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Les Climats du Nord

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Les Climats du Nord
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 112-135).
CLIMATS DU NORD





Travels in Siberia, by S.-S. Hill, esq., London 1854, 2 vol. in-8o, Longman.





Pour désigner une conversation ennuyeuse, on dit souvent qu’il n’y a été question que de la pluie et du beau temps. En France, où l’instinct, le génie de la sociabilité a pris un si noble développement, d’où vient cette espèce d’anathème contre la météorologie, cette physique de la nature dont les lois régissent en définitive les productions, du sol, la multiplication des animaux utiles, enfin dont les influences, reconnues ou occultes apportent à l’homme ou la souffrance ou la santé, sans compter l’agrément ou la tristesse ? C’est le climat de chaque contrée qui permet ou qui arrête le développement de la race humaine, qui, joint à l’industrie des populations, pose les limites à la force numérique des habitans de chaque district météorologique, et qui fait subsister quatre millions d’hommes dans la riche Belgique, dont le territoire n’est qu’une petite fraction du territoire de la France, tandis que la Sibérie peut à peine nourrir la moitié de ce nombre avec une étendue qui est vingt-six fois celle de notre pays. En suivant M. Hill dans sa traversée de Saint-Pétersbourg au Kamtchatka, nous ferons une étude de physique terrestre qui nous présentera le climat dominant l’homme et la géographie forcément liée à la météorologie.

Le domaine de ces deux sciences s’est prodigieusement étendu depuis quelques années, grâce à l’initiative prise par M. de Humboldt, qui a su voir et enseigner à voir. La lecture des voyages exécutés par des observateurs compétens fournit un grand nombre de résultats que la théorie se propose ensuite d’expliquer, en sorte qu’on y étudie avec agrément les grandes lois de la nature dans leurs applications aux diverses contrées, en évitant l’aridité de la science abstraite. Je ne crains pas d’affirmer que de toutes les sciences descriptives la plus attrayante est la géographie, quand on y joint comme aujourd’hui des notions sur la population, l’industrie, la vie civile, les mœurs, les langues, les religions, les progrès ou le dépérissement des peuples. Il va sans dire que la climatologie de chaque contrée, — ainsi que sa constitution géologique, ses terrains, ses rivières, ses montagnes, — fait partie de sa description en y comprenant même les restes fossiles des animaux qui ont précédé l’ère actuelle. Si on joint à ces données les cartes géographiques, les voyages, la discussion des relations diverses, l’histoire des découvertes des Européens, qui n’ont point encore aujourd’hui exploré le globe entier, on trouvera un champ aussi vaste qu’attrayant pour cette science, que plusieurs personnes semblent regarder comme un jeu de mémoire pour les enfans, et qui embrasse au contraire dans leurs applications presque toutes les lois que le génie de l’homme a pu arracher au secret de la nature.

Tandis que dans les contrées équatoriales la vie abonde sous les feux d’un soleil sans ombre et avec les pluies périodiques, les climats du nord sont, suivant l’expression romaine, privés du feu et de l’eau par la faiblesse des rayons d’un soleil oblique et par la congélation presque constante du fluide qui est la sève de la nature. Cependant ces hivers presque permanens ne rendent point tout à fait désertes ces régions moins favorisées, et sans parler des phoques et des morses de la Mer-Glaciale qui entoure le pôle nord d’une étroite bande maritime, les deux grands océans, dans leur partie septentrionale, sont peuplés par la race gigantesque des baleines et des cachalots, dont la vie, suivant l’opinion de Buffon, doit être de dix siècles et au-delà, tandis que d’après l’image pittoresque de Lacépède, si l’on dressait une grande baleine à côté des tours de Notre-Dame de Paris, il faudrait hausser ces tours de cent pieds pour atteindre à l’extrémité supérieure de l’immense habitant des mers polaires.

Les nombreuses expéditions envoyées par le commerce à la pêche de la baleine et la découverte récente du passage au nord nous ont fait connaître assez bien toute la Mer-Glaciale. De toutes les terres arctiques, la Sibérie, — quoique soumise au gouvernement régulier d’une nation européenne, la Russie, — est celle que les voyageurs visitent le moins souvent et dont il nous arrive les relations les moins fréquentes. M. Hill est probablement le dernier des rares voyageurs que l’instinct irrésistible de voir ce qu’on ne voit pas ordinairement a poussés au travers de tout le continent asiatique du nord, en partant de Saint-Pétersbourg et de Moscou pour arriver de l’autre côté, à Okholsk et à Pétropaulosk, sur les rivages de l’Océan-Pacifique. En même temps qu’il a vu ce pays autrement que dans les hôtelleries, il a noté plusieurs circonstances importantes relatives aux espèces végétales et animales qui peuplent la Sibérie et aux influences des saisons, qui se réduisent à peu près à un dégel de quelques mois, même dans les parties qui, comparées à l’Europe et situées à pareille latitude, sembleraient nourrir de nombreuses populations. Le nord de la Sibérie est trop voisin du pôle, le sud est perdu dans des montagnes qui en excluent les vents du midi, tandis que les vents chauds de l’ouest sont arrêtés par la chaîne de l’Oural. Tout contribue ainsi à détériorer le climat de cette triste région, dont la plus grande partie n’admet que des hordes errantes, aussi misérables que clairsemées sur un si vaste territoire. À mesure qu’en Sibérie l’on marche vers le nord, les subsistances végétales deviennent plus rares, et avec elles les maigres troupeaux abandonnent l’homme ; c’est le cheval qui les remplace, puis vient le renne ; enfin il ne lui reste que le chien, devenu animal de trait, et qui partage avec l’homme les produits de la pêche et de la chasse, auxquelles il n’a pas l’instinct de participer.

Pour embrasser l’ensemble des climats du nord, énumérons les diverses contrées de l’ancien et du nouveau monde qui viennent aboutir vers le pôle arctique. Si, en quittant Paris ou Londres, on marche toujours directement au nord, on arrive bientôt aux rivages de la mer dite Mer du Nord, et de là jusqu’au pôle on ne retrouve plus aucune terre. Cette partie de l’Europe est la seule qui ait autant de mer au-dessus d’elle. Au nord et à droite s’étendent la Norvège, la Suède, la Laponie et l’extrême Russie d’Europe, limitée aujourd’hui à la chaîne des monts Ourals, anciennement monts Riphées, qui se dirigent du sud au nord de la Mer-Caspienne à la Mer-Glaciale. Sur cette même Mer-Glaciale, une immense région, la Sibérie ou Russie asiatique, verse par de vastes embouchures des fleuves nombreux qui vont prendre leur source à des latitudes moins élevées que celles de la Belgique. Une chaîne continue de montagnes, celle de l’Altaï et de ses prolongemens vers l’est, borne la Sibérie au sud et la sépare du territoire chinois ; enfin cette terre atteint à l’orient le détroit et la mer de Behring en se repliant par la grande presqu’île du Kamtchatka. Pour terminer le contour du monde arctique, on suivra l’Amérique russe, qui a aussi la Mer-Glaciale au-dessus d’elle, le Canada anglais, situé de même, enfin le Groënland, séparé de l’Amérique par un large bras de mer, et que souvent on a compris dans la liste des contrées européennes. On peut remarquer que l’empire russe occupe bien plus de la moitié du contour entier de la terre, et que, comme on l’avait dit autrefois de l’empire espagnol, le soleil ne se couche jamais pour lui. L’empire britannique peut prétendre aujourd’hui à la même distinction ; mais ce qui est particulier à l’empire russe, c’est la continuité de son territoire,


Où le milieu du jour arrive d’un côté,
Tandis que minuit sonne à l’autre extrémité,


ainsi qu’on l’écrivait récemment. La Sibérie, à peu près aussi vaste que l’Europe entière, fait à elle seule au moins la moitié de la portion nord des continens de l’ancien monde et du nouveau, situés à la même latitude qu’elle ; mais pour toutes ces régions également boréales, les influences météorologiques établissent des climats bien divers, et dont l’étude offre de curieuses particularités.

Remarquons d’abord que pour toutes les latitudes égales à celles de l’Europe et même un peu plus méridionales, le vent dominant est le vent d’ouest, qui apporte à l’Europe l’air chaud de l’Atlantique du nord. Tout le monde sait aujourd’hui que les courans des mers équatoriales, qui poussent incessamment les eaux chaudes des tropiques contre les rives du Mexique, occasionnent un contre-courant dirigé des États-Unis vers l’Europe, qui remplit d’eau tiède toute cette partie de l’Océan que traversent maintenant en peu de jours les puissans navires à vapeur de l’Union américaine, de l’Angleterre et de la France. L’air qui nous arrive constamment de l’ouest est donc exceptionnellement chaud, et il donne à notre Europe ce climat unique qui permet de cultiver l’orge et quelques céréales jusqu’au Cap-Nord, tandis que le Groenland, privé de ces haleines bienfaisantes, ne dégèle jamais, quoique il atteigne presque les latitudes du nord de l’Ecosse. Veut-on un autre exemple ? La belle, riche et savante ville de Boston, aux États-Unis, est à la même latitude où les oliviers sont cultivés en Espagne. Elle éprouve cependant des hivers qui, sur les étangs et les petits lacs d’alentour, font pénétrer la glace à un mètre de profondeur. Plus à l’ouest et presque dans le voisinage, les cinq grands lacs américains, véritables mers d’eau douce, gèlent profondément et portent l’hiver des chemins de fer improvisés, comme ils portent des vaisseaux pendant l’été. Quelle triste production que la glace auprès des vins et des huiles d’olive que le beau climat de Bordeaux et de l’Espagne fournit aux cultivateurs indolens ! Eh bien ! l’activité intelligente du citoyen des États-Unis a transformé cette glace même en une vraie récolte qui s’exporte dans l’Inde et dans les régions tropicales à un prix sans doute bien supérieur à ce que les Asturies retirent de leurs oliviers. Que ne peut l’industrie américaine ? Un homme d’état du temps de l’empire disait plaisamment des habitans de Genève : « Quand vous voyez un Genevois se jeter par la fenêtre, jetez-vous-y tout de suite après lui, il y a encore cent pour cent à gagner. » La république de trente millions d’âmes a-t-elle sous le rapport utilitaire beaucoup à envier à la république de trente mille âmes (défalcation faite des annexes catholiques) ? Tout en admirant ces prodiges de navigation et de commerce, il va sans dire que je n’entends point comparer ces articles d’exportation empaquetés dans la sciure de bois, les feuilles de maïs et de canne à sucre, et des planches artistement jointes, avec ceux de nos vignobles, de nos mûriers, de nos arbres fruitiers et de nos marais salans, que le monde entier du pôle à l’équateur recherche et consomme, sans songer aux circonstances météorologiques auxquelles ils doivent leur existence. En faisant connaître aux lecteurs de la Revue mes cartes homalographiques, je mettrai sous leurs yeux le tableau des lignes d’égale chaleur et pour ainsi dire d’égal climat que M. de Humboldt a tracées sur le globe, en y joignant les limites des cultures qui en sont la suite. J’emprunte aux travaux de cet illustre savant cette remarque intéressante pour la France : c’est que vers le milieu de notre pays se trouve le point de plus beau climat du monde entier, en sorte que si vers l’orient du méridien de Paris, on choisit une localité déterminée, toute autre localité quelconque dans le monde entier, à pareille latitude, aura un climat moins favorable. La nature a donc fait beaucoup pour la France ; il reste à la France à faire beaucoup pour elle-même ! Aide-toi, le ciel t’aidera. Marchons sous les auspices encourageans de la science et de l’industrie, mais surtout sous les auspices de l’activité ! Tout le monde connaît les anathèmes de Napoléon contre le maladetto far niente.

Le courant atlantique d’eau chaude qui revient de Terre-Neuve à l’Angleterre pour redescendre vers les côtes d’Afrique et reprendre ensuite le chemin des côtes du Mexique et revenir encore vers les côtes d’Europe (circuit qu’il accomplit environ en trois ans et demi), ce courant, disons-nous, envoie une branche dérivée qui longe la Norvège, et, dépassant le Cap-Nord, va se perdre dans la Mer-Glaciale. Ce courant que la carte de M. Duperrey, qui fait loi en cette matière, prolonge au-dessus de la Laponie, de la Russie d’Europe et de la Sibérie jusqu’au détroit de Behring, que devient-il plus loin ? Continue-t-il son circuit par les mers glaciales au-dessus de l’Amérique russe, du Canada anglais, que depuis quelques mois nous savons être séparé de toute terre polaire[1], ou bien descend-il vers le sud par le détroit de Behring ? C’est peut-être partiellement l’un et l’autre. Avant la découverte des Anglais sur la communication entre les eaux de la mer arctique américaine de l’est et les eaux de la même mer à l’ouest, j’avais prié M. Jacobi de Saint-Pétersbourg, l’inventeur de la galvanoplastie, et que l’Institut de France regrette de ne pas encore compter parmi ses membres, d’obtenir de son souverain que des tronçons d’arbres marqués convenablement fussent jetés à l’ouest de la communication cherchée pour être transportés à l’est au travers des glaces et même sous les glaces, et établir l’existence de cette communication, ce que ne peuvent faire les bouteilles flottantes ordinaires, beaucoup trop fragiles pour se frayer un chemin au travers des glaces ou au-dessous des champs de glaces polaires. L’essai reste à faire, et sans doute il sera mis en pratique maintenant par la marine anglaise ou par celle des États-Unis, devenues l’une et l’autre depuis quelques années hautement scientifiques (highly scientific). Nous dirons en passant que la Russie semblait désignée pour cette tâche par des antécédens que la France, ni l’Angleterre ne sauraient oublier, car il n’est pas un homme de science dans ces deux pays qui, tout en combattant nationalement de tout son pouvoir l’empereur Nicolas, ne regrette de voir un ennemi dans le fondateur de l’observatoire de Poulkova et dans le protecteur scientifique de Struve, de Kuppfer et de Jacobi !

Quant à ce qui regarde ce courant norvégien et son issue par le détroit de Behring ou par la baie de Baffin, nous saurons un jour, et sans doute ce jour n’est pas loin. Quoi qu’il en soit, le vent d’ouest, si favorable à l’Europe, vient expirer contre le mur infranchissable des monts Ourals, et, d’après plusieurs données, ce courant d’air semble tourner vers le sud, et aborder ensuite comme vent de nord les rives de la Mer-Caspienne et la Tartarie, par un effet semblable à ce qui se produit déjà à Constantinople et même un peu sur les côtes de l’Illyrie et à Marseille. La Sibérie, isolée ainsi à l’ouest par les monts Ourals, au sud par la chaîne de l’Altaï et des montagnes de la Daourie, qui la séparent météorologiquement des climats du sud, et à l’est par plusieurs rameaux de montagnes courant du sud au nord, comme la chaîne de l’Oural, offre donc un type unique, existant par lui-même sans rien emprunter ou fournir aux contrées voisines. Or cet isolement ne lui est guère favorable. Tandis que l’Europe compte par dizaines de millions les habitans des zones d’égale latitude, la Sibérie, d’après l’estime de M. Hill, n’en contient que quatre millions. Un autre géographe anglais, dont l’autorité est très grande, M. Wyld, auteur du grand modèle de la terre, que tant de Français ont admiré en 1851, dans Leicester-Square, à l’exposition de Londres, porte à près de cinq millions la population sibérienne ; mais où trouver tant de millions d’hommes dans les infertiles vallées de l’Obi, du Ienisse et de la Léna ? Entre les parties basses de ces vallées, qui sont noyées par les débordemens de l’été et dévastées par les froids de l’hiver, et les parties hautes, situées près des sources des mille affluens de ces immenses fleuves qui rivalisent avec le Mississipi, l’Amazone, l’Orénoque ou le Saint-Laurent, lesquelles parties hautes sont stérilisées par leur configuration mon tueuse et leur grande élévation, où se trouve la lisière fertile qui pourrait nourrir tant d’habitans ? Je ne le vois ni chez les populations urbaines ni chez les minces peuplades de cultivateurs russes, tartares ou mongols. On ne peut guère compter la population des districts des mines, qui font la principale richesse de la Sibérie, et sans lesquelles on a dit que la Russie en abandonnerait bientôt la souveraineté. En réduisant donc à deux millions au plus la population de la Sibérie avec les géographes français, on sera encore, je pense, plutôt au-dessus qu’au-dessous de la réalité ; encore faudra-t-il admettre, depuis l’exploration de Gmelin et de ses compagnons, un progrès que rien n’indique avoir eu fieu, surtout depuis la diminution des produits de la chasse aux fourrures, qui, comme au Canada, a coïncidé avec l’activité destructive des chasseurs modernes.

Il est donc bien établi que les vents d’ouest, qui sont les vents dominans pour toute l’Europe, apportent sur cette partie du monde la chaleur et l’humidité de l’Atlantique du nord. La chaleur nous donne le climat favorable dont nous venons de parler, et l’humidité, qui se dépose à chaque barrière élevée que franchit le vent, produit l’arrosement européen, l’un des plus avantageux du globe après celui du bassin du Mississipi et du Missouri, qu’on estime pouvoir nourrir aisément deux cents millions d’habitans. L’Europe en compte à peu près deux cent cinquante millions.

Le même contre-courant d’eau chaude qui remplit le bassin de l’Atlantique du nord se produit également dans le Pacifique septentrional, mais il remonte beaucoup moins haut, d’après la configuration des côtes d’Asie et d’Amérique. Cependant, à la faveur du vent d’ouest, il donne à l’Orégon et à la Californie un climat qui rivalise avec celui de l’Europe, et il entretient dans la Colombie une végétation forestière sans pareille dans le monde entier. Ce vent d’ouest verse sur l’Amérique anglaise ces prodigieuses masses d’eau qui alimentent les fleuves qui vont à la Mer-Glaciale et les lacs sans nombre et presque sans limites qui couvrent cette partie du globe. Ce courant d’air, passant au-dessous de l’Amérique et de la Sibérie orientale, laisse ces deux régions sous l’influence prédominante du vent de nord-est, qui est d’une froideur désastreuse, et, pendant le calme, sous l’influence non moins sévère du rayonnement vers les espaces célestes. D’après une remarque de M. Hill, dans les froids intenses de 40 ou 50 degrés Réaumur, c’est le vent de la Mer-Glaciale qui tempère un peu cet épouvantable climat.

Au début du voyage de M. Hill, nous sommes à Nijney-Novogorod, entre Moscou et la frontière de Sibérie, sur le Volga, cette grande artère de la Russie, comme le Danube est celle de l’Europe au sud-est. Nous pouvons ainsi faire connaissance non-seulement avec les populations sibériennes qu’attire la foire de Nijney, mais avec la plupart des races de l’Europe et de l’Asie. Chaque année, au milieu d’août, Nijney devient un point de réunion pour trois cent mille étrangers, arrivant par des bateaux, par des bêtes de trait, par des caravanes de chameaux, — de l’ouest avec les produits manufacturiers de l’Europe, — du nord avec les produits des mines et des chasses de la Sibérie, — de l’est avec le thé et la soie de la Chine, — du sud avec les bestiaux, les chevaux et les produits de l’Asie centrale, comme aussi avec les riches étoffes et tapis de l’Arménie et de la Perse. Tous les peuples, hors les Chinois, qui ne sortent jamais du Céleste Empire, sont représentés à Nijney. Les vaisseaux persans de la Mer-Caspienne, les chameaux de la Tartarie, les chevaux turcomans, les voitures ou plutôt les charrettes sibériennes, avec leurs chevaux à poil polaire qui apportent les produits déposés l’hiver par les traîneaux dans les magasins des localités voisines, tout concourt à représenter un congrès de toutes les races européennes et asiatiques pour des transactions pacifiques dont le chiffre s’élève à 220 millions de francs. Dans toute cette foule de chrétiens de toutes les sectes, de musulmans, de bouddhistes, d’idolâtres chamanistes, c’est-à-dire ayant pour directeurs religieux des sorcier, reconnus dans chaque localité, en était-il beaucoup qui se demandaient d’où vient le Volga ?

Sans doute il vient de ses cent mille sources dans le vaste bassin récemment adjugé à l’Europe par les géographes modernes, tandis que les anciens limitaient l’Europe au Don ou Tanaïs,


Europam ex Asiâ Tanaïs disterminat amnis.


Mais ces sources elles-mêmes, qui les entretient ? C’est le vent d’ouest apportant les exhalaisons de l’Atlantique pendant huit ou neuf mois de l’année. Le Dnieper, le Don, le Volga, l’Oural au sud, avec la Neva, la Dwina et la Petchora au nord, représentent à peu près tout ce que l’échange entre l’atmosphère de la mer et l’atmosphère de la terre fournit d’eau excédante à cette partie du continent. Dans les produits commerciaux que reçoit la navigation du Volga, nous avons oublié ceux de la Mer-Noire, qui passent par un petit trajet du Don au Volga. Aussi les Grecs et les Turcs sont à la foire de Novogorod en aussi grande quantité que les autres nations limitrophes de la Russie.

Je ferai grâce au lecteur de la petite pointe de satire que l’auteur se permet sur l’eau bénite de l’église russe et sur la bénédiction des eaux du Volga et de l’Oka. Le poisson des rivières bénies, le thé fait avec leurs eaux, le bol même de punch qui admettait l’eau sacrée, étaient, suivant cet hérétique, tout à fait sanctifiés. Suivant lui, les agriculteurs et les marchands russes comptent un peu trop sur les bénédictions cléricales pour remplir leur bourse. J’avoue que j’aime mieux les voir fonder leurs espérances sur ces bénédictions que sur le brigandage. La foire a lieu vers la fin d’août, évidemment pour laisser s’établir toutes les communications d’été des contrées septentrionales. Voici une autre remarque critique du voyageur qui pourra faire réfléchir nos Européens, habitués sans contrôle à mépriser au physique et au moral tout ce qui n’est pas civilisé à notre manière :


« Ayant traversé le canal, nous arrivâmes à ce qu’on peut appeler un des faubourgs de la grande citadelle commerciale occupée momentanément par tant de milliers d’étrangers. Nous y trouvâmes des promenades et des cafés (l’auteur emploie le mot français), lesquels pouvaient presque rappeler les établissemens et les promenades du même genre des Champs-Elysées de Paris, et nous entrâmes dans un de ces cafés, où nous fûmes attirés par la musique. Nous trouvâmes au premier étage une immense salle élégamment approvisionnée de tout ce qui peut être attrayant pour un étranger. Contrairement à l’usage de pareils établissemens, où on voit un grand nombre de petites tables disposées autour de la pièce, il régnait ici tout autour une seule et même table étroite et longue avec des bancs des deux côtés. Il y avait de plus deux rangs de bancs en étages, contigus au mur, l’un plus élevé que l’autre. Sur le banc supérieur étaient assis plusieurs petits groupes de belles musiciennes[2]. Ces groupes séparés jouaient de la harpe et d’autres instrumens à cordes ; toutes ces artistes portaient le costume de leurs nombreuses contrées natales. Ainsi sous le même toit étaient réunis la beauté et le talent de la Grèce, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Hollande, de la Russie méridionale et des autres parties de l’Europe (l’auteur évite de nommer la France et l’Angleterre), en un mot de toutes les contrées de la chrétienté, car le privilège dont jouissent les hommes de transformer leurs filles en mécaniques portatives destinées à amuser le monde entier est réservé exclusivement aux seuls pays chrétiens. Par suite, tous les étrangers qui étaient dans ce café étaient des hommes non-seulement d’Europe, mais en grand nombre de toutes les nations du monde, la Chine exceptée. »


Un peu plus haut, M. Hill mentionne un directeur français qui avait amené cinq cents belles artistes de l’Europe occidentale (probablement de France et d’Angleterre), habiles dans tous les arts qui servent à la récréation des hommes entre les heures des affaires et celles du sommeil.

Le thé, ce thé supérieur de Russie connu à Paris, où il est rare, sous le nom de thé de caravane, est un immense objet de commerce à Nijney-Novogorod, où il est apporté par les Tartares qui le prennent dans la Chine. M. Hill pense que ce n’est point l’air de la mer qui, comme on le croit communément, ôte au thé une partie de sa qualité, ainsi que cela a lieu pour le thé que les Anglais et les Américains vont chercher en Chine au moyen d’une immense navigation. C’est, selon M. Hill, à la qualité vraiment supérieure du thé des provinces du nord de la Chine, où les Tartares s’approvisionnent, qu’il faut attribuer l’excellence du thé russe. Au reste, le thé des caravanes est enveloppé avec un soin extrême dans des feuilles d’étain et recouvert de peaux de bœuf. Je ne trouve dans M. Hill aucune mention de l’opinion bien connue, et corroborée par le témoignage de l’expédition scientifique envoyée en Sibérie par le gouvernement russe dans le siècle dernier : à savoir que le thé fait avec l’eau provenant de la glace fondue jouit d’un arôme supérieur. Si le fait est vrai, comme il n’est guère permis d’en douter, les gourmets de Paris, hommes et femmes, qui ont facilement de la glace en tout temps, peuvent se procurer ce précieux avantage, à moins que le thé anglais ne soit pas, comme le thé russe, susceptible de cette notable amélioration[3].

Le séjour à Nijney nous offre une bonne occasion pour énumérer les diverses races qui composent l’empire de Russie. M. Hill reproduit sur ces races quelques notions familières à tout le monde ; nous préférons à ce que dit là-dessus M. Hill en 1854 ce qu’écrivait en 1851, c’est-à-dire en dehors de toute influence actuelle, un savant géographe anglais, M. Wyld : il La Russie (d’après M. Wyld) est un des deux empires du monde qui ont un peu plus de superficie que l’empire anglais ; mais l’empire russe est beaucoup au-dessous de celui-ci et de l’empire chinois pour la population, comme pour la puissance il est bien inférieur à l’Angleterre. La Russie, dans le siècle dernier, s’est emparée de la plus grande partie de la Pologne et a enlevé à la Suède ses provinces orientales ; dans ce siècle, elle est arrivée au démembrement de la Turquie et de la Perse, et dans la Circassie elle soutient contre le peuple une guerre nationale ; de la Sibérie, elle s’est avancée en Amérique, et a occupé une vaste étendue de pays sur la côte nord-ouest, mais sans aucun pouvoir réel. Une circonstance arrête le développement de la puissance navale de la Russie, c’est qu’elle n’a pas de sortie que sur des mers sujettes à geler ou fermées par des terres, comme la Baltique et la Mer-Noire… C’est la Russie européenne qui fait la force de l’empire ; là l’élément slave domine. La Grande-Russie comprend vingt-huit millions d’habitans, et la Russie-Blanche douze millions ; les Polonais et les Lithuaniens forment quatre millions, sans compter la Finlande et quelques autres races. La race dominante, celle de la Grande-Russie, n’est guère aimée par les autres parties de la population, et notamment par les Polonais et les Lithuaniens… Plusieurs des rivières qui coulent au nord et au sud entrecroisent leurs sources et sont unies par des canaux ; une vaste voie de communications intérieures est ainsi ouverte et rappelle la ligne commerciale des fleuves des États-Unis, mais avec la navigation à vapeur sur une bien moindre échelle. »

La force de l’empire russe résidant surtout, comme le remarque M. Hill, dans la Grande-Russie et dans la Russie-Blanche, il s’ensuit que les provinces moins favorisées, — la Sibérie par exemple, — ont dans cette infériorité même un titre particulier à la sollicitude du gouvernement impérial. Malheureusement ce grand empire ne paraît pas, comme les États-Unis, savoir coloniser à l’intérieur et conquérir par une augmentation utile de population, sans sortir de son territoire, plus de millions de sujets que n’en peuvent donner les empiétemens de territoire sur les contrées mal peuplées de l’Asie centrale. Quelques petites localités de la Sibérie ont été pourvues d’habitans à grands frais ; mais passé la ville d’Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale avec une population de dix-huit mille âmes, et celle d’Iakoutsk, bien plus au nord, sur l’immense fleuve de la Lena, avec cinq mille âmes, les Russes sont à l’orient du continent asiatique à peu près aussi rares que les Anglais et les Français. Dix mille exilés environ, la plupart malfaiteurs et malfaisans, sont envoyés annuellement en Sibérie, mais ils n’ont encore peuplé que de rares villages dans un pays d’ailleurs très rebelle à la culture, et ils n’ont pas la permission d’exercer des métiers ou de faire le commerce. Les exilés politiques sont traités avec quelques égards. Les Samoïedes et les Koriacks sur la Mer-Glaciale, les Tongouses, les Iakoutes et les Tchoutchis, joints à quelques Tartares, composent des populations nomades vivant de quelques bestiaux, de chasse et de pêche. Dans leurs croyances superstitieuses, soumis à leurs chamans ou sorciers, ils ne s’élèvent pas même jusqu’à l’idolâtrie. Quelques-uns sont cependant chrétiens au moins nominalement, mais toutes les relations modernes s’accordent à confirmer les rapports de Gmelin, savoir que c’est par politique pure qu’ils se laissent associer à la religion de leurs maîtres : « tous ces gens-là, dit-il, n’ont pas les premiers principes de la religion chrétienne ; ils pensent qu’elle consiste à porter une croix, à faire le signe de la croix, à ne pas manger de chair de cheval et à observer les jeûnes prescrits. Lorsque l’archevêque vint dans ce canton, il fit assembler les habitans. Quelques-uns vinrent à lui de bonne volonté, mais la plupart y répugnaient, et il fallut que les dragons qui accompagnaient l’archevêque les fissent sortir de leurs huttes. Ces Tartares habitent le long de la Tchoulima ; le lieu était commode pour les baptiser. Ceux qui refusaient le baptême étaient jetés dans l’eau. Lorsqu’ils revenaient à bord, on leur attachait une croix au cou, et ils étaient chrétiens. » On sait que dans l’église grecque le baptême s’administre par immersion totale, ainsi rien ne manquait aux néophytes sibériens. Cependant on ne peut s’empêcher de penser avec le grave Gmelin que c’était un sacrement conféré singulièrement. Les guides iakoutes de M. Hill s’échappaient aussi parfois la nuit pour aller faire leurs offrandes au diable.

En fait de produits minéralogiques, la Sibérie a cependant tout ce qu’il faudrait pour attirer et retenir des populations plus nombreuses et moins misérables. L’or et le platine se trouvent, comme on sait, à l’état natif en Sibérie, le long de l’Oural et dans la partie la plus élevée des montagnes et des collines du midi, c’est-à-dire dans l’Altaï et la Daourie. En voyant les échantillons de ces minerais, M. de Humboldt déclara qu’on y devait trouver des diamans comme aux Indes et au Brésil. C’était donc une troisième localité diamantifère. La prophétie s’est fidèlement réalisée, quoique l’on n’ait pas encore découvert de gisement industriellement important de ce précieux minéral. On a aussi mis récemment en circulation quelques diamans provenant, disait-on, de l’Algérie : mais, pour moi du moins, l’existence de cette gemme dans nos possessions musulmanes n’est pas encore complètement hors de doute : c’est, comme on sait, une espèce de ciment naturel rougeâtre qui indique la présence du diamant, et je n’ai point encore vu de ce ciment, dit cascalho, provenant des provinces françaises de l’Afrique.

L’aspect de la Sibérie est parfaitement régulier : ce sont des terrains élevés et montagneux dans le sud, qui ont une pente uniforme vers le nord et versent d’abondantes eaux dans la Mer-Glaciale. Ces eaux y arrivent par l’air comme partout ailleurs, mais on ne sait pas bien encore d’où viennent les courans d’air qui les amènent sous forme de neige et rarement de pluie, à moins que l’on ne soit dans la courte saison chaude de ce pays. Tout le monde s’accorde à exclure les vents du sud, venant de l’Asie centrale, les vents d’ouest, arrêtés par les contreforts de l’Oural, et enfin les vents d’est, qui seraient en opposition avec le courant général, qui dans ces latitudes marche en sens contraire, c’est-à-dire venant de l’ouest et allant vers l’est. En admettant le courant chaud de M. Duperrey, qui court dans la Mer-Glaciale tout le long et au nord de la Sibérie, ce seraient les vents polaires remontant vers le sud qui déposeraient l’eau de l’Obi, du Ienisseï, de la Lena, de la Kolyma. M. Hill établit très bien que presque toujours le vent du nord en Sibérie élève la température, que la pureté du ciel et son état de calme ordinaire font descendre à des degrés désastreux. Ce problème de l’approvisionnement d’eau des grandes rivières sibériennes m’a longtemps occupé sans succès. En voici, je pense, la solution : c’est le degré très faible d’évaporation que subit la neige, qui tombe pendant une saison froide de huit à neuf mois environ, le dégel n’arrivant pour la Lena, par exemple, que vers le commencement de mai. Toute l’eau qui tombe se conserve donc presque entièrement sans déperdition, tandis que dans nos climats presque toute l’eau tombée se réévapore et retourne dans l’atmosphère par un jeu continuel de précipitation et de réabsorption. De plus, cette eau tombée ne sert à entretenir les courans immenses des rivières de Sibérie que dans les premiers mois de la fonte des neiges, où le sol dégèle seulement à une médiocre profondeur. D’épouvantables inondations et la formation d’immenses fondrières signalent la saison de la fonte des neiges. À l’automne, plusieurs grands cours d’eau tarissent, et tous éprouvent une notable diminution. On peut dire qu’en Sibérie le régime torrentiel domine. C’est ce qu’ont bien constaté les rares navigateurs russes qui ont exploré par ordre de leur gouvernement la mer glaciale de Sibérie. La cause et l’effet sont donc ici parfaitement en rapport : — Peu de perte par l’évaporation et emploi de presque toute la neige tombée pour entretenir, seulement pendant quelques mois, les grandes rivières, lesquelles, vu le peu de pente qu’elles ont en arrivant dans le voisinage de la mer, débitent ou dépensent très peu d’eau. Elles paraissent donc d’une étendue immense, comme le Rhin et la Meuse dans les Pays-Bas. Tout le monde sait que si on donnait à la Saône la vitesse du Rhône, elle se réduirait presque à un ruisseau, et la Seine entière à Paris ne suffirait pas à la dépense d’un jet d’eau de trois cents pieds de hauteur jaillissant par une ouverture d’un pied de diamètre, d’après les calculs infaillibles de Mariotte, si légèrement critiqués par Voltaire, qui s’extasie en plusieurs endroits sur la vanité de la science, qui s’occupe de savoir combien il passe d’eau sous un pont. Ces notions cependant sont celles qui servent de fondement à la théorie de l’arrosement naturel et de l’irrigation artificielle des diverses contrées. Partout on peut dire comme dans le midi de la France et dans l’Espagne : Tant vaut l’eau, tant vaut la terre. Heureuses les contrées que la nature arrose elle-même sans exiger le travail de l’homme ! Sous ce rapport, l’admirable vallée du Mississipi et du Missouri, qui, du temps de nos pères, appartenait encore à la France, est celle qui présente sur le globe entier la plus universelle et la plus énergique fertilité, et cela est dû à l’eau qui passe sous les ponts (quand il y en a), en dépit de Voltaire et de toutes ses plaisanteries sur les gens qui semblent avoir pour mission de calculer cette eau, très peu poétique et encore moins dramatique.

Nous ne ferons qu’indiquer l’itinéraire de M. Hill ; notre but est surtout de nous arrêter avec lui aux stations les plus favorablement situées pour étudier le climat de la Sibérie. Sauf un petit nombre d’accidens de traîneaux accrochés ou même retournés sens dessus dessous, d’officiers de police de mauvaise humeur ou ivres, le voyage de M. Hill a été très heureux. Ayant conçu le désir et l’espoir de traverser la Sibérie de l’ouest à l’est pour arriver à Okhotsk et à Pétropaulosk, sur l’Océan-Pacifique, l’auteur des Travels in Siberia obtint, non sans quelque peine, les passe-ports nécessaires. Une de ses stations fut à Irkoutsk, près du lac Baïkal, d’où il se rendit aux frontières de la Chine. Il suivit ensuite, de Irkoutsk à Iakoutsk, le cours de la Lena, et courut pour ainsi dire à travers champs de cette dernière ville à Okhotsk ; mais alors des fondrières, des passages de rivières à gué, des abstinences forcées, enfin des rencontres d’ours, rendirent cette dernière partie du voyage très pénible et même dangereuse. Parvenu enfin sur l’Océan-Pacifique, M. Hill se trouva sur la grande route du monde entier, et revint en Europe, rapportant beaucoup d’observations sur la nature et sur les mœurs des races qui habitent la Sibérie.

Ce qui appelle d’abord l’attention, c’est le froid intense qui désolé cette contrée immense, même dans les parties les plus méridionales. Un journal tenu à Irkoutsk, dans l’hiver de 1847 à 1848, a constaté un froid habituel de 15 à 16 degrés du thermomètre de Réaumur pour décembre, janvier, février et mars. En avril et au commencement de mai, le thermomètre fut rarement au-dessus de la glace fondante ; plusieurs fois la température où le mercure gèle fut dépassée, et le thermomètre à mercure ne donnait plus d’indications. On sait d’ailleurs que l’esprit de vin ne gèle jamais, et par suite on fait usage du thermomètre à alcool en Sibérie. On se sert de certains calorifères pour échauffer les appartemens des villes, mais dans la campagne les rares habitans dépriment le niveau de leurs habitations au-dessous du sol pour y trouver une température un peu moins basse, à peu près comme dans l’Inde anglaise on creuse aussi des demeures souterraines pour éviter l’excès de la chaleur. Virgile nous peint très exactement les peuplades du nord vivant sous terre à l’abri des sévérités du climat :


Ipsi in defossis specubus secura sub altà
Otia agunt terra.


Mais ces loisirs n’ont rien de poétique. Le voyageur anglais, comme tous ses devanciers, nous peint les Tongouses, les Iakoutes, les Tartares sibériens, les Tchoutchis, comme étant d’une saleté repoussante et vivant, au fond de ces trous recouverts de planches et de branchages, dans une malpropreté pire que celle des plus immondes animaux domestiques. Le thé semble une boisson meilleure que l’eau-de-vie pour combattre les effets du froid. C’est aussi ce qui fut observé par le capitaine Ross dans son voyage près du pôle sud. Tout l’équipage se trouva très bien de la substitution du thé aux boissons alcooliques. Les voyageurs en Sibérie remarquent du reste que le thé les tient éveillés, ce qui est un grand avantage, car un profond sommeil où l’organisation ne réparerait pas par un travail continuel les pertes de chaleur que fait le corps dans une atmosphère froide à 30, à 40 degrés Réaumur, ce sommeil, disons-nous, pourrait devenir mortel. Une curieuse dissertation sur les avantages que procure la glace en s’accumulant comme un masque sur la figure, au moyen de l’eau fournie par la respiration, prouve la condition violente de l’homme respirant un air si froid. M. Hill pense aussi que le froid très intense amène le calme dans l’air. Il prend la cause pour l’effet. C’est le calme de l’air et sa transparence qui permettent le rayonnement de la chaleur dans l’espace, et produisent un froid intense qui n’est point mitigé par le contact réitéré de l’air avec les corps terrestres. L’auteur observe très bien qu’on souffre plus d’un froid de 20 degrés, quand il y a du vent, qu’on ne souffre d’un froid de 35 degrés dans le calme ; en effet, dans le premier cas, le renouvellement continuel du contact de l’air avec le corps enlève bien plus de chaleur que ne le fait l’air en repos, même quand le froid est plus intense. C’eut ce qu’on éprouve à Paris comme en Sibérie. Le calme de l’air pendant l’hiver qui vient de finir a singulièrement diminué les souffrances du froid. Le peuple dit, surtout hors des villes : Pas de vent pas de froid.

Un chapitre spécial des Travels in Siberia est consacré à des spéculations relatives au climat de la Sibérie. L’auteur est à Iakoutsk, presque sous le cercle polaire. Pendant l’été, le thermomètre de Réaumur monte à 16 et 17 degrés. Il y règne une chaleur intense, due à la présence continuelle du soleil sur l’horizon. Même à cette époque de l’année, le sol ne peut, dans certaines parties, dégeler qu’à une petite profondeur. M. Hill a vu cependant un puits, profond de cinquante-cinq pieds anglais, dans lequel l’eau ne gelait jamais ; mais le terrain d’Iakoutsk est tellement bas et tellement imbibé d’eau par sa propre nature et par les débordemens de la Lena, que le froid ne peut y pénétrer et s’y maintenir. Le voyageur anglais indique le froid de 50 degrés Réaumur comme un terme atteint à Iakoutsk, et c’est beaucoup plus que l’extrême froid qu’ont éprouvé les navigateurs qui ont hiverné dans les mers au nord de l’Amérique. Au lieu de chercher l’explication naturelle de ce fait dans la position non maritime d’Iakoutsk, position qui, comme on sait, exagère toujours le climat et tend à le rendre excessif, c’est-à-dire sujet à de plus grandes variations de chaud et de froid, M. Hill admet une théorie beaucoup plus savante, où il fait intervenir l’épaisseur de la croûte solide de la terre, qui, suivant lui, pourrait être moindre dans certaines localités. Il y a longtemps qu’il est prouvé que l’épaisseur des continens est telle qu’il ne peut passer annuellement au travers qu’une très petite fraction de degré de chaleur, tandis qu’ici il s’agit de rendre raison d’une anomalie de plusieurs degrés. Cette cause ne peut donc être invoquée.

Puisqu’il vient d’être question des terrains en perpétuelle congélation à une petite profondeur, je dirai que tout flanc de montagne abrité du soleil, où la neige peut s’accumuler l’hiver pour ne fondre que tard dans l’été ou l’automne, me semble réunir toutes les conditions pour être constamment gelé à quelques centimètres de la surface. En effet, la glace et la neige accumulées sur le terrain ne laisseront pénétrer la chaleur dans le sol qu’après la fusion totale de la couche solide, tandis qu’en hiver rien n’empêchera le froid de pénétrer au travers de la neige, dont la température peut s’abaisser indéfiniment. Des localités placées dans ces conditions ne doivent pas être rares dans les pays de montagnes, et je pense en avoir découvert une dans l’Auvergne, sur le chemin du Mont-Dore au lac Pavin, près d’un petit village appelé, je crois, Vassivière. La température très basse des sources indiquait qu’elles coulaient au travers d’un sable volcanique ou granitique en glissant sur un fond glacé. Je n’eus pas le temps de faire creuser dans le voisinage. Un explorateur muni d’un fleuret ou sonde de mineur ferait sans peine cette curieuse découverte. Il est du reste évident ici que toute la question repose sur le temps plus ou moins long où la neige ne couvrira pas le sol, car tant que celle-ci existera, le sol qu’elle défend de la chaleur de l’air et du soleil restera gelé, et s’il ne s’écoule que peu de jours entre le moment où l’ancienne neige aura disparu et le moment où il en tombera de nouvelle, le sol, qui n’aura pas eu le temps de dégeler à une grande profondeur, sera nécessairement, à une profondeur un peu plus grande, dans un état de perpétuelle congélation. Pour imiter expérimentalement cet effet naturel, je plaçai un thermomètre habillé d’une épaisse couche de glace, pendant des temps égaux, tantôt dans une enceinte chaude, tantôt dans une enceinte froide, et je trouvai que la moyenne des températures du thermomètre était au-dessous de la moyenne des deux températures des enceintes qu’il avait occupées successivement, parce que, pendant son séjour dans l’enceinte chaude, la fusion de la glace empêchait la pénétration de la chaleur. Si cette moyenne eût été au-dessous de zéro, le thermomètre fût resté lui-même au-dessous du terme de la congélation. Dans la nature, la succession de l’hiver et de l’été représente l’effet des deux enceintes, l’une chaude, l’autre froide, de mon expérience.

Après Iakoutsk, il est un autre point de la Sibérie bien digne de fixer l’attention des voyageurs : c’est la région qui avoisine le lac Baïkal. M. Hill a trouvé ce lac gelé, et il l’a traversé sur une couche de glace si transparente, qu’il était impossible de ne pas croire que Ton glissait sur l’eau elle-même. Cette observation curieuse avait déjà été faite. La surface supérieure de la glace était en même temps d’un poli parfait, et avec des chaussures ordinaires il était impossible de s’y tenir debout. Cette belle pièce d’eau pure est située dans l’extrême sud de la Sibérie, à la latitude de l’Angleterre. Ce lac a 600 kilomètres de long et 90 dans sa plus grande largeur. Il est à 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, et, suivant les naturels du pays, c’est une vraie mer qui communique avec l’océan par des conduits souterrains. On y trouve des phoques et une sorte d’esturgeon comme dans la Mer-Glaciale, et même des éponges. M. Hill par le aussi de coraux et d’autres productions marines que le Baïkal rejette sur ses rives pendant de violentes tempêtes. Ce lac, comme tous les lacs d’eau douce, est traversé par une ou plutôt par plusieurs rivières. Les deux principales sont l’Angara, qui conserve son nom à la sortie du lac, et la Selenga, beaucoup plus forte, qui arrive au travers des montagnes, et en franchissant une immense distance, de l’intérieur du territoire de la Chine. L’Angara, au sortir du Baïkal, est une rivière très rapide et qui ne gèle jamais. On prétend qu’on y péchait autrefois des coquilles perlières. Comme beaucoup de personnes se demandent, en voyant d’énormes moules de rivière à une grande distance de la mer, comment ces coquillages ont pu y naître ou y être apportés, je vais indiquer comment la nature a fait, pour les éponges et pour les phoques du Baïkal, ces curieuses acclimatations. La pisciculture ou l’acclimatation des poissons n’est-elle pas maintenant à l’ordre du jour ?

Reportons-nous à la catastrophe qui, abîmant les anciens continens et relevant le fond des mers pour en faire de nouvelles terres, laissa le bassin du Baïkal rempli d’eau de mer avec ses phoques, ses éponges, ses moules marines. Peu à peu, ce lac, recevant cent soixante-dix rivières de six cents sources diverses et déversant son trop plein par l’Angara inférieure, commença à se dessaler. Peu à peu, les phoques marins s’habituèrent à ce changement de régime et devinrent phoques d’eau douce. Je n’ai pas besoin de dire que s’il y avait une communication souterraine des eaux du Baïkal avec la mer, ce canal, où l’eau coulerait avec une vitesse de 70 mètres par seconde, aurait bientôt vidé le lac, quelque mince que fût à l’origine le conduit que l’on supposerait. Les phoques pourraient bien s’écouler dans la mer ; mais remonter un courant d’une vitesse triple de celle d’un cheval de course, c’est aussi impossible à un phoque qu’il l’est à un ballon de marcher contre le vent. Les baleines et les dauphins font de 10 à 11 mètres par seconde dans l’eau au repos ; il y a loin de là à faire plus de 70 mètres en s’appuyant sur un courant rétrograde[4]. On peut croire que c’est par dessalement progressif que sont restées dans les rivières, en s’acclimatant, plusieurs coquilles maritimes qui sont devenues peu à peu coquilles d’eau douce. Voici donc un nouveau système d’acclimatation avec changement de milieu. Mettez par exemple des huîtres au bord de la mer dans un parc susceptible de recevoir un filet d’eau douce, et voyez si peu à peu vous pouvez faire vivre ces mollusques dans de l’eau en partie dessalée, et enfin si eux ou leurs descendans pourront vivre dans l’eau pure. Alors on pécherait des huîtres entre les ponts de Paris comme à Cancale, à Marennes et à Ostende. Au train dont va le monde depuis un demi-siècle, peut-on prévoir ce que seront les sociétés humaines dans un ou deux siècles d’ici ?

C’est encore dans les parages du lac Baïkal que se trouve la station de Kiachta ou Kiakhta, par laquelle la Russie communique avec la Chine. C’est la seule porte de communication officielle entre les deux grandes nations. Par là, la Russie reçoit le thé du Céleste Empire, en grains et en briques, le sucre chinois, le coton de Nankin, le tabac[5] et une sorte de soie épaisse. À la fête de la pleine lune de février, M. Hill eut le bonheur d’assister aux réjouissances chinoises avec le commandant russe de la frontière, mais il n’était pas moins curieux de faire connaissance avec la population mongole soumise à l’empire de la Russie et professant la religion de Bouddha, dont on sait que le Dalaï-Lama, résidant au Tibet, à Llassa, est le représentant immortel. C’est un des plus curieux épisodes du voyage de M. Hill que sa visite à un khomba-lama ou grand-prêtre bouddhiste, qui, sur le territoire russe, dans les environs du lac Baïkal, est le chef de la religion de deux cent mille bouriats de race mongole, sur lesquels les missionnaires protestans et les Bibles n’ont rien gagné du tout. Ce khomba-lama et les autres de même rang, quoique inférieurs au grand-lama du Tibet, jouissent comme leur supérieur du privilège de l’immortalité. À la vérité, on les voit mourir comme les autres hommes ; mais c’est une complète illusion, une étrange erreur ! Leur âme passe dans le corps d’un nouveau-né, et leur existence continue. Le seul embarras est de trouver l’enfant qui est pourvu de l’âme du défunt lama. C’est le collège des lamas qui procède à cette reconnaissance et qui, pendant la minorité du jeune enfant, administre la lamaserie. N’allez pas croire au moins que cet enfant possède une âme toute développée, comme il semblerait convenable de l’admettre : cette âme, en prenant un corps d’enfant, s’est rapetissée au niveau de sa nouvelle demeure. On jurerait, à voir le petit grand-lama, que c’est un enfant au moral comme au physique. Quelquefois aussi, quand il y a un lama puissant, on recoupait que l’âme du khomba-lama a passé dans son corps, tandis que l’âme de ce lama devenu tout à coup grand-lama, délogée brusquement, est allée se caser dans le corps d’un enfant nouveau né quelconque dont on ne s’inquiète aucunement. Tout le monde du reste s’accorde à rendre justice à la pureté de mœurs, à la douceur des lamas ; il n’y a dans leur religion aucune trace de férocité. Ceux de Russie, outre le service des temples, sont employés comme médecins. Ils réussissent bien dans les soins qu’ils prennent des malades, et sans doute leur ascendant moral vient en aide aux médicamens.

Les missionnaires protestans ayant complètement échoué auprès des adorateurs de Bouddha, on craignit naturellement de voir surgir en M. Hill un nouvel apôtre. Le voyageur rassura tout le monde et prit congé de l’immortel, avec lequel il avait tant bien que mal échangé quelques phrases. L’opinion de M. Hill est que le bouddhisme est une religion en rapport avec les intelligences qui la pratiquent, et qui ne concevraient pas l’esprit des religions de l’Europe. Sans vouloir faire ici du prosélytisme, je ne puis adopter ni cette opinion, ni les chiffres qu’on cite à l’appui. Le bouddhisme, suivant Hassell, cité par M. Hill, est la religion qui compte le plus de croyans : il en porte le nombre à trois cent seize millions en comprenant toutes les sectes. Le même auteur admet deux cent cinquante-deux millions de chrétiens de toutes les communions, cent vingt millions de musulmans, cent onze millions de bramines avec quatre millions de juifs. Les autres hommes sont idolâtres ou sans religion régulière, au nombre de cent trente-quatre millions. J’ai sous les yeux les nombres peu concordans de Malte-Brun, de Pinkerton, de Balbi. Ce dernier admet deux cent soixante millions de chrétiens : c’est la plus forte évaluation ; mais comment peut-on restreindre à ce nombre les chrétiens de toutes les sectes, puisque l’Europe seule donne deux cent cinquante millions d’âmes, dont bien peu professent une religion autre que le christianisme, et que de plus la race anglaise réunit vingt-huit millions d’âmes dans l’Amérique du Nord, et la race espagnole vingt-deux millions dans l’Amérique du Sud, lesquels sont presque tous chrétiens ? Il y a encore près de deux millions de chrétiens en Sibérie. L’Australie fait de rapides progrès entre les mains de la race anglaise, et dans l’Arménie, l’Asie-Mineure, la Syrie, la Palestine et l’Abyssinie, que de millions encore de chrétiens ! Voilà donc une croyance et une direction de civilisation qui ont réuni sous leur bannière un tiers de la race humaine. Il n’y a pas à rechercher si le christianisme est ou n’est pas en rapport avec le génie de l’humanité ; il ne s’agit pas ici de théologie, il s’agit de la science des faits et d’une forte organisation pour les sociétés modernes : or l’expérience a prononcé en faveur du christianisme, soit catholique, soit grec, soit protestant.

Pour ne pas être injuste envers les musulmans, dont la Sibérie contient un assez grand nombre dans sa partie occidentale et méridionale, où elle confine à la Tartarie et au Turkestan, il faut convenir que l’abstinence des vins et des liqueurs fermentées et enivrantes donne aux peuplades musulmanes une grande supériorité sur toutes les autres races sibériennes, qui sont non moins adonnées à l’ivrognerie que les sauvages de l’Amérique, et pour lesquelles l’abus des boissons alcooliques est une cause de dépeuplement tout aussi efficace. On se ferait difficilement une idée de toutes les substances dont les Sibériens retirent de l’alcool ; le blé, les racines des plantes, le lait aigri, le pain fermenté dans l’eau, la bière, les fruits sauvages, tout se change pour eux en alcool et aboutit à une ivresse continue et abrutissante. Quand un Sibérien musulman veut se faire chrétien, ses coreligionnaires lui disent : C’est par servilité que tu apostasies ou par amour de l’ivrognerie. — La plupart du temps c’est pour ces deux motifs à la fois. Les progrès du christianisme en Sibérie s’expliquent moins d’ailleurs par les efforts des missionnaires que par le mélange de la race russe avec les indigènes. Les missions et les ukases n’ont rien produit sur les tribus errantes ; les alliances ont tout fait. Il y a bien là de quoi faire réfléchir les hommes d’état, rois et philosophes, qui ont la prétention de conduire le genre humain : Erudimini qui judicatis terram !

Intéressante par son climat et ses populations, la Sibérie mérite aussi d’être étudiée à un autre point de vue qu’il nous suffira d’indiquer en finissant : nous voulons parler des ressources qu’elle pourrait offrir à l’industrie et au commerce. Si l’on en croit M. Hill, les deux ports russes de l’est de la Sibérie, Okhotsk et Pétropaulosk, n’ont aucune importance commerciale, et cependant la pêche de la baleine, celle des morses ou chevaux marins à dents d’ivoire pourraient enrichir plusieurs villes marchandes. Maintenant que les citoyens des États-Unis sont établis sur le Pacifique, il est probable qu’ils ne laisseront pas longtemps improductive cette branche d’industrie maritime. Tous les baleiniers que vit M. Hill étaient Américains ou Français. En général on peut dire que l’occupation de la Sibérie orientale, en y comprenant surtout le Kamtchatka, est purement nominale, d’une part à cause du petit nombre de Russes qui s’y trouvent disséminés, et de l’autre par le peu d’autorité que le gouvernement exerce sur les populations nomades, dont même plusieurs sont encore insoumises. Un petit monument envoyé de Saint-Pétersbourg a été érigé à Pétropaulosk en l’honneur de notre compatriote La Pérouse, le hardi et habile explorateur de ces côtes sauvages. L’érection de ce monument a eu lieu peu de temps après le passage de l’expédition de M. l’amiral Dupetit-Thouars. Les équipages des baleiniers sont parfois obligés de prolonger d’un an leur station dans ces lointains parages pour compléter leur chargement. Les baleiniers que vit M. Hill parlaient de ces retards d’une année, comme dans la baie de Baffin on parle d’un retard d’une semaine ou d’un mois. Tout le monde sait de quelle grande importance sont les navigations lointaines pour former de bons matelots ; ainsi la pêche de la baleine, dans les mers qui baignent à la fois l’Asie et l’Amérique, n’est pas sans importance pour la France, indépendamment de la question commerciale. Dans aucune mer, les baleines ne sont aussi nombreuses, et le bâtiment de l’état qui fait le service entre Okhostk et Pétropaulosk avait le continuel spectacle de ces grands souffleurs, qui lançaient des jets d’eau comme ceux des bassins de Versailles ou de nos places publiques.

Une des plus étonnantes branches de commerce du monde est celle de l’ivoire fossile de Sibérie, que nous avons omise jusqu’ici à dessein. Iakoutsk est le centre de ce commerce[6]. Cette ville, située sur la Lena, non loin du cercle polaire, communique avec les côtes de la Mer-Glaciale. C’est là, comme dans les îles que forme la Lena à son embouchure et encore dans celles qui sont situées au nord-est, que se trouvent en abondance des restes d’animaux dont l’ivoire est aussi frais que celui des éléphans actuels de l’Inde. Nos billes de billard sont souvent faites avec les défenses d’animaux non contemporains de l’homme, et si, par les prestiges de Faust, on ranimait les objets, la bille d’ivoire des cercles et des clubs modernes reproduirait non un éléphant, mais bien un mammouth ou un mastodonte. « Longtemps avant notre arrivée à Iakoutsk, dit M. Hill, plusieurs gens, montés sur des canots, vinrent à bord pour nous offrir de nous vendre de grandes défenses de mammouth : c’étaient les premiers restes que nous rencontrions de ce puissant habitant de l’ancien monde. Si le squelette qui est à Saint-Pétersbourg venait à périr, et que tout l’ivoire eût été consommé à faire des étuis, des éventails et d’autres objets de fantaisie pour les dames, l’histoire de ces animaux paraîtrait fabuleuse, et serait mise au rang des fables créées par l’imagination la plus déréglée. » — « Nous apprîmes ici, dit encore M. Hill, cette circonstance peut-être déjà connue en Europe par les naturalistes, savoir, que toutes les dents et toutes les défenses de mammouth qu’on découvre sont dans la position de l’animal debout. Quelque idée que puisse nous donner ce fait de la cause qui a détruit ces animaux, il semble au moins indiquer qu’il y a eu un changement soudain dans la condition des substances matérielles au milieu desquelles leurs dépouilles se rencontrent. Quelques-uns des indigènes nous informèrent que la partie impérissable de leurs corps existe en telle abondance dans les îles de l’Océan-Arctique, au large de la côte de Sibérie, que le sol semble en être entièrement composé. »

Tous les renseignemens sont d’accord là-dessus. Déjà Pierre le Grand avait demandé qu’on réunît autant que possible les os d’un squelette entier de cet animal, et de temps en temps on avait entendu dire que des pécheurs avaient trouvé dans les terrains d’alluvion gelés, non pas seulement des squelettes, mais des cadavres entiers de divers animaux, tels que des rhinocéros, des éléphans, des pachydermes, lorsqu’en 1805 un Anglais, M. Adams, apprenant qu’un pêcheur avait trouvé entier un de ces cadavres dont il avait vendu les défenses, courut vers l’embouchure de la Lena, et s’empara des restes mutilés de l’immense animal. Les gens du voisinage en avaient pris la chair pour nourrir leurs chiens. Les ours, les loups, les renards, en avaient dispersé les débris sanglans sur le sol glacé, et, suivant l’expression d’un géologue (M. Buckland), semblaient s’être régalés de cette friandise antédiluvienne. Ce mammouth avait une longue crinière ; on n’a retrouvé ni la trompe ni la queue. Il avait neuf pieds quatre pouces anglais de hauteur et seize pieds quatre pouces de longueur, sans compter les défenses, qui, mesurées dans leur courbure, avaient une longueur de neuf pieds et demi. Ces deux défenses pesaient ensemble trois cent soixante livres anglaises, et la tête seule pesait plus de quatre cents livres ; la peau faisait la charge de dix hommes, et on a ramassé trente-six livres de poil que les bêtes carnassières avaient dispersé en dévorant l’animal. Ces précieux restes sont maintenant au musée impérial de Saint-Pétersbourg.

Depuis cette époque, on a, dit-on, fait de nouvelles découvertes du même genre, et il est bien à regretter qu’à tout prix, on n’ait pas sauvé ces objets uniques et que la nature ne peut reproduire. Je me souviens d’avoir entendu dire dans le salon de M. Cuvier que l’on avait quelques soupçons que certains blocs de glace contenaient de pareils animaux, et qu’ils étaient surveillés par les pêcheurs et les chasseurs iakoutes, tongouses et koriacks, qui fréquentent les bords de la Mer-Glaciale voisins des îles Liachov. Il y a quelque temps, M. Démidof, correspondant de l’Académie des Sciences, qui a déjà exécuté un si brillant voyage dans la Russie méridionale, avait annoncé l’intention de faire une excursion en Sibérie, où il possède de riches mines entre l’Oural et l’Obi, il s’était même assuré pour collaborateurs plusieurs jeunes gens également recommandables par leur aptitude scientifique et leur activité. Cet utile projet paraît ajourné. En attendant, on ne peut trop recommander la conservation des débris antédiluviens, car chaque perte de ce genre, on ne saurait trop le redire, est irréparable. Si les autorités de la ville de Iakoutsk avaient en dépôt une somme destinée à celui qui découvrirait une de ces précieuses dépouilles mortelles d’animaux antédiluviens, cette récompense promise stimulerait le zèle pour la recherche et pour la conservation de ces débris. Or aucune somme destinée à des prix académiques ne pourrait être mieux employée pour la science. L’organisation intérieure de ces animaux nous dévoilerait peut-être la nature de l’atmosphère où ils vivaient, de même que les plantes et les arbustes trouvés dans leur estomac ont appris quelque chose de la flore de ces temps reculés, fort différente du reste de ce qu’elle est maintenant dans ces contrées. Le voyage de M. Démidof nous eût sans doute appris tout cela, et son activité, son amour de la science nous permettent encore d’espérer qu’il réalisera en temps utile ses projets d’exploration en Sibérie. L’exemple de cette région lointaine nous a servi à prouver combien, malgré de récentes recherches, les climats du nord soulèvent encore de questions imparfaitement étudiées. C’est à résoudre ces questions, à les éclairer du moins, que l’activité des voyageurs scientifiques doit s’employer de plus en plus.

La conclusion générale à laquelle nous sommes conduit, c’est que l’échange continuel de chaleur qui se fait entre les régions équatoriales et les régions polaires améliore grandement les climats du nord. Cet échange est produit non-seulement par les courans chauds de la mer qui remontent vers le nord tant dans l’Océan-Atlantique que dans l’Océan-Pacifique, mais aussi par la direction des vents généraux, qui reportent sur les continens la chaleur et l’humidité provenant des régions plus favorisées. Le secret du climat de la Sibérie est tout entier dans ce fait : qu’elle ne participe pas aux échanges établis par la nature pour tempérer le froid du nord et la chaleur du midi. Entre la zone torride et la zone glaciale, il y a un véritable commerce bien autrement efficace que les marchés des peuples. Or, dans ce commerce de chaleur et de froid, d’arrosement et de fertilité, la Sibérie ne prend aucune part, et l’on peut en conclure que si toutes les régions du globe étaient isolées, comme l’est le nord de l’Asie, il y en aurait une grande partie incapable de nourrir les nombreuses populations modernes à cause des alternatives de chaleur excessive et de froid intolérable qui seraient la suite de cet isolement.


BABINET, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue du 15 novembres 1853, article de M. Baude.
  2. En anglais, le mot galant de belles (fair) ne désigne que le sexe féminin, sans préjudice pour ou contre la beauté.
  3. Voici ce qu’on lit dans Gmelin, traduction de Kéralio : « La rivière de Lena passe à quelque distance de Iakoutsk, et les eaux du voisinage gèlent en hiver. Ainsi, lorsqu’on veut avoir de l’eau, il faut l’envoyer chercher très loin. Les officiers de la flotte (à Iakoutsk la Lena a douze kilomètres, c’est-à-dire la moitié de la largeur du Pas-de-Calais) qui firent usage d’eau commune et de glace fondue s’aperçurent que celle-ci communiquait au thé un goût et une couleur plus agréables : nous répétâmes leur expérience, et le résultat fut le même. Il faut observer de ne pas fondre la glace sur un feu qui fume ; elle prend le goût de fumée plus facilement que l’eau commune (c’est parce qu’elle est privée d’air). On la préfère aussi pour faire du punch, et quelques-uns prétendent qu’elle cuit mieux les alimens. » (Cette dernière particularité pourrait provenir de ce que l’eau, en se congelant, abandonne certains sels nuisibles à la cuisson des légumes et en général se purifie de plusieurs corps étrangers, comme on le remarque dans la cristallisation du salpêtre et de plusieurs sels en dissolution.)
  4. Au commencement du siècle dernier, l’existence des phoques dans le lac Baïkal faisait déjà l’étonnement d’Andersen, magistrat de Hambourg, savant illustre et homme d’état distingué : « Ceci me paraissant fort extraordinaire, je pris le parti, pour m’assurer de la vérité du fait, de m’adresser à M. Heidenreich… Il me confirma la vérité de la narration, en ajoutant qu’il avait vu ces animaux sur le lieu même, qu’ils ressemblaient en tout à ceux de la Baltique, sinon qu’ils étaient un peu plus petits ; que le lac étant gelé, ils savaient adroitement conserver par-ci par-là des ouvertures dans la glace pour en sortir et pour y rentrer selon leurs besoins… J’ai souvent réfléchi comment il a été possible que ces animaux et les gros esturgeons qu’on y trouve aussi soient entrés dans ce lac. » Andersen imagine que les phoques et les autres animaux et poissons marins ont remonté le Ienisseï, la Tongouska, l’Angara, et sont venus, en changeant brusquement de milieu, vivre dans le plus pur de tous les lacs du monde. Au moins il n’admet pas ce qui est mécaniquement impossible. Cette impossibilité n’a pas frappé le sage M. Hill, auquel j’ai encore à reprocher une prétendue raréfaction de l’air par le froid (rarefaction of the air by the cold) qu’il donne comme la cause d’un effet de perspective aérienne observé sur le lac Baïkal.
  5. Plusieurs autorités sibériennes semblent établir que l’usage du tabac en poudre, dit en France tabac à priser, est d’origine chinoise.
  6. Ceux qui trouveraient peu harmonieux les noms des villes sibériennes devront reconnaître que je n’ai pas abusé des noms russes. J’aurais pu effrayer le lecteur avec Tchernoretschineschaya, Bolschekemtschougskaya, Mabokemtschougskaya et autres stations que M. Hill a scrupuleusement orthographiées.