Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/29

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 143-145).

Comment Pantagruel faict aſſemblée d’vn Theologien
d’vn medicin, d’vn Legiſte & d’vn Philoſophe,
pour la perplexité de Panurge.


Chapitre XXIX.


Arrivez au palais, compterent à Pantagruel le diſcours de leur voyage, & luy monſtrerent le dicté de Raminagrobis. Pantagruel, l’auoir leu & releu, diſt. Encores n’ay ie veu reſponſe, que plus me plaiſe. Il veult dire ſommairement, qu’en l’entreprinſe de mariage chaſcun doibt eſtre arbitre de ſes propres penſées, & de ſoy meſmes conſeil prendre. Telle a touſiours eſté mon opinion : & autant vous en diz la premiere foys que m’en parlaſtez. Mais vous en mocquiez tacitement, il m’en ſoubuient, & congnois que Philautie & amour de ſoy vous deçoit. Faiſons aultrement. Voicy quoy. Tout ce que ſommes & qu’auons, conſiſte en trois choſes, En l’ame, on corps, es biens. A la conſeruation de chaſcun des trois reſpectiuement ſont au iourdhuy deſtinées troys manieres de gens. Les Theologiens à l’ame, les Medicins au corps, les Iuriſconſultes aux biens. Ie ſuys d’aduis que dimanche nous ayons icy à dipner vn Theologien, vn Medicin, & vn Iuriſconſulte. Auecques eulx enſemble nous confererons de voſtre perplexité. Par ſainct Picault (reſpondit Panurge) nous ne ſerons rien qui vaille, ie le voy deſia bien. Et voyez comment le monde eſt viſtempenardé. Nous baillons en guarde nos ames aux Théologiens, les quelz pour la plus part ſont hæreticques : Nos corps es medicins, qui tous abhorrent les medicamens, iamais ne prennent medicine : Et nos biens es Aduocatz, qui n’ont iamais procés enſemble. Vous parlez en Courtiſan (diſt Pantagruel). Mais le premier poinct ie nie, voyant l’occupation principale, voyre vnicque & totale des bons Theologiens, eſtre emploictée par faictz, par dictz, par eſcriptz, à extirper les erreurs & hæreſies, (tant s’en fault qu’ilz en ſoient entachez) & planter profundement es cueurs humains la vraye & viue foy catholicque. Le ſecond ie loue, voyant les bons Medicins donner tel ordre à la partie prophylaſtice & conſeruatrice de ſanté en leur endroict, qu’ilz n’ont beſoing de la therapeutice & curatiue par medicamens. Le tiers ie concede, voyant les bons aduocatz tant diſtraictz en leurs patrocinations & reſponſes du droict d’aultruy, qu’ilz n’ont temps ne loiſir d’entendre à leur propre. Pourtant dimanche prochain ayons pour Theologien noſtre pere Hippothadée : pour medicin, noſtre maiſtre Rondibilis[1] : pour Legiſte, noſtre amy Bridoye. Encores ſuys ie d’aduis que nous entrons en la tetrade Pythagoricque, & pour ſoubrequart ayons noſtre feal le Philoſophe Trouillogan, attendu meſmement que le Philoſophe perfaict, & tel qu’eſt Trouillogan, reſpond aſſertiuement de tous doubtes propoſez. Carpalim donnez ordre que les ayons tous quatre dimanche prochain à dipner.

Ie croy (diſt Epiſtemon) qu’en toute la patrie vous ne euſſiez mieulx choiſy. Ie ne diz ſeulement touchant les perfections d’vn chaſcun en ſon eſtat, les quelles ſont hors tout dez de iugement : mais d’abondant en ce que Rondibills marié eſt, ne l’auoit eſté : Hippothadée oncques ne le feut, & ne l’eſt : Bridoye l’a eſté, & ne l’eſt : Trouillogan l’eſt, & l’a eſté. Ie releueray Carpalim d’vne peine. Ie iray inuiter Bridoye, (ſi bon vous ſemble) lequel eſt de mon antique congnoiſſance : & au quel i’ay à parler pour le bien & aduencement d’vn ſien honeſte & docte filz, lequel eſtudie à Tholoſe ſoubs l’auditoire du treſdocte & vertueux Boiſſoné. Faictez (diſt Pantagruel) comme bon vous ſemblera. Et aduiſez ſi ie peuz rien pour l’aduencement du filz, & dignité du ſeigneur Boiſſoné, lequel ie ayme & reuere comme l’vn des plus ſuffiſans qui ſoit huy en ſon eſtat. Ie me y emploiray de bien bon cœur.


  1. Rondibilis. Il est fort probable que Rabelais veut designer Guillaume Rondellet, médecin de Montpellier.