Les Altérations de la personnalité (Binet)/13

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Félix Alcan (p. 197-221).


CHAPITRE IX


LA PLURALITÉ DES CONSCIENCES CHEZ LES SUJETS SAINS

I. Historique. — Le pendule explorateur. — Idées de Chevreul. — L’écriture automatique. — La lecture de pensée. — Expériences de M. Richet et de M. Gley. — Interprétation des recherches précédentes. — Les propriétés motrices des images. — Insuffisance de cette explication.
II. La division de l’attention volontaire. — Ses effets ordinaires. — L’inconscience fréquente, preuve d’une tendance au dédoublement.
III. Les manifestations subconscientes pendant l’état de distraction. — Anesthésie. — Répétition des mouvements communiqués. — Caractère intelligent de cette répétition. — La suggestion par le sens du toucher. — L’écriture automatique. — Conclusion.

I


Il est aujourd’hui devenu banal de remarquer que la plupart des expériences qu’on a pratiquées sur des personnes hystériques se répètent avec des résultats à peu près équivalents mais amoindris chez des personnes saines, et que par conséquent l’hystérie, dont les troubles intellectuels ont été étudiés avec une si grande prédilection par la psychologie française contemporaine, doit être considérée comme un réactif permettant de rendre plus apparents certains phénomènes délicats de l’intelligence normale. Nous allons trouver ici une nouvelle démonstration de cette vérité.

Deux procédés d’exposition sont à notre disposition. On pourrait d’abord chercher des exemples de dissociation mentale dans les observations de la vie courante, montrer par exemple que de tous temps les moralistes et les poètes ont soutenu qu’il existe en chacun de nous plusieurs moi, qui se révèlent principalement dans les manifestations violentes de la passion. Malgré l’intérêt littéraire de ces recherches, nous croyons utile de les négliger, parce qu’elles donnent des résultats trop incertains ; il est préférable, à tous les points de vue, d’employer un autre procédé.

Nous allons nous borner à relater les expériences qui ont été faites sur des personnes saines ou à peu près, et qui contiennent des preuves de dissociation de conscience ; ces expériences sont précises, autant du moins que des expériences psychologiques peuvent l’être ; et leurs résultats, sans avoir la généralité et le caractère brillant des descriptions des poètes, nous paraissent mille fois préférables[1].

Toutes les expériences qui vont suivre ont pour trait commun de placer une personne dans une condition telle qu’elle trahit au dehors, sans le vouloir et souvent sans le savoir, la pensée secrète qui l’occupe. En d’autres termes, cette personne est amenée à exécuter des mouvements inconscients.

L’interprétation psychologique de ces expériences a un peu varié ; celle qu’on avait imaginée autrefois était assez simple. On admettait que le caractère principal des mouvements inconscients est une action des pensées sur les mouvements ; toute pensée, et particulièrement si elle est concrète, si elle est image, a une tendance à se dépenser en mouvement ; elle contient en elle un germe moteur ; bien plus, elle est un mouvement qui commence, qui s’ébauche ; penser, a-t-on dit avec raison, c’est se retenir d’agir, c’est exercer une action d’arrêt sur la tendance motrice des images qui occupent l’esprit à un moment donné. Supposons que pour une raison quelconque cet arrêt n’ait pas lieu ; la pensée va se traduire en acte, l’état psychique interne va prendre une forme extérieure, indépendamment de la volonté de la personne, et souvent à son insu. C’est l’automatisme des images, et pour qu’il se manifeste, une seule condition est requise, ne pas l’empêcher, laisser faire.

Telle est, résumée en quelques mots, la théorie de l’automatisme qu’on a admise pendant longtemps ; il semble, comme nous l’avons dit, qu’on doive un peu la compliquer, en y ajoutant le jeu simultané de plusieurs synthèses mentales. Les mouvements inconscients des individus normaux doivent être considérés, à ce qu’il semble, non comme de simples effets des propriétés motrices des images, mais comme des effets d’un dédoublement mental très léger. Par là ils se rattachent aux observations et aux expériences qui ont été faites sur les hystériques, et on pourra chemin faisant s’assurer que ce sont comme des épisodes incomplets, fragmentaires de l’histoire des pluralités de conscience.

Il faut maintenant citer les faits et les expériences. En suivant l’ordre historique, nous examinerons d’abord l’expérience du pendule explorateur, qui, comme on le sait, a été bien analysée pour la première fois par Chevreul ; nous étudierons ensuite l’écriture automatique et la lecture de pensées.

Le pendule explorateur est un instrument assez simple ; il se compose d’un corps solide suspendu à un fil, dont l’extrémité libre est tenue entre les doigts. Mais si l’instrument est simple, les phénomènes qu’il permet d’observer sont assez délicats, et l’interprétation qu’on en a donnée a beaucoup varié.

Il est utile de reproduire presque entièrement la lettre que Chevreul écrivit à Ampère sur « une classe particulière de mouvements musculaires ». Cette lettre fut publiée dans la Revue des Deux Mondes le 1er mai 1832 ; elle contient un résumé des expériences de Chevreul sur le pendule explorateur.


  « Mon cher ami,

« Vous me demandez une description des expériences que je fis en 1812 pour savoir s’il est vrai, comme plusieurs personnes me l’avaient assuré, qu’un pendule formé d’un corps lourd et d’un fil flexible oscille lorsqu’on le tient à la main au-dessus de certains corps, quoique le bras soit immobile. Vous pensez que ces expériences ont quelque importance ; en me rendant aux raisons que vous m’avez données de les publier, qu’il me soit permis de dire qu’il a fallu toute la foi que j’ai en vos lumières pour me déterminer à mettre sous les yeux du public des faits d’un genre si différent de ceux dont je l’ai entretenu jusqu’ici. Quoi qu’il en soit, je vais, suivant votre désir, exposer mes observations ; je les présenterai dans l’ordre où je les ai faites.

« Le pendule dont je me servis était un anneau de fer suspendu à un fil de chanvre ; il avait été disposé par une personne qui désirait vivement que je vérifiasse moi-même le phénomène qui se manifestait lorsqu’elle le mettait au-dessus de l’eau, d’un bloc de métal, ou d’un être vivant ; phénomène dont elle me rendit témoin. Ce ne fut pas, je l’avoue, sans surprise, que je le vis se reproduire, lorsqu’ayant saisi moi-même de la main droite le fil du pendule, j’eus placé ce dernier au-dessus du mercure de ma cuve pneumato-chimique, d’une enclume, de plusieurs animaux, etc. Je conclus de mes expériences que s’il n’y avait, comme on me l’assurait, qu’un certain nombre de corps aptes à déterminer les oscillations du pendule, il pourrait arriver qu’en interposant d’autres corps entre les premiers et le pendule en mouvement, celui-ci s’arrêterait. Malgré ma présomption, mon étonnement fut grand, lorsqu’après avoir pris de la main gauche une plaque de verre, un gâteau de résine, etc., et avoir placé un de ces corps entre du mercure et le pendule qui oscillait au-dessus, je vis les oscillations diminuer d’amplitude et s’anéantir entièrement. Elles recommencèrent lorsque le corps intermédiaire eut été retiré, et s’anéantirent de nouveau par l’interposition du même corps. Cette succession de phénomènes se répéta un grand nombre de fois et avec une constance vraiment remarquable, soit que le corps intermédiaire fût tenu par moi, soit qu’il le fût par une autre personne. Plus ces effets me paraissaient extraordinaires, et plus je sentais le besoin de vérifier s’ils étaient réellement étrangers à tout mouvement musculaire du bras, ainsi qu’on me l’avait affirmé de la manière la plus positive. Cela me conduisit à appuyer le bras droit, qui tenait le pendule, sur un support de bois que je faisais avancer à volonté de l’épaule à la main et revenir de la main vers l’épaule. Je remarquai bientôt que, dans la première circonstance, le mouvement du pendule décroissait d’autant plus que l’appui s’approchait davantage de la main, et qu’il cessait lorsque les doigts qui tenaient le fil étaient eux-mêmes appuyés, tandis que dans la seconde circonstance, l’effet contraire avait lieu ; cependant pour des distances égales du support au fil, le mouvement était plus lent qu’auparavant. Je pensai, d’après cela, qu’il était très probable qu’un mouvement musculaire qui avait lieu à mon insu déterminait le phénomène, et je devais d’autant plus prendre cette opinion en considération que j’avais un souvenir, vague à la vérité, d’avoir été dans un état tout particulier, lorsque mes yeux suivaient les oscillations que décrivait le pendule que je tenais à la main.

« Je refis mes expériences, le bras parfaitement libre, et je me convainquis que le souvenir dont je viens de parler n’était pas une illusion de mon esprit, car je sentis très bien qu’en même temps que mes yeux suivaient le pendule qui oscillait, il y avait en moi une disposition, ou tendance au mouvement, qui, toute involontaire qu’elle semblait, était d’autant plus satisfaite que le pendule décrivait de plus grands arcs ; dès lors, je pensai que si je répétais les expériences les yeux bandés, les résultats pourraient être tout différents de ceux que j’observais ; c’est précisément ce qui arriva. Pendant que le pendule oscillait au-dessus du mercure, on m’appliqua un bandeau sur les yeux : le mouvement diminua bientôt ; mais quoique les oscillations fussent faibles, elles ne diminuèrent pas sensiblement par la présence des corps qui avaient paru les arrêter dans mes premières expériences. Enfin, à partir du moment où le pendule fut en repos, je le tins encore pendant un quart d’heure au-dessus du mercure, sans qu’il se remît en mouvement, et dans ce temps-là, et toujours à mon insu, on avait interposé et retiré plusieurs fois, soit le plateau de verre, soit le gâteau de résine.

« Voici comment j’interprète ces phénomènes :

« Lorsque je tenais le pendule à la main, le mouvement musculaire de mon bras, quoique insensible pour moi, fit sortir le pendule de l’état de repos, et les oscillations une fois commencées furent bientôt augmentées par l’influence que la vue exerça pour me mettre dans cet état particulier de disposition ou tendance au mouvement. Maintenant, il faut bien reconnaître que le mouvement musculaire, lors même qu’il s’est accru par cette même disposition, est cependant assez faible pour s’arrêter, je ne dis pas sous l’empire de la volonté, mais lorsqu’on a simplement la pensée d’essayer si telle chose l’arrêtera. Il y a donc une liaison intime établie entre l’exécution de certains mouvements et l’acte de la pensée qui y est relative, quoique cette pensée ne soit point encore la volonté qui commande aux organes musculaires. C’est en cela que les phénomènes que j’ai décrits me semblent de quelque intérêt pour la psychologie, et même pour l’histoire des sciences ; ils prouvent combien il est facile de prendre des illusions pour des réalités, toutes les fois que nous nous occupons d’un phénomène où nos organes ont quelque part, et cela dans des circonstances qui n’ont pas été analysées suffisamment.

« En effet, que je me sois borné à faire osciller le pendule au-dessus de certains corps, et aux expériences où ses oscillations furent arrêtées, quand on interposa du verre, de la résine, etc., entre le pendule et les corps qui semblaient en déterminer le mouvement, et certainement je n’aurais point eu de raison pour ne pas croire à la baguette divinatoire et à autre chose du même genre. Maintenant, on concevra sans peine comment des hommes de très bonne foi, et éclairés d’ailleurs, sont quelquefois portés à recourir à des idées tout à fait chimériques pour expliquer des phénomènes qui ne sortent pas réellement du monde physique que nous connaissons[2]. Une fois convaincu que rien de vraiment extraordinaire n’existait dans les effets qui m’avaient causé tant de surprise, je me suis trouvé dans une disposition si différente de celle où j’étais la première fois que je les observai, que longtemps après et à diverses époques, j’ai essayé, mais toujours en vain, de les reproduire…

« Les faits précédents, et l’interprétation que j’en ai donnée, m’ont conduit à les enchaîner à d’autres que nous pouvons observer tous les jours ; par cet enchaînement, l’analyse de ceux-ci devient à la fois plus simple et plus précise qu’elle ne l’a été, en même temps que l’on forme un ensemble de faits dont l’interprétation générale est susceptible d’une grande extension. Mais avant d’aller plus loin, rappelons bien que mes observations présentent deux circonstances principales :

« I. Penser qu’un pendule tenu à la main peut se mouvoir, et qu’il se meuve sans qu’on ait la conscience que l’organe musculaire lui imprime aucune impulsion : voilà un premier fait.

« II. Voir ce pendule osciller, et que ses oscillations deviennent plus étendues par l’influence de la vue sur l’organe musculaire, et toujours sans qu’on en ait la conscience : voilà un second fait.

« La tendance au mouvement déterminée en nous par la vue d’un corps en mouvement se retrouve dans plusieurs cas, par exemple :

« 1o Lorsque l’attention étant entièrement fixée sur un oiseau qui vole, sur une pierre qui fend l’air, sur de l’eau qui coule, le corps du spectateur se dirige d’une manière plus ou moins prononcée vers la ligne du mouvement ;

« 2o Lorsqu’un joueur de boule ou de billard suivant de l’œil le mobile auquel il a imprimé le mouvement, porte son corps dans la direction qu’il désire voir suivre à ce mobile, comme s’il lui était possible encore de le diriger vers le but qu’il a voulu lui faire atteindre…

« La tendance au mouvement dans un sens déterminé, résultant de l’attention qu’on donne à un certain objet, me semble la cause première de plusieurs phénomènes qu’on rapporte généralement à l’imitation ; ainsi, dans le cas où la vue et même l’audition porte notre pensée sur une personne qui bâille, le mouvement musculaire du bâillement en est ordinairement chez nous la conséquence ; je pourrais en dire autant de la communication du rire, et cet exemple même présente, plus que tout autre analogue, une circonstance qui me paraît appuyer beaucoup l’interprétation que je donne de ces phénomènes ; c’est que le rire, faible d’abord, peut, s’il se prolonge, passez-moi l’expression, s’accélérer (comme nous avons vu les oscillations du pendule tenu à la main augmenter d’amplitude sous l’influence de la vue), et le rire s’accélérant peut aller jusqu’à la convulsion. »

Le mérite de Chevreul est d’avoir bien vu que les oscillations du pendule ont une cause psychologique et tiennent à l’état d’esprit de l’observateur en expérience ; le pendule, en somme, n’est qu’un instrument commode pour enregistrer les mouvements inconscients de la main ; et il les rend visibles en les amplifiant. Si on cherche à condenser en quelques mots les explications un peu diffuses de Chevreul, on voit qu’il a attribué le phénomène à ce que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de pouvoir moteur des images. Nous reviendrons sur cette explication, après avoir cité quelques autres exemples de mouvements inconscients.

L’écriture automatique peut être considérée comme une action psychologique de même ordre que celle du pendule explorateur ; l’action est seulement un peu plus délicate et plus complexe ; voici en quoi elle consiste et dans quelles conditions on peut la provoquer. Nous empruntons les détails suivants à une note intéressante que M. Gley a publiée à propos d’un de nos articles sur l’anesthésie hystérique et sur les mouvements inconscients qu’on peut y observer.

« La personne sur laquelle je fais l’expérience, dit M. Gley, prend une plume ou un crayon ; je lui dis de penser à un nom et que je vais, sans qu’elle me dise rien, bien entendu, écrire ce nom ; alors je lui saisis la main et, tenant celle-ci et paraissant la diriger comme lorsqu’on apprend à écrire à un enfant, en réalité je la laisse aller, car c’est la personne même qui écrit le nom en question sans en avoir conscience. Inversement, on peut tenir soi-même la plume et se faire conduire la main par le sujet en expérience. La pratique toutefois m’a montré qu’on réussit mieux de la première manière. Une précaution utile à prendre consiste à faire fermer les yeux au sujet ou à le prier de regarder droit devant lui ou en l’air, bref, ailleurs que sur le papier.

« J’ai réussi cette petite expérience sur un très grand nombre de personnes d’âges divers et de l’un ou de l’autre sexe, de conditions sociales variées, très bonnes en général. C’est dire qu’il n’y a pas à tenir compte d’un état plus ou moins morbide du système nerveux (hystérie par exemple). Dans la plupart des cas, les mouvements graphiques sont absolument inconscients ; dans quelques cas, au bout d’un temps variable, mais toujours très appréciable, le sujet s’aperçoit qu’il exécute des mouvements ; ceux-ci cessent conséquemment d’être inconscients pour devenir simplement involontaires. J’ai toujours réussi jusqu’à présent, et du premier coup, avec les personnes qui savent un peu dessiner, à plus forte raison avec des peintres, avec des sculpteurs, etc. »

Des expériences analogues ont été faites avec les mêmes résultats par un très grand nombre d’auteurs, Preyer, Sikorsky, etc. Les variantes sont si insignifiantes qu’elles ne méritent pas d’être signalées.

Il est facile de reconnaître que l’écriture automatique est la même opération psychologique que celle du pendule explorateur ; dans les deux cas un mouvement se produit, sans que le sujet en ait conscience, et ce mouvement de la main traduit une pensée interne ; c’est la pensée d’une direction dans l’espace, comme dans l’expérience de Chevreul, ou la pensée d’un mot à écrire, comme dans l’expérience de l’écriture automatique. L’analogie des deux expériences est si frappante qu’on leur a donné, et avec raison, une explication commune. Ceux qui ont cherché à expliquer les mouvements du pendule explorateur par le pouvoir moteur des images ont invoqué ici le même fait psychologique. À ce titre, il sera intéressant de reproduire l’interprétation de M. Gley.

« Si les choses se passent ainsi, c’est, je crois, parce qu’il entre dans toute représentation des éléments moteurs, ceux-ci jouant pour la constitution et par suite dans le rappel de l’image un rôle plus ou moins important suivant les individus. Qu’est-ce en particulier qu’un nom ? Il y a déjà longtemps que M. Charcot a montré de la façon la plus claire (voy. en particulier Progrès médical, 1883) que le mot est un complexus, constitué par l’association de quatre espèces d’images : auditive, visuelle, motrice d’articulation et motrice graphique ; et ses recherches anatomo-cliniques ont prouvé que du trouble de l’un ou de l’autre des organes cérébraux nécessaires à cette fonction si complexe du langage résulte une forme déterminée d’aphasie (surdité ou cécité verbales, aphasie motrice, agraphie).

« Mais chaque groupe d’images n’est pas également important chez tous les individus. On sait très bien que les uns ont plutôt des images auditives, les autres sont plutôt des visuels, suivant l’expression usitée aujourd’hui, et les autres des moteurs. Penser à un nom pour les uns c’est donc surtout, et pour quelques-uns même, c’est exclusivement entendre ce nom (image auditive) ; pour les autres, c’est le voir ; pour d’autres encore, c’est le prononcer (image motrice d’articulation) et pour un dernier groupe c’est l’écrire (image graphique). Qu’on n’oublie pas que pour beaucoup (les indifférents, comme les a appelés M. Charcot), les images des trois catégories peuvent être utilisées. Par suite, je suis porté à croire que, si on trouvait un auditif pur, et qu’on tentât avec l’expérience dont il s’agit ici, on n’obtiendrait aucun résultat.

« Je ferai cependant une réserve. Ne se pourrait-il pas que même chez un auditif, dans quelques cas, soit sous l’influence de la légère émotion produite par cette expérience d’apparence un peu étonnante pour le vulgaire, soit surtout à cause de l’attitude prise (et M. Binet dans l’article cité plus haut a bien montré l’importance de l’attitude pour la production de ces mouvements inconscients chez les hystériques), soit pour ces deux raisons réunies, l’expérience réussît ? — Mais alors une conclusion ne s’impose-t-elle pas ? C’est que dans toute image il y a des éléments moteurs, comme éléments intégrants : aucune perception de la vue n’est possible sans mouvements des muscles de l’œil et du muscle accommodateur ; la formation de toute image tonale ne résulte pas seulement de la transmission au cerveau des sons entendus, mais implique aussi des mouvements des muscles intrinsèques de l’oreille. Tous ces phénomènes de mouvement laissent leur trace dans le cerveau ; et ces résidus moteurs doivent s’associer aux autres résidus de même nature qui résultent des mouvements graphiques. Seulement cette association est sans doute plus ou moins forte. En tout cas, on voit que, même chez les auditifs ou les visuels purs, toute image comprend des éléments moteurs qui, dans certains cas, peuvent réveiller des images graphiques, bien que celles-ci chez ces individus ne jouent aucun rôle dans l’exercice habituel de la pensée.

« Il importe de remarquer maintenant que très généralement cette partie motrice de la représentation mentale est inconsciente, si toutefois l’on excepte le phénomène connu sous le nom de parole intérieure ; encore sait-on qu’il est besoin d’ordinaire d’une certaine habitude de l’observation de soi-même pour que la parole intérieure n’échappe pas à la conscience. En effet, toute représentation mentale n’est qu’une résultante ; c’est de cette résultante seule, ce semble, que l’on a habituellement conscience : les éléments simples constituants ne se dégagent pas. C’est ainsi que le timbre d’un son est dû à ce que des notes accessoires s’unissent à la note principale ; et le son musical perçu est formé par des sensations plus simples, agglomérées pour ainsi dire, et qui ne sont point perçues ; sans elles néanmoins, la sensation n’aurait point lieu. Pour montrer que cette dernière implique les premières à titre d’éléments intégrants, il faut un artifice expérimental. De cette manière peut, ce me semble, s’interpréter l’expérience que j’ai décrite. De même, les phénomènes organiques, cardiaques, vaso-moteurs, sécrétoires, etc., qui accompagnent presque tous, sinon tous les états affectifs, aident sans doute ces états à se constituer et peut-être même précèdent le phénomène conscient, loin de le suivre ; ils n’en restent pas moins, dans nombre de cas, inconscients.

« Comme conséquence ultime on pourrait dire que, pour toute une classe d’individus surtout (les moteurs), se représenter un acte, c’est en ébaucher l’exécution. Et ainsi on trouverait une raison psychologique profonde à la vieille maxime juridique, à savoir que l’intention doit être réputée pour le fait. »

La lecture de pensée, ou ce qu’on appelle de ce nom, suppose l’existence de mouvements inconscients, qui sont de même nature, à peu près, que l’écriture automatique. Cette opération a été souvent étudiée et décrite, surtout par des gens du monde, et elle constitue en effet un jeu de société ; elle fait partie de ce qu’on pourrait appeler la psychologie amusante. Cependant quelques hommes de science se sont occupés de la question, d’abord M. Bird en Amérique, puis MM. Richet, Gley, de Varigny, qui ont fait plusieurs communications à la Société de Biologie en 1884, et MM. Robertson, Galton, Romanes, etc., en Angleterre, Preyer, Sikorsky, etc., en Allemagne. Voici comment l’expérience se dispose dans la plupart des cas. Une personne est priée de penser fortement, avec autant de fixité que possible, à un objet ; l’objet peut être absent, ou présent. Une seconde personne prend la main de la première, et doit chercher à deviner sa pensée, sans l’interroger verbalement. S’il s’agit d’un objet présent dans le lieu où l’on se trouve, et qu’on a eu le soin de cacher, la personne qui devine doit se diriger avec l’autre personne vers l’endroit de la cachette. Telle est l’expérience ; le nombre des réussites exclut l’explication du hasard et l’honorabilité des personnes avec lesquelles on a pu la réussir exclut toute idée de simulation. Comment donc une personne peut-elle deviner la pensée d’une autre, en lui tenant simplement la main ? C’est par les mouvements de cette main, mouvements faibles, délicats, presque imperceptibles, mais cependant bien significatifs pour quiconque a le tact un peu exercé et l’esprit prompt ; grâce à ces mouvements, on est conduit vers l’objet cherché avec une précision dont on ne se doute pas avant d’avoir fait soi-même l’expérience. M. Bird a donc eu raison de donner à cette lecture le nom de lecture de mouvements musculaires (muscle-reading).

La nature exacte de ces mouvements est difficile à décrire, elle varie du reste beaucoup d’une personne à l’autre ; mais il est facile de comprendre ce qu’ils peuvent être dans un certain nombre de cas. Lorsqu’on entraîne loin de l’objet caché la personne qui pense à cet objet, il peut arriver que sa main résiste un peu, extrêmement peu, à ce mouvement ; elle résistera moins si le mouvement la dirige vers l’objet ; et enfin, quand elle passera devant, il se pourra qu’elle exécute avec la main un petit mouvement de flexion ou d’extension, ou qu’elle ait un petit soubresaut qui indiquera que l’objet est là. Les personnes calmes, pondérées, qui ne donnent pas de signes d’impatience, qui savent gouverner leurs muscles, n’ont pas de ces mouvements.

Remarquons bien que les mouvements ne sont en général ni volontaires ni conscients pour la personne qui les exécute. Il y a mieux encore ; il peut arriver que la personne qui joue le rôle de devin ne perçoive pas les mouvements, et cependant se dirige vers l’objet ou devine la pensée sans se rendre compte du moyen qu’elle emploie pour y arriver.

Cette explication de la lecture des pensées par les mouvements de la main a été bien établie par M. Bird, pour la première fois. M. Gley a eu l’idée ingénieuse d’enregistrer directement les mouvements ; et les résultats de cette méthode si démonstrative sont assez intéressants pour mériter une publication intégrale.

« Comme on peut le voir sur les graphiques, dit M. Gley, il se produit tout le temps de l’expérience dans la main du sujet des contractions fibrillaires, des petits mouvements de pression, etc., qui indiquent, on le comprend aisément, la direction à suivre et qui, en général, augmentent d’intensité quand on arrive devant l’objet. À ce moment d’ailleurs, on est encore renseigné par l’immobilité soudaine du sujet, par la cessation de tous mouvements dans sa main, et on éprouve même la sensation du relâchement qui survient dans ses muscles. Il y a là une sorte de phénomène d’arrêt, consécutif à l’état de tension continue, de tonicité exagérée, par lequel ses muscles viennent de passer. — Quant aux mouvements eux-mêmes, il est possible d’en distinguer de deux sortes, suivant les sujets : parmi ceux-ci en effet, les uns donnent les petits mouvements de la main, les frémissements musculaires dont je viens de parler ; chez les autres, il y a comme un mouvement de traction de tout le bras et de la main, et dans ce cas, on se sent quasi entraîné vers l’objet ; chez quelques-uns enfin on observe à la fois cette traction et les pressions de la main. D’autre part, il m’a semblé dans plusieurs expériences que les sujets qui présentent les mouvements de pression sont ceux dont la main se relâche, lorsqu’on est arrivé devant l’objet ; la main des autres, au contraire, à ce moment reste contractée comme par une sorte de geste impératif.

« J’ai inscrit ces mouvements d’une manière très simple. Je place dans la paume de la main droite du sujet le tambour d’un cardiographe double ; ma propre main s’applique sur la face métallique de ce tambour, et sur le dos de ma main se voient les doigts du sujet. Ce petit appareil est mis en relation avec un tambour dont le levier style écrit sur un cylindre enregistreur. Dans quelques expériences je me suis servi du myographe pour l’homme, placé sur les muscles fléchisseurs de l’avant-bras, et j’ai obtenu des tracés analogues. — Comme je ne pouvais pas augmenter démesurément la longueur des tubes de caoutchouc transmetteurs, la recherche de l’objet ne s’est jamais faite que dans un rayon assez court, et par conséquent ces expériences ont toujours eu peu de durée.

« Assurément l’analyse des mouvements obtenus de cette façon n’est pas très facile ; est-elle même possible ? car la forme de ces légères contractions musculaires, fibrillaires si l’on veut, est peu distincte, ce qui tient sans doute au mode d’inscription que j’ai imaginé, dont je ne me dissimule pas les défauts. Mais j’ai cru que pour le moment, alors qu’on a essayé de parler de suggestion mentale, l’essentiel était de montrer la réalité des mouvements dont il s’agit et par conséquent d’en fournir une preuve objective et véritable[3]. »

M. Gley, dans des expériences ultérieures faites avec M. Richet, a vu qu’à la suite d’un empoisonnement léger par le haschisch, qui a pour effet d’augmenter la vivacité des images mentales, l’écriture automatique et les autres mouvements subconscients peuvent se manifester chez des personnes qui ne présentent pas ces réactions pendant leur état normal.

Les expériences que nous venons de résumer ont été groupées sous le nom de mouvements inconscients, et, comme nous l’avons déjà dit, elles ont été expliquées le plus souvent par les propriétés motrices des représentations mentales. Il nous reste à montrer que cette interprétation, sans être absolument inexacte, est insuffisante, et que l’espèce de mimique inconsciente par laquelle une personne traduit dans certains cas une pensée interne ne peut s’expliquer que par des phénomènes de double conscience. Nous chercherons par conséquent à substituer aux théories communément admises, une théorie un peu différente, plus générale et plus compréhensive.

Le lecteur qui nous a suivi jusqu’ici a dû être frappé, et à plusieurs reprises, de l’analogie qui existe entre les mouvements dits inconscients des sujets sains et les réactions si variées des personnalités secondaires des hystériques. Tous ces phénomènes sont identiques au fond ; ils ne diffèrent que par le milieu, les circonstances extérieures ou le degré de développement. Prenons par exemple l’écriture automatique. On peut, comme le montre M. Gley, amener une personne normale à écrire le mot auquel elle pense ; sa main l’écrit sans le vouloir. Il en est de même pour l’hystérique, chez lequel l’écriture automatique est développée à tel point qu’il n’est besoin d’aucun dispositif spécial, d’aucun tour de main, pour l’observer. Or, nous avons vu en détail que cette écriture automatique de l’hystérique n’est point un phénomène isolé, sans lien avec le reste ; c’est une partie dans un ensemble ; c’est un des mille moyens par lesquels les personnalités secondaires affleurent et se manifestent ; et il existe des rapports multiples entre cette manifestation de la pluralité de conscience et les autres. Pourquoi n’en serait-il pas de même chez un individu normal ? Il est bien probable que chez lui aussi l’écriture automatique, étant de même ordre que chez les hystériques, fait partie d’un même ensemble de phénomènes, et remonte à une même cause primordiale, la désagrégation.

L’hypothèse que nous présentons paraîtra si vraisemblable à quiconque a observé de près l’hystérie qu’il semblera inutile de la démontrer. Nous avons cru cependant qu’il serait intéressant d’étudier méthodiquement la question, en soumettant quelques sujets normaux exactement à la même série d’expériences que des hystériques. Nous résumerons par conséquent nos idées personnelles sur la question.

Si la pluralité de consciences et de personnalités chez les hystériques avait pour condition nécessaire l’anesthésie d’une partie du corps, on renoncerait à en trouver l’équivalent chez une personne normale, dont la sensibilité est intacte. Mais on a vu déjà que la division de conscience peut se produire à une autre occasion ; ce que fait l’insensibilité des organes sensoriels, un état particulier de l’esprit peut le faire aussi. Il en est de même chez des sujets sains ; ces sujets peuvent présenter des attitudes spéciales de l’esprit qui permettent à la désagrégation mentale de se manifester.

Ces conditions mentales sont assez nombreuses, mais nous n’en examinerons que deux.

Nous étudierons d’abord une situation qui est très nette et très facile à définir : c’est celle où une personne s’efforce de comprendre, en même temps, dans sa conscience, plusieurs phénomènes psychologiques différents : par exemple elle cherche à percevoir en même temps un grand nombre de sensations, provenant d’objets différents ; ou bien elle essaye d’exécuter un certain nombre de mouvements qui n’ont rien de commun, ni la forme, ni le but.

En second lieu, nous examinerons ce qui se produit quand l’attention du sujet, au lieu de se diviser entre les divers phénomènes qu’on provoque en lui, ne se fixe que sur un seul, déterminant ainsi un état de distraction pour tout le reste. Nous verrons que cette orientation particulière de l’attention produit des effets bien différents de ceux qu’on observe dans le cas d’attention collective.


II


Chacun a remarqué qu’il est difficile de suivre en même temps deux pensées différentes, comme lire et écouter une conversation : une des opérations est entravée par l’autre ; pour savoir exactement ce qui se passe dans ce cas, on peut faire l’expérience suivante : une personne est priée d’exécuter en même temps une opération intellectuelle, et une opération musculaire. Comme la méthode graphique permet de décomposer cette dernière opération en un tracé, on pourra, au moyen des caractères présentés par ce tracé, connaître l’altération mentale qui résulte du conflit.

L’opération motrice qu’on doit enregistrer peut être très simple : ainsi, on place entre les mains de la personne en expérience un tube de caoutchouc fermé et relié à un appareil enregistreur ; on la prie de serrer le tube un certain nombre de fois suivant un certain rythme qu’elle doit s’efforcer de conserver pendant le cours de l’expérience ; puis on lui demande d’exécuter en même temps un travail intellectuel, tel qu’une lecture à haute voix, la récitation d’un morceau appris par cœur, un calcul mental ou la solution d’un problème quelconque.

Le tracé pris dans ces conditions présente des irrégularités qui commencent au moment où le travail mental supplémentaire se produit, et finissent avec ce travail. Étudions ces irrégularités. En quoi consistent-elles ? La plus légère est un allongement des intervalles de repos qui séparent chaque pression de la main. Quand on n’a l’esprit occupé par aucune autre opération, on arrive assez facilement à placer entre les pressions de la main des intervalles de repos sensiblement égaux. Cette faculté de mesurer le temps est celle qui se trouble la première. Je l’observe sur moi-même lorsque je fais une addition de tête pendant qu’avec la main droite je fais une série de pressions en essayant de conserver les intervalles que j’ai d’abord adoptés ; les pressions qui coïncident avec cette petite opération de calcul sont plus espacées que les précédentes ; parfois le ralentissement persiste après que le calcul a cessé. Chez d’autres personnes, il y a un allongement très considérable ; parfois on cesse de serrer, sans le vouloir, pendant deux ou trois secondes ; il y a, peut-on dire, un oubli, une perte de mémoire temporaire.

Il se produit aussi, très fréquemment, des altérations dans la forme de la courbe ; sa hauteur diminue, ou sa ligne d’ascension s’allonge.

Dans le cas où on doit faire plusieurs pressions entre chaque intervalle de repos, il peut arriver que le nombre des pressions soit diminué ou augmenté. Parfois on oublie complètement le nombre convenu. On a commencé par faire cinq pressions ; puis, pendant le calcul mental, ce nombre tombe à quatre ou s’élève à six ; le calcul terminé, quand on peut fixer de nouveau son attention sur les mouvements de la main, on ne sait plus combien de fois on doit presser.

Il est aussi très fréquent de voir l’incoordination s’introduire dans le tracé ; deux séries de contractions qui devraient être séparées par un intervalle de repos se mélangent ; la contraction musculaire peut présenter les formes les plus accidentées ; une seconde contraction commence avant que la première ait cessé ; deux contractions successives sont tout à fait inégales comme durée ; il y en a qui peuvent se prolonger pendant plus d’une seconde, tandis que d’autres durent à peine un dixième de seconde ; enfin, dans certains tracés, il y a du tremblement. Ces irrégularités peuvent être considérées comme un véritable délire moteur, qui est du reste l’expression d’un délire d’idéation correspondant.

Mais les modifications les plus intéressantes sont celles qui se produisent dans le domaine de la conscience, et par là ces expériences ne sont point sans analogie avec celles que l’on peut faire sur l’hystérique. Exerçant des pressions pendant qu’on fait un calcul mental, on perd la conscience nette des mouvements exécutés ; l’expérience terminée, on est souvent incapable de dire si on a serré une fois de trop ou une fois de moins, ou si la forme de la contraction est restée régulière ou non. Ce n’est pas de l’inconscience, car on sait qu’on a serré ; c’est une conscience vague, affaiblie. L’altération de la conscience, fait bien instructif, peut exister parfois alors que le tracé est tout à fait régulier et ne révèle aucun désordre mental. Aussi, prié de serrer par série de cinq pendant un calcul mental, on arrive parfois à faire le nombre de pressions voulues, mais sans le savoir ; et avant d’avoir vu son tracé, on ne peut pas dire s’il est bon ou mauvais.

Cette perte de conscience, dans les conditions indiquées, donne un caractère psychologique intéressant aux mouvements de la main ; ils restent des mouvements volontaires, mais ils deviennent inconscients, comme ceux que nous avons étudiés au chapitre V.

Il est bien probable que les personnes qui produisent, sans en avoir conscience, des tracés réguliers, présentent une tendance très nette à la division de conscience et à l’indépendance de plusieurs synthèses mentales.

Le dispositif d’expérience, que nous venons de décrire, ne permet d’étudier qu’une seule des opérations mentales en conflit, celle qui a une forme motrice et qui s’inscrit sur le cylindre ; il est facile d’obtenir simultanément le tracé des deux opérations, et pour cela on prie la personne d’exécuter simultanément avec chaque main un travail différent.

Dans ce cas, comme dans ceux que nous venons d’examiner, la perfection des deux opérations est en général beaucoup moins grande que si on les exécutait chacune isolément. Mais le fait le plus frappant, c’est la tendance que présente chacun des deux genres de mouvements à introduire quelques-uns de ses éléments caractéristiques dans l’autre mouvement. Les deux synthèses motrices étant en présence, chacune semble chercher à influencer l’autre. Nous avions déjà constaté ce fait quand nous cherchions à faire coexister une opération intellectuelle avec un mouvement compliqué de la main. Nous avions remarqué chez une personne que, pendant qu’elle lisait des vers à haute voix, sa main en suivait le rythme. Mais l’accord était fugitif. Lorsque ce sont des mouvements des deux mains qui coïncident, cette influence est beaucoup plus nette.

Résumant ce qui précède, nous pouvons retenir ce qui suit : lorsqu’une personne partage son attention entre deux opérations psychiques volontaires, qu’elle s’efforce d’exécuter simultanément, chacune des opérations, surtout au début, est faite moins correctement que si elle était faite isolément ; en second lieu, il arrive souvent qu’une des opérations tend à imposer aux autres sa forme particulière, son rythme.

Mais ce qui domine, ce qui nous semble surtout important à constater, c’est que chez certaines personnes, il se produit une division de conscience ; une des opérations en conflit sort de la conscience du sujet, et continue à s’exécuter sans qu’il la dirige et qu’il la perçoive nettement.


III


Ce que la division de l’attention arrive à faire quelquefois, on peut le provoquer directement, et plus sûrement, par un autre procédé, l’état de distraction. On se rappelle qu’il est facile d’entretenir chez les hystériques, en concentrant sur un seul point leur attention, un état de distraction assez intense pour que des phénomènes subconscients extrêmement compliqués se développent. Nous avons cherché à répéter la même expérience sur des sujets sains, et nous avons obtenu des résultats équivalents.

Ainsi qu’il était facile de le prévoir, on retrouve sur des personnes saines, non seulement l’écriture automatique, mais toute la série d’actes subconscients, dont l’écriture automatique n’est qu’un terme, et qui, par leur ensemble, sont les signes de la division de conscience. Il y a donc, croyons-nous, ressemblance très grande à ce point de vue entre les hystériques et les individus sains.

Le dispositif de l’expérience est le même dans les deux cas ; peut-être cependant faut-il, quand le sujet n’est pas hystérique, user de quelques précautions supplémentaires pour augmenter l’état de distraction, qui n’est point aussi intense que dans l’hystérie. En général, il ne suffit point de faire lire à une personne un livre intéressant, ou de la faire causer avec un tiers, pour que lorsqu’on lui prend la main, elle ne s’occupe point de ce qu’on va faire avec cette main ; malgré elle, son attention revient vers l’expérimentateur, au lieu de se fixer ailleurs, et il faut ici fortifier l’état de distraction par un artifice.

Celui que j’ai employé est si naturel qu’il viendra certainement à l’esprit de tous ceux qui voudront répéter mes observations. Nous allons voir que dans la plupart des expériences on oblige la main de la personne à se mouvoir spontanément en dehors de sa volonté. Le point important est d’éviter que la personne remarque ces mouvements spontanés de sa main ; car si elle s’en occupait, l’inconscience et l’automatisme disparaîtraient. Pour parer à cet inconvénient, il faut laisser croire que la main est continuellement inerte et passive, et que c’est l’expérimentateur qui, de temps en temps, pour les besoins d’une expérience qu’on n’explique pas, imprime à la main un mouvement. Cela suffit pour tranquilliser le sujet, qui dès lors abandonne sa main sans résistance, s’en désintéresse, et se trouve dans des conditions mentales excellentes pour que sa conscience se divise.

Après ces quelques mots préliminaires, nous allons indiquer rapidement les principales épreuves psychologiques qu’on peut faire subir au sujet.

C’est d’abord l’anesthésie par distraction. La personne distraite n’est point devenue absolument insensible comme une hystérique distraite, dont on peut traverser la peau ou lever le bras sans qu’elle s’en aperçoive ; sa sensibilité n’est pas détruite, mais la finesse de certaines de ses perceptions est bien diminuée ; deux pointes de compas appliquées sur la main et enlevées rapidement donnent la sensation d’une piqûre unique, alors qu’avec le même écart, et sur la même région, les deux pointes auraient été perçues isolément si le sujet avait fixé son attention sur sa main ; c’est donc de l’anesthésie par distraction ; elle est fugitive, par conséquent trompeuse, mais elle existe.

Les mouvements passifs de répétition sont aussi très faciles à provoquer. Un crayon étant placé dans la main du sujet, qui est prié de le tenir comme s’il voulait écrire, on dirige la main et on lui fait tracer un mouvement uniforme, choisissant celui qu’elle exécute avec le plus de facilité, des traits, des hachures, des boucles ou des petits points. Après avoir communiqué ce mouvement pendant quelques minutes, on abandonne doucement la main à elle-même, ou on reste en contact avec elle, pour que la personne ne s’aperçoive de rien ; mais on cesse d’exercer une action directrice sur les mouvements. La main abandonnée à elle-même fait quelques légers mouvements. On reprend l’expérience d’entraînement, on la répète avec patience pendant plusieurs minutes, le mouvement de répétition se perfectionne ; au bout de quatre séances, j’ai vu chez une personne la répétition si nette que la main ne traça pas moins de quatre-vingts boucles sans s’arrêter.

La présence de ces mouvements subconscients de répétition nous apprend qu’il y a là un personnage inconscient, que l’expérience vient de dégager ; mais il est clair que ce personnage est loin d’avoir le même développement que chez une hystérique. La peine qu’on éprouve à lui faire répéter des mouvements en est la preuve. L’expérimentateur ne peut pas imprimer des mouvements au hasard ; il est obligé de choisir ceux qui réussissent le mieux. En général ceux qu’on peut exécuter d’un seul trait sans changement de direction et sans arrêt se répètent assez bien.

Les mouvements graphiques, par leur délicatesse, attirent moins l’attention du sujet que des mouvements de flexion et d’extension des membres ; ceux-ci cependant peuvent être répétés par l’inconscient, et à ce propos, il est curieux de remarquer que la flexion du poignet se répète mieux que la flexion isolée d’un doigt.

Le caractère tout à fait rudimentaire de l’inconscient est bien marqué par la facilité avec laquelle on lui donne certaines habitudes. Lorsqu’on a fait écrire plusieurs fois de suite des boucles, la main s’accoutume à ce mouvement et le reproduit à tort et à travers ; car si l’on veut ensuite lui faire tracer des hachures, les mouvements se déforment bien vite et se changent en boucles. La mémoire de cet inconscient est si peu étendue qu’il n’est même pas capable de conserver le souvenir de plusieurs espèces de mouvements.

L’inconscient n’a pas seulement de la mémoire, il peut encore recevoir et exécuter quelques suggestions, qui sont, il est vrai, d’un ordre absolument élémentaire. Ces suggestions peuvent être données au moyen du toucher. Avec une simple pression, on agit sur la main et on la fait mouvoir dans toutes les directions. Ce n’est point une impulsion mécanique, c’est bien une suggestion tactile. Si avec une pression, on fait mouvoir la main, une autre pression, tout aussi légère, l’arrête, l’immobilise ; une autre pression, d’un genre un peu différent, la fait écrire. Il est difficile de dire la différence de ces pressions ; mais l’expérimentateur, en les faisant, a une certaine intention, et cette intention est souvent comprise avec beaucoup de finesse par la main de la personne. Rien n’est plus curieux que cette sorte d’hypnotisation partielle, grâce à laquelle une personne croit être et se trouve en effet complètement éveillée et en possession d’elle-même, tandis que sa main obéit docilement aux ordres tactiles de l’expérimentateur.

Ces quelques détails me semblent suffire amplement pour démontrer la possibilité d’éveiller un inconscient chez des personnes saines ou à peu près saines. Cet inconscient, nous le répétons, n’a ni le développement ni l’éclat de celui des hystériques ; ce n’est pas lui qui écrira spontanément des lettres et des confessions, mais c’est déjà quelque chose qu’il existe.

Son existence, bien constatée, nous permet de montrer que l’écriture automatique, telle qu’on la provoque chez des personnes saines, telle que M. Gley l’a décrite, est un phénomène de division de conscience, et non un simple effet du pouvoir moteur des images. En effet, prévenu par mes expériences antérieures sur les hystériques, j’ai pu retrouver dans l’écriture automatique des personnes saines certains traits qui ne laissent aucun doute.

Examinons bien la façon dont la main se comporte pendant l’expérience de l’écriture automatique. Si on la guide, cherchant à deviner ses mouvements, on ne voit rien ; mais si on l’abandonne à elle-même, on constate un fait bien significatif : avec une légère pression, on l’empêche d’écrire ; avec une petite poussée, on accélère le mouvement graphique ; la main étant devenue immobile, il suffit souvent de la toucher pour qu’elle recommence à écrire. Elle reste donc, pendant toute l’expérience, suggestible ; et cette suggestibilité montre bien, à notre avis, qu’un inconscient dirige ses mouvements. Du reste, nos autres expériences nous en ont déjà appris l’existence et le rôle, et tout ce que nous avons observé et décrit chez les hystériques vient plaider en faveur de cette opinion.


  1. Ces études sur les réactions des sujets sains comparés aux hystériques, soulèvent des problèmes encore discutés, par exemple celui des rapports de l’hystérie avec l’hypnotisme. Nous laissons ces problèmes de côté et nous nous contentons de décrire une série d’expériences.
  2. « Je conçois très bien qu’un homme de bonne foi, dont l’attention tout entière est fixée sur le mouvement qu’une baguette qu’il tient en ses mains peut prendre par une cause qui lui est inconnue, pourra recevoir, de la moindre circonstance, la tendance au mouvement nécessaire pour amener la manifestation du phénomène qui l’occupe. Par exemple, si cet homme cherche une source, s’il n’a pas les yeux bandés, la vue d’un gazon vert, abondant, sur lequel il marche, pourra déterminer en lui, à son insu, le mouvement musculaire capable de déranger la baguette, par la liaison établie entre l’idée de la végétation active et celle de l’eau. »
  3. Il est à désirer qu’on construise des appareils spéciaux pour enregistrer les mouvements inconscients dans toutes les conditions nécessaires.