Les Aventuriers de la mer/17

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 185-194).

CHAPITRE XVII

Les naufrageurs ; le droit de bris et de naufrage ; les lois de constantin ; les barbares ; la féodalité ; terreur inspirée par les pirates du nord ; un écueil qui vaut mieux qu’une pierre précieuse ; épaves maritimes ; pillage de navires sur la côte bretonne ; lois anglaises ; naufrageurs punis de mort ; navires mis en péril et pillés après leur naufrage sur le littoral anglais ; les hovellers succèdent aux naufrageurs ; plaintes des armateurs de toutes les nations ; les naufrageurs au cap et de nos jours encore, sur la côte du labrador.

On multiplierait aisément les exemples de dévouement.

Que n’est-il possible d’arracher aux annales maritimes des pages qui sont une honte pour le temps passé ? On devine que nous faisons allusion à ces naufrageurs qui, jadis, s’ingéniaient à amener la perte des navires sur les côtes, autant qu’aujourd’hui les sauveteurs s’attachent à atténuer les suites d’inévitables sinistres.

Un prétendu a « droit » de bris et de naufrage s’est imposé dans divers pays. C’était la confiscation de ce qui restait d’un vaisseau ayant fait naufrage sur le littoral. Cet usage barbare, établi chez les peuples riverains de la mer, a longtemps existé en France, et jusque vers la fin du xviie siècle, les coutumes et la législation l’avaient consacré. Il faut n’y voir qu’un reste de la barbarie des premiers âges. Les tribus à demi sauvagesse trouvant constamment en guerre, la piraterie devait être le seul « droit des gens » en vigueur chez les nations maritimes. Tout étranger étant considéré comme un ennemi, quelle loi eût pu protéger le naufragé ?

Les Romains, relativement civilisés, s’efforcèrent d’édicter des lois pour empêcher les naufragés d’être pillés et molestés ; des peines sévères atteignaient les forbans de la côte, soit qu’ils allumassent des feux pour tromper les marins et les attirer sur des écueils, soit que n’ayant contribué en rien à la perte du navire, ils eussent bénéficié du sinistre. Les lois de Constantin consacrèrent ce principe : qu’il était odieux que le fisc s’enrichit par la misère des gens de mer, alors même que les flots aveugles les avaient épargnés.

Mais les invasions des barbares qui firent crouler l’empire eurent pour première conséquence d’amener la prompte désuétude des lois qui protégeaient la navigation. L’atroce coutume de s’emparer de la personne des malheureux échappés au naufrage et de voler les débris de leur fortune se retrouva tout naturellement de nouveau mise en vigueur. Cependant, ces pratiques abominables ne furent pas admises partout sans réclamation ; le code des Wisigoths condamnait à une amende considérable ceux qui dépouillaient les naufragés ; et l’empire d’Orient durant le Moyen-Âge fit revivre les belles lois romaines. Ce ne sont là que des exceptions.

Lorsque l’impitoyable système féodal eut étreint la France comme avec une main de fer, les seigneurs terriens trouvèrent avantageux de mettre au nombre de leurs prérogatives — le droit de faire main-basse sur les épaves des navires que l’ouragan jetait sur leurs côtes — à leur portée ; quelques-uns de ces seigneurs, agissant en cela comme de véritables forbans, s’entendaient avec des pilotes sans foi ni loi, pour amener les navires sur l’écueil ils devaient se briser.

En ces siècles se développèrent — se régularisèrent — les horribles pratiques des naufrageurs du littoral breton. Sur la côte du Léonais, au nord de Lesneven, la péninsule de Pontusval, qui porte encore le nom de « Terre des païens », fournissait toute une population — à la face étroite et longue — de gens sans aveu qui pillaient pour leur propre compte les navires que la mer envoyait comme une bonne aubaine — la mer, cette « bonne vache qui mettait bas pour eux ! »

Il leur arrivait d’aider un peu la Providence du naufrageur, en promenant des signaux trompeurs sur la côte ; pendant la nuit ils attachaient des feux aux cornes d’un bœuf, et l’animal dans sa marche balancée donnait l’illusion des feux d’un navire : les marins couraient donc vers la terre sans défiance. Criminel ou avoué, ce brigandage fut inscrit dans nos lois sous le titre de Droit de bris et de naufrage. — Ce droit passa à la couronne, lorsque la royauté se substitua au pouvoir des seigneurs féodaux. Cela dura jusqu’à Louis XIV, jusqu’à l’ordonnance de 1681.

La seule excuse que l’on puisse invoquer c’est que, chez nous, particulièrement



Vaisseau lumineux des Romains.

sur toutes nos côtes de l’ouest, la grande terreur des pirates du Nord, comme l’a remarqué Michelet, la vie tremblante du Moyen-Âge, firent considérer la mer comme l’espace inconnu d’où arrivait à l’improviste un ennemi disposé à mettre tout à feu et à sang. On vit alors tout vaisseau avec effroi et, quand il échouait, il devenait une proie légitime. L’habitude continua ce que la crainte avait commencé ; le pillage du naufrage fut un revenu du seigneur féodal : le noble « droit de bris ». Un comte de Léon se vantait de posséder dans son écueil une pierre plus précieuse que celles qu’on admire aux couronnes des rois. Les gens du Léonais, nous venons de le voir, le secondaient sans répugnance, et l’on peut croire que s’ils comptaient quelquefois avec leur seigneur, plus d’une nuit sombre et secouée par l’ouragan fut utilisée pour leurs petits profits particuliers.

Brigandage à part, au Moyen-Âge les épaves maritimes appartenaient au seigneur haut justicier si elles n’étaient pas réclamées dans les délais fixés par les diverses coutumes.

Ces épaves comprenaient tous les objets, tous les vivres et les effets que la mer amène et jette au rivage, et dont aucun légitime propriétaire ne se fait connaître. Aux termes de l’ordonnance de la marine de 1681, les vaisseaux et effets échoués ou trouvés sur le bord de la mer, quand ils n’étaient pas réclamés dans le délai d’un an et un jour, devaient être partagés également entre le roi et l’amiral — les frais de sauvetage et de justice préalablement pris sur le tout.

Quant aux épaves trouvées en pleine mer, ou tirées du fond de la mer, le tiers devait en être délivré immédiatement à ceux qui les avaient recueillies ; les deux autres tiers devaient être gardés pour être rendus à ceux ayant le droit de les réclamer avant l’expiration d’un an et un jour. À défaut de réclamation, elles étaient partagées entre le roi et l’amiral.

Comme « droit », le droit d’épave disparut avec tous les autres droits seigneuriaux, quand la révolution de 1789 emporta les derniers vestiges du régime féodal.

Comme coutume déloyale, sur la côte bretonne, un des derniers faits avérés de pillage, avec circonstances aggravantes, peut être marqué à la date de 1825. Il s’agit de la Minerva qui périt non loin d’Audierne. En 1835, sur la pointe du Raz de Sein se perdit, corps et biens, le brick anglais le Violet, chargé de vins d’Espagne. Les douaniers et les gendarmes se mirent en mouvement, mais pas assez vite pour sauver la cargaison : déjà les gens de la côte étaient à l’œuvre et, sous l’influence des libations, ils prirent une attitude menaçante, faisant rouler des quartiers de roche sur ceux qui venaient les troubler dans leurs fructueux agissements. « Il y avait parmi ces paysans, raconte La Landelle — qui se complaît dans ce petit coin de cadre, où part est faite à la gaieté — il y avait un vieux matelot qui, peut-être, aurait fait merveille pour secourir des naufragés, mais qui, ne voyant à la côte que des barriques de vin, ne put tout à fait résister à la tentation. Il se saisit d’un tonneau, le flaire, le sonde, et cédant au mauvais exemple, y goûte, en se proposant bien de ne boire qu’un petit coup. Il a poussé la précaution jusqu’à préparer un bouchon pour fermer le trou qu’il va faire. Par malheur, le vin est exquis, la soif vient en buvant : au premier coup succède le second qui sera suivi de tant d’autres que les fumées capiteuses du nectar le mirent hors d’état d’accomplir sa louable intention. La pièce coulait sur lui ; étendu sur le dos, il tenait encore à la main son bouchon trop inutile. »

En Angleterre, avant le règne de Henri Ier, tout ce qui provenait d’un naufrage appartenait de droit au roi. Henri en décida autrement ; la propriété des épaves fut laissée aux naufragés. Richard Cœur de Lion ajouta encore aux lois de protection. Georges II, reconnaissant que, nonobstant les bonnes et salutaires lois en vigueur contre le pillage et la destruction des vaisseaux en détresse, des actes coupables avaient été commis à la honte de la nation, à l’égard de navires naufragés et de leurs épaves, déclara que la mort serait la punition de ceux qui allumeraient des feux trompeurs pour amener la perte des vaisseaux, et la punition également de ceux qui useraient de violence envers les naufragés.

Malgré la rigueur de ces lois, on eut à juger, même au siècle passé, trois riches habitants de l’île d’Anglesea qui, le 11 septembre 1773, avaient à l’aide de feux causé la perte de la Charming Jenny, dont la cargaison pouvait être évaluée à 19,000 livres sterling. Le navire se brisa, et tout l’équipage périt, sauf le capitaine. La femme du capitaine fut également sauvée. Ils furent portés l’un et l’autre sur la rive par un débris du vaisseau. Le capitaine Chilcot eut toutes les peines du monde à se tirer vivant, ainsi que sa femme, des mains des naufrageurs qui les dépouillèrent de leurs vêtements. Le jugement condamna à mort les nommés Roberts et Parry. L’un fut exécuté, l’autre vit commuer sa peine.

Le 7 septembre 1782, un certain John Webb fut exécuté à Hereford pour avoir pillé un navire vénitien, jeté à la côte de Clamorganshire par une tempête. Il ne semble pas qu’il y ait eu crime envers l’équipage ; mais cette condamnation montre assez la nécessité à cette époque de sévir vigoureusement contre ceux qui pillaient les navires.

Il existe malheureusement, même en notre siècle, d’autres exemples à joindre à ceux qui précèdent. Le 8 janvier 1811 une tentative criminelle fut faite par les habitants de la baie de Clonderalaw pour prendre possession du navire américain Romulus. Rassemblés au nombre de deux ou trois cents, ils dirigèrent pendant plusieurs heures sur ce navire un feu de mousqueterie. Toutefois ces bandits rencontrèrent de la part de l’équipage une résistance qui fit échouer leur tentative.

Des violences se produisirent encore le 27 octobre de la même année contre l’équipage de la galiote Anna Hulk Klas Boyr, qui fit côte à Porturlin entre Killalu et Broadhaven. Les malfaiteurs pillèrent tout ce qui pouvait s’emporter, ne laissant aux marins naufragés que les vêtements qu’ils avaient sur eux.

Mentionnons encore le naufrage de l’Inverness à l’embouchure du Shannon et le pillage de ce navire. Le major Fitzgerald dégaina contre les maraudeurs étonnés et il y eut bataille. Le major fut blessé légèrement. Un mauvais parti lui eût été fait sans l’intervention d’un habitant du Kerry qu’il connaissait.

Le dernier fait de même nature se produisit en Angleterre, le 26 septembre 1817. Le brick norwégien Bergetta, capitaine Peterson, vint échouer sur les sables de Cefu-Sidau. Il venait de Barcelone et se rendait à Stettin avec un chargement consistant en vins, spiritueux, etc., lorsque au milieu du brouillard le capitaine prit la côte du Devon pour celle de France et engagea son navire dans le canal de Bristol, où il fit naufrage. Le capitaine et son équipage réussirent à se sauver ; mais malgré l’intervention des officiers de la douane, aidés de plusieurs honorables gentlemen, des actes de pillage furent commis avec la plus grande audace.

Faut-il croire que ces faits odieux sont bien les derniers que l’Angleterre ait à se reprocher ? Un journal anglais, le Morning Post, en constatant qu’un grand nombre de navires s’étaient perdus, en 1866, entre Sunderland et Tynemouth, n’hésitait pas à attribuer ces naufrages à de faux signaux qu’on avait vu briller sur des rochers. Cette affreuse coutume de provoquer des sinistres maritimes, ajoutait ce journal, restreinte jadis à la Cornouaille, se serait donc répandue dans le comté de Durham, sur les côtes de la mer du Nord…

Quoi qu’il en soit, aux naufrageurs anglais succédèrent pendant un temps les « hovellers » (du verbe to heave, lever, élever, virer). Si le naufrageur est un monstre à figure humaine, le hoveller est un homme hardi qui par tous les temps et à tous risques, va donner assistance aux navires en détresse, et parfois bénéficie de la perte d’un vaisseau sans y avoir en rien contribué.

À un moment, il y eut de véritables flottilles de bateaux montés par ces singuliers spéculateurs. C’est au point que des plaintes furent exposées au gouvernement britannique par divers gouvernements. Les hovellers rôdaient sans cesse dans le voisinage des bancs pour épier les navires, les sauver de gré ou de force d’un péril parfois imaginaire, et rançonner ensuite les armateurs à la faveur d’une législation qui mettait ces derniers à leur discrétion. L’opinion publique s’émut ; le gouvernement français fut assailli de plaintes élevées par les armateurs, souvent victimes d’extorsions et de violences.

Dans cette transformation anglaise du naufrageur, il ne faut voir que le dernier vestige de mœurs maritimes d’une autre époque. Nos voisins ont montré par le zèle qu’ils ont mis dans l’adoption et le développement des institutions de sauvetage, qu’ils pouvaient aussi, et avec bien plus d’ardeur, se porter vers le bien ; et de nombreuses brigades de sauveteurs donnent chaque jour des preuves d’un entier dévouement et du désintéressement le plus absolu.

Dans les mers du Nord, les mêmes coutumes, restes des siècles de barbarie, se perpétuèrent jusqu’en ce siècle. Le jurisconsulte Valin nous apprend que, dans certaines parties de l’Allemagne, on priait Dieu publiquement pour qu’il y eût beaucoup d’échouements sur les côtes. En 1721, dans les églises protestantes de l’électorat de Hanovre, lorsque la tempête battait le littoral, on faisait des prières publiques pour demander au ciel que les marchandises et les autres effets des vaisseaux faisant naufrage fussent jetés sur les côtes de l’électorat plutôt qu’ailleurs.

Sur un rivage africain, mais colonisé, au Cap, le pillage des épaves s’est pratiqué en grand, s’il faut en juger par ce que nous raconte Sparrmann dans son Voyage au cap de Bonne-Espérance : « Le 1er juin 1763, le navire le Yong-Thomas, qui était demeuré dans la baie de la Table jusqu’après le commencement de la saison des tempêtes, fut chassé sur le rivage de Zout-Rivier, vers le nord du fort. Dès le matin, aussitôt après cet événement, le gouvernement fit publier la défense à toutes personnes, sous peine de mort, d’approcher même de loin de ce malheureux rivage. Pour donner plus de poids et d’efficacité à leur défense, ses agents avaient, avec une égale promptitude, fait élever des gibets et posté des troupes de tous les côtés. Toutes ces précautions tendaient à empêcher que les marchandises naufragées qui pourraient être jetées sur le rivage ne fussent volées ; mais aucune n’avait pour but de sauver l’équipage. »

Au rapport de W. Cullen Bryant, l’auteur de l’Amérique du Nord pittoresque, ces scènes honteuses se continuent encore sur les rivages du Labrador, et l’on ne comprend pas qu’à la fin du xixe siècle il existe encore des gens assez inhumains pour spéculer sur le malheur de leurs semblables. Les hommes qui vivent sur ces plages inhospitalières, sont, il faut le dire, le rebut de la société de l’ancien et du nouveau monde. Bon nombre de convicts ont fait élection de domicile dans ce coin du globe, loin des yeux vigilants de la police anglaise.

Il y a quelques années, un navire norvégien de deux mille tonneaux, l’Oli-Sell, avait quitté la baie de New-York, pour se rendre dans les eaux du Groenland et s’y livrer à la pêche de la baleine. Après avoir franchi le détroit qui sépare l’île de Terre-Neuve de la côte du Labrador, le navire baleinier se trouvait en plein océan, dans le voisinage du cap Charles. Le 13 novembre, le temps était devenu menaçant. La houle de l’ouest et les courants portaient à la côte, et le capitaine Adonto était d’avis que, si l’on ne parvenait pas à s’élever au vent, on courait grand risque d’être porté sur les bas-fonds du Labrador. L’Oli-Sell se trouvait alors par le travers du dehors de Belle-Île, et il s’agissait de doubler à tout prix la pointe du cap Charles, opération très difficile par une mer énorme et avec un bâtiment tout à fait dégréé. L’équipage était à bout de forces et il ne fallait plus compter que sur quelques hommes plus dévoués et plus audacieux que les marins ordinaires, six prisonniers qui s’étaient révoltés contre le capitaine Adonto et avaient été mis aux fers. Une voie d’eau s’était déclarée qui avait été « aveuglée », puis s’était rouverte, et la manœuvre exigeait les bras disponibles de tout l’équipage. Le capitaine regretta amèrement alors d’avoir sévi contre ces hommes, mais il ne songea même pas à les employer.

Le lendemain vers le soir, il devint évident que le navire allait être jeté sur les rochers de la pointe du cap Charles, qui passe, avec juste raison, pour un des endroits les plus dangereux de la côte. On apercevait déjà, à travers la brume, les vagues surmontées d’écume blanche qui entourent comme d’un linceul les roches noires du cap Charles. À ce moment, les marins de l’Oli-Sell virent courir sur les rochers des lumières… Dans des parages plus civilisés, on aurait pu attendre des secours, mais le capitaine Adonto éprouvait les plus grandes appréhensions au sujet des habitants de cette plage inhospitalière.

Il ne se trompait pas. Le désir du pillage avait amené sur la côte du Labrador tous les misérables d’un villagev oisin, qui se tenaient embusqués au milieu des rochers, prêts à se jeter sur le navire que la mer allait briser et mettre à leur merci. La tempête leur amenait un butin assuré et ils cherchaient à hâter la catastrophe en promenant sur la falaise des lanternes, afin de laisser croire au navire suédois qu’il y avait entre lui et le rivage un autre vaisseau, c’est-à-dire une mer libre où il était possible de manœuvrer.

Le piège tendu ne pouvait ajouter au péril de la situation. Le baleinier ne gouvernait plus et arrivait fatalement sur la triple ceinture d’écueils qui défend la côte canadienne. Sa perte n’était qu’une question de temps. Dans l’entrepont, les six matelots mis aux fers cherchaient à enfoncer la porte de leur cachot.

Un choc épouvantable ébranla tout à coup l’Oli-Sell, qui venait de talonner et qui se coucha sur le flanc à bâbord. Il était évident qu’avant une heure la mer l’aurait complètement démoli.

Tandis que ceci se passait à bord du baleinier, des hommes vêtus d’une manière sordide couraient comme des démons sur la grève. Des femmes déguenillées, portant des falots, se ruaient vers la mer : on eût dit quelque sabbat mené par des sorciers.

Le premier marin que le ressac jeta sur la côte était un solide gaillard, mais il arriva évanoui. Il fut rappelé à lui par des ongles crochus qui s’enfonçaient dans ses chairs ; des mains avides cherchaient à arracher les lambeaux de vêtements qui le couvraient. Les naufrageurs croyaient dépouiller un cadavre ; mais quand le marin jeta un cri, les oiseaux de proie s’enfuirent ; bientôt ils revinrent à la charge menaçants, le bâton levé, le couteau prêt à frapper.

Ce brave marin était disposé à se défendre, mais on lui enjoignit de s’éloigner, et, d’un rocher, il assista au hideux spectacle de ces forcenés, arrachant les vêtements et dépouillant de tout ce qu’ils avaient sur eux les cadavres que la mer rejetait sur le sable. De tout l’équipage, personne ne paraissait avoir échappé à la catastrophe, et quand le jour se fit — brumeux et terne — la lumière n’éclaira qu’une scène de désolation.

Cette troupe de misérables s’était accrue de quelques horribles mégères, qui avaient amené par le licou des chevaux maigres et malpropres, à longs poils. Le butin fut empilé dans de vastes paniers.

Au moment où les naufrageurs se mettaient en route, un homme essoufflé vint leur annoncer qu’un détachement de troupes à cheval s’avançait vers la côte. Il fallait aviser. La loi est formelle au Canada : tout naufrageur est pendu haut et court. Il s’agissait de passer aux yeux des soldats pour de braves pêcheurs revenant de la mer et rapportant le produit de leur pêche. Les naufrageurs se hâtèrent de ramasser du goémon, ils en couvrirent les paniers de façon à cacher ce qu’ils contenaient. Et forçant le marin de l’Oli-Sell de se revêtir d’un caban et de mettre sur sa tête un de leurs chapeaux goudronnés, ils l’entraînèrent avec eux.

En atteignant le sommet de la falaise, les pilleurs d’épaves virent s’avancer à leur rencontre un détachement de dragons. Sommés de répondre à diverses questions, ils auraient réussi sans doute à se tirer d’affaire ; mais le matelot n’ayant plus rien à craindre d’eux, les dénonça sans hésitation.

Il y eut alors un « sauve qui peut » général. Les dragons de la reine coururent sus aux fuyards et s’emparèrent du plus grand nombre. Les femmes demandèrent merci. Elles furent réunies en groupe et conduites avec les autres prisonniers au fort le plus voisin, où leur procès ne traîna pas. Les chefs furent condamnés à être pendus ; les autres, y compris les femmes, envoyés dans les pénitenciers du pays, s’en tirèrent par les travaux forcés.

Quant au pauvre marin de l’Oli-Sell, après s’être remis de ses fatigues, il demanda à être rapatrié, et seul de tous les hommes de son navire, il revit son pays natal.