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Les Côtes de l’Amérique centrale et la société hispano-américaine

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LES COTES
DE
L’AMERIQUE CENTRALE
ET LA SOCIÉTÉ HISPANO-AMÉRICAINE.


Aucune partie de l’Amérique espagnole n’est restée aussi longtemps inconnue à la France que la contrée comprise entre l’isthme de Tehuantepec et celui de Panama. La chute de la république centro-américaine n’a pas eu chez nous un grand retentissement, et les noms des cinq états qui se sont formés à sa place ne sont familiers aux oreilles françaises que depuis quelques années, grâce aux expéditions des aventuriers américains, aux différends de l’Angleterre et des États-Unis, et surtout au projet toujours pendant d’un canal interocéanique. Ces tentatives, violentes ou pacifiques, diplomatiques ou industrielles, sont toutes tournées vers la question du transit. On ne voit plus dans l’Amérique centrale qu’un isthme à couper, soit par canal, soit par chemin de fer. Cette préoccupation est celle des gouvernemens américain et anglais, qui s’y disputent la prépondérance, des voyageurs qui étudient les lieux, des économistes et des ingénieurs qui apprécient l’importance et la valeur pratique des systèmes de communication proposés[1]. On peut dire même que la question du transit, dominant les esprits et les ambitions, fait trop oublier qu’outre une voie de communication, ce pays offre des richesses naturelles à l’agriculture et à l’industrie. Le commerce du monde peut s’y créer non-seulement un passage, mais de nouvelles ressources qui l’alimentent. L’Amérique centrale ne doit pas se contenter du rôle de témoin inactif, regardant passer, sans y prendre part, le mouvement de plus en plus considérable des marchandises qui la traverseront; elle doit aussi recevoir et fournir des produits par sa fertilité particulière et par sa propre activité.

À ce point de vue, quelles données possède-t-on, quelles espérances peut-on concevoir sur l’avenir de l’Amérique centrale? Pour le côté oriental de cette contrée, celui qui confine à l’Océan-Atlantique et qui regarde l’Europe, on a les relations de M. Stephens[2] et de M. Squier[3]. Quant à la partie occidentale, elle est délaissée et peu connue. Cependant ce côté de l’Amérique prendra dans l’avenir une importance incontestable, car il communique par le plus vaste et le plus clément des océans avec l’Asie, où se trouvent les millions de consommateurs de l’Inde et de la Chine, avec la Polynésie, avec l’Australie, qui grandit si rapidement, avec la Californie et l’Orégon, enfin avec l’Amérique méridionale. Un voyage exécuté de 1853 à 1856, un séjour de trois années m’ont permis de voir de près ces parages occidentaux, et je puis à bon droit parler du caractère du sol, de la configuration des côtes, du commerce local et de la population.

Si nous jetons un coup d’œil sur la configuration générale du pays, nous y verrons se dégager trois masses principales nettement accusées dans la chaîne des Cordillères : d’abord le grand plateau sur lequel est située la plaine de Guatemala, à près de 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer; plus loin, vers le sud, un autre plateau moins élevé, au centre de l’état d’Honduras; enfin un troisième système de montagnes dominé par le volcan de Cartago, au pied duquel s’étendent les fertiles plaines de San-José. Entre ce dernier plateau et le précédent, les terres s’abaissent pour former le bassin des lacs du Nicaragua, où ne se rencontrent que des hauteurs d’une faible élévation. De cette division géographique est sortie la division politique du pays, d’abord en cinq provinces, et plus tard en cinq républiques. La première et la plus importante, celle de Guatemala, occupe le plateau du nord, et l’état d’Honduras le second plateau; entre les deux, sur des terres moins élevées, se trouve la république de San-Salvador; le bassin des lacs, qui vient ensuite, forme la principale partie du territoire de Nicaragua, et la république de Costa-Rica comprend le dernier noyau de ces montagnes. La chaîne des Cordillères traverse la province néo-grenadine de Veraguas dans toute sa longueur, ne s’abaissant que vers Panama.

Les Cordillères séparent l’Amérique centrale en deux parties d’inégale largeur. Ici, comme au Chili et au Pérou, la chaîne est presque continuellement très voisine du Pacifique. Entre la mer et le versant occidental des Cordillères, les trois zones désignées sous les noms de tierra caliente, tierra templada et tierra fria (chaude, tempérée et froide) sont étagées pour ainsi dire, et l’on pourrait, en remontant du rivage aux majestueux sommets qui bornent l’horizon, voir successivement dans le moindre espace possible les diverses productions des diverses températures. Ce qui distingue surtout le pays, c’est le caractère essentiellement volcanique du sol : depuis le golfe de Fonseca jusqu’à San-José de Guatemala, on voit, — spectacle unique au monde, — une suite non interrompue de hauts volcans, dont plusieurs sont toujours en ébullition; un peu plus au sud, la chaîne des Marabios en a quatorze sur une longueur de trente lieues. Malheureusement aucun savant n’a fait de ces contrées une étude spécialement géologique. M. de Humboldt, dont les recherches n’ont pas dépassé le Mexique, a exprimé plusieurs fois le regret de ne pas les avoir poussées jusque dans l’Amérique centrale. Il aurait retrouvé là tous les phénomènes volcaniques, solfatares, sources d’eau chaude, lacs placés sur le haut des montagnes, enfin les tremblemens de terre et les éruptions, dont les ravages combinés ont à plusieurs reprises détruit des villes entières : ainsi en 1854 la capitale du San-Salvador, en 1841 Cartago, dans l’état de Costa-Rica, et plusieurs fois, dans le siècle dernier, l’ancienne ville de Guatemala, dite la Antigua.

Les principaux volcans de l’Amérique centrale sont la Coseguina, dont le cratère, après la désastreuse éruption du 20 au 24 janvier 1835, reparut effondré, comme affaissé sur lui-même, diminué de mille mètres, c’est-à-dire de la moitié environ de sa hauteur, et le Pacaya, dans lequel l’imagination des conquérans voyait un gigantesque creuset d’or et d’argent en éternelle fusion. Le plus curieux est sans contredit l’Izalco, le seul avec le Jorullo qui se soit produit au Nouveau-Monde depuis la conquête, et le seul absolument de notre globe qui soit en éruption permanente depuis sa formation.

L’Izalco se dresse comme un phare au-dessus de Sonsonate. A côté de lui se trouve le village d’Izalco, situé sur un de ces plateaux larges et élevés où les Indiens établissaient de préférence leurs positions. Ce village est un des plus anciens centres de population indienne du pays, comme le montre l’étendue de terre cultivée qui l’environne; pendant longtemps, son importance rivalisa avec celle de Sonsonate, qu’il surpassait même en habitans. D’après Juarros, l’historien espagnol de la principauté de Guatemala, on y trouvait encore au commencement du siècle 6,000 âmes, aujourd’hui réduites à moins de 2,000. Peut-être la présence de ce fâcheux voisin a-t-elle contribué à la dépopulation du village. Cependant jusqu’ici le courant de lave s’est écoulé dans une direction opposée, et la continuité des éruptions en a modéré la violence. Dans le grand nombre de tremblemens de terre et d’éruptions qui désolèrent l’Amérique centrale en 1854, l’Izalco continua à se comporter le plus régulièrement du monde, et nulle secousse n’y fut ressentie pendant cette désastreuse nuit de Pâques, où la ville de San-Salvador, distante seulement de vingt lieues, était détruite de fond en comble. L’activité constante de ce volcan si bien réglé semble garantir, par l’issue qu’il donne sans cesse aux humeurs souterraines, la tranquillité du pays.

Sur l’emplacement occupé aujourd’hui par l’Izalco, se trouvait encore en 1768 une belle et riche hacienda (ferme), où l’on élevait de nombreux troupeaux. De temps en temps les pâtres avaient entendu sous leurs pieds des bruits menaçans; ils avaient parfois senti le sol s’agiter d’une manière étrange. Vers la fin de l’année, ces avertissemens sinistres devinrent plus nombreux, et le 23 février 1769 la terre s’entr’ouvrit à moins d’un quart de lieue de la maison de l’hacienda. D’abord des cailloux et de la poussière, irrégulièrement et faiblement lancés ou plutôt exhalés, sortirent seuls de cet orifice; peu à peu vint la fumée, puis les flammes; le cratère s’élargit, et le volcan se forma lui-même de sa lave, grandissant sur le flanc de la montagne, jusqu’à ce qu’il atteignît sa hauteur actuelle, 1,500 mètres au-dessus de la plaine. Les explosions de l’Izalco ne sont pas à intervalles aussi égaux qu’a bien voulu le dire un voyageur américain, qui les fait de seize minutes quinze secondes, ni plus ni moins. Quelquefois il reste une heure et plus sans donner signe de vie. Toutefois les détonations sont espacées le plus souvent de dix à quinze minutes. Alors on entend comme une puissante décharge d’artillerie; quelques secondes après s’élève une colonne de fumée, puis un nuage de cendres et une pluie de pierres lancées dans toutes les directions. La lave n’est jamais liquide, elle se produit sous forme de poussière grise et ténue ou de blocs de même couleur, poreux, quoique peu friables et d’une densité assez faible. Le sol, sauf de rares exceptions, ne s’ébranle qu’insensiblement dans les environs et même sur le flanc du volcan.

Quelque point que l’on gravisse sur le versant occidental des Cordillères, on aperçoit toujours l’Océan-Pacifique. La mer, c’est le théâtre où doit se développer l’activité, la destinée commerciale du pays. Là est la route qui mène en Asie, en Australie, vastes débouchés offerts à l’exportation. Les ports sur le Pacifique ont donc une très grande importance. Je les visitai successivement en remontant du sud au nord, étudiant les conditions physiques qui permettent d’en présager la future prospérité.

Comparés aux ports de l’Amérique centrale situés sur l’Atlantique, les ports des côtes occidentales sont d’une incontestable supériorité. Yzabal, Belise, San-Juan-de-Nicaragua, sur l’Atlantique, sont incommodes et d’accès difficile. Moins rapprochées des Cordillères, les côtes orientales ont une fâcheuse insalubrité, due en grande partie à cet éloignement, et par suite à la formation de terrains d’alluvion bas et marécageux. Les vents du nord-est qui y souillent pendant la plus grande partie de l’année condensent sur le versant des montagnes des nuages qui retombent en pluie sur la côte. Les mêmes causes assurent au contraire une grande salubrité aux rivages du Pacifique; la saison des pluies y est rarement de plus de quatre mois. L’élévation relative du territoire en écarte les fièvres, si fréquentes dans ces latitudes, et le rideau des Cordillères maintient une précieuse égalité de température.

Le voyageur qui arrive à Panama après avoir suivi la côte aride et brûlée du Pérou est vivement frappé de l’admirable tableau que déroule à ses yeux un golfe profond et capricieusement découpé. C’est d’abord l’archipel des Perles, collier d’émeraudes égrené à la surface des flots; plus loin, les charmantes îles de Perico, d’Urava, de Flamingo, de Taboga et autres, qui entourent la baie d’un cercle de verdure; au fond brillent sous les feux du soleil les vieilles murailles et les blanches maisons de Panama. Les montagnes, qui cachent un autre Océan, viennent baigner leur pied dans la mer, et les forêts qui les couvrent étalent les magnificences de la végétation tropicale. En approchant du port, le paysage change de caractère : une crique s’enfonce dans un épais rideau de cocotiers, sous lequel s’abrite la frêle cabane de l’Indien; à gauche, perchés sur les rochers, se dressent les remparts avec leurs tours et leurs guérites ou poivrières, et plus loin le môle construit en bois, toujours rempli d’une foule remuante et bariolée, qui charge et décharge les goélettes éparses dans la baie.

Ce port est un exemple de l’énergique expansion des Américains et du progrès continu de leurs envahissemens. Ici, comme aux îles Sandwich, la ville leur appartient malgré le pavillon néo-grenadin qui flotte sur les murs; langage, journaux, habitans, commerce haut et bas, jusqu’à l’argent, trait significatif, tout est yankee. De là le contraste singulier d’une foule affairée qui s’agite dans une ville où tout conserve l’empreinte espagnole. Panama est restée à peu près telle qu’elle fut reconstruite après que le flibustier Morgan eut, en 1671, détruit et brûlé l’ancienne ville. Peu de constructions sont nouvelles; les rues sont étroites, bordées de hautes maisons qu’entoure l’inévitable balcon vert fermé au regard du passant; le rez-de-chaussée seul, avec ses bars (tavernes) si chers à l’Américain, vous rappelle le présent. De nombreuses églises, dans les ruines desquelles paissent tranquillement des mules, témoignent de la piété des premiers conquérans; aujourd’hui la population se contente des deux seules qui subsistent. La cathédrale, située sur la place, est un échantillon bien conservé du type adopté par les Espagnols pour tous les temples de grande dimension qu’ils ont construits dans le Nouveau-Monde. A l’extrémité de la rue principale, une porte d’une architecture curieuse conduit à un faubourg peuplé d’Indiens, où les maisons, moins rapprochées, sont comme ensevelies sous la verdure. Puis commence le sentier qui, selon la tradition, date de Pizarre; ce fut la seule route entre les deux Océans jusqu’à l’établissement du chemin de fer américain inauguré au mois de février 1855.

Le chemin de fer amène à Panama presque tout le commerce de transit. Malheureusement ce port, si pittoresque qu’il soit, est loin d’être excellent. Entouré comme d’une ceinture pestilentielle de plages vaseuses que chaque marée laisse à découvert et de fossés convertis en marais, il est très insalubre. En outre, des bancs dangereux reportent au large le mouillage des grands navires et ne permettent l’accès de la ville qu’aux caboteurs, qui eux-mêmes échouent à marée basse. C’est sur une des îles de la rade, Taboga, que s’est transporté le véritable port de Panama. Là sont mouillés les na- vires, là se font les vivres et l’eau, là sont les ship-chandlers[4], et tous les établissemens des compagnies de bateaux à vapeur, dont les départs fréquens et réguliers animent la rade. Un village complet s’y est formé, dont la population est mêlée d’Indiens et d’Européens; il a son église, ses magasins, ses hôtels, ses cafés, et jusqu’à ses maisons de campagne, où vient se reposer l’habitant de Panama. L’établissement des Anglais est comme un Gibraltar en miniature : c’est un rocher séparé de l’île par une langue de sable; ils ont trouvé moyen d’y caser leurs dépôts, leurs ateliers, leurs citernes, un gril pour le halage de leurs navires, les logemens de leurs employés, quelques jardins de terre rapportée, et même une batterie de canons lilliputiens, qui semble là tout exprès pour compléter la ressemblance. En face sont leurs vapeurs, élégans de forme, ras sur l’eau, construits pour la marche, tandis que de l’autre côté de la baie sont rangés les monstrueux paquebots américains de la Californie, véritables léviathans de la mer, pouvant porter jusqu’à mille passagers. Les Américains ont la ligne du nord; les Anglais, celle du sud.

Entre Panama et l’état de Costa-Rica s’étend le pays de Veraguas, qui termine au nord le territoire de la Nouvelle-Grenade. C’est là qu’aborda Colomb lors de son quatrième voyage ; là aussi, un peu plus tard, Pedro Arias de Avila soutint de rudes combats contre les tribus de l’intérieur. Sauf ces deux souvenirs, les historiens se taisent sur cette tranquille province, qui semble mettre, comme les femmes de bien, sa gloire à ne point faire parler d’elle. Un modeste courant d’immigration s’y établit silencieusement. Aujourd’hui encore les habitans, dont le nombre ne s’élève guère qu’à 50,000, sont Indiens pour la plupart; le commerce est à peu près nul. Au lieu des navires qui pourraient apporter sur ces rivages le mouvement et la vie, l’étroite et longue pirogue de l’indigène est le seul indice de la présence de l’homme. Pourtant le pays est beau et admirablement fertile; toutes les richesses des tropiques y sont accumulées à profusion; bien plus, à chaque instant, sur les côtes, on rencontre de magnifiques rades, d’excellens mouillages, de beaux et bons ports. Pourquoi cet abandon? L’or et l’argent occupaient exclusivement la pensée des conquérans, le travail des mines devint la seule colonisation, et les provinces relativement pauvres en métaux précieux, comme celle de Veraguas, sont restées jusqu’à ce jour semblables à ce château des contes de fées, où la vie était suspendue, où tout attendait l’heure du réveil.

Une compagnie américaine étudie un projet de chemin traversant la province de Veraguas et reliant les deux mers. Ce serait une simple route carrossable, partant, sur l’Atlantique, du beau port d’Admiral’s-Bay, aujourd’hui désert, passant par la ville principale du pays, Chiriqui, et débouchant sur le Pacifique au port sûr et commode de David. La réunion de ces deux têtes de ligne serait un avantage précieux. Ce point est, après Panama, celui où l’isthme est le plus étroit, et de vastes plaines rendraient, sur la plus grande portion du parcours, les frais d’exécution à peu près insignifians. Cette position ne pourrait cependant prétendre qu’à une importance secondaire, sans la découverte d’un vaste bassin houiller[5] qui semble y traverser l’isthme de part en part, et dont les traces, visibles aux deux côtes, ont été constatées par M. Wheelwright auprès de la ville de Chiriqui. Des dépôts de charbon, placés d’une façon aussi providentielle, devront amener un mouvement considérable dans cette portion de la province de Veraguas.

Cette province a, du côté de la mer, un aspect particulier. De nombreuses îles indiquent par leurs groupes les sommets principaux d’une chaîne de montagnes sous-marine parallèle à celle de la côte. C’est d’abord la magnifique île Coïba, de quatre-vingt-dix milles carrés environ; à l’autre extrémité, les Paridas; au milieu, les trois groupes des Ladrones, des Contreras et des Secas. Une tradition répandue dans le pays veut que, dans l’une de ces dernières îles, des trésors aient été enfouis par les Indiens à l’époque de la conquête; des fouilles y ont fait découvrir, je crois, sinon des trésors, du moins des débris d’une curieuse antiquité. La côte même est très pittoresquement découpée; tantôt, comme à Pueblo-Nuevo ou à Chiriqui, elle montre l’embouchure de grandes rivières calmes, silencieuses, bordées de manguiers et d’énormes palétuviers, sur lesquelles glisse sans bruit le bongo (pirogue) de l’Indien, allant se perdre sous quel- que voûte de verdure dans l’inextricable réseau des bras du fleuve. Ailleurs elle se contourne en magnifiques baies comme celles de Bahia-Honda, Pivay, et Pajaro, que dominent des montagnes toutes vêtues d’une splendide et impénétrable végétation. Au bord de l’eau se dressent, comme une gigantesque muraille, des arbres hauts de cinquante pieds, aux troncs enguirlandés par d’innombrables plantes grimpantes, qui s’enlacent de mille manières et retombent sous mille formes; çà et là un coin de gazon, et de distance en distance une cascade tombant du haut d’une falaise dans la mer. C’est la nature vierge dans sa gloire, sur un point où l’esprit entreprenant du XIXe siècle aurait dû, ce semble, porter déjà son audacieuse activité. Faut-il désirer pour cette belle province la venue de l’Américain, ou souhaiter qu’elle soit annexée à la paisible et industrieuse république de Costa-Rica, sa voisine? Aujourd’hui elle est comprise dans la mesure qui a séparé en partie le territoire de Panama du reste de la Nouvelle-Grenade, mais on ne voit pas quel avantage elle en peut retirer. Seule de toutes les puissances européennes, l’Angleterre voulut y prendre pied par l’acquisition de l’île Coïba, à laquelle se refusa le gouvernement de Bogota. Le jour viendra pourtant où quelque intervention étrangère saura tirer parti de cette riche nature en y répandant l’industrie, l’agriculture et le commerce, si un courant d’immigration paisible n’y établit une nation.

Après un séjour de près de trois mois sur les côtes de Veraguas, je visitai celles de Costa-Rica. En sortant du golfe Dulce, connu par la profondeur de ses eaux et par une tentative avortée de colonisation française, j’abordai à Punta-Arenas, dans le golfe de Nicoya. C’était par une soirée du mois de février, époque où le grand produit du pays, le café, arrive de l’intérieur pour être embarqué sur les navires. La ville goûtait le repos qui suit une journée bien remplie; les habitans respiraient la fraîcheur devant leurs maisons, dans leurs petits jardins; plus loin, des boutiques éclairées attiraient les promeneurs; les pulperias (cabarets) retentissaient de la joie bruyante des matelots. Çà et là campaient en plein air les gens de l’intérieur qui avaient apporté le café, assis par groupes auprès de leurs chariots qui encombraient les rues, causant, jouant ou dansant, tandis que leurs grands bœufs, dételés et couchés, ruminaient devant quelques poignées de zacate (fourrage de maïs vert). Déjà quelques chariots se mettaient en marche pour le retour; d’autres arrivaient encore, s’annonçant de loin par le grincement aigu de leurs roues pleines et massives, mal ajustées sur un essieu grossier. Je fus séduit par l’originalité de ce tableau, qu’éclairait irrégulièrement la lumière incertaine d’un mince croissant de lune, et je revins à bord, fort prévenu en faveur de la nouvelle ville. Le lendemain, par malheur, l’éclat accusateur du soleil me montra la stérilité du sol et les droits qu’avait la ville à porter le nom de Pointe-de-Sable.

Punta-Arenas est le principal port de l’état de Costa-Rica. C’est de toutes ces côtes le point le plus animé. Peut-être même l’activité serait-elle encore plus grande, si le gouvernement n’avait, il y a quelques années, sans motifs bien valables, transféré le port au lieu voisin, dit la Caldera, pour le transporter de nouveau à Punta-Arenas. La prospérité de Punta-Arenas ne date guère que d’une quinzaine d’années, mais depuis lors elle s’est incessamment accrue. La rade est bonne, la ville, construite sur une langue de sable de deux lieues de long, qui ferme le port intérieur du côté du large, s’y prolonge en une rue unique sur toute l’étendue de la pointe, laissant apercevoir d’un côté la rade et les navires de long cours, de l’autre le port et de nombreux caboteurs. Les maisons sont en bois, spacieuses et bien construites; il s’en élève beaucoup de nouvelles, et une suite de magasins approvisionnés, quelques-uns presque élégans, indiquent des ressources que l’on serait loin de supposer d’abord. J’ai vu qu’on y établissait une scierie à vapeur, qui devait fonctionner sur une grande échelle. Sur la plage, à quelques pas l’un de l’autre, sont les deux seuls édifices publics que possède la ville : une église, en bois comme le reste, et un phare, luxe auquel sont peu habitués les navigateurs des mers du sud. A côté, quelques petits canons dépareillés, hors d’état de faire feu, sont mis en batterie, on ne sait pourquoi. En somme, le port n’a guère qu’un mouvement de 20,000 tonneaux, tant en exportations qu’en importations, et la faiblesse numérique de la population l’empêchera longtemps d’atteindre un grand développement, malgré un climat heureux et un sage gouvernement. C’est du reste le seul endroit de cette côte où un navire puisse trouver des ressources en vivres et en matériel.

De Punta-Arenas à la baie d’Amapala, située plus au nord, on rencontre dans le golfe de Papagayo le port de San-Juan del Sur, dont l’importance n’est que momentanée; ce port sert de débouché à la ligne actuelle qui traverse l’isthme par le Nicaragua. Malgré la

précaution singulière qu’a prise le gouvernement de Costa-Rica d’y 

décréter une ville, rien de ce genre ne s’y est encore élevé, et tôt ou tard on abandonnera ce port sans ressources, maladroitement placé sur la plage la plus inhospitalière de l’Amérique centrale. Le golfe de Papagayo est renommé pour la violence des vents du nord, qui y rendent la navigation difficile et même parfois dangereuse.

Les deux points indiqués par la nature des lieux comme têtes du canal qu’on songe à creuser dans le Nicaragua seraient Realejo et Amapala. Le premier possède une rade d’une parfaite sécurité. Au jourd’hui la population n’y est que de 1,200 âmes, et le commerce ne s’alimente guère que du voisinage de la jolie petite ville de Chinandega, distante de deux ou trois lieues dans l’intérieur. Le second, désigné indifféremment sous le nom de golfe de Fonseca ou d’Amapala, est une vaste baie semée d’îles nombreuses et fertiles, dont plusieurs, disposées comme une chaîne en travers de l’entrée, garantissent la tranquillité de cette petite mer intérieure. C’est une des plus belles rades du monde; aussi la rivalité des convoitises a-t-elle nécessité le partage de son littoral entre trois des états de l’Amérique centrale, qui viennent s’y réunir comme trois coins juxtaposés : ce sont le Nicaragua, l’Honduras et le San-Salvador.

Le port principal, La Union, appartenant au San-Salvador, n’a pas 800 âmes. Il n’y paraît de navires que de loin en loin, pour les foires de San-Miguel, qui se tiennent en février et novembre à une quinzaine de lieues dans l’intérieur. La république de San-Salvador[6], le plus petit des cinq états (1,000 lieues carrées et 100,000 habitans), est tout entière située sur le Pacifique. Acajutla est le point où s’opère le mouvement maritime de Sonsonate, ville assez importante placée à quatre lieues dans l’intérieur. Des travaux bien entendus, exécutés par le docteur Drivon, assurent le facile déchargement des navires. — D’Acajutla, une route pittoresque et bien entretenue (chose rare) conduit, le long d’une petite rivière, à travers les bois, jusqu’à Sonsonate. La distance est de cinq lieues. Le matin, avant l’heure de la chaleur, il y règne une active circulation : les voitures s’y croisent avec les cavaliers et les piétons, les chariots vont et viennent, chargés de marchandises, les bestiaux errent le long du chemin; l’Indien à demi nu se dirige vers ses travaux, muni du machete, sorte de sabre qui paraît lui tenir lieu de toute espèce d’instrument agricole. A mesure qu’on approche de la ville, les habitations, d’abord éparpillées, deviennent plus nombreuses, et les fermes se transforment en fraîches villas; les jardins, puis les maisons se multiplient: vous entrez dans le Barrio del Angel, charmant faubourg qui présente Sonsonate sous l’aspect le plus pittoresque. A gauche, au fond d’un ravin, coule sur un lit de cailloux la petite rivière que vous suiviez depuis Acajutla; sur l’autre rive, la ville, entourée d’un cercle de verdure, tranche vivement par l’éclatante blancheur de ses maisons sur l’azur radieux du ciel; devant vous, un pont de pierre, hardiment jeté sur le ravin, indique l’entrée, tandis que dans le rideau de montagnes qui forme le fond de la scène, le volcan Izalco se couronne par intervalles d’une ardente girandole de flammes et de vapeurs. La ville a 5,000 habitans ; régulièrement percée de mes à angles droits, elle se fait remarquer par une extrême propreté, cette demi-vertu, selon saint François de Sales, qui est si peu pratiquée dans le Nouveau-Monde. Ses maisons, blanchies à la chaux, n’ont qu’un étage à cause des tremblemens de terre; mais elles regagnent en étendue ce qu’elles sacrifient en hauteur, et beaucoup seraient en état de loger un régiment. Quant aux édifices publics, ce sont, comme toujours, des églises et des couvens, ruinés pour la plupart. Les couvens principaux étaient ceux de San-Domingo, San-Francisco, San-Juan et la Merced; les églises étaient au nombre de treize, et, des cinq qui restent aujourd’hui, deux seulement ont gardé leur destination.

Le commerce de Sonsonate est presque uniquement entre les mains de Français; c’est un fait assez rare pour être remarqué. Parmi ces compatriotes, l’un des plus honorables, le général Saget, a marqué sa place dans l’histoire du pays. Ancien soldat de l’empire, il s’exila comme tant d’autres au commencement de la restauration, et vint chercher fortune dans l’Amérique centrale, où, peu après son arrivée, la proclamation de l’indépendance ouvrit cette longue période de guerres intérieures qui durent encore aujourd’hui. Il se rangea naturellement sous les drapeaux du parti libéral, où ses connaissances militaires lui valurent un avancement rapide. Devenu le second après Morazan, il accompagna dans tous ses dangers ce héros de la fédération jusqu’à sa dernière campagne dans l’état de Costa-Rica; là il reçut de lui une mission pour Punta-Arenas, et ce fut pendant cette courte absence que Morazan périt tragiquement, par une catastrophe que notre compatriote eût peut-être prévenue sans cet éloignement imprudemment ordonné. Morazan avait relevé une dernière fois le drapeau de la confédération, et s’était cru assez sûr des populations de Costa-Rica pour envoyer la presque totalité de ses troupes, sous les ordres du général Saget, à Punta-Arenas, où venait d’éclater une insurrection militaire. A peine fut-il seul, que les trois cents hommes qui lui restaient se virent assaillis dans la ville de San-José par quatre ou cinq mille hommes qu’avaient ameutés les chefs serviles. Ce siège inégal dura deux jours et deux nuits. Morazan essaya de se réfugier dans la ville voisine de Cartago; repoussé par les habitans, il revint à San-José, y fut pris et fusillé le 18 septembre 1842. Depuis lors, le général Saget s’est retiré à Sonsonate, et le voyageur français trouve dans sa maison l’hospitalité la plus cordiale et la plus bienveillante.

Le dernier port de cette côte est celui de San-José, le seul que la république de Guatemala possède sur le Pacifique. Cette république est le premier des cinq états qui se partagent le pays, tant par le chiffre de sa population que par l’étendue de son territoire et l’importance de ses villes; mais les côtes, longues de soixante-dix lieues, que l’état de Guatemala occupe sur le Pacifique, n’offrent pas le moindre abri où puissent se réfugier les navires. Partout le rivage y prolonge à perte de vue son inflexible ligne droite, et partout le dangereux ressac, connu sous le nom de tasca ou barre, rend impossibles les communications régulières du bord avec la terre. En cet état de choses, le choix du lieu où la république établirait un port était assez indifférent. Les premiers conquérans l’avaient placé à Istapa, et on l’y conservait, parce que c’est le point le plus rapproché de la capitale. Au 1er janvier 1854, le gouvernement, je ne sais pourquoi, l’a transporté à quelques lieues plus à l’ouest, à San-José. Cette opération, qui en France paraîtrait compliquée, est sur les côtes de Guatemala la chose du monde la plus sommaire : un décret à signer, quelques bâtimens de douane à construire, et tout est dit.

Nous passâmes devant l’établissement déshérité d’Istapa, que nous aperçûmes tristement perché sur le haut d’une falaise, et bientôt un pavillon flottant sur une case isolée, seul indice qui pût nous guider, nous annonça San-José. A l’horizon, la chaîne de volcans allongeait ses lignes imposantes, mais la plaine est basse et marécageuse. Le seul navire qu’on vît là était un triste pronostic de l’avenir du nouveau port : l’Euscalduna, beau trois-mâts neuf de Bordeaux, s’était, peu de jours auparavant, jeté à la côte, et le choc incessant et destructeur de la lame le déchirait peu à peu. Après le coucher du soleil, un immense voile de vapeurs condensées s’éleva au-dessus des terres, semblable à ces brouillards nocturnes que nos colons des Antilles appellent le drap mortuaire des savanes; puis la nuit vint, nous laissant tristement frappés du contraste de cette nature désolée avec la riante campagne de Sonsonate; le grondement monotone de la mer déferlant sur la grève se fit seul entendre dans ce port silencieux et désert. Le commerce de la république achemine les trois quarts de ses produits vers l’Atlantique, et c’est de l’Atlantique qu’il reçoit ses importations. Le capitaine de port de San-José me dit, il est vrai, qu’à peu de distance se trouvait un vaste étang, facile à creuser et à transformer en un havre intérieur; mais ce havre ne ferait pas disparaître l’insécurité d’un mouillage où les navires ne se hasardent que pendant quelques mois de l’année; la difficulté serait d’y entrer, c’est-à-dire de passer la barre; il faudrait des travaux coûteux, auxquels on ne peut songer de longtemps.

En résumé, la distribution des ports sur cette côte n’est pas en rapport avec l’importance relative des divers états. Le Guatemala manque de ports à vrai dire, et c’est aux trois républiques les plus faibles du pays qu’appartient le point unique où peut se concentrer par la suite le mouvement commercial, à savoir l’admirable baie d’Amapala. On peut donc prévoir que les développemens futurs du commerce modifieront les rangs respectifs des cinq états. Le commerce de l’Amérique centrale sur les côtes de l’Océan-Pacifique est peu considérable. Le port le plus animé est Punta-Arenas, dans l’état de Costa-Rica. Cette prospérité relative n’a d’autre origine que la production du café, production toute récente. Il y a une vingtaine d’années, quelques pieds de caféiers furent importés de la Nouvelle-Grenade; ils réussirent si bien, que la culture s’en généralisa promptement, d’abord dans la plaine de San-José, chef-lieu de Costa-Rica, et peu à peu dans tout ce petit pays. En 1845, la production était déjà de 50,000 quintaux, elle est aujourd’hui plus que triplée; le capitaine de port de Punta-Arenas pense qu’avant peu d’années elle atteindra le chiffre de 300,000 quintaux. La qualité en est de plus en plus appréciée sur les marchés étrangers, et le prix, qui n’était en 1845 que de 7 piastres le quintal (45 kilogrammes), s’élevait jusqu’à 12 piastres en 1854. L’époque de la récolte du café est le signal d’une activité singulière : les villes deviennent désertes, chacun s’établit sur sa plantation; les femmes même, tout insouciantes qu’elles soient d’ordinaire, s’intéressent à cette récolte presque autant qu’à leur toilette, et j’étais tout étonné de recevoir les détails les plus circonstanciés sur cette culture de la bouche d’une des plus gracieuses et des plus charmantes personnes de Punta-Arenas; elle arrivait de la plantation de son mari, voyage de cinquante lieues qu’elle avait tout simplement fait à cheval.

Cette culture est la seule importante; quelques autres cependant pourraient acquérir un développement sérieux : le sucre, le tabac, les bois de construction et d’ébénisterie. Quelques mines, peu riches aujourd’hui, pourraient le devenir; c’est à ces mines que Juarros attribue le nom de la province de Costa-Rica, mais il ajoute naïvement que nul ne sait à quelle époque elles étaient riches.

En général, on retrouve sur ces côtes les productions tropicales, riz, safran, vanille, cascarille, caoutchouc, etc. Ne parlons que de celles qui offrent déjà les élémens d’un commerce réel. À ce titre, après le café de Costa-Rica, il faut citer l’indigo du San-Salvador, improprement connu en Europe sous le nom d’indigo de Guatemala. Malheureusement l’état de guerre du pays, le manque de bras, l’incertitude du lendemain ont fait abandonner peu à peu la plupart des indigoteries; cette industrie n’a fait que décroître depuis le départ des Espagnols. Elle produisait alors jusqu’à 10,000 balles de 68 kilogrammes; aujourd’hui ce chiffre est graduellement descendu à 3,000, puis à 1,200, et cette diminution continue. Un autre produit du San-Salvador est le baume appelé baume du Pérou, parce que les premiers échantillons qui en arrivèrent en Europe avaient passé par Lima. L’arbre qui donne sous différentes formes ce médicament si recherché est exclusivement originaire de l’état de San-Salvador, où pendant longtemps la côte comprise entre Acajutla et Jiquilisco fut désignée sous le nom de côte du Baume. La réputation de cette substance est d’une antiquité respectable, car dès 1562 le pape Pie IV en autorisa l’emploi dans la consécration du saint-chrême.

Dans la république de Guatemala, la production principale est la cochenille, dont 750,000 kilogrammes environ, valant près de 5 millions de francs, s’exportent annuellement ; mais c’est à peine si le quart de ce mouvement s’opère par l’Océan-Pacifique.

Les Indiens ont aussi leurs produits spéciaux : ce sont des calebasses gravées, des hamacs en pitre (espèce de paille), des nattes de paille aux dessins éclatans, des paniers d’osier bizarres de forme et de couleur. Leur industrie la plus lucrative est la pêche de la tortue et des huîtres perlières. La tortue dite carey leur fournit seule l’écaille qui s’achète ; ils en vendent la livre sept ou huit piastres, ce qui prouve qu’elle est rare. Les tortues de la grande espèce, dont l’écaille est malheureusement sans valeur, sont au contraire extrêmement abondantes ; mais on se lasse bien vite de cette chair insipide. Deux hommes suffisent pour la pêche : l’un guide la pirogue, l’autre, placé à l’avant, attentif, l’œil au guet, tient en main, au bout d’une corde longue et menue, la lance dont il harponne l’animal ; puis tous deux, avec une adresse singulière, parviennent à faire entrer dans leur étroite pirogue, vivans et se débattant, ces monstrueux chéloniens qui pèsent parfois près de trois cents livres. — La pêche des huîtres perlières se fait sur une plus grande échelle. Le chef d’une pêcherie engage vingt-cinq ou trente Indiens qu’il loge et nourrit pendant la saison, et qui chaque matin se rendent au lieu de pêche, répartis sur deux ou trois grandes pirogues. Là, tous debout, rangés par ordre, ils plongent successivement ; à peine l’un s’est-il jeté, que le suivant se jette à son tour ; chacun arrache du fond de l’eau une ou deux huîtres, puis recommence ; un habile plongeur peut ainsi en rapporter jusqu’à cent dans sa journée. Ces huîtres sont très grosses et bonnes, quoique peu délicates. La crainte des requins qui pullulent dans ces parages semble inconnue à ces hardis pêcheurs ; une seule fois ils nous prièrent d’enterrer les dépouilles d’un bœuf tué à bord, de peur que l’odeur du sang n’éveillât la voracité de ces ennemis toujours proches. La pêche des huîtres est d’un produit fort incertain ; parfois les frais ne sont pas couverts, parfois aussi une rencontre heureuse, une seule perle, fait la fortune de la saison. Du reste, rien n’est perdu ; les écailles même se vendent, et chaque année un navire anglais vient les recueillir aux diverses pêcheries.

Tel est parmi ces populations l’état actuel du commerce. Mettez à la place ou à côté des Indiens insoucians, des paresseux Espagnols, une société laborieuse, désireuse de gain, habile à tirer profit des ressources naturelles qui abondent : la transformation sera rapide.

La population de l’Amérique centrale se compose, comme dans toutes les républiques espagnoles du Nouveau-Monde, de blancs, d’aborigènes ou Indiens, et de métis ou ladinos. Elle s’élève, dit-on, à 1,500,000 âmes, évaluation probablement trop faible, car le recensement ne peut atteindre tout le monde en des pays où les huit dixièmes des habitans sont Indiens ou métis. Cette proportion est remarquable : elle indique à la fois le peu d’importance que les conquérans attachèrent à la possession de ces contrées et le caractère relativement pacifique qu’y conserva leur conquête. Ici l’établissement de la domination étrangère fut exempt des épouvantables horreurs qui ensanglantèrent le Mexique et le Pérou. La république de Costa-Rica toutefois fait exception; là, sur un chiffre de 100,000 habitans, les Indiens ne figurent que pour un dixième. En même temps c’est de beaucoup le plus sage et le plus prospère des cinq états. La population de l’Amérique centrale fournit au territoire une moyenne de 100 habitans par lieue carrée. Comme terme de comparaison, on peut se rappeler que la Belgique a environ 2,500 âmes pour la même unité de surface.

Des deux races qui occupent le pays, la race aborigène est la plus curieuse, et c’est dans la province de Veraguas qu’il faut l’étudier. L’absence presque totale de mouvement sur cette côte a laissé à l’Indien sa physionomie originale; son langage même, dit-on, renferme encore des traces, non-seulement de l’idiome nahuatl apporté par les Mexicains, mais même des divers dialectes toltèques antérieurs à la domination mexicaine. Son visage cuivré, aux pommettes saillantes, ses yeux profonds, limpides et expressifs, ses cheveux noirs et droits, ses membres bien proportionnés, aux extrémités fines, indiquent une race pure. Ses habitudes sont simples et gardent surtout deux traits bien caractéristiques de la vie sauvage, la haine du travail et l’amour de l’isolement. No queremos mucha vecindad, me disait l’un d’eux : « nous n’aimons guère le voisinage. » En effet, leurs cabanes, éparses le long de la côte, sur le bord des rivières, au fond des baies ou sur les îles, sont rarement réunies en villages. L’existence contemplative de l’Indien n’est interrompue que par les quelques heures de travail nécessaire à l’entretien de son petit jardin, qui lui fournit sa nourriture, — du maïs, des bananes, quelques fruits. Le plus souvent ce jardin est assez loin de sa cabane et comme perdu au milieu des bois. Parfois pourtant ce goût pour la solitude cède à l’attrait d’une réunion officiellement annoncée; alors toutes les pirogues, chacune portant une famille, s’engagent dans l’arroyo (bras de rivière) qui conduit chez l’amphitryon. Au lieu du semblant de pantalon, costume ordinaire des Indiens, on voit reparaître ces jours-là les vêtemens bariolés, les ponchos (manteaux ronds) aux couleurs vives et éclatantes si chères aux races sauvages; les femmes, habituellement vêtues d’une simple chemise et d’un jupon, mêlent alors des fleurs rouges aux longues tresses de leurs cheveux, s’entourent le cou de colliers de graines, et garnissent de volans l’ouverture de la chemise, qui laisse la naissance de la poitrine à découvert. Dans ces fêtes, qu’anime le son de la guitare, les Indiens prolongent souvent leurs danses jusqu’au milieu de la nuit, heureux si quelques réaux égarés permettent d’y joindre le régal chéri de l’agua ardiente.

La poésie de ces Indiens est toute dans leurs chansons. Par malheur elle est devenue peu à peu espagnole, perdant ainsi son originalité primitive. Cette métamorphose est du moins une preuve de la parenté de génie des deux races. Ce n’est pas sans étonnement que j’ai retrouvé là une vieille et curieuse ballade espagnole, aujourd’hui sans doute oubliée en Espagne :


« L’épouse se lève un matin, disant qu’elle va au jardin jouir de la fraîcheur. Mieux lui valait dormir!

« Sur les beaux cheveux qu’en sa pensée elle destine à l’amour, elle jette, en sortant, une toque. Mieux lui valait dormir! »


Après plusieurs rencontres de mauvais augure, elle arrive au jardin :


« Elle n’y voit d’abord rien, et finit par rencontrer ce qu’elle n’y cherchait pas. Mieux lui valait dormir!

« Son amant tué, et près d’elle son mari, qui met fin à leurs deux existences. Mieux lui valait dormir ! »


En général, leurs chants sont tristes et mélancoliques : ils ont souvent un tour recherché que ne désavoueraient pas nos faiseurs de romances; mais on y trouve quelquefois un peu d’originalité et de grâce, comme dans ces quelques vers que j’entendis chanter par une jeune Indienne employée à une pêcherie de perles des îles Paridas :


« Jeune fille, dont les yeux si beaux brillent sous de longs cils dorés, puisse ta mère m’appeler son fils, et tes sœurs leur frère !

« Si je meurs, mon âme, enterre-moi près de ta couche, afin que tes yeux me servent de cierges! »


Ici, comme dans beaucoup de parties de l’Amérique espagnole, le clergé, rassuré par la facile soumission de ses prosélytes, leur a permis de conserver dans le rite catholique certains souvenirs de leur culte primitif. On regrette que l’insouciance des Indiens ait laissé échapper le sens traditionnel de quelques coutumes bizarres, qu’ils perpétuent sans savoir pourquoi. Cette insouciance va jusqu’à détruire chez eux toute trace d’affections de famille. Pendant une course en canot sur une des rivières du Veraguas, j’aperçus au fond de l’eau, très transparente en cet endroit, sous les racines des manguiers, le cadavre d’un enfant de cinq ou six ans. Je me dirigeai vers une cabane voisine; j’y trouvai une femme jeune encore, et l’informai de cette triste découverte. «Eh ! Miguel! » cria-t-elle à son mari occupé au dehors, « le señor a trouvé le corps du niño (petit) à la pointe de l’arroyo ; tu avais raison. » C’était la mère de l’enfant. Ce fut là toute l’oraison funèbre du niño, qui avait disparu depuis trois jours sans qu’on s’en fût autrement inquiété. Du reste, on retrouve en d’autres pays des exemples d’une insensibilité non moins étrange. Un officier de marine m’a raconté que, se promenant un jour dans la campagne de Nanking, il rencontra, portant son enfant dans ses bras, une femme qui, effrayée à la vue du barbare, jeta son fardeau dans une haie pour s’enfuir plus vite, en trébuchant sur ses pieds mutilés. Bien plus, il est tel point, — les îles Marquises, — où le sentiment maternel a presque disparu ; il est remplacé par l’adoption érigée en système.

Hors du Veraguas, dans les autres parties de l’Amérique centrale, l’Indien, mêlé sans cesse au mouvement qui l’entoure, a perdu, dans le contact avec les Européens, son caractère primitif : il est devenu plus industrieux, plus attaché au sol, moins étranger aux sentimens de famille. Vivant heureux près de sa femme, entre le champ qu’il cultive et la cabane qui l’abrite, son humeur paisible l’a sauvé de cette destruction totale qui, toujours plus prochaine, menace ses frères des États-Unis. Il se soumet avec une grande indifférence au joug, fort léger du reste, des petits-neveux de ses conquérans. Dans les luttes intestines qui ont ensanglanté pendant plus de trente ans l’Amérique centrale, c’est parmi les Indiens que se sont recrutées les prétendues armées de tous les partis. L’Indien se disciplinait promptement, sa bonne volonté était constante, sa patience remarquable. Une seule chose manquait, c’était l’ardeur guerrière. Rien de curieux comme sa contenance la première fois qu’on lui met un fusil dans les mains : il le regarde, ose à peine y toucher, et attend que quelque âme charitable lui enseigne à faire connaissance avec son animal (il appelle ainsi tout objet inconnu et qui lui semble étrange). Ce n’est qu’à la longue qu’il se familiarise et surtout qu’il s’aguerrit, si tant est qu’il en vienne jamais là. Souvent le malheureux est enrégimenté sans qu’il se rende bien compte de la cause qui réclame son appui. Dans l’une des nombreuses guerres de Carrera et de Morazan, un lieutenant de Carrera, s’étant emparé de Sonsonate, y avait laissé une faible garnison et un corps assez nombreux d’Indiens fraîchement recrutés. Le soir venu, pour empêcher les désertions qu’eussent pu provoquer les souvenirs encore récens de la famille, on réunit la nouvelle troupe dans une église située à l’extrémité de la ville ; un poste de confiance fut chargé de la surveiller, et un factionnaire placé à la porte. Instruit par ses espions, vers le milieu de la nuit, un lieutenant de Morazan, qui tenait la campagne, entre hardiment dans Sonsonate ; deux aides de camp seulement sont avec lui. Le poste dort dans une maison voisine. Enveloppé d’un manteau, cet officier se présente, en murmurant un mot d’ordre quelconque, au factionnaire, qui le prend pour un officier de ronde. Il pénètre au milieu des Indiens couchés à terre : « Allons, debout, garçons! dit-il; voici l’ennemi! aux armes! et surtout du silence! » Les dormeurs se gardaient bien de bouger, se demandant à voix basse dans le singulier patois qui est résulté du mélange de leur langue avec l’espagnol : « Qu’est-ce que celui-ci? que nous veut-il? Ce n’est pas celui d’hier soir. » Leur recruteur improvisé insiste, harangue; un premier se met sur son coude, puis un second, puis tous, et bientôt ils sont debout; le tour est joué. Notre homme les fait s’armer, se mettre en rangs, et sort tranquillement à la tête de ses nouveaux soldats, ordonnant au factionnaire de se joindre à la troupe. En quelques instans il fut hors de la ville. Les Indiens ne se doutèrent jamais qu’ils avaient passé d’un parti dans l’autre, et qu’ils étaient des traîtres innocens.

A côté de la vie obscure, silencieuse et facile de l’Indien, s’étale l’existence large et opulente des riches familles de race blanche. Le courant de l’émigration européenne est si faible en ce pays, qu’on y retrouve intactes les anciennes mœurs des colonies espagnoles, curieux mélange de luxe et de simplicité. L’hospitalité surtout s’y pratique avec une cordialité, une franchise dont l’Europe a depuis longtemps perdu le souvenir. Il n’est pas rare d’y voir des visites de famille à famille durer plusieurs mois, et une famille se compose quelquefois d’une quinzaine de personnes. Quel est l’étranger qui, introduit dans l’intimité d’une de ces riches familles, n’a été effrayé de l’interminable procession de visages divers qui passe devant lui, et surtout du formidable bataillon des tantes, sœurs, nièces, cousines?... Puis vient l’arrière-garde des domestiques, composée aussi de pères, de mères et d’enfans, plus nombreuse souvent que le corps d’armée. C’est une vraie vie de patriarches, et l’on se demande comment les fortunes peuvent suffire à l’entretien d’une telle population dans un pays où le désordre est la règle. Pourtant l’amo de la casa, le maître de la maison ou plutôt de la tribu soutiendra sans hésitation ni surprise ses parens de tous les degrés. Il faut dire du reste que là le comfortable est inconnu, et que le luxe (il y en a souvent beaucoup) est concentré dans les salons. Les chambres à coucher n’ont parfois d’autres meubles qu’un lit de sangle, deux chaises, et, dans un coin, l’inévitable malle, qui sert tout à la fois d’armoire, de commode et de secrétaire. A votre grand étonnement, vous en verriez sortir, comme d’un gobelet d’escamoteur, robes, bijoux, linge, chapeaux, tout l’arsenal féminin. On vit en commun; on se réunit aux heures de repas autour de la table dressée sous la galerie, on se réunit encore le soir pour une promenade à cheval, et la danse couronne la journée, qu’elle prolonge jusqu’au milieu de la nuit. Jamais dans l’Amérique espagnole on ne rencontre de ces misères en habit noir si fréquentes dans la société moderne : la raison en est dans ces habitudes hospitalières. L’homme qui a perdu toute ressource va chez quelque ami plus heureux; il y vit parfois des années comme ami de la maison, amigo de la casa, puis un beau jour il recommencera une vie indépendante, sans avoir connu ces obsessions de la misère qui suivent un revers. L’insouciance du débiteur ne peut être comparée qu’à celle du créancier.

L’avenir des enfans inquiète peu les familles, leur éducation encore moins; il en résulte une ignorance qui choquerait, si elle n’était générale. L’instruction des hommes se réduit en moyenne à un peu d’orthographe et d’arithmétique; ce peu, presque superflu pour entrer dans l’armée, est suffisant pour aborder le commerce. Les femmes ne savent rien, et les plus instruites n’ont d’autre notion sur l’Angleterre que la couleur du pavillon porté par ses navires.

Il n’y a pas de distinction entre les castes; tout est réellement accessible à tous, chose singulière dans un pays où la race conquérante et la race conquise sont restées en présence, où le régime colonial a été si longtemps exercé. Les fonctionnaires les plus élevés sont souvent d’origine indienne; on voit parfois de hauts personnages faire de leurs fils de simples dependientes (commis de maisons de commerce). L’égalité s’est établie avec la même facilité ou la même indifférence de la part des libéraux et de la part des conservateurs. Peut-être est-ce là une des causes de l’excessive mobilité politique de ces peuples. Dans une société peu avancée, la séparation des castes est un point d’appui pour le gouvernement.

Telle qu’elle est, cette société a pour l’étranger un charme singulier, tant l’accueil qu’on y reçoit ressemble peu à la réserve et à la froideur qui règnent dans nos salons d’Europe. Une recommandation n’y est pas considérée comme une lettre de change tirée par un ami indiscret : toujours acceptée avec empressement, elle vous ouvre dix portes; plus vous allez dans une maison, plus on aime à vous voir; vous devenez partie intégrante de la famille. Les femmes sont coquettes comme ailleurs, mais la coquetterie a chez elles un attrait de naïveté qui en ferait regretter l’absence; l’amour de la toilette, peut-être exagéré, est compensé par un goût parfait. Un esprit naturel du tour le plus franc supplée au manque d’instruction; cet esprit est toujours bienveillant, et le souvenir que l’étranger en conserve compte toujours au nombre des meilleurs.

Le défaut capital de la société espagnole de l’Amérique centrale est le manque d’énergie. Le jour où ce pays prendra, dans les relations des peuples, la place que la nature lui a assignée, on verra de nouvelles races s’y implanter. Que deviendra alors la société hispano-américaine? Ce qu’est devenue la population espagnole de la Californie. Entend-on prononcer son nom au milieu de tous les intérêts nouveaux qu’a su y créer la jeune Amérique? Pourtant dix années ne se sont pas écoulées depuis que cette contrée fait partie de l’Union! — La vice-royauté de Guatemala, dont les débris forment aujourd’hui les cinq états de l’Amérique centrale, fut, on le sait, de toutes les colonies espagnoles la dernière qui se sépara de la métropole. Cette révolution, toute pacifique du reste, ne date que de 1821, et dès le lendemain de la déclaration d’indépendance se dessinèrent nettement les deux partis qui devaient si longtemps ensanglanter le pays, les serviles et les federales. Les premiers, soutenus par le clergé et les grands propriétaires, inclinent au régime monarchique et combattent pour la séparation des cinq états; les seconds invoquent la liberté, et veulent que l’Amérique centrale devienne une confédération. Au reste, ces termes de serviles et de federales ne doivent être pris que comme de simples dénominations. Le jeu des ambitions personnelles, les rivalités de provinces, les passions locales, ont eu plus d’empire que les idées et les principes pompeusement énoncés dans les programmes de chaque parti. C’est là un trait commun à toutes les républiques hispano-américaines.

La république de Guatemala a toujours été le centre d’opérations des serviles, et le petit état de San-Salvador, le foyer des doctrines libérales. Dans la première en effet, soumise plus immédiatement à l’influence espagnole, les vastes propriétés des grandes familles sont restées plus nombreuses, et les prêtres ont conservé toute leur autorité, tandis que l’habitant du San-Salvador, le Salvadoreño, plus éloigné de ces influences, s’est parfois laissé aller jusqu’à des velléités d’indépendance religieuse. De là trois groupes distincts, aux intérêts nettement tranchés : au nord Guatemala, au centre le fédéralisme, représenté par le San-Salvador, auquel s’adjoignent l’Honduras et le Nicaragua; enfin au sud la petite république de Costa-Rica, dont la politique constante a été de s’isoler de ses voisines et de se soustraire aux désastreuses conséquences de leurs éternelles guerres civiles. Cet état mérite une mention spéciale. Grâce à son humeur paisible, que seconde sa position géographique, il a pu réduire son armée, ce qui n’est pas seulement une économie, mais un gage nouveau de paix intérieure. Sagement administré, il est parvenu à s’affranchir de toute dette publique; chaque année, ses comptes se soldent en excédant, son commerce augmente, sa population s’accroît. L’on ne saurait mieux le comparer qu’au Chili.

Les deux partis que nous avons signalés ont eu chacun un chef remarquable et une période de suprématie. Francisco Morazan fut le héros de la fédération. Fils d’un créole des Antilles françaises, il appartenait par sa famille à cette classe moyenne dont il allait défendre les idées. Dès 1824, âgé à peine de vingt-cinq ans, il se mêle aux affaires du pays, et par sa remarquable intelligence il les domine de fait, jusqu’au jour où son élévation régulière à la présidence ouvre pleine carrière à son activité patriotique. Il comprenait que la fédération, en donnant à l’ensemble des cinq états la force qui leur manquait isolément, pouvait seule s’opposer aux envahissemens futurs qu’appellerait sur l’Amérique centrale sa position entre les deux Océans. Malheureusement les compatriotes de Morazan n’entendaient rien aux plans de civilisation qui remplissaient sa tête; ses talens prolongèrent l’existence de la confédération, mais celle-ci n’avait cessé d’être en butte aux sourdes menées du parti contraire, et en 1837 parut sur la scène l’homme qui devait, après cinq ans de luttes, assurer le triomphe définitif des serviles et rompre la confédération, — Rafaël Carrera, devenu dictateur du Guatemala. Métis, presque Indien, simple gardeur de pourceaux, ne sachant ni lire ni écrire. Carrera n’avait que vingt et un ans lorsqu’il se mit à la tête d’une troupe d’Indiens révoltés, sur lesquels son origine, jointe à sa remarquable hardiesse et à son indomptable volonté, lui avait acquis une autorité absolue. Par quelle singulière alliance d’intérêts ce représentant de la population conquise devint-il le représentant du parti servile? Il y eut sans doute dans sa résolution, sans qu’il s’en rendît bien compte, un vague instinct de race. Le parti libéral, se rattachant naturellement et nécessairement à l’Europe, ne pouvait que s’attirer l’antipathie de la multitude, pour qui le cri de guerre aux étrangers traduisait dans toute sa crudité le sens qu’elle attachait à son émancipation. De là cette haine commune, aveugle chez les masses, raisonnée chez la noblesse et le clergé, et cette lutte opiniâtre qui se termina par la mort du général Morazan. Aujourd’hui Carrera règne sans conteste; chef despotique et sanguinaire, sans foi ni scrupule, il n’en est pas moins l’homme du pays, qui le comprend et en est compris, le dictateur populaire identifié à la cause nationale, tandis que son rival, personnification des classes moyennes, n’eut jamais une véritable popularité.

La fédération dissoute, les cinq états menèrent une existence séparée, sans événement remarquable, jusqu’au 13 juin 1855, jour où Walker débarqua à Realejo. Nous ne reviendrons pas sur cette expédition de flibustiers qui n’est pas terminée, mais qui fait présager l’avenir de l’Amérique centrale. Cette entreprise n’est pas un fait isolé; on la voit se reproduire à chaque instant sous une forme ou sous une autre : hier c’était le colonel Kinney voulant s’emparer d’une prétendue concession de 30 millions d’acres de terre dans le Nicaragua; auparavant c’était le bombardement de Greytown. A Panama, l’Américain est pour ainsi dire maître de l’isthme; il se retrouve par- tout en ce pays, et partout il fait étalage de cette avidité brutale qu’il lui plaît de décorer du nom d’instinct d’annexion. Comment s’étonner de cette prépondérance des Américains en présence de l’inertie des populations espagnoles? Le passé de la race indienne devrait pourtant servir à celles-ci de leçon. Parfois il arrive qu’au milieu de ces solitudes immenses, au fond de forêts séculaires, on voit se dresser le gigantesque tombeau d’une des antiques cités américaines : ses ruines couvrent des espaces de plusieurs lieues carrées; des remparts, où l’imagination croit retrouver les murailles d’Ilion, les entourent encore de leur indestructible ceinture; çà et là des pyramides aux faces recouvertes d’escaliers de pierre élèvent vers le ciel leur masse colossale, attestant la grandeur d’un culte disparu. Et ces restes, que la puissante végétation a recouverts presque partout d’un suaire de verdure, ne sont pas le tombeau d’une ville barbare, il suffit de regarder les sculptures qui s’y rencontrent à chaque pas. Qu’ont substitué les Espagnols à cette société dont ils ont à peine daigné nous transmettre le souvenir? qu’est devenue cette race intelligente qu’ils avaient soumise? De leur propre aveu, la dépopulation a été des deux tiers, et l’immigration est presque nulle.

De cette absence de producteurs et de consommateurs est résultée l’insignifiance des exportations et des importations. Dans cet Océan-Pacifique, incessamment sillonné par la vapeur, où tout ce qui a vie et mouvement se rattache à Panama par une ligne de steamers, il n’y a entre Panama et les côtes qui l’avoisinent aucune communication réglée[7]. Il ne faut rien attendre des maîtres du pays, qui n’ont ni ressort ni énergie. En revanche ils ont un voisin qui n’en manque pas, qui est décidé et envahisseur, qui transforme en quelques années les pays où il pénètre, et qui veut pénétrer partout. C’est le rude et brutal Yankee. Mais l’intérêt commun de toutes les nations ne per- met pas de laisser tomber sous une domination étrangère un pays qui tire de sa situation une si grande importance. Il faut que ce pays reste neutre. Or cette neutralité ne lui peut venir que de deux façons, soit que les grandes puissances maritimes y occupent des points différens pour contenir leur ambition mutuelle, soit qu’une population assez forte pour maintenir son indépendance s’y forme par l’immigration, et, mettant enfin à profit les ressources naturelles de ces contrées, les fasse servir aux intérêts généraux. Nous n’avons pas besoin de dire que de ces deux solutions nous préférons la seconde.


EDOUARD VANEECHOUT.

  1. Voyez, sur les Communications interocéaniques, la Revue du 15 janvier 1857.
  2. Central America, Chiapas and Yucatan, Londres 1851.
  3. Nicaragua, its People, scenery, etc., Londres 1852.
  4. Marchands qui vendent tout ce qui concerne la marine.
  5. J’emprunte la note suivante à un rapport de M. Lagarde, chirurgien de la marine : « Sur l’île Muerto, à l’entrée de la rivière de Chiriqui, on trouve un charbon de terre de bonne qualité, dont l’analyse, faite avec soin par le professeur Rogers de Pensylvanie, a donné pour résultat : parties volatiles et bitumineuses, 36.27; charbon solide, 58.48; cendres, 5.25. »
  6. Ainsi nommée par le frère du célèbre Alvarado parce que la conquête du pays fut achevée le 6 août, jour de la transfiguration du Sauveur; le nom ancien était Cuscatlan ou terre de richesses.
  7. Une tentative faite en 1834, par une compagnie américaine, pour en établir une, échoua complétement dès le premier voyage.