinq mille aultres ſoubdars tous leurs vaſſaulx : qui tous feurent occis, ce feut près le fleuue Cremere, qui ſort du lac de Baccane. De ceſte terre pour vn beſoing ſortiront plus de trois cens mille tous parens & d’une famille.

Leurs parentez & alliances eſtoient de façon bien eſtrange. Car eſtans ainſi tous parens & alliez l’un de l’aultre, nous trouuaſmes que perſone d’eulx n’eſtoit pere ne mere, frere ne ſœur, oncle ne tante, couſin ne nepueu, gendre ne bruz, parrain ne marraine de l’aultre. Sinon vrayment vn grand vieillard enaſé lequel, comme ie veidz, appella vne petite fille aagée de trois ou quatre ans, mon père : la petite fillette le appelloit ma fille. La parenté & alliance entre eulx, eſtoit que l’un appelloit vne femme, ma maigre[2] : la femme le appelloit mon marſouin, Ceulx là (diſoit frere Ian) doiburoient bien ſentir leur maree, quand enſemble ſe ſont frottez leur lard. L’un appelloit vne guorgiaſe bachelette en ſoubriant. Bon iour mon eſtrille. Elle le reſalua diſant. Bon eſtreine mon Fauueau. Hay, hay, hay, s’eſcria Panurge, venez veoir vne eſtrille, vne fau, & vn veau, N’eſt ce Eſtrille fauueau[3] ? Ce fauueau à la raye noire doibt bien ſouuent eſtre eſtrillé. Vn autre ſalua vne ſiene mignonne diſant. A dieu mon bureau. Elle luy reſpondit. Et vous auſſi mon proces. Par ſainct Treignan (diſt Gymnaſte) ce proces doibt eſtre ſouuent ſus ce bureau. L’un appelloit vne autre mon verd. Elle l’appelloit, ſon coquin. Il y a, bien là, diſt Euſthenes, du Verdcoquin. Vn aultre ſalua vne ſienne alliee diſant. Bon di, ma coingnee[4]. Elle reſpondit. Et à vous mon manche. Ventre beuf, s’eſcria Carpalim, comment ceſte coingnee eſt emmanchee. Comment ce manche eſt encoingné. Mais ſeroit ce point la grande manche que demandent les courtiſanes Romaines ? Ou vn cordelier à la grande manche[5]. Paſſant oultre ie veids vn auerlant qui ſaluant ſon alliee, l’appella mon matraz, elle le appeloit mon lodier. De faict il auoit quelques traictz de lodier lourdault. L’vn appelloit vne aultre ma mie, elle l’appelloit ma crouſte. L’vne vne aultre appelloit ſa palle, elle l’appelloit ſon fourgon. L’vn vne aultre appelloit ma ſauatte, elle le nommoit pantophle[* 1]. L’vn vn aultre nommoit ma botine, elle l’appelloit ſon eſtiuallet. L’vn vne aultre nommoit ſa mitaine, elle nommoit mon guand. L’vn vne aultre nommoit ſa couane, elle l’appelloit ſon lard. Et eſtoit entre eulx, parenté de couane de lard. En pareille alliance, l’vn appelloit vne ſienne mon homelaicte, elle le nommoit mon œuf. Et eſtoient alliez comme vne homelaicte d’œufz. De meſmes vn aultre appelloit vne ſienne ma trippe, elle l’appelloit ſon fagot. Et oncques ne peuz ſçauoir quelle parenté, alliance, affinité, ou conſanguinité feuſt entre eulx, la raportant à noſtre vſaige commun, ſi non qu’on nous dict, qu’elle eſtoit trippe de ce fagot. Vn aultre ſaluant vne ſienne diſoit. Salut mon eſcalle. Elle reſpondit. Et à vous mon huytre. C’eſt (diſt Carpalim) vne huytre en eſcalle. Vn aultre de meſmes ſaluoit vne ſienne diſant. Bonne vie ma gouſſe. Elle reſpondit. Longue à vous mon poys. C’eſt (diſt Gymnaſte) vn poys en gouſſe. Vn aultre grand villain clacquedens monté ſus haultes mulles de boys rencontrant vne groſſe, graſſe, courte, guarſe luy diſt. Dieu guard mon ſabbot, ma trombe, ma touppie. Elle luy reſpondit fierement. Guard pour guard mon fouet. Sang ſainct gris, diſt Xenomanes, eſt il fouet competent, pour mener ceſte touppie ? Vn docteur regent bien peigné & teſtoné auoir quelque temps diuiſé auecques vne haulte damoizelle, prenant d’elle congié luy diſt. Grand mercy Bonne mine. Mais, diſt elle, treſgrand à vous Mauuais ieu. De Bonne mine (diſt Pantagruel) à Mauuais ieu n’eſt alliance impertinente. Vn bacchelier en buſche paſſant diſt à vne ieune bachelette. Hay, hay, hay. Tant y a que ne vous veidz Muſe. Ie vous voy (reſpondit elle) Corne voluntiers. Accouplez les (diſt Panurge) & leurs ſoufflez au cul. Ce ſera vne cornemuſe. Vn aultre appella vne ſienne ma truie, elle l’appella ſon foin. Là me vint en penſement, que ceſte truie voluntiers ſe tournoit à ce foin. Ie veidz vn demy guallant boſſu quelque peu près de nous ſaluer vne ſienne alliee diſant. Adieu mon trou. Elle de meſmes le reſalua diſant. Dieu guard ma cheuille. Frere Ian diſt. Elle ce croy ie eſt toute trou, & il de meſmes tout cheuille. Ores eſt à ſçauoir, ſi ce trou par ceſte cheuille peult entierement eſtre eſtouppé. Vn aultre ſalua vne ſienne diſant. Adieu ma mue. Elle reſpondit. Bon iour mon oizon. Ie croy (diſt Ponocrates) que ceſtuy oizon eſt ſouuent en mue. Vn auerlant cauſant auecques vne ieune gualoiſe luy diſoit. Vous en ſouuieigne veſſe. Auſſi ſera ped, reſpondit elle. Appellez vous (diſt Pantagruel au Poteſtat) ces deux là parens ? Ie penſe qu’ilz ſoient ennemis, non alliez enſemble : car il l’a appellee Veſſe. En nos pays vous ne pourriez plus oultrager vne femme que ainſi l’appellant. Bonnes gens de l’aultre monde (reſpondit le Poteſtat) vous auez peu de parens telz & tant proches, comme ſont ce Ped & ceſte veſſe. Ilz ſortirent inuiſiblement tous deux enſemble d’un trou en vn inſtant. Le vent de Galerne (diſt Panurge) auoit doncques lanterné leur mere. Quelle mere (diſt le Poteſtat) entendez vous ? C’eſt parenté de voſtre monde. Ilz ne ont pere ne mere. C’eſt à faire à gens de dela l’eau, à gens bottez de foin. Le bon Pantagruel tout voyoit, & eſcoutoit : mais à ces propous il cuyda perdre contenence.

Auoir bien curieuſement conſyderé l’aſſiette de l’iſle & meurs du peuple Ennaſé, nous entraſmez en vn cabaret pour quelque peu nous refraiſchir. Là on faiſoit nopces à la mode du pays. Au demourant chère & demye. Nous preſens feut faict vn ioyeulx mariage, d’vne poyre femme bien gaillarde, comme nous ſembloit toutesfoys ceulx qui en auoient taſté, la diſoient eſtre mollaſſe, auecques vn ieune fromaige à poil follet vn peu rougeaſtre. I’en auoys aultres foys ouy la renommee, & ailleurs auoient eſté faictz pluſieurs telz mariages. Encores dict on en noſtre pays de vache, qu’il ne feut oncques tel mariage, qu’eſt de la poyre & du fromaige. En vne aultre ſalle ie veids qu’on marioit vne vieille botte auecques vn ieune & ſoupple brodequin. Et feut dict à Pantagruel, que le ieune brodequin prenoit la vieille botte à femme, pource qu’elle eſtoit bonne robbe, en bon poinct & graſſe à profict de meſnaige, voyre feuſt ce pour vn peſcheur. En vne aultre ſalle baſſe ie veids vn ieune eſcaſignon eſpouſer vne vieille pantophle. Et nous feut dict que ce n’eſtoit pour la beaulté ou bonne grace d’elle, mais par auarice & conuoitiſe de auoir les eſcuz dont elle eſtoit toute contrepoinctee.


  1. Pantophle. Ce mot eſt extraict du Grec παντόφελλος. tout de liege
  1. As de treuffles. « Le nez de mon bisaïeul était absolument pareil aux nez de tous les hommes, femmes & enfants que Pantagruel trouva habitant l’île d’Ennasin… il était fait, monsieur, comme un as de trèfle. » (Triſtram Shandy, liv. III, ch. LXXVI)
  2. Maigre. Il s’agit ici du poisson appelé sèche ou ombre. Ce chapitre ne se compose presque que de jeux de mots assez fades et très libres.
  3. N’eſt ce Eſtrille fauueau ? « C’est ici l’ame du vieux rebus composé d’une étrille, d’une faulx & d’un veau… On le trouve dans ces vers de Marot, qui font de sa 2. Épître du Coq à l’âne :

    Vne eſtrille, vne faulx, vn veau,
    C’eſt à dire eſtrille Fauueau,
    En bon rebus de Picardie.

    Mais Durand Gerlier, Libraire à Paris, se l’étoit approprié avec la Devise dès l’an 1489. Voiez la Caille, Hist. de l’Imprimerie, p. 65. » (Le Duchat)

  4. Ma coingnee. Voyez les équivoques du même genre, t. II, p. 262 et 263.
  5. La grande manche. Voyez ci-dessus, p. 226, la note sur la l. 5 de la p. 26.*
    * Plus ayment la manche que le braz. Jeu de mots sur manche, pris au sens de mancia, italien, pour épingles, paragante, présent. Ailleurs (t. II, p. 301) Rabelais parle de « la grande manche que demandent les courtiſanes Romaines. »