Les Aventuriers de la mer/3

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 21-30).

CHAPITRE III
le navire dans l’ouragan. le cyclone de l’Eylau ; signes précurseurs ; grains succesifs ; fréquence et violence des rafales ; le vent, la mer, la pluie se confondent en un seul élément ; la mâture est abattue ; « l’œil de la tempête » ; feux saint-elme ; passage d’un météore ; voie d’eau : le vaisseau va couler. cyclones de l’Amazone, de l’Atalante, de l’Héligoland.

Ces ravages effrayants occasionnés par les cyclones, trombes et typhons dans des rades, sur le littoral des côtes, au milieu de villes maritimes, peuvent donner une idée des émotions qui attendent le marin en pleine mer sous la menace de semblables ouragans et quand c’est la nuit !

Qu’on se figure cette nuit profonde, avec une atmosphère lourde, qu’aucun souffle d’air ne traverse… Un morne silence n’est interrompu que par les craquements du navire, dont toutes les voiles sont carguées, — c’est-à-dire qu’elles sont relevées, troussées de façon à donner le moins de prise possible au vent : car tout annonce une tempête. Le navire est tourmenté par une houle énorme et phosphorescente.

Tout à coup, l’espace s’embrase de toutes parts, sillonné par des éclairs, dont la vive lumière rend plus affreuse l’obscurité qui les suit ; puis éclatent avec fracas les coups répétés de la foudre ; ils se prolongent au loin ; c’est à faire croire à une conflagration universelle. Pour témoins de cette épouvantable perturbation des éléments, et pour victimes assurées, semble-t-il, une poignée d’hommes cramponnés à la planche qui les sépare de l’abîme, aveuglés par l’éclair, assourdis par le tonnerre, et pourtant impassibles et confiants dans l’habileté du chef dont la voix s’élève de temps en temps calme et solennelle.

Tout cela n’est encore que le prélude de ce qui se prépare. De larges gouttes de pluie annoncent le danger réel ; des mugissements lointains se font entendre : c’est la mer qui, de l’un des points de l’horizon, s’avance en écumant, fouettée par un vent forcené, battue par la grêle ou la pluie.

Marin, laisse arriver ! fuis devant la tempête, car si le navire est pris par le travers, c’en est fait : il s’incline sur le flanc, il est engagé, submergé, peut-être il va sombrer ; mais non, il se relève… avec ses mâts brisés, sa muraille défoncée, son pont balayé de tout ce qui s’y trouvait. Alors, même fuir devant le temps, n’est pas toujours le moyen le plus sûr, car, si le navire est de faible dimension ou trop lourd, la mer va le couvrir d’un bout à l’autre, défoncer son arrière et noyer ses entreponts…

Mais la tempête redouble : « Rugissements sauvages, hurlements plaintifs, râles et cris de noyade, gémissements du malheureux vaisseau, qui redevient vivant, comme dans sa forêt, se lamente avant de mourir, tout cet affreux concert n’empêche pas d’entendre aux cordages d’aigres sifflements de serpents. Tout à coup un silence… Le noyau de la trombe passe alors dans l’horrible foudre, qui rend sourd, presque aveugle… Vous revenez à vous, dit Michelet dans son beau livre sur la Mer. Elle a rompu les mâts sans qu’on ait rien entendu.

« L’équipage parfois en garde longtemps les ongles noirs et la vue affaiblie. On se souvient alors avec horreur qu’au moment du passage la trombe, aspirant l’eau, aspirait aussi le navire, voulait le boire, le tenait suspendu dans l’air et hors de l’eau, puis elle le lâchait, le faisait plonger dans l’abîme.

« En la voyant ainsi se gorger et s’enfler, absorber et vagues et vaisseau, les Chinois l’ont conçue comme une horrible femme, la mère Typhon, qui, en planant au ciel, choisissant ses victimes, conçoit, s’emplit et se fait grosse, pleine d’enfants de mort, les tourbillons de fer. »

Précisons, avec des détails moins généraux, l’assaut en pleine mer d’un navire enveloppé d’un cyclone. Nous avons justement sous les yeux des documents pouvant nous permettre de ne rien sacrifier à la vérité.

Le vaisseau l’Eylau, parti de la Vera-Cruz, ramenait du Mexique une centaine de malades. Il avait touché à la Havane le 5 octobre 1862, pour y faire des vivres frais et y prendre du charbon. Son équipage comptait seulement deux cent quarante hommes, nombre très insuffisant. Mais

Une trombe.
le navire avait pour commandant M. le capitaine de frégate Pagel, l’un des officiers les plus distingués de notre marine.

Le 10 octobre, l’Eylau se trouvait hors du canal de la Floride ; sa route le conduisait un peu au nord des îles Bermudes, lorsqu’un cyclone d’une violence extrême vint l’envelopper. Dès le 15, vers une heure du soir, la brise avait paru fraîchir ; deux heures plus tard, l’horizon se rembrunissait, puis survenaient des grains successifs, et le commandant dut faire diminuer la voilure ; divers ris furent pris aux huniers, à la misaine ; enfin, il fallut serrer la misaine et la grand’ voile. Ces manœuvres s’accomplissaient péniblement faute de bras : cent vingt-trois hommes manquaient à l’effectif de l’équipage.

La brise fraîchissait de plus en plus, les grains arrivaient à de plus courts intervalles, la mer grossissait sensiblement, le baromètre baissait d’une façon inquiétante : tout annonçait l’approche d’un cyclone : la baisse continue du baromètre et la nature du vent, soufflant toujours par rafales, ne pouvaient se concilier avec les signes précurseurs d’une de ces tempêtes que les marins qualifient de « rectilignes ».

Bientôt la fréquence et la violence des bouffées de vent allèrent en augmentant, déchirant l’air de violents coups de fouet ; le tourbillon approchait, rugissant et furieux. Le commandant de l’Eylau ne conserva guère que le petit hunier comme voile de manœuvre, pour la lutte qu’il se préparait à livrer. « L’idée fixe en présence d’un ouragan, dit le capitaine Pagel dans son rapport, c’est de fuir son centre, et pour l’éviter, il n’y a pas à hésiter devant un sacrifice quelconque ; on doit à tout prix chercher à s’en éloigner, et quand même les voiles de l’avant n’éloigneraient de ce point redoutable que de quelques milles, elles peuvent être emportées après, elles ont rendu peut-être au navire le plus grand de tous les services. — Ce serait une bien grande imprudence d’attendre un ouragan à sec de voiles. »

À six heures du soir, le vaisseau se trouvait dans le demi-cercle « dangereux » du cyclone — l’autre demi-cercle est appelé par les marins « maniable ». Trois quarts d’heure après, les deux embarcations de tribord étaient emportées. Pour mieux tenir la mer, à défaut de voiles, le capitaine Pagel fit allumer les feux de cinq chaudières.

Le cyclone apparaissait dans sa redoutable énergie. L’air se précipitait en ouragan comme du haut de pentes rapides. Le vent, avec des mugissements étourdissants, des sifflements aigus, renversait tout à bord, arrachait tout, dispersait tout. Sous sa violence, la voile de misaine, bien que serrée, fut déferlée et déchirée. Un moment plus tard, la grande voile et la voile du grand hunier n’offraient pas une plus grande résistance.

Un des petits mâts tombe : c’est un avertissement sinistre. À huit heures trente minutes, les grondements de la tempête rendaient absolument inutiles les efforts les plus extraordinaires de la voix humaine pour se faire entendre ; les rafales, comme des décharges successives et formidables d’artillerie, déchiraient l’atmosphère ; les rugissements de l’ouragan dominaient le bruit clair des voiles, fouettant déchirées, et s’en allant en lambeaux. La mer devenait horrible. À un moment, le vaisseau se trouva couché sur son flanc gauche, mais couché à donner le vertige ; les deux canots de bâbord s’emplissent, l’un d’eux est emporté ; l’eau entre par les sabords des gaillards ; sous une épouvantable rafale le grand mât de hune cède et casse ; mais le bruit de la tempête ne permet pas d’entendre le craquement qui a dû se produire : on a la surprise terrifiante de voir, tout à coup, ce mât suspendu par son gréement, ayant brisé plus d’une vergue…

D’un sombre nuage qui, dans la nuit noire, s’étend constamment au-dessus de la mer, s’échappent des torrents d’eau, pluie torrentielle, salée par son mélange avec les embruns, — poudre, des vagues que le vent emporte. C’est de ce nuage d’un si lugubre aspect que parfois se dégage cette ouverture circulaire qui laisse apercevoir au centre des cyclones le bleu du ciel ou les étoiles, et que les marins ont nommée « l’œil de la tempête ». Sous ce dôme suspendu à une grande hauteur, flottaient des masses nuageuses, déchiquetées, tordues…

Maintenant, le vent, la mer, la pluie se confondent en un seul élément destructeur, implacable, infatigable, qui s’abat sur le vaisseau comme pour l’écraser. L’Eylau était emporté dans un tourbillon d’écume ; la mer blanchissait sur le fond noir de l’horizon ; les vagues poussées dans diverses directions se heurtaient en acquérant de prodigieuses forces d’ascension, s’élevaient à des hauteurs énormes, retombaient lourdement et brisaient avec une écume phosphorescente, seule lumière dans la profonde obscurité. Rien ne changeait dans l’horrible.

Après la chute de son grand mât de hune, l’Eylau s’était relevé ; sous la main qui le dirige, le vaillant navire se comporte bien. Malheureusement, peu après, le petit mât de hune tombe à son tour : sans qu’il ait

fait plus de bruit que l’autre mât de hune, on l’aperçoit, aussi suspendu de la même manière.


Le vaisseau l’Eylau.

C’était un peu avant que l’ouragan fût dans son plus fort. Ce moment d’épreuve arriva : les ponts se soulevèrent sous l’inclinaison du vaisseau, les épontilles partirent, la membrure craquait, les bas mâts paraissaient fatiguer beaucoup. À tribord, à bâbord, derrière, devant, la plus grande partie des bastingages avait volé à la mer ou s’était abattue sur le pont.

Toutefois, si grosse que fût cette mer démontée, elle eût pu l’être bien davantage, en raison de la violence du vent. De minute en minute, des lames plus fortes venaient déferler avec bruit le long du bord. Au plus terrible moment de la tourmente, le feu Saint-Elme, effroi des matelots superstitieux, parut plusieurs fois tout au haut de ce qui restait de la mâture.

Enfin, à dix heures du soir, la tempête mollit. L’intensité du vent diminua d’une manière très appréciable. Le baromètre commença à remonter rapidement. Une demi-heure après, on pouvait prévoir la cessation de l’ouragan. Un éclatant météore traversait le ciel, et son large disque lumineux fixait tous les regards surpris…

Mais l’eau qui avait pénétré dans la cale et gagné le parquet de la machine, empêchait la machine de fonctionner. On dut gouverner à la lame avec des lambeaux de voiles. Une voie d’eau était-elle ouverte ? On n’y songea pas d’abord : tant de lames avaient passé par-dessus bord, qu’il en devait bien rester dans la cale ! Ce ne fut qu’au matin, par une mer très houleuse, que l’on constata que le vaisseau menaçait de couler. Toutes les pompes furent mises en jeu, l’équipage entier forma des chaînes d’épuisement. Ces efforts eussent été vains, si le capitaine Pagel n’eût enfin soupçonné que la coulisse fermant à bâbord le tuyau d’évacuation des eaux de condensation, avait été emportée par le grand mât de hune dans sa chute, et que la mer entrait dans la cale par là. Cela pouvait constituer une ouverture d’un mètre carré environ.

Il ne se trompait pas, et son inspiration fut le salut du vaisseau ; Le charpentier construisit à la hâte une coulisse en bois, lestée de gueuses de fer, et, pour la mettre en place, un marin, — un noir de nos colonies — fit preuve d’une rare énergie et d’un courage à toute épreuve ; il fallut le descendre, attaché par des cordes, le long des flancs du vaisseau. Cette opération périlleuse réussit au-delà de toute espérance.

L’Eylau fut ramené en France par son habile commandant, moins glorieux peut-être d’avoir conservé à l’État l’un de ses grands navires, et d’avoir sauvé ses passagers malades et son équipage, que de rapporter de précieuses observations sur le genre d’ouragan avec lequel il s’était trouvé aux prises. M. Louis Pagel a publié, depuis, les savantes remarques faites par lui sur les cyclones. Elles ont pris place à côté des remarquables travaux de Peltier, du lieutenant Maury, de Piddington, de Redfield, de Reid, qui ont étudié la loi des tempêtes.

D’autres cyclones n’ont pas entraîné non plus la perte des navires atteints dans leurs tourbillons ; tel est le cyclone essuyé le 10 octobre 1871 par l’Amazone, commandé par M. Riondet, capitaine de frégate ; ce vaisseau-transport venait de la Martinique quand il fut assailli dans le nord-est de la Désirade, — l’une des îles du groupe de la Guadeloupe ; — tel est encore le cyclone rencontré dans les parages du cap Vert — qui est, on le sait, le point le plus avancé du littoral dans l’Afrique occidentale, par la corvette cuirassée l’Atalante, montée par l’amiral baron Roussin (7 septembre 1872) ; — le cyclone de l’Héligoland, corvette de guerre autrichienne ayant quitté l’île de Sainte-Hélène pour se rendre à Gibraltar (17 octobre 1874).