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Les Crises du Libéralisme en Espagne, simple histoire d’une situation politique

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Les Crises du Libéralisme en Espagne, simple histoire d’une situation politique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 207-244).
LES
CRISES DU LIBERALISME
EN ESPAGNE
SIMPLE HISTOIRE D’UNE SITUATION POLITIQUE.

Depuis que les révolutions ont transformé ou tendent, à transformer la plupart des contrées de l’Europe, la vie publique est de plus en plus un combat, une série de crises, de contradictions et d’oscillations. Ce n’est point en un jour en effet, ce n’est pas sans de violens conflits intérieurs qu’une société se détache en quelque sorte de son passé et arrive à se créer des mœurs, des institutions, des traditions nouvelles. Passions, idées, intérêts, se livrent bataille, se défendent, résistent ou se précipitent en avant, et prédominent tour à tour, se disputant incessamment la politique d’un pays, se personnifiant dans des pouvoirs qui se succèdent. Cet état de lutte est le phénomène universel, immédiatement saisissable et mille fois observé des sociétés européennes de notre temps. Ce qui est plus nouveau ; ce qui est aussi plus caractéristique et plus instructif, c’est cette nécessité de libéralisme qui semble s’échapper aujourd’hui de tout un ensemble de choses comme le dernier mot de toutes les tentatives, c’est cette conviction croissante, précisée et fortifiée par les événemens, que le libéralisme n’est pas seulement une vague et séduisante théorie, qu’il est la loi pratique du monde moderne, une condition définitive d’ordre et de sécurité, qu’il est la vraie et unique solution des problèmes contemporains, qu’on peut tout avec lui, et que tout ce qu’on fait sans lui ou contre lui n’est qu’un expédient précaire et périlleux. Quels sont les peuples qui sont le plus à l’abri des révolutions ? Ce sont assurément ceux qui jouissent régulièrement et grandement de la liberté. Quels sont ceux qui sont le plus menacés, qui vivent entre la crise de la veillé et la crise du lendemain ? Ce sont, à n’en pas douter, les peuples qui passent leur temps à se débattre sous l’étreinte intermittente des réactions absolutistes. Quand les difficultés s’amassent et que les gouvernemens assiégés d’impossibilités en savent plus que faire, quel est leur procédé invariable pour se tirer d’embarras et se rouvrir une issue ? Ils font entendre ce mot de libéralisme, qui est, à ce qu’il paraît, un cri de miséricorde dans la détresse ; quand des ministères nouveaux se forment, comment cherchent-ils à légitimer leur avènement, à se populariser ? Ils se présentent tout simplement comme plus libéraux que ceux qui les ont précédés. Et comment tombent-ils ? Parce qu’ils n’ont pas tenu leurs promesses. Les idées libérales font ainsi leur chemin par l’impuissance des réactions autant que par leur propre vertu. C’est l’expérience qui se poursuit confusément en Espagne à travers les malaises politiques, les perturbations financières, les luttes intimes, les grandes intrigues et les petites tempêtes.

Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier au surplus que se prolonge au-delà des Pyrénées cette situation où des recrudescences de réaction absolutiste alternent avec les incohérentes velléités d’un libéralisme qui s’essaie sans pouvoir se préciser, surtout sans réussir à pénétrer au cœur même de la politique ; ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Espagne voit passer des ministères qui périssent périodiquement d’impuissance et tourbillonner des partis qui ne sont plus des partis. A vrai dire, la première des faiblesses de la politique espagnole, celle qui laisse apparaître toutes les autres, c’est justement cette absence de direction, cette décadence confuse des partis qui sont les forces morales coordonnées d’un pays. C’est un fait évident que les deux grandes opinions dont les luttes ont rempli les premières périodes au régime constitutionnel au-delà des Pyrénées, et qui avaient leur organisation, leur programme, leurs représentans, n’existent plus désormais. La révolution de 1854, cette révolution préparée par les modérés, perdue par les progressistes, a achevé la déroute des uns et des autres en précipitant une décomposition qui est restée en définitive le résultat le plus clair de ce violent ébranlement.

Où en est aujourd’hui le parti progressiste, le vainqueur improvisé, embarrassé et momentané de 1854 ? Il s’est réfugié depuis deux ans dans une abstention à peu près complète d’où il ne sait comment sortir. Il est travaillé de profondes divisions, envenimées par les animosités personnelles. Entre le duc de la Victoire, resté le chef passablement inactif de la masse de l’opinion progressiste, et M. Olazaga, qui ambitionne d’être chef à son tour, ou le général Prim, qui ne demanderait pas mieux, que de les remplacer l’un et l’autre, il y a d’amers ressentimens que rien n’a pu apaiser. Et de plus ces vieilles fractions progressistes sont déjà dépassées par un jeune parti démocratique dont la raison d’être au-delà des Pyrénées n’est pas très saisissable, mais, qui se remue, s’étend, fait sentir son action, quoiqu’on lui refuse le droit de vivre légalement et même de s’appeler de son nom. Le parti progressiste n’a point compris que se retirer systématiquement de la scène pour un prétexte léger et dans les cas accidentel, pour une circulaire plus ou moins restrictive d’un, ministre qui était au pouvoir il y a deux ans, et persister dans sa retraite après que le prétexte a disparu, c’était ou livrer sa fortune à l’éventualité d’une révolution, ou avouer son impuissance en dissimulant ses divisions sous le voile d’une abstention calculée. Le parti modéré aurait pu sans doute profiter de cette éclipse des progressistes ; mais où en est de son côté le parti modéré lui-même ? Vaincu en 1854, il a retrouvé une apparence d’ascendant, il n’a pas retrouvé la cohésion. Il va de démembremens en démembremens, il ne peut se mouvoir sans se pulvériser. Les uns se sont repliés, vers la réaction pure et ont formé un parti néo-catholique qui n’a vraiment rien de nouveau, qui n’est tout simplement que l’ancien carlismen un absolutisme religieux et politique avec M. Nocedal pour pontife et M. Aparici pour acolyte dans le congrès. D’autres, moins absolus, mais aussi peu éclairés par les événemens, ne trouvent rien de mieux, que de renouer les traditions d’il y a quinze ans, de recommencer le passé, de s’en tenir strictement aux programmes d’autrefois : ils s’appellent le parti modéré historique. Un petit nombre d’hommes plus jeunes et d’esprit plus ouvert ont levé hardiment le drapeau d’un parti conservateur, retrempé aux sources libérales, et, chose curieuse aujourd’hui, c’est M. Gonzalez Bravo, le ministre de l’intérieur du dernier cabinet, qui a été pendant cinq ans le promoteur le plus passionné, le plus éloquent de ce parti nouveau, de cette nécessité du rajeunissement de l’opinion conservatrice par le libéralisme.

De cette poussière des anciens partis enfin est née l’union libérale, qui a trouvé son chef dans le général O’Donnell, et qui vient de reconquérir le pouvoir après l’avoir perdu il y a deux ans ; mais quelle est la politique de l’union libérale elle-même ? C’était sans doute une idée heureuse de créer dans le désordre croissant des opinions une sorte de camp nouveau où pussent se rencontrer les hommes sincères de tous les anciens partis, modérés et progressistes. Malheureusement ce qui était une idée à l’origine est devenu un expédient fondé sur une large satisfaction d’intérêts personnels bien plus que sur une raison politique. C’est par là que l’union libérale a péri une fois, c’est par là qu’elle est encore menacée aujourd’hui. Ainsi s’explique cette succession de ministres naissant et mourant un peu au hasard, faibles devant la couronne, faibles devant le pays, forts uniquement du prestige d’un chef militaire ou de cette force factice que donnent des chambres créées ; à l’image de chaque cabinet. De là encore cette situation troublée tout à la fois par l’abstention des uns, par les efforts confus, des autres, par la fantaisie de tous, atteinte de cette débilité intime et profonde qui fait de la politique comme un terrain miné et aminci, toujours près de s’effondrer dans une révolution. Et à mesure que cette crise des partis se déroule, ce n’est plus seulement la difficulté de composer un ministère qui grandit, c’est la monarchie elle-même qui se découvre, qui s’engage corps et biens, et devient peut-être l’enjeu de ces agitations stériles.


I

Je viens aux faits, qui ne sont que la traduction sensible et palpable de cette incohérence morale au bout de laquelle est peut-être une révolution nouvelle. Au commencement de 1863, une administration de l’union libérale, présidée par le général O’Donnell, duc de Tetuan, vit encore ; mais elle est déjà mortellement atteinte : elle s’en va par morceaux dans une série de crises partielles ; elle périt pour n’avoir rien fait pendant cinq ans, pour s’être bornée à vivre, harcelée par ses adversaires naturels, progressistes et modérés, abandonnée par quelques-uns de ses amis qui l’accusent d’avoir compromis l’idée même qu’elle personnifie, et laissant en définitive un amas de difficultés politiques et financières. À ce moment, l’union libérale semble bien ruinée. Pour qu’elle redevienne possible, il faut évidemment ou qu’elle se retrempe dans la retraite ou que d’autres viennent lui rouvrir le chemin du pouvoir par leurs fautes. C’est là justement ce qui arrive. A dater de la chute de l’union libérale, en moins de deux ans, trois ministères se succèdent, le ministère Miraflorès, le ministère Arrazola, le ministère Mon, tous plus ou moins modérés d’origine et de tendances, tous inscrivant plus ou moins sur leur drapeau ces mots de conciliation et de légalité constitutionnelle, tous aussi aspirant à se faire une vie propre et distincte, mais ne réussissant en fin de compte qu’à multiplier les nuances, à créer des fractions nouvelles. Le ministère du marquis de Miraflorès, qui fait des élections et qui, par une circulaire maladroite, provoque l’abstention des progressistes, dure dix mois ; le ministère de M. Arrazola, qui prend le nom pompeux de cabinet du parti modéré historique, dure quelques jours ; le ministère de M. Mon, qui se compose d’élémens semi(libéraux, semi-conservateurs, qui revient au système de fusion représenté par le général O’Donnell, ce ministère a une existence de six mois. Au fond, ce sont moins des cabinets aux couleurs tranchées, à la politique caractérisée, que des pouvoirs de transition, des relais ministériels entre l’ancienne union libérale, ce qu’on appelle déjà l’union libérale historique, et un retour du duc de Tetuan ou une combinaison, modérée plus forte et plus efficace. Voilà le mot de la situation de l’Espagne durant ces deux années.

Et par le fait les choses se trouvent lancées sur une telle pente que les difficultés anciennes s’aggravent, que des difficultés nouvelles s’élèvent, que partout, se manifeste une tension croissante. — Un jour, c’est l’abstention des progressistes qui est maladroitement provoquée et qui laisse un vide inquiétant dans le mouvement régulier des partis ; un autre jour, c’est un symptôme de sédition militaire qu’on croit saisir, et on exile des généraux, on met en jugement des sous-officiers qui sont acquittés. Une nouvelle loi sur la presse, censée plus libérale, est à peine promulguée que, par une interprétation des plus étranges, on en vient à traduire les journaux devant des conseils de guerre. L’adoucissement pour les journaux consiste à passer sous la loi martiale ! La question de la rentrée de la reine Christine en Espagne se réveille tout à coup, et ce qui était tout simple, ce qui ne pouvait avoir nulle importance avec un gouvernement sérieux, devient une grosse affaire d’état qui ravive les divisions. Avec des intentions assurément libérales, tous ces ministères, qui commencent par des protestations de légalité et de conciliation, finissent par pousser tout à l’extrême et par se voir assaillis de problèmes qui se traînent sans solution. Est-ce le pays cependant qui se montre agité et difficile ? Nullement ; le pays est plus fatigué et plus déconcerté qu’ému : c’est la faiblesse des ministères qui a ses conséquences naturelles, qui produit l’incertitude et le malaise. En août 1864, après six mois d’existence du cabinet présidé par M. Mon, nul ne doute à Madrid qu’un changement ne soit devenu nécessaire, qu’il n’y ait un effort décisif à tenter pour relever la direction des affaires, pour raffermir les conditions de la vie publique au-delà des Pyrénées ; et par je ne sais quel lien mystérieux le voyage du roi en France à ce moment même, la visite qu’il fait à la reine Christine, semblent le prélude de cette évolution attendue de la politique espagnole. Une brochure publiée à Paris avec un certain apparat et faite évidemment pour retentir à Madrid, le Voyage du roi d’Espagne, rattaché à cet incident le programme de toute une situation.

Ainsi au lendemain du retour du roi, aux premiers jours de septembre 1864, la pensée d’un changement est dans l’esprit de tout le monde en Espagne, jusque dans l’esprit de quelques-uns des ministres qui prennent eux-mêmes l’initiative de la crise d’où doit sortir une combinaison nouvelle ; mais quelle sera cette combinaison ? Les membres du ministère Mon, qui abandonnaient ainsi en chemin leur président du conseil et qui provoquaient la crise, M. Antonio Ulloa, M. Canovas del Castillo, avaient bien clairement la pensée secrète de favoriser la résurrection d’un cabinet de l’union libérale ; seulement c’est trop tôt : l’union libérale, malgré l’autorité toujours survivante de son chef, n’avait ni la popularité, ni la majorité dans les chambres, ni un prestige moral suffisant après sa chute désastreuse de 1863. Si, d’un autre côté, à défaut de l’union libérale et du général O’Donnell, il ne s’agissait que de rassembler encore une fois quelques hommes de bonne volonté dans un cabinet promis d’avance à une vie incertaine et précaire, ce n’était point la peine d’ajouter un essai de plus à tant d’autres essais. Il fallait reconstituer ou tout au moins tenter de reconstituer un gouvernement. C’est là l’origine et la raison d’être du cabinet Narvaez, formé le 16 septembre 1864, de ce cabinet préparé par l’impossibilité ou l’inefficacité de tout autre combinaison, et appelé par l’impossibilité ou l’inefficacité de tout autre combinaison, et appelé à résoudre les problèmes qui faisaient des affaires de l’Espagne l’écheveau le plus embrouillé et le plus confus.

Au premier moment de cette crise nouvelle et inévitable du mois de septembre, la reine avait appelé le duc de Tetuan ; mais le général O’Donnell, qui était tombé pour n’avoir rien fait, pour avoir laissé s’embourber sa politique dans toute sorte d’embarras extérieurs, intérieurs ou financiers, le général O’Donnell présentait un programme qu’il n’était pas encore en mesure de faire accepter, et puis ce n’était là en réalité qu’un chemin détourné pour arriver à la seule combinaison prévue, peut-être possible ou du moins sérieuse. Le général Narvaez, qui était la personnification désignée de cette combinaison, se trouvait en Andalousie, à Loja, lorsqu’il sut qu’il était rappelé au pouvoir, et la promptitude avec laquelle il réussit, dès son arrivée à Madrid, à rassembler autour de lui quelques-uns des hommes les plus considérables, M. Gonzalez Bravo, M. Llorente, M. Arrazola, M. Alcala Galiano, le général Atmero, le général Cordova, M. Barzahallana, cette promptitude attestait assez qu’il n’avait point été pris a l’improviste, qu’il s’était préparé à ce rôle de reconstructeur d’un gouvernement. Le nom même des hommes d’ailleurs, leurs antécédens, leurs opinions, le talent de quelques-uns, tout était de nature à rehausser la signification de cette tentative. Dans ce ministère, il y avait cinq anciens présidens du conseil, ce qui dénotait tout au moins l’intention patriotique de subordonner toute considération vulgaire d’amour-propre à un intérêt public supérieur tels que M. Arrazola, M. Alcala Galiano, M. Seijas Lozano, le général Narvaez lui-même, le cabinet de septembre se rattachait au vieux parti modéré pur, il tendait aussi la main d’un autre côté aux fractions libérales par M. Gonzalez Bravo, qui depuis plusieurs années, notamment sous l’administration O’Donnell, s’était fait l’orateur véhément du libéralisme conservateur, par le ministre des affaires étrangères, M. Alejandro Llorente, esprit éclairé et habile qui n’entrait point assurément au pouvoir pour rétrograder et retomber dans les vieilles routines semi-absolutistes.

C’était, il faut le dire, un coup de fortune pour le parti modéré de se voir ainsi ramené au gouvernement sans violence, par le cours naturel des choses, dans des conditions qui étaient difficiles, il est vrai, mais où il pouvait aussi faire acte d’initiative, retrouver sa cohésion et son ascendant, s’il avait un instinct juste et ferme des circonstances, s’il était réellement à la hauteur du rôle qui s’offrait à lui. Personnellement le général Narvaez était un homme d’état favorisé : il trouvait l’occasion de se relever de l’échec de son médiocre ministère de 1857 ; il avait ce bonheur rare et singulier, après avoir préservé l’Espagne des contagions révolutionnaires en 1848, de revenir au pouvoir en 1864 pour la remettre dans le vrai chemin par un libéralisme intelligent pour exercer une action réparatrice, conciliante et pacificatrice. Ce que l’union libérale, en un mot, avait promis de faire et n’avait point fait, le parti modéré et le général Narvaez avaient à le réaliser dans des conditions différentes, sans esprit de coterie, sans l’embarras des souvenirs compromettans de sédition militaire. C’était là pour le moment la vraie, l’unique politique. L’instinct public la pressentait et la demandait : la force des choses l’imposait : elle se dégageait comme une nécessité impérieuse de la situation tout entière de la Péninsule.

Ce n’était point, je le sais bien, une de ces situations criantes où les éléments de combustion sont déjà en flammes et où il ne reste plus qu’à couper le feu en toute hâte ; c’était une de ces situations où les difficultés de toute sorte se sont accumulées, où le désordre et la confusion ont pénétré partout, dans la politique extérieure, dans la politique intérieure, même dans les affaires économiques et financières. Il faut se rendre compte de ces difficultés progressivement amassées et en face desquelles se trouvait le ministère de septembre. Au premier coup d’œil, une question dominait tout et pesait sur la politique de l’Espagne, sur ses finances, sur l’esprit public : c’était la question de Saint-Domingue. Lorsqu’il y a quelques années le ministère O’Donnell, poussé tout à coup, lui aussi, par l’humeur des annexions, — qui n’a pas dans ces derniers temps médité sa petite annexion ? — réincorporait à la monarchie espagnole cette partie de l’île de Saint-Domingue qui s’est appelée la république dominicaine, il ne songeait qu’à la satisfaction d’orgueil national qu’il procurait au pays et peut-être aussi au prestige qu’il se donnait à lui-même ; malheureusement il introduisait du même coup dans la politique espagnole le germe d’une complication douloureuse. Il s’est trouvé en réalité que cette annexion spontanée, et acclamée s’était accomplie avec une légèreté singulière. On n’a rien fait pour adoucir le poids de la domination nouvelle ; on l’a au contraire aggravé par une nuée d’employés qui se sont abattus sur le pays, et une insurrection formidable a éclaté. Le gouvernement de Madrid a envoyé généraux sur généraux, régimens sur régimens, toute une armée, et cette armée est allée mourir en détail de la fièvre, perdant chaque jour du terrain, réduite à se replier sur quelques points principaux, dégoûtée de cette guerre ingrate, impuissante enfin devant un petit peuple tout entier en armes et embusqué dans ses forêts ou dans ses montagnes, si bien que le moment est venu où l’Espagne s’est trouvée en face de cette cuisante et amère alternative : ou il fallait envoyer toute une armée nouvelle, procéder par la conquête par le fer et le feu, au risque de voir cette nouvelle armée périr dans sa victoire avec les insurgés eux-mêmes, ou il n’y avait plus qu’à s’avouer virilement qu’on s’était trompé et à se retirer franchement, courageusement d’une entreprise lointaine qui dévorait des milliers de vies humaines sans profit et sans gloire, en faisant de cruelles saignées aux finances déjà fort malades de l’Espagne. C’était ou une erreur de politique à soutenir jusqu’au bout sans espoir d’une compensation, ou une déception à subir avec un bon sens résigné. C’était d’abord justement le choix que le ministère nouveau avait à faire, auquel il avait à rallier l’opinion du pays.

Il rencontrait bien d’autres questions difficiles dans l’ensemble de la politique. L’attitude, extérieure de l’Espagne en ce moment n’était certes rien moins que brillante, rien moins que simple et aisée. Au fond, l’Espagne est peu portée à se mêler aux affaires du monde ; par goût, par habitude, peut-être par nécessité de situation, elle incline volontiers vers un système de neutralité qui est l’idéal de beaucoup de ses hommes d’état ; mais en même temps, par son légitime instinct d’orgueil national, elle aime à être comptée ; elle voudrait avoir un rôle, une opinion dans les mêlées contemporaines, et de là des mouvemens contradictoires qui finissent souvent par de la confusion, quelquefois aussi par des déboires, à travers lesquels perce trop un sentiment dominant de méfiance et de mauvaise humeur vis-à-vis de la France. Je ne veux plus parler de cette affaire du Mexique où l’Espagne, on le sait, se jetait la première tête baissée, pour s’en évader en quelque sorte la première, et qui a été le plus clair témoignage de cette politique qui veut et ne veut pas. Cette difficulté, je l’avoue, avait disparu dans les rapports de la France et de la Péninsule, non cependant sans laisser quelques traces.

Deux questions tout au moins pesaient sur la politique extérieure espagnole au mois de septembre 1864. L’Espagne en était encore à reconnaître l’Italie. Elle avait sans doute plus que tout autre état des intérêts de dynastie qui étaient blessés, des intérêts religieux à sauvegarder ; mais ce qu’il y avait d’étrange, c’est-que, relevée par une guerre d’indépendance en 1808, rajeunie par une révolution en 1834, elle restait obstinément dans une attitude d’hostilité vis-à-vis d’une révolution de nationalité et de liberté. Puissance constitutionnelle, elle s’asservissait à un système qui aurait pu être celui d’un Ferdinand VII ou d’un duc de Modène se vantant de n’avoir jamais reconnu le gouvernement français de 1830 ou l’empire, et par le fait elle était moins avancée que les puissances absolutistes de l’Europe. Pendant que la Russie elle-même reconnaissait l’Italie ; elle en était toujours à entretenir un ambassadeur auprès du roi François II à Rome, et elle confondait sa politique avec celle de l’Autriche, sans s’apercevoir que ce qui était naturel à Vienne ne l’était plus à Madrid, que cette réserve, d’ailleurs parfaitement impuissante, n’était que l’expression d’une mauvaise humeur dont elle avait à souffrir plus que l’Italie. C’était assurément une situation aussi bizarre, aussi embarrassée que stérile. D’un autre côté, l’Espagne se voyait engagée depuis peu dans un puéril et désastreux imbroglio sur les côtes de l’Océan-Pacifique. Pour obtenir la réparation de quelques méfaits dont avaient eu à souffrir quelques Basques fixés sur le territoire péruvien, elle avait commencé par commettre la faute d’envoyer, au lieu d’un plénipotentiaire ordinaire, Un agent revêtu du titre vague et énigmatique de commissaire royal, qui sentait l’ancienne suprématie métropolitaine, et, par cet agent exalté de l’importance de sa mission, elle se trouvait sans le savoir ; sommairement et sans déclaration de guerre, mise en possession des îles Chinchas, qui sont la richesse du Pérou. On avait donné à cet acte le nom de revendication, comme l’annexion de Saint-Domingue s’était appelée une réincorporation. Qu’était-il arrivé ? Le procédé des agens espagnols, de M. Salazar y Mazarredo et de l’amiral Pinzon, avait soulevé le sentiment national au Pérou et préparait déjà au gouvernement de Madrid une autre querelle du même genre avec le Chili. La question s’était rapidement envenimée par suite d’une tentative de meurtre dont M. Salazar y Mazarredo croyait avoir été l’objet, et voilà un conflit allumé ou tout près de s’allumer. Au premier moment, le ministre des affaires étrangères du cabinet Mon, M. Pacheco, s’était hâté sagement de désavouer ce mot de revendication appliqué à la prise de possession imprévue des îles Chinchas ; mais l’occupation de ces îles ne subsistait pas moins, et cet incident restait dans toute sa gravité, plaçant le gouvernement de Madrid dans l’alternative de faire la guerre au Pérou ou de frapper ses agens d’un désaveu plus complet. Ici encore une politique sans précision et sans direction mettait l’Espagne entre une folie ruineuse et un acte de bon sens nécessaire, quoique toujours pénible à l’orgueil national.

La politique intérieure enfin était ce que j’ai dit déjà, un mélange de réaction impatiente, presque involontaire, et de mouvemens incohérens. Il était cependant libéral, constitutionnel, ou il voulait l’être, ce ministère de M. Mon qui vivait encore au mois d’août 1864, et il finissait, par tomber dans le piège des politiques à outrance. Tout comme un autre, il exilait les généraux, et, chose qui n’était arrivée qu’exceptionnellement aux heures des luttes les plus ardentes ; il livrait les journaux, comme en plein état de siège, à la juridiction militaire, au risque de les voir acquitter pour avoir voulu trop les frapper. Par la violence de ses procédés, il éveillait l’idée d’une crise imminente qu’il ne contribuait pas peu à provoquer. Au fond, il était très embarrassé, et il se débattait dans le vide, condamné même par les conseils de guerre qu’il érigeait en juges de la presse, errant entre les partis et considéré par tous, par quelques-uns de ses membres eux-mêmes, comme un ministère transitoire, sentant sa fin prochaine et créant sans préméditation, uniquement pour se défendre, une tension dangereuse. Le mal intérieur de l’Espagne n’était pas là seulement, il était plus encore peut-être dans les finances, dans une situation économique arrivée au dernier degré du désordre.

Que la crise économique de l’Espagne ne soit dans une certaine mesure qu’un épisode d’une crise plus étendue qui embrasse tous les pays, qu’elle tienne par quelques côtés à des causes générales, aux embarras monétaires universels, à la guerre d’Amérique, aux complications imprévues de la politique européenne, à tout ce qu’on voit et qu’on touche, cela se peut : elle a aussi certainement ses causes propres et son caractère particulier ; elle tient à des accumulations de déficits, à des excès de dépenses, à des opérations mal calculées et ruineuses de trésorerie, aux sacrifices imposés par des erreurs de politique qui se paient toujours. Je ne voudrais pas entrer ici dans de trop minutieux détails : qu’il me suffise de résumer cette situation financière de 1864 dans deux chiffres. Les déficits accumulés du budget ordinaire s’élevaient à plus d’un milliard de réaux ; le déficit du budget extraordinaire constitué particulièrement depuis 1850 montait à près d’un milliard. Ce dernier provenait de ce qu’un ensemble de crédit de 2 milliards 800 millions de réaux votés, par des lois successives de 1859, 1861 et 1863 et destinés à s’échelonner sur un espace de huit années, avaient été en réalité dépensés beaucoup plus vite. Sans doute ce budget extraordinaire avait et a toujours pour garantie le produit d’une certaine quantité de biens nationaux affectés à cet ordre de dépenses ; il ne restait pas moins pour le moment un découvert considérable qui, en se joignant aux découverts du budget ordinaire, formait un beau déficit de plus de 2 milliards de réaux, — chiffre équivalant au budget d’une année !

Jusque-là et pendant plusieurs années, le gouvernement avait pourvu à tout de deux façons principales : il avait combiné toute sorte d’opérations avec la banque d’Espagne pour en avoir de l’argent, et il s’était servi au-delà de toutes mesure des sommes confiées à la caisse des dépôts et consignations ; au mois d’août 1864, l’état devait à cette caisse quelque chose comme 1 milliard 600 millions et plus. Malheureusement, en transformant ces deux institutions en agence, en succursales ou pourvoyeuses du trésor, il les avait mises à une dangereuse épreuve, il avait exposé la banque à suspendre ses paiement en espèces par un refus plus ou moins déguisé de l’échange de ses billets, et la caisse des dépôts à ne pouvoir rembourser aux déposans les sommes qu’elle avait reçues : c’était ce qui avait eu lieu déjà et ce qui causait une véritable perturbation. Comment se tirer de là ? Procéder par une augmentation d’impôts ! Il sera certainement possible d’obtenir beaucoup plus des forces contributives de la Péninsule le jour où il se trouvera un ministre assez hardi pour mettre la main à de larges et intelligentes réformes économiques, jusqu’ici ce ministre ne s’est pas trouvé. Il ne restait donc qu’un moyen, le crédit ; mais les sources du crédit intérieur étaient épuisées. Si d’un autre côté le gouvernement portait ses regards au-delà des frontières de l’Espagne, il trouvait tous les marchés étrangers fermés, impitoyablement fermés à toutes ses valeurs nouvelles depuis 1861, depuis qu’il a refusé d’en venir à un arrangement avec cette classe de créanciers connus sous le nom de porteurs de la dette amortissable et des certificats de coupons anglais, et c’est là même un des épisodes les plus curieux de l’histoire financière de l’Espagne.

Je n’irai pas certainement me perdre dans ces débats épineux. Entre les créanciers de l’Espagne réclamant comme une conséquence légitime de la loi de 1851 l’affectation des produits d’une certaine catégorie de propriétés à l’extinction de leurs créances et le gouvernement de Madrid se retranchant dans une résistance presque irritée, écartant sommairement toutes les réclamations, qui a raison et qui a tort ? M. Bravo Murillo, l’auteur de la loi du 1er août 1851, qui règle la dette espagnole, et M. Pedro Salaverria, l’homme qui a le plus longtemps administré les finances depuis dix ans, ont écrit des brochures et n’ont pas beaucoup éclairci la question ; ils n’ont montré qu’une chose : c’est que si M. Bravo Murillo, l’adversaire le plus implacable des réclamations anglaises et françaises, a raison, il a été bien subtil dans la rédaction de sa loi, et les créanciers de l’Espagne ont été quelque peu pris au piège. Toute la question est dans une interprétation de textes, presque dans des distinctions qu’on croyait discréditées depuis Figaro. Ce qui est certain, c’est que par suite de ce refus obstiné des gouvernemens, qui ont mis un zèle étrange à se faire une arme de l’amour-propre national, l’Espagne a beaucoup plus perdu assurément qu’elle n’aurait perdu par un arrangement équitable à l’origine, et qu’elle a eu l’ennui de voir son nom inscrit dans les bourses étrangères parmi les noms des débiteurs insolvables. Et voilà comment on ne pouvait faire appel au crédit étranger pour alléger le fardeau d’une situation financière des plus compromises. Faute d’autres moyens, le ministre des finances du cabinet Mon, M. Salaverria, venait de se faire autoriser par les chambres à ouvrir une négociation nouvelle avec la banque pour une somme de 1,300 millions garantie par des billets hypothécaires et à émettre directement par souscription publique 600 millions de titres ; mais c’était tourner encore une fois dans un cercle vicieux, s’épuiser en expédiens qui retombaient de tout leur poids sur le trésor, sans compter même qu’autre chose était de faire une loi, autre chose d’avoir de l’argent. On en était là au mois d’août 1864, et cette paralysie financière ne laissait pas d’être une partie intime de la politique, car on accusait M. Salaverria, qui avait été le ministre des finances du cabinet O’Donnell comme il l’était dans le cabinet Mon, d’avoir accumulé ces embarras, d’avoir aggravé cette plaie des déficits et des opérations ruineuses pour faire vivre l’union libérale, pour soutenir une situation.

Ainsi des finances poussées à bout et exténuées, une politique extérieure nouée pour ainsi dire en Europe, ou engagée dans des aventures en Amérique, une tension intérieure allant jusqu’à se traduire en un malaise public chaque jour plus sensible, en anomalies confuses, c’était là, au vrai, la situation de l’Espagne à ce moment d’une crise peut-être décisive, et si je rassemble ces traits, c’est pour en dégager, comme une nécessité souveraine, ce qui était évidemment à faire, la politique qui s’imposait. Naturellement à un ministère nouveau. Des difficultés, on en trouverait assurément, et des plus graves, dans les choses et dans les hommes, l’union libérale, qui venait de se voir près de rentrer aux affaires, se reconstituerait sans doute sous l’autorité du général O’Donnell, et se formerait en opposition ; les semi-absolutistes ou néo-catholiques deviendraient peut-être des ennemis, surtout si on reconnaissait l’Italie ; les modérés, qui se sont appelés historiques et qui aiment la stabilité, s’inquiéteraient s’ils voyaient du mouvement, et resteraient froids en attendant de devenir dissidens sous quelque chef nouveau ; les progressistes attendraient peut-être avant de se décider à rentrer dans la vie publique, affaiblie par leur absence. Voilà les difficultés ; voici ou étaient la force et la possibilité du succès. Elles étaient dans l’autorité d’une conception nette et résolue, d’une volonté sérieuse et ferme chez les nouveaux ministres, elles étaient dans le pays lui-même, à qui on allait s’adresser par des élections pour inaugurer une situation nouvelle, — dans le pays, qui était fatigué, qui sentait le besoin de trouver la sécurité dans l’équité, et dont on pouvait se faire un auxiliaire par l’ascendant d’une pensée conciliante et réparatrice ; mais pour en arriver là, pour gagner le pays autrement que par des tours de scrutin, pour lui faire accepter des choses toujours pénibles à l’orgueil national, comme l’abandon de Saint-Domingue, des nécessités toujours dures, comme une liquidation financière, il fallait évidemment le rassurer, lui inspirer confiance, le débarrasser des fantômes de réaction, lui rouvrir une voie régulière et sûre ; il fallait en un mot une politique à laquelle je donnerai son véritable nom en l’appelant une politique de libérale initiative, pratiquée par des conservateurs intelligens, pénétrés des nécessités de leur temps.


II

Est-ce là ce qu’a fait le cabinet né le 16 septembre 1864 sur les ruines de trois ministères ? Est-ce pour l’avoir tenté qu’il est tombé, et que, ruine à son tour, il n’a plus été bientôt que le piédestal d’une résurrection de l’union libérale, qu’on croyait, il y a un an à peine, pour longtemps impossible ? La vérité est que, dans son existence de neuf mois, le ministère du 16 septembre a eu deux périodes distinctes, tranchées, parce qu’il portait en lui deux tendances, voilées à l’origine sous l’entrain d’une récente victoire, et confondues ou paraissant confondues dans un même sentiment des nécessités publiques. Au premier moment en effet, ce pouvoir nouveau semblait très décidé à entrer dans la voie que les circonstances ouvraient si naturellement devant lui. Il était et se montrait libéral d’intentions, de desseins, et avouait tout haut la pensée d’aborder, de résoudre successivement toutes les questions qui pesaient sur la situation de l’Espagne, avec le concours de l’opinion et des chambres. Le général Narvaez lui-même, l’heureux vainqueur du moment, n’était pas insensible à l’éclat de ce rôle de conciliante réparation ; il semblait comprendre tout à fait qu’il n’y avait point d’autre issue possible, et, à côté de lui, cette politique était particulièrement représentée dans le cabinet par deux hommes d’une singulière valeur, — le ministre d’état, M. Alejandro Llorente, intelligence juste, sagace et éclairée par l’expérience, qui ne cachait nullement son ferme dessein de ne se prêter à aucune réaction, et le ministre de l’intérieur, M. Gonzalez Bravo, l’homme qui avait le plus marqué par son opposition contre le ministère O’Donnell, qui avait assez de mouvement d’esprit pour ne pas craindre de gouverner par les idées libérales, comme aussi, par malheur, il avait assez de flexibilité pour essayer au besoin de gouverner sans elles. Gâté par une précoce élévation, — il fut président du conseil en 1844, à l’âge où l’on peut à peine être ministre, — et tourmenté depuis du désir de retrouver son ancienne fortune, nature impétueuse et prodigue, tempérament d’orateur et même de journaliste assoupli par le goût du pouvoir, homme de lutte et d’éloquence, d’imagination et de hardiesse, sinon de forte consistance, M. Gonzalez Bravo avait tout ce qu’il faut pour cette attitude qu’il acceptait, qu’il prenait, de porte-parole un peu retentissant du ministère devant le public. Il recommandait aux gouverneurs des provinces l’impartialité dans les élections qui allaient se faire ; il développait tout un programme de légalité, d’équité, de conciliation, ouvrant la porte aux progressistes, s’ils voulaient rentrer dans la vie publique : il faisait ces circulaires qui eurent un jour la fortune imprévue d’inspirer à M. Thiers la pensée de nous proposer le trop modeste idéal de la liberté comme en Espagne.

C’était certes un début plein de promesses. On n’amnistiait pas seulement les journaux, on ne les délivrait pas seulement de la maussade perspective des conseils de guerre, on allait jusqu’à leur restituer toutes les amendes dont ils avaient été frappés depuis 1858, c’est-à-dire depuis cette fameuse loi Nocedal que le général Narvaez, dans son dernier ministère, avait eu la faiblesse de couvrir de son autorité. On ne pouvait mieux avouer une erreur. Dans un autre ordre d’idées, la question de la reconnaissance de l’Italie, sans avoir été précisément posée, avait été du moins abordée. Le ministre d’état, M. Llorente, était pleinement favorable à la reconnaissance, le président du conseil n’y était pas absolument opposé, et la question n’était ajournée que parce qu’on voulait connaître la signification réelle qu’allait recevoir des explications des gouvernemens ou des discussions des chambres à Turin et à Paris la convention du 15 septembre, signée en ce moment même entre la France et l’Italie. Le principe de l’abandon de Saint-Domingue était accepté, d’autant plus aisément que c’était une mauvaise affaire de l’union libérale. La nécessité d’en finir pacifiquement avec le Pérou, sans prolonger cette absurde et ruineuse aventure, était entièrement admise. Enfin le ministre des finances, le plus embarrassé de tous, M. Barzanallana, était bien obligé pour vivre de recourir encore à des expédiens, à des emprunts, à des négociations avec la banque, avec la caisse des dépôts, avec les capitalistes ; mais il mettait déjà la main à l’œuvre, et il rassemblait tous les élémens d’une liquidation sincère qu’il était décidé à soumettre aux chambres en leur demandant les moyens de rétablir la situation financière de l’Espagne.

Un souffle de bonne volonté libérale semblait donc animer ce commencement d’un ministère. Et le premier résultat, c’est qu’immédiatement la dangereuse tension de la veille cessait. Il y avait une sorte d’apaisement dans les esprits. Les journaux retrouvaient le droit de respirer et de parler, et il ne s’ensuivait vraiment aucune révolution. Ce qui semblait peu de jours auparavant une grosse difficulté, — par exemple la rentrée de la reine Christine, — devenait tout simple. Les élections se faisaient assez librement, peut-être plus librement qu’elles ne s’étaient jamais faites. Il y avait du calme dans le pays et un ; certain désarroi dans les partis réduits à murmurer sans oser éclater encore, comme les néo-catholiques et les conservateurs timorés, ou à battre des mains, comme tous les esprits libéraux, sincères et indépendans des coteries. Les. progressistes seuls, un moment déconcertés, mais clairvoyans comme des adversaires, affectaient de se tenir en dehors et se réfugiaient dans un doute ironique en répétant sans cesse dans leurs polémiques ou dans leurs discours : Attendez, attendez ! Ce n’est que le commencement, ce n’est pas encore le vrai Narvaez ; laissez passer quelques jours, vous verrez reparaître le Narvaez véritable, tel que nous le connaissons, celui dont la présence au pouvoir se manifeste toujours par ces signes infaillibles, les rigueurs contre la presse, les lois répressives et l’état de siège, les coups de fusil, les baisses de fonds publics. — C’était là en définitive la vraie question du moment que le ministère avait à résoudre, cette question délicate et décisive de savoir s’il avait la volonté et le pouvoir d’en finir avec tous ces expédiens de la force, avec tous ces fantômes de réaction, pour réaliser en toute sincérité les conditions d’un gouvernement libéral, — si ce ne serait qu’une lune de miel éphémère, ou si c’était le commencement d’une ère nouvelle. Tout le monde y était intéressé, la reine, le parti modéré, le général Narvaez, les adversaires eux-mêmes du gouvernement, qui ne résisteraient certes pas longtemps à la tentation d’accepter des mains d’anciens antagonistes une liberté qu’ils n’avaient pas su se donner, ou qu’ils avaient compromise quand ils étaient aux affaires.

Si le ministère avait eu la clairvoyance virile d’un pouvoir maître de lui et embrassant fortement une situation, il aurait vu que ces doutes ironiques de ses adversaires, qui n’étaient que des craintes déguisées, lui signalaient justement la voie qu’il devait suivre, que puisque de simples promesses avaient suffi pour produire un véritable allégement, sa persistance dans une politique libérale lui assurerait vraisemblablement un ascendant devant lequel toutes les dissidences seraient bien obligées de plier. Il aurait vu qu’à tenter l’entreprise il ne mourrait jamais plus misérablement que ses prédécesseurs, qui n’avaient rien fait, et que dans tous les cas, dût-il succomber pour le moment, il élevait le drapeau de la seule politique possible, il laissait son parti animé d’un esprit nouveau, il se ménageait à lui-même, il ménageait à l’opinion modérée un rôle décisif dans un avenir prochain. Le ministère du 16 septembre ne vit ni cela ni bien d’autres choses, et par une inconséquence étrange, au moment où on le croyait sur le chemin du libéralisme, il s’arrêtait brusquement, sur place pour ainsi dire, comme un corps d’armée en marche qui entend le feu de l’ennemi. Où était donc l’ennemi ? Il n’était sérieusement nulle part. Or rien n’est plus dangereux pour un gouvernement que de chercher partout l’ennemi quand l’ennemi n’existe pas. En se défiant, on fait croire qu’il existe, et en affectant de croire à son existence, on le crée quelquefois.

Le premier symptôme de cette évolution fut une circulaire du 28 octobre sur l’instruction publique. S’il ne s’était agi que de réprimer les écarts de quelques professeurs, de maintenir une limite entre la politique et l’enseignement, c’était assez simple et sans grave conséquence ; mais la circulaire du 28 octobre avait évidemment une portée plus générale, plus menaçante, qui eût été bien plus sensible encore, si elle fût restée telle qu’elle était primitivement rédigée, si elle n’eût été modifiée dans un esprit de concession mutuelle. Elle tendait à limiter la liberté du haut enseignement, et on y voyait particulièrement une menace contre certains professeurs de l’université de Madrid connus pour leurs opinions démocratiques. N’eût-elle pas eu la portée que les partis se hâtaient de lui attribuer, — les néo-catholiques pour en triompher, les libéraux pour s’en alarmer, — elle devenait, par suite de toutes les interprétations dont elle était l’objet, le signe visible de ce qu’on appelait le dualisme du ministère. Après les manifestations libérales des premiers jours, les idées conservatrices pures prenaient leur revanche. Un autre symptôme, bien plus significatif encore, c’était une circulaire nouvelle que M. Gonzalez Bravo adressait aux gouverneurs des provinces, le 25 novembre, au lendemain des élections. Cette fois le langage commençait à prendre une couleur assez singulière, et ici je voudrais laisser parler M, Gonzalez Bravo lui-même en l’abrégeant un peu.


« La période, électorale est terminée, disait-il, et avec elle cessent les circonstances spéciales qui ont porté le gouvernement à laisser complètement libre et livrée à elle-même l’action de la presse. Le gouvernement a voulu que tant que durerait la lutte, toutes les opinions, même les plus extrêmes, pussent se manifester… La nation a tout entendu dans une attitude sereine et impartiale, et elle a répondu à l’exagération révolutionnaire de certaines attaques en élisant à une immense majorité les candidats ministériels. Le dédain avec lequel le pays a repoussé les débordemens de certains, journaux, ne pouvait être plus éloquent. Maintenant l’époque de transition est passée… l’heure est par conséquent venue où le pouvoir exécutif doit recouvrer la plénitude de la force que lui assurent la confiance de sa majesté, l’appui probable de la nation légitimement représentée et la protection tutélaire des lois… Le moment est arrivé de contenir et de réprimer ceux qui, dirait-on, manquent de la volonté et du pouvoir de se soumettre et de se corriger eux-mêmes. Dorénavant le gouvernement, qui n’hésite pas à livrer sans crainte ses actes aux plus acerbes récriminations, parce qu’il est sûr de les réfuter victorieusement, soit dans les cortès, soit dans la presse elle-même, soit devant les tribunaux, le gouvernement est résolu à défendre énergiquement, par tous les moyens que la loi met à sa disposition les fondemens de l’ordre social et politique que la législation constitutionnelle en Espagne et le sens commun dans tous les pays mettent à l’abri de toute espèce de controverse… Je recommande à votre seigneurie de se bien pénétrer de l’esprit de ces dispositions pour appliquer les articles les plus essentiels de la loi de la presse… La loi actuelle sur la presse a été appliquée en peu d’occasions ; on peut dire que ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle va être mise à l’épreuve avec une certaine résolution…[1]. Le gouvernement est déterminé à savoir ce qu’il peut attendre d’une œuvre législative qu’il n’a point faite ; il veut arriver à une complète connaissance du pouvoir répressif qui est à sa disposition et vérifier jusqu’à quel point répondent à l’intention et à l’efficacité de la loi les tribunaux qui doivent l’interpréter et l’appliquer… »


Dépouillez ce langage : en d’autres termes, à travers tous ces subterfuges et toutes ces amplifications, M. Gonzalez Bravo avouait que la politique libérale des premiers jours n’avait produit que de bons effets, que l’Espagne venait de traverser une crise d’élections sans s’émouvoir, sans qu’une certaine liberté eût enfanté un désordre, que les journaux avaient pu tout dire sans danger, sans troubler le pays, — d’où il tirait cette conclusion hardie, que le moment était venu de revenir à la politique répressive, de mettre un frein à la presse ! Ce n’était peut-être pas d’une logique bien serrée, sans compter que M. Gonzalez Bravo laissait entrevoir la possibilité d’une loi nouvelle. Je n’ajoute pas qu’il y avait assurément quelque chose d’étrange dans cet aveu presque naïf qu’on avait donné une représentation de libéralisme sur laquelle il était temps de baisser le rideau. La force que croyait se donner le ministère par des actes faits peut-être pour répondre aux puériles alarmes de quelques modérés retardataires, cette force était au moins problématique ; le coup qu’il se portait était certain et immédiat. Le ministre d’état, M. Llorente, se retirait presque aussitôt, refusant nettement de suivre le cabinet dans cette voie ; il se retirait en homme qui avait ses opinions, qui ne les avait pas cachées, qui les gardait, et qui s’en allait sans attendre la fin de la comédie. Ainsi le cabinet Narvaez n’avait pas encore deux mois d’existence qu’il était déjà entamé. Il l’eût été également d’un autre côté, dira-t-on, s’il n’avait pas donné des gages aux conservateurs effarés qui l’assiégeaient de leurs défiances et l’embarrassaient dans sa marche, C’est bien possible ; cela prouve seulement que le général Narvaez manquait dans ces circonstances de l’ascendant que donne une idée nette servie par une volonté résolue ; il flottait, et le cabinet flottait avec lui, n’étant plus déjà libéral et n’étant pas encore précipité dans la réaction. La retraite de M. Llorente, arrivant sur ces entrefaites, rendait plus sensible cette situation, découvrait le ministère et mettait à nu sa faiblesse, si bien qu’en peu de jours, presque en quelques heures, il tombait d’une crise partielle dans une crise plus générale ; mais cette fois c’était une crise prodigieuse, fantasque, étourdissante, comme on n’en voit qu’à Madrid, un véritable imbro glio à l’espagnole né tout simplement de ce fait que le ministère avait choisi le moment où il se sentait le plus atteint pour se donner une attestation de puissance. On était à la mi-décembre, à la veille de l’ouverture des chambres.

Le prétexte ostensible était la difficulté de s’entendre sur la rédaction du passage du discours de la couronne qui devait annoncer l’abandon de Saint-Domingue ; au fond, il s’agissait de tout autre chose. Le général Narvaez avait voulu essayer sa force en abordant des questions très intimes et très délicates, en demandant l’exclusion de certaines influences qui s’agitent toujours au palais et par lesquelles il se croyait menacé. Seulement il se trompait : d’abord il voulait toucher à une influence qui ne lui était point hostile sans mettre en causes d’autres, influences qui étaient bien plus dangereuses pour lui, qui ont une action bien plus marquée sur la politique, — et de plus, pour tenter, ce grand coup, il avait trop attendu. Au premier instant néanmoins la reine n’avait fait aucune objection, quoiqu’elle ressentit peut-être quelque surprise ; mais comme à la question intime se mêlait toujours la question politique, qui n’était rien moins, que claire, comme elle n’avait point de peine à démêler la situation affaiblie que le ministère s’était faite, la reine ne se hâta pas, et au moment où le général Narvaez se croyait déjà maître du terrain, il s’aperçut, qu’il n’avait rien gagné, que rien n’était fait et que rien ne serait fait. Alors éclate la crise par la démission du cabinet et commence cet imbroglio bizarre où pendant quatre jours toutes les ambitions sont en éveil, où tous les bruits se croisent, où tout est en confusion dans le monde politique de Madrid. A qui s’adresser ? Au général O’Donnell, au marquis de Miraflorès, à M. Isturiz, à d’autres personnages du parti modéré ? L’embarras, il est vrai, n’était pas de trouver quelqu’un. Il y a malheureusement en Espagne, sans sortir du parti modéré, un luxe, démesuré de présidens du conseil en disponibilité ou, en expectative, les uns militaires, les autres civils, tous pénétrés de leur importance, tous également prêts à se dévouer ; la seule difficulté, c’est de ne pas prendre l’ombre pour la réalité.

La reine, dans l’embarras, s’adressa d’abord au général Pavia, marquis de Novaliches. C’était un général comme un autre, ayant plus qu’un autre, à ce qu’il paraît, la vocation d’être président du conseil, car son nom avait été mêlé depuis quelque temps à diverses combinaisons ; la brochure publiée à Paris en 1864 avait révélé ses visées à la direction des affaires, et il avait refusé une place de simple ministre dans le cabinet Narvaez. Il avait révélé son programme au sénat sous la forme d’un discours, et c’était assez. Le général Pavia se mit donc à l’œuvre en homme peu étonné de sa fortune, ne doutant de rien, et il rassembla facilement quelques noms ; mais on s’aperçut bien vite que ce n’était là qu’un ministère modéré, moins les personnages qui sont l’autorité de ce parti, et lorsque le général Pavia tenait déjà ses collègues sous les armes, c’est-à-dire en uniforme, pour aller prêter serment, la reine, informée peut-être du médiocre effet de cette combinaison déjà ébruitée, ajourna poliment, — puis elle finit par laisser entendre que les nouveaux ministres ne répondaient peut-être pas à tout ce qu’exigeaient les circonstances. Il fallait se tourner ailleurs : cette fois ce fut vers M. Isturiz, vieillard fort respectable, utilité des plus souples et des moins gênantes, qui se laissa aisément persuader, et fit partager sa bonne volonté par MM. Bermudez de Castro, Salaverria, Arrieta, lbarra, Ardanaz ; mais on s’aperçut aussitôt que c’était l’union libérale moins ses représentans les plus désignés, moins O’Donnell, et il en fut de la combinaison Isturiz comme il en avait été de la combinaison Pavia. La reine fit appeler bien d’autres personnages, notamment le général don Francisco Lersundi, dont elle aime l’indépendante loyauté, mais qui déclina, quant à lui, toute mission officielle, et se contenta de faire entendre la parole d’un soldat fidèle, attristé et sans illusions.

Enfin, durant ces quatre jours d’hiver où la neige tourbillonnait sur la ville et où l’effervescence gagnait les esprits, il y avait à Madrid des collections de ministres en permanence, occupés à revêtir ou à dépouiller l’uniforme ; ils se succédaient d’heure en heure, et comme en Espagne une crise ministérielle devient aisément l’affaire de tout le monde, c’était un vrai bourdonnement de rumeurs étranges, de bruits contradictoires qui grossissaient et prenaient des proportions fantastiques en se répandant. On s’abordait dans les rues, dans les réunions en se demandant : « Que se passe-t-il au palais ? Qui a été appelé ? Quel est le cabinet d’aujourd’hui ? — Est-ce Pavia ? — Non, c’est Isturiz. — C’est peut-être Espartero. » Si ce n’eût été que cette excitation de curiosité dans un monde de fonctionnaires attendant ou redoutant tous les changemens d’administration, passe encore. Par malheur, pendant ce temps rien ne marchait et les intérêts prenaient l’alarme. Le change sur Paris montait d’une façon inquiétante. La foule se pressait à la banque pour échanger les billets qui n’étaient pas remboursés et que le commerce ne recevait plus. Le trésor était vide, et on était bientôt obligé, pour attirer l’argent, d’élever à 9 pour 100 l’intérêt des sommes remises à la caisse des dépôts. En un mot, la situation finissait par devenir tout à la fois ridicule et désastreuse. C’était une comédie qui pouvait d’un instant à l’autre se changer eu drame, si les passions publiques, déjà vivement excitées, entraient en scène, lorsque, de guerre lasse, et le sentiment de la gravité des circonstances se réveillant, une vue plus nette des choses ramenait à une solution des plus inattendues, quoique pourtant assez naturelle : la démission de l’ancien cabinet ne fut point acceptée. Et en effet quel autre ministère d’un caractère un peu sérieux pouvait se former en présence d’un parlement inconnu, élu sous d’autres auspices, avec la perspective d’une dissolution nouvelle ? C’était au contraire le ministère Narvaez qui avait présidé aux élections, qui avait travaillé à s’assurer une majorité dont il ne doutait pas ; il était donc tout simple qu’il attendît au moins la réunion des chambres pour paraître devant elles, pour leur soumettre son programme et leur déférer les questions qui, une fois posées, ne pouvaient plus être ajournées. La reine sentit la force de ces considérations aussi bien que le général Narvaez et ses collègues, qui après tout ne demandaient pas mieux que d’être convaincus, et après quatre jours d’étourdissement, de fièvre et de bruit, Madrid se réveilla avec un ministère tout ensemble vieux et nouveau. Quant aux conditions, elles se résumèrent naturellement dans des concessions mutuelles. Le ministère n’était pas en état de gagner beaucoup sur la question intime ; sur ce qui avait été le prétexte transparent, il fut entendu que, dans son discours aux chambres, la reine, — sans prononcer le mot cruel d’abandon de Saint-Domingue, après s’être glorifiée de l’annexion, — se bornerait à annoncer la proposition prochaine de mesures « d’une importance et d’une gravité considérables. »

Je m’arrête ici un instant, et je me tourne vers un des élémens essentiels de cette crise, une des plus singulières qui aient étonné et passionné Madrid depuis longtemps. La politique de l’Espagne, — et n’est-ce pas l’histoire de la politique de tous les pays ? — n’est pas assurément une simple abstraction. A Madrid comme partout, plus que partout, la politique ne se compose pas seulement de principes ; elle se compose bien plus encore des passions, des faiblesses, des caprices de ceux qui la font. Que les influences contre lesquelles se démenait le général Narvaez et dont il demandait l’exclusion existent réellement, c’est bien certain, et elles sont même de diverse nature. Il y a des influences auprès de la reine, il y a des influences auprès du roi ; elles ont un nom et se mêlent à tout, jouant quelquefois un rôle des plus actifs. A la veille même de la crise de décembre, un écrivain hardi, progressiste il est vrai, M. José Maria Diaz, publiait dans le journal la Iberia une lettre qu’on se hâta de poursuivre et qui n’était au fond qu’un résumé de tout ce qui se dit à Madrid, une sorte de photographie de personnage ? dont tout le monde parle, qui ont plus ou moins un rôle. « Le frère Cirilo de La Alameda, général des franciscains, disait-il, jouissait d’une grande influence à la cour de Ferdinand VII. Conseiller du prétendant durant la guerre civile, il prêta plus tard serment à la reine. Il ne prit aucune part à la conjuration de San Carlos de La Rapita, à en juger du moins par un écrit dans lequel il qualifie les fils infortunés de celui qui fut son bienfaiteur et son roi de bande de gens perdus. » Le frère Cirilo est aujourd’hui cardinal-archevêque de Tolède, et il est fort écouté à la cour. « Le père Claret de soldat devint ecclésiastique, puis missionnaire, puis évêque. Il a acquis une certaine célébrité par ses sermons et par la publication d’un livre, la Clé d’or, — la Llave de oro, — opuscule peu digne de l’homme et du prêtre par l’impudeur de la pensée et la grossièreté du langage… » Le père Claret est aujourd’hui confesseur de la reine.

La plus curieuse de ces influences assurément, celle qui fait le plus parler d’elle et autour de laquelle peut-être toutes les autres se groupent, c’est une religieuse, sœur Maria-Dolorès Patrocinio, abbesse du couvent de San-Pascual d’Aranjuez. Comment une religieuse qui a été condamnée autrefois par les tribunaux pour imposture, parce qu’elle se donnait comme l’objet d’un miracle permanent et montrait les plaies du Christ sur ses mains, comment cette religieuse a-t-elle pu devenir un personnage ? Elle a passé pour avoir été un moment autrefois la dépositaire d’un document d’une certaine importance que les ministres d’alors auraient été obligés de racheter à prix d’argent. On paya le document et on exila la religieuse. Elle a été ainsi exilée plus d’une fois, et ce qui est curieux, c’est qu’elle l’a été le plus souvent par les modérés ; mais elle est toujours revenue. Ou dit à Madrid, — que ne dit-on pas ? — qu’un jour, il y a bien des années, le roi, par qui cette influence s’exerce principalement, avait pressé la reine d’aller à un sermon, au couvent de sœur Patrocinio. Il y avait là un prédicateur qui se livra à de tels excès d’éloquence, que la jeune souveraine en fut toute saisie et se retira malade. La reine Christine, qui était à cette époque à Madrid, sut la cause de cette indisposition, et elle intervint pour qu’une scène de ce genre ne se renouvelât point. Depuis il y a eu toujours une certaine antipathie entre la religieuse et la reine-mère. Malgré tout, sœur Patrocinio n’a pas moins prospéré, assez forte pour survivre aux ministères et même pour ne pas obéir au pape, qui s’est prêté quelquefois sans succès à l’appeler à Rome. Aujourd’hui, outre le couvent de San-Pascual d’Aranjuez, elle a plusieurs maisons de son ordre élevées avec l’argent qu’elle tient de la cour, et il est arrivé parfois au général O’Donnell, pendant son premier ministère de cinq ans, de s’entendre reprocher en pleines cortès ses ménagemens pour la nonne.

Ces influences, sans parler de quelques autres, peuvent certainement être gênantes autant qu’elles sont irrégulières ; elles sont peu prévues par le mécanisme constitutionnel, quoiqu’elles soient toujours prévues pour celui qui sait bien qu’il y a inévitablement à compter avec cette grande capricieuse, cette grande improvisatrice de l’inattendu qui s’appelle la nature humaine. Il ne faut cependant rien exagérer. Ces influences existent, elles ne devraient point exister ; mais elles ne suppriment pas l’essence politique d’une situation ; elles ne sont fortes qu’avec ceux qui sont faibles. Elles avaient été la cause première, elles restaient peut-être l’embarras de cette crise de décembre. Ce n’est point par elles toutefois que le ministère se trouvait dans une condition ébranlée et moralement diminuée. Elles n’eussent point existé que le ministère n’eût pas moins ressenti dans sa marche, dans son action, l’effet du travail de conversion qui se faisait en lui. Et puis, s’il ne se rencontrait pas des hommes toujours disposés à accepter toutes les situations, se piquant d’émulation dans la complaisance, déguisant souvent leur impatience du pouvoir sous la forme d’un dévouement sans conditions, si la reine n’avait pas été accoutumée à trouver toujours des combinaisons toutes prêtes, des présidens du conseil plus qu’elle n’en désire, ces crises produites par des influences irrégulières n’arriveraient pas, ou du moins elles seraient circonscrites et neutralisées. Sœur Patrocinio ou d’autres auraient peu d’importance.

Il faut dire en toute franchise un mot dont se plaindront peut-être les hommes publics de l’Espagne. Presque tous, plus ou moins, beaucoup si l’on veut, se servent de ces influences ou s’accommodent avec elles ; ce n’est que lorsqu’ils sentent le terrain se dérober sous leurs pieds qu’ils songent à protester, à se plaindre, ce qui équivaut de leur part à dégager leur responsabilité au dernier moment, à se faire un titre de leur retraite en laissant la reine à découvert, — lorsqu’un peu de fermeté et d’indépendance chez les hommes de tous les partis à l’heure voulue suffirait pour arrêter la politique espagnole sur cette pente périlleuse. La reine Isabelle d’ailleurs n’est rien moins qu’opiniâtre dans ses volontés. Avec de la finesse naturelle d’esprit, de la pénétration, un sentiment très espagnol, elle n’est nullement insensible à ce qui peut la servir en servant le pays. Elle peut se laisser aller à des influences, céder à des obsessions ; mais quand on lui parle sérieusement, — plus d’un ministre l’a éprouvé, — elle écoute, et même elle s’arrête. Il y a des hommes à qui elle se fie et dont elle recherche volontiers les conseils. Le général Lersundi, je le disais, est un de ces hommes ; c’est lui peut-être qui contribua le plus à hâter la solution de la crise de décembre. Plus que tout autre, par son passé, le général Narvaez est certainement fait pour avoir de l’ascendant auprès de la reine. Il n’y a qu’un malheur : toutes les fois que le général Narvaez revient au pouvoir, il lui semble qu’il doit procéder d’autorité, que tout doit plier devant lui, et avec des qualités reconnues il finit par avoir moins d’influence qu’on ne le croirait dans les choses les plus délicates. Là est peut-être la clé de cette facilité avec laquelle la reine avait accepté la retraite d’un cabinet qui, à tout prendre, était seul en mesure pour le moment de rester au pouvoir. Là est peut-être l’explication de cette crise mêlée de politique et de questions intimes.


III

Quoi qu’il en soit, c’est à travers ces insaisissables péripéties que le ministère reconstitué pouvait arriver à l’ouverture des chambres. L’embarras n’était point dans un vote : il y avait dans le congrès une majorité ministérielle décidée, plus que suffisante. Les progressistes étaient absens. L’union libérale était représentée sans former un faisceau bien redoutable. Les autres groupes, sur lesquels on ne pouvait compter que conditionnellement, si on se rapprochait d’eux, les néo-catholiques avec M. Nocedal, la fraction dirigée par le comte de San-Luis, ces groupes, dangereux, il est vrai, par leurs affinités, étaient peu nombreux. En un mot, l’opposition existait sans être inquiétante. Le péril n’était pas là ; il était dans le ministère lui-même, qui s’était relevé de la crise de décembre avec une apparence d’ascendant, mais qui n’avait pas moins reçu une sérieuse atteinte, qui restait incertain dans des conditions plus que jamais incertaines. Il fallait s’affirmer, se mouvoir entre les partis, dérouler toute une politique, et c’est là que commençait l’épreuve décisive. Ne rien faire n’était pas même une ressource : il y a des momens où la force des choses contraint invinciblement les situations à se dessiner, à prendre leur vraie couleur. C’est ce qui arrivait par degrés, à mesure que les circonstances se développaient et qu’on s’avançait sur ce terrain mal affermi, travaillé par toutes les passions. Une question s’est élevée et a enflammé toutes les polémiques dans ce que j’appellerai cette seconde période du cabinet Narvaez, une question dans laquelle viennent se confondre toutes les autres. En restant tel qu’il avait été primitivement constitué, moins M. Llorente, le ministère était-il le même qu’aux premiers jours ? N’avait-il pas sensiblement changé au contraire ? Sa politique, après avoir pris tous les dehors du libéralisme, ne tendait-elle pas incessamment à revenir, comme par une aimantation secrète, vers la réaction ? N’était-ce pas tout simplement la résurrection graduelle d’un ministère modéré quelconque d’autrefois, dépaysé dans des circonstances nouvelles ? M. Gonzalez Bravo, qui est de force à soutenir toutes les luttes de parole et à y briller, mettait toute son éloquence à prouver que rien n’était changé, que le ministère, libéral à son origine, n’avait pas cessé de l’être, que tout était pour le mieux. Une voyait pas qu’un gouvernement n’a pas précisément le caractère qu’il prétend lui-même s’attribuer ; il a le caractère que lui donnent les faits, les choses, même les mouvemens des partis, qui, dans leur travail incessant, se rallient à lui ou s’en détachent.

Un fait bien simple éclairait cette situation singulière : c’était justement cette évolution universelle des partis et des opinions à mesure que la politique ministérielle se déroulait ou se dégageait. La transformation était complète. Au commencement, le ministère trouvait son appui le plus chaud et le plus efficace parmi les esprits libéraux, surtout dans ce jeune groupe du parti modéré où comptent M. Albareda, M. Valera, et dont M. Gonzalez Bravo avait été longtemps un des guides tant qu’il ne s’agissait que de tenir la campagne contre l’union libérale et O’Donnell. Dès le début de la session, le général Narvaez, pressé par les modérés purs, désavouait nettement les jeunes libéraux, et les rejetait dans une réserve qui allait se changer en opposition. Au contraire, le général Pezuela, dont les opinions monarchiques touchent à l’absolutisme, et qui avait refusé dans les premiers temps une des grandes directions de l’armée, finissait par accepter, tout comme son frère, le marquis de Viluma, qui a les mêmes opinions, avait été appelé à remplacer le duc de Rivas à la présidence du conseil d’état. M. Nocedal et les néo-catholiques avaient commencé par une grande méfiance, si ce n’est pas de l’hostilité, à l’égard du cabinet, et peu après ils lui prêtaient leur compromettant appui. Pour eux, ils n’avaient sûrement pas changé. Il en était de même du comte de San-Luis, qui d’une attitude expectante était passé à une alliance presque intime, et qui à la fin avait reçu comme gage de son appui sa nomination à l’ambassade de Londres, tenue provisoirement secrète.

Comment s’était donc opéré ce déplacement singulier ? Que s’était-il passé ? Bien des choses sans doute. Je n’en veux citer qu’une seule, parce qu’elle touche à une question qui depuis longtemps est le grand champ de bataille des partis. Le ministère avait fini par se décider, au mois de février 1865, à présenter une nouvelle loi sur la presse, qui, bien avant d’être connue, avait été la cause de la retraite de M. Llorente, une loi qui, sous le prétexte libéral de soumettre les journaux au droit commun, rétablissait en fait la censure avec une complication de plus. Le projet créait un délit d’une espèce nouvelle, — comment dirai-je ? — le délit déjoué, empêché, delito frustrado, en d’autres termes le délit non commis, non connu du public, constaté et arrêté au passage par l’autorité chargée de recevoir le dépôt, comme si en affaires de presse la publicité n’était pas l’élément constitutif du délit. On n’avait pas imaginé jusqu’ici, je crois, de chercher un délit dans un article qui n’a pas vu le jour, connu seulement de celui qui l’a écrit. Ce n’est pas tout : à côté des délits multipliés et énumérés avec un luxe inquiétant, il y avait un autre genre d’infractions, les fautes, qui, elles aussi, passaient sous le droit commun, c’est-à-dire sous l’arbitraire commun d’un gouverneur ou d’un simple alcade pouvant infliger sommairement, administrativement, des amendes de 400 à 2,000 réaux. On était décidément en progrès, et il y avait bien de quoi rassurer M. Nocedal et les modérés purs en simplifiant, en éclairant la situation.

Ce n’était pas, je le crois bien, de la part du général Narvaez un système prémédité ; c’était plutôt le réveil d’une nature qui s’embarrasse aisément au milieu des difficultés, qui a pris l’habitude de les trancher par la répression ou par la force, et qui ne peut arriver à se transformer. Placé entre deux politiques, l’une de libéralisme, l’autre de réaction, le général Narvaez avait bien vu tout d’abord avec les lumières de son esprit que la première seule était possible, qu’elle répondait à une nécessité, et c’est là l’explication des actes qui avaient signalé le commencement de son ministère ; par instinct inavoué, par passion, il cédait à la seconde. L’excitation du pouvoir le ramenait à la lutte, à la résistance. Au fond, l’année 1848, avec ses souvenirs d’émeutes domptées, de factions dispersées, d’ordre vigoureusement maintenu, est restée pour lui l’idéal du gouvernement, un idéal que le moindre obstacle ravive, et c’est là d’un autre côté l’explication de ses entraînemens aussi bien que de ses embarras dans des circonstances qui n’étaient plus les mêmes. Une fois sur ce terrain, ce n’était plus de la politique, c’était la guerre ; mais, la guerre une fois acceptée ou provoquée, c’était inévitablement la réaction à outrance dans le régime intérieur, la continuation des expédiens dans les finances ; en d’autres termes, c’était se hasarder, sans possibilité de retour, dans une voie où le ministère allait attester son impatience et son impuissance par ces deux faits, qui révèlent sa politique sous un double aspect : — les événemens d’avril 1865 et l’emprunt du mois de mai.

Voyons un instant. Il est vrai qu’à la veille des événemens du 10 avril, qui allaient à l’improviste ensanglanter Madrid, un prétexte venait de lui-même s’offrir au ministère ; mais justement les gouvernemens sensés sont faits pour ne pas saisir les prétextes qu’on leur donne de commettre des fautes. Il y a en Espagne, je le disais, un parti démocratique ; il y en a même deux, qui se font aujourd’hui la guerre : l’un créé, dirigé par un homme d’un talent énergique, orateur parlementaire des plus brillans, avocat et directeur du journal la Discussion, M. Nicolas Rivero, — l’autre formé et conduit par un jeune écrivain de savoir et d’imagination, M. Emilio Castelar, qui n’a jamais été député, mais qui est professeur à l’université de Madrid, et qui a, lui aussi, son journal, la Démocracia. M. Emilio Castelar avait écrit, sous le titre d’El Rasgo, un article d’une véhémence singulière sur le don que la reine venait de faire de son patrimoine pour aider le trésor dans ses détresses. C’est là le prétexte. Aussitôt le ministère, s’armant de sa circulaire du 28 octobre, voulant à tout prix atteindre le professeur dans le journaliste, se hâte, non-seulement de déférer l’article aux tribunaux, ce qui était tout simple, mais encore de provoquer une procédure académique conduisant à la suspension d’abord, puis à l’exclusion définitive de M. Castelar. Le recteur de l’université de Madrid, homme de sens et de rectitude, qui a longtemps enseigné le droit, M. Montalvan, se dit que les cas pour l’exclusion des professeurs sont prévus, légalement précisés, que M. Castelar n’est point visiblement dans un de ces cas, et il élude. De là emportement du ministère, brusque révocation du recteur lui-même, et remplacement de M. Montalvan par un autre recteur, le marquis de Zafra, appelé de Grenade. C’est ici que tout se complique et se précipite. Au premier moment, les étudians de Madrid, prenant parti pour leur recteur destitué, veulent donner une sérénade à M. Montalvan, et cette jeunesse n’agit pas vraiment trop en étourdie : elle se met en règle avec l’autorité publique, elle demande une autorisation, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que l’autorisation est accordée, — pour être bientôt retirée, il est vrai. Voilà justement où le ministère aggravait un danger qu’il avait d’ailleurs créé lui-même. Avait-il agi simplement avec légèreté en permettant une démonstration publique ? Ne s’était-il arrêté et ne se mettait-il en défense que parce qu’il avait vu que sous cette ovation d’étudians se cachait une manifestation politique, que c’était une occasion attendue par les passions extrêmes ? Toujours est-il qu’offrir le spectacle de ces fluctuations, de cette action saccadée, donner une autorisation pour la retirer au dernier moment, c’était aller au-devant de la nécessité de réprimer, assigner un rendez-vous à tous ceux qui ont le goût de l’agitation, laisser s’allumer le feu pour l’éteindre ; c’était, pour tout dire, renouveler quelque chose des incidens du 24 février 1848 à Paris avec la confiance d’être plus heureux.

Et ce qui devait arriver arriva en effet. Le 7 avril, le jour fixé pour la sérénade, la foule se pressait dans les rues de Madrid. Ce soir-là cependant il n’y eut rien de grave, rien, si ce n’est des cris, des huées et des attroupemens bientôt dissipés ; mais les esprits se montaient et s’échauffaient visiblement. Deux jours après, le 10 avril, à l’occasion de l’installation du nouveau recteur, la démonstration recommençait plus nombreuse, plus animée, plus hostile, quoique la multitude fût sans armes. Cette fois les choses se passèrent moins pacifiquement. Ce n’était pas un conflit sans doute, c’était ce que les Espagnols appellent une asonada, une série de rassemblemens tumultueux coupés et disséminés par la force militaire lancée contre eux. Sur ce triste champ de bataille, on releva une douzaine de morts et plus de cent blessés. Parmi les victimes, la plus notable, le jeune Alfonso de Nava, était un ami du gouvernement lui-même, et il y avait eu jusqu’à des sénateurs qui, assaillis dans les rues par la garde vétérane, avaient été obligés de se réfugier dans des bouges. Le duc de Veragua, peu connu pour ses fantaisies séditieuses, était du nombre. Comme il n’y avait d’ailleurs ni plan, ni chefs, ni armes, ni la moindre trace d’une insurrection organisée, c’était fini presque aussitôt que commencé, en quelques heures : il n’y avait plus qu’à laver en toute hâte le pavé rougi de ce sang inutilement versé ; mais, en disparaissant de la rue, la question restait comme un poids sur l’opinion. Elle allait se réveiller dans les chambres, où elle était portée en quelque sorte par l’émotion publique, où elle suscitait les débats les plus passionnés, et où, malgré les efforts, malgré l’habileté de M. Gonzalez Bravo, l’opposition finissait par réunir dans un vote 105 voix, — 40 voix de plus qu’elle n’avait pu en réunir au commencement de la session.

Tout ce que peut une souple et ardente fécondité de parole, M. Gonzalez Bravo l’avait prodigué ; il avait prononcé dix discours au moins. Après avoir conduit lui-même sur le terrain la répression du 10 avril, il avait fait face à toutes les attaques dans le parlement en homme qui aurait pu, certes, jouer un autre rôle dans un ministère mieux inspiré, mais qui cédait visiblement à la fascination du pouvoir, et qui, une fois engagé dans cette voie, soutenait une défense désespérée. Un vote, M. Gonzalez Bravo pouvait sans doute l’obtenir encore d’une majorité diminuée. Ce qu’il ne pouvait changer, c’est ce fait, que dans toute cette crise la politique du gouvernement n’avait été qu’un enchaînement de fautes depuis la brutale destitution du recteur accomplie par une impatience d’autorité jusqu’à cette espèce de chasse à travers les rues contre une population désarmée. Ce qu’il ne pouvait changer surtout, c’est qu’en fin de compte, morts et blessés étaient du côté de la foule, tandis que les soldats n’avaient reçu que quelques blessures légères. Je voudrais ajouter, comme épilogue, qu’au lendemain de ces tristes scènes, le ministre de l’instruction publique, M. Alcala Galiano, mourait avec cette obsession du sang versé, en répétant, dit-on, cette date du 10 avril, qui lui rappelait une autre journée semblable de sa jeunesse libérale, et que peu après le ministère avait le désagrément de trouver devant lui au congrès le recteur destitué, M. Montalvan, que les électeurs venaient de relever de sa disgrâce pour en faire un député. Après cela, le ministère aurait eu beau se débattre, il était sous le poids d’une logique invincible, il ne pouvait plus quitter l’attitude de résistance et de combat. Il en était là politiquement après une durée de six mois.

La réaction d’un système de force et de tension sur les finances était inévitable. Sur quoi reposait la confiance de M. Barzanallana quand il était entré au pouvoir avec le général Narvaez au mois de septembre ? Elle s’appuyait évidemment sur dette pensée d’un système de libérale conciliation faisant marcher ensemble l’apaisement politique et la réorganisation financière. En fait d’expédiens, on était, on semblait être au bout de l’excès du mal naissait la nécessité d’un remède radical et décisif. Dès l’origine, en faisant face de son mieux aux plus pressans besoins du trésor, en rassemblant péniblement les moyens de vivre, M. Barzanallana s’était préoccupé avant tout de reconnaître cette situation, dont il recevait le lourd héritage, et il avait trouvé le crédit intérieur épuisé, le crédit extérieur détruit par les difficultés survenues avec les créanciers anglais et français, le déficit enraciné dans les budgets. Sa première pensée était donc de faire d’une large et sincère liquidation le préliminaire d’un rétablissement des finances et du crédit ; il en réunissait les élémens pour les soumettre aux chambres. Il portait du reste dans ce rude travail une sincérité d’aveux poussée presque jusqu’à la crudité ; mais voyez comme tout se tient entre la politique et les finances ! Quelque temps se passe, la politique se trouble, et les embarras de celui qui est chargé de l’administration financière augmentent. Les difficultés sont les mêmes, elles s’aggravent, et les moyens diminuent, le cercle de l’action se resserre. Chercher un secours dans le rétablissement du crédit extérieur par quelque transaction avec les créanciers de France et d’Angleterre ! M. Barzanallana y eût songé peut-être, il ne le pouvait plus : il eût rencontré autour de lui, même dans le parti modéré, surtout dans ce parti, une opposition acharnée prête à exploiter cet acte de hardie prévoyance comme une trahison. Je ne parle pas du don fait par la reine Isabelle du patrimoine royal, parce que ce don, qui offre sans doute une ressource réelle et considérable pour l’avenir, était pour le moment plutôt une charge en grossissant la musse des propriétés nationales à vendre et en imposant d’abord à l’état l’obligation de payer à la reine le quart de la valeur de ses biens ; c’était plutôt un acte retentissant destiné à exercer une influence politique. Il ne restait donc qu’à recourir encore une fois à tous ces moyens de négociations, d’émissions de titres. Émettre de la dette ! M. Barzanallana s’expliquait sur ce point avec une rare franchise. « Une émission de titres, disait-il devant les chambres, quel gouvernement peut la faire dans les conditions actuelles ? Je ne ferai cette émission que dans des circonstances économiques qui la rendront acceptable et honorable, et qui n’en feront pas, comme cela serait aujourd’hui, une immense perte de capital national, perte pour le trésor, perte pour le commerce, perte pour les classes productives, perte qui ne serait pas au-dessous de 2 milliards !… » C’est alors que M. Barzanallana proposait avec plus de hardiesse que de succès une anticipation d’impôts de 600 millions de réaux représentée par des obligations hypothécaires remises aux contribuables. Contre cette proposition tous les partis se soulevaient, et M. Barzanallana, d’ailleurs peu soutenu par le ministère, se retirait plutôt que de se laisser enfermer dans un cercle d’impossibilités.

Autre étape dans l’administration économique du cabinet Narvaez. Cette fois c’est M. Alejandro Castro, la veille encore président du congrès, compagnon de M. Gonzalez Bravo dans son opposition contre le général O’Donnell, qui est ministre des finances. Les circonstances politiques sont déjà fort aggravées ; que va faire M. Alejandro Castro ? Celui-là est un modéré assez emporté, c’est un ministre des finances un peu fier et glorieux, qui ne veut pas se laisser mettre en état de siège par les créanciers étrangers. L’administration de M. Castro, sans parler de quelques économies de détail par lesquelles il a pensé rétablir l’équilibre dans le budget, cette administration se résume dans deux faits qui se passaient au mois de mai, — un placement de billets hypothécaires et une émission de titres de la dette. M. Castro ne reprenait pas le projet de M. Barzanallana, il le transformait ou il le gâtait en réduisant la somme de 600 millions à 300 millions, en présentant l’opération sous la forme d’un emprunt volontaire pour la moitié ou pour le tout, avec la faculté, si la souscription volontaire était insuffisante, d’imposer le surplus aux contribuables les plus haut taxés ; mais, hélas ! voici où est la déception cruelle. Le jour où l’opération s’ouvrait, quoique le gouvernement eût réduit le prix de négociation de ses billets à 88 au lieu de 100, il ne s’est trouvé de souscripteurs volontaires que pour 55 millions ; le reste va peser sur les contribuables, de telle sorte que cette opération est, à tout prendre, l’idée de M. Barzanallana forcément reprise, appliquée seulement dans des conditions plus mauvaises, incomplètes et inefficaces. Notez qu’avec une confiance un peu précipitée dans l’affluence inévitable des capitaux, M. Castro avait annoncé fièrement qu’il n’aurait sûrement pas besoin de recourir à l’imposition forcée. Quant à l’émission de titres de la dette qui se faisait peu après et devant laquelle M. Barzanallana avait reculé comme devant un expédient ruineux ; elle était l’application d’une loi du 25 juin 1864 autorisant le gouvernement à se procurer par cette voie 600 millions, et elle a eu tout juste autant de succès que le placement des billets hypothécaires ; qui devait, disait-on, dispenser de cette mesure extrême. En réalité, l’état se trouve avoir émis ses titres à un prix tel que, pour avoir 600 millions effectifs, il a dû assumer la charge d’une dette perpétuelle de 1 milliard 400 millions. — Un milliard 400 millions ajoutés à la dette, sans compter 300 millions de billets hypothécaires qui ne trouvent pas de souscripteurs et qui vont s’abattre sur les contribuables, ainsi marchaient les finances sous l’heureuse administration de M. Castro ! Et ce que j’en dis du reste n’est que pour montrer comment les finances à leur tour payaient la rançon d’une politique de lutte et de répressions à outrance.


IV

Ainsi engagée et devenue en quelque sorte la proie d’une fatalité qu’elle se créait de ses propres mains, cette politique n’était plus assurément la même qu’aux premiers jours ; elle changeait à vue d’œil, elle subissait cette espèce de métamorphose que décrit si merveilleusement Jocrisse lorsqu’il trouve dans une cage un chat qui vient de dévorer un serin, et qu’il explique à son maître que l’oiseau est devenu un chat. En un mot, elle se transformait absolument. Et voyez comme les conséquences de deux politiques se dégagent invinciblement dans l’ensemble de la situation d’un pays ! Au premier moment, le ministère a l’air de se rallier à un système de libéralisme sincère et pratique ; il commence par des actes qui sont plus que des promesses, qui paraissent inaugurer une ère nouvelle. Il semble vraiment porter au pouvoir un esprit d’équité et de tolérance, une bonne volonté sérieuse, et tout aussitôt l’apaisement se fait sentir, la situation se détend, une certaine confiance renaît. Le pays ne demande pas mieux que de suivre un pouvoir décidé à relever la direction des affaires sans violenter l’opinion, en marchant au contraire d’intelligence avec elle. Les partis, sans désarmer entièrement, sont déconcertés et impuissans ; les plus hostiles se bornent à une incrédulité ironique : ils craignent que cela ne dure. Toutes les difficultés n’ont point disparu, il s’en faut ; mais la première condition pour les résoudre est à demi réalisée, — la paix, — et c’est M. Gonzalez Bravo lui-même qui le constate, comme le signe de l’influence heureuse d’une administration conciliante. Changez la politique, laissez entrevoir le réveil de l’esprit de réaction, et tout change aussitôt. Le malaise reparait, les animosités se ravivent, les partis reprennent leurs armes envenimées en retrouvant des griefs. Les inquiétudes et les méfiances se traduisent par des accidens lugubres, comme ceux du mois d’avril. Le trouble pénètre dans le parlement lui-même et conduit aux scènes les plus violentes entre M. Rios Rosas et le gouvernement, entre M. Alejandro Castro et un membre de l’union libérale, M. Ardanaz. Les assemblées locales se mettent de la partie, et la députation provinciale, le conseil municipal de Madrid, par leurs protestations après le 10 avril, vont au-devant d’une dissolution qui ne manque pas de les frapper. En un mot, le trouble et le doute sont partout, absorbant et irritant les esprits, embarrassant plus que jamais la solution des questions sérieuses. Pendant qu’on s’excite ou qu’on se querelle, on met quatre mois à décider comment s’accomplira l’abandon de Saint-Domingue ; on se traîne en discussions sur les finances, pour en revenir à des expédiens qui ne font qu’aggraver la situation du trésor, en lui donnant le moyen de ne pas mourir pour le moment d’inanition.

Voilà le bilan net et clair des deux systèmes, de la politique libérale et de la politique de réaction : d’un côté un commencement de paix, de l’autre plus que jamais l’incertitude. Et comme la logique gouverne plus qu’on ne croit les affaires des hommes, même en Espagne, il y a une sorte d’intime et profond enchaînement dans le développement de cette situation qui s’aggrave de jour en jour durant quelques mois. Chaque pas qu’on fait dans la réaction ajoute au malaise du pays, et chaque progrès du malaise public pousse le gouvernement à s’avancer encore, à s’armer de quelque mesure nouvelle de défense. Les scènes du 10 avril conduisent à une tentative d’échauffourée militaire à Valence dès le mois de juin, et cette échauffourée à son tour devient un stimulant de répression. Le ministère n’a plus le temps d’attendre que les chambres discutent le projet de loi sur la presse présenté au mois de février : il demande l’autorisation sommaire de rétablir en fait et immédiatement la censure. Il n’a plus assez des mesures ordinaires de vigilance auxquelles est soumis le droit de réunion : il fait en toute hâte une circulaire (12 juin) par laquelle il donne l’ordre aux gouverneurs des provinces de dissoudre immédiatement « tous les casinos, tertulias, réunions ou sociétés, quelle que soit leur dénomination, où l’on s’entretiendrait d’affaires politiques… » La censure pour les journaux et l’interdiction de dire un mot de politique dans un casino, dans une terlulia, qu’y avait-il au-delà ? Je n’en sais, ma foi, rien. Seulement le ministère ne s’apercevait pas que dans cette voie d’aventures déjà il touchait à cette alternative en face de laquelle M. Rios Rosas venait de le placer d’une façon saisissante, — l’impossibilité de gouverner ou la dictature, c’est-à-dire des deux côtés infailliblement une révolution à court terme. C’était bien la peine d’avoir commencé par la politique du désarmement et de la conciliation ! Cette politique, suivie jusqu’au bout avec résolution, ne pouvait assurément en aucun cas conduire le cabinet Narvaez à un dénoûment plus triste, et j’ajouterai que si M. Gonzalez Bravo, soutenu par le général Narvaez, eût mis à la pratiquer, à l’imposer, au besoin, la moitié de l’énergie et de l’habileté de parole qu’il mettait dans la défense d’une politique opposée, il eût vraisemblablement réussi.

Ce qu’il y avait de réellement dangereux pour le ministère à cette extrémité vers les premiers jours de juin, c’est qu’il ne pouvait en vérité aller plus loin dans aucun sens, et c’était là sa faiblesse, qui s’était accrue tout juste dans la même proportion où il avait amassé les difficultés auteur de lui. Il était à ce moment où un prétexte est à peine nécessaire. Le prétexte, ce fut le choix du comte Ezpeleta pour une des grandes charges du palais : encore un conflit sur les choses intimes de cour ! — Le choix d’un majordome, la question était grave et de puissante considération I Après tout, ce n’est pas encore cette épreuve qui eût tué le ministère, si depuis quelque temps il n’avait pris le soin d’accomplir sur lui-même le plus étrange suicide. Il ne mourait pas pour le choix du comte Ezpeleta, Une mourait pas non plus pour l’échauffourée de Valence, qui l’eût peut-être servi, si elle eût été un peu plus sérieuse ; il mourait le 21 juin parce qu’il était à bout, parce qu’il ne pouvait plus rien, parce que des deux politiques entre lesquelles il s’était débattu l’une avait été abandonnée après avoir été à peine essayée, l’autre était impossible ou conduisait au seuil d’une révolution. Voilà de quoi il mourait réellement, et jamais ministère en Espagne, il faut le dire, n’avait laissé fuir une occasion plus belle d’identifier sa fortune, la fortune de son parti, avec une œuvre de pacification morale. Le ministère Narvaez avait trouvé à son avènement une situation tendue, il laissait à sa chute une situation plus tendue encore, plus violente, plus menacée surtout : dernier résultat de ce travail de neuf mois d’où allait sortir, — quoi donc ? — tout simplement une résurrection de l’union libérale, qui un an auparavant eût soulevé l’opposition la plus vive, et qui cette fois s’accomplissait presque spontanément, sans effort, accueillie par d’anciens adversaires, considérée par tous comme une garantie. Au 16 septembre 1864, c’est le général Narvaez qui était l’homme du moment, le grand pacificateur ; au 21 juin 1865, c’est le général O’Donnell qui devient l’homme nécessaire, le seul qui réunisse à la fois une force d’ascendant sur le pays, sur l’armée, et une force d’intimidation vis-à-vis des partis révolutionnaires, le seul enfin qui puisse rallier tous les élémens d’un libéralisme modéré.

Chose curieuse que cette reproduction périodique d’une même situation ! Depuis quelques années en Espagne, chaque ministère arrive pour tout apaiser et se retire après avoir tout troublé, laissant au ministère qui lui succède ce rôle de réparateur, de conciliateur, qu’il n’a pas su remplir. C’est ainsi que le général O’Donnell s’est trouvé ramené au pouvoir pour reprendre à son tour cette œuvre de pacification sans cesse interrompue. Ce n’était pas, à vrai dire, un ministère très nouveau, qui eût le prestige de l’inconnu. Si on n’eût pas vécu si vite depuis un an, si les crises ne s’étaient pas multipliées de façon à faire disparaître les griefs anciens sous les griefs nouveaux, on se serait souvenu sans doute que ce cabinet du 21 juin, principalement représenté par le général O’Donnell et par M. Posada Herrera, avait déjà existé pendant cinq ans, de 1858 à 1863, qu’il avait éludé les questions les plus pressantes pour se livrer à des entreprises comme celle de Saint-Domingue, que c’était lui qui avait le plus engagé les finances espagnoles, et qu’en fin de compte il était mort pour n’avoir rien fait, surtout dans le sens libéral. La vérité est que malgré tout, après le ministère du 16 septembre, le général O’Donnell semblait encore l’homme le mieux fait pour la situation. A qui aurait-on pu s’adresser ? Aux modérés de la résistance outrée et absolutiste ? C’était aller droit à une explosion inévitable le lendemain. — Aux progressistes ? On en a parlé, je le sais bien, et on parle encore d’une combinaison de ce genre comme d’une ressource héroïque. Malheureusement le parti progressiste, beaucoup moins redoutable par ses idées que par ses procédés, se met toujours dans des situations d’où il ne peut sortir qu’avec effraction : tant qu’il ne s’est pas fait un programme légal, fût-il le plus large, et qu’il ne s’est pas rallié avec un peu d’ensemble à ce programme, son avènement risque de devenir une révolution qu’il ne serait même pas très apte à gouverner. Le général O’Donnell restait donc le seul qui pût faire face aux complications du moment, à cette nécessité souveraine d’un gouvernement doué de bonne volonté libérale et de force conservatrice. Un cabinet de l’union libérale, il est vrai, a contre lui ce passé d’il y a trois ans qui se relève comme une ombre peu rassurante ; il a justement aussi pour lui, comme préservatif, le souvenir de ses propres fautes, de ses propres déceptions, le souvenir plus récent encore et plus vif de l’expérience du général Narvaez. Il sait pour l’avoir éprouvé, et pour avoir vu d’autres l’éprouver cruellement, ce qu’il en coûte de lever un drapeau de libéralisme sans être libéral, pour tomber dans l’impuissance ou les réactions, et de plus le général O’Donnell a eu cette fois la clairvoyance de fortifier un peu les élémens de son parti, de prendre dans diverses nuances des hommes dont quelques-uns ont même été ses adversaires : M. Manuel Bermudez de Castro, qui est ministre d’état, M. Canovas del Castillo, qui s’est fait depuis quelque temps une certaine importance dans le, parlement, M. Alonso Martinez, qui passe pour porter au ministère des finances un esprit sensé, ayant le goût de l’ordre et des réformes.

La politique du cabinet du 21 juin était d’ailleurs toute simple. Ce que le ministère Narvaez avait fait au 16 septembre 1864 en recevant une situation compromise, le cabinet O’Donnell, à bien plus forte raison, avait à le faire après le ministère du 16 septembre : réparer, pacifier. De là ce programme des premiers jours, tout tracé par les circonstances, puisé en quelque sorte dans les fautes de la veille : amnistier encore une fois les journaux poursuivis, retirer immédiatement les lois répressives sur la presse et proposer l’établissement du jury, faire cesser l’exil de quelques généraux, rétablir la municipalité de Madrid dissoute après le 10 avril, rendre à ses fonctions le recteur destitué, M. Montalvan, désavouer les doctrines d’état dans le haut enseignement. Et tout comme après le 16 septembre 1864 il y avait eu un apaisement, après le 21 juin 1865 il s’est produit une trêve, — non, certes, une paix sans orages et sans luttes intimes, mais un acheminement à un régime moins menacé à travers des difficultés toujours renaissantes.

Deux faits ont servi jusqu’ici à caractériser plus particulièrement cette phase nouvelle de la politique à Madrid : la reconnaissance du royaume d’Italie, qui dégage l’action extérieure de l’Espagne, et une réforme électorale qui est, si l’on me passe le mot, un coup de fouet donné à la situation actuelle, qui tend à dissoudre, à renouveler en même temps les cadres d’une représentation étroite et dépendante par l’extension du droit de suffrage et par un système de circonscriptions plus larges. Si la reconnaissance de l’Italie n’avait eu qu’un caractère international, sans doute elle aurait gardé toujours encore l’importance d’un acte faisant disparaître une anomalie bizarre, remettant la diplomatie espagnole au pas des événemens européens, rapprochant deux nations liées par les souvenirs du passé aussi bien que par les intérêts contemporains. La vérité est que dans les conditions actuelles, telle qu’elle se présentait, cette question des rapports avec l’Italie n’avait plus seulement une importance extérieure, elle avait encore et par-dessus tout un caractère intérieur ; elle était devenue la pierre de touche des partis. Ni le général O’Donnell pendant son premier ministère, ni le général Narvaez à son passage plus récent au pouvoir, n’avaient osé, il est vrai, aborder résolument la difficulté ; ils s’étaient arrêtés parce qu’ils se trouvaient en face d’une multitude de scrupules, de susceptibilités, d’inquiétudes religieuses, de craintes dynastiques, de préjugés habilement excités. L’un et l’autre cependant avaient senti que la reconnaissance de la-révolution italienne se liait intimement à tout essai de gouvernement libéral. Aussi le général Narvaez ne s’était-il point montré dès l’origine opposé en principe à cette reconnaissance, et le général O’Donnell s’est-il hâté, dès sa rentrée au pouvoir, de l’inscrire dans son programme.

Pour une politique libérale en effet, c’était une nécessité d’en finir, aujourd’hui plutôt que demain, avec cette attitude d’une puissance constitutionnelle cherchant des exemples dans l’histoire de Louis XIV pour entretenir des ambassadeurs auprès d’un roi fugitif, et renouvelant à l’égard de l’Italie les procédés de l’Europe du nord à l’égard de l’Espagne elle-même pendant la guerre civile. Pour les passions et les velléités absolutistes de toute nuance au contraire, cette abstention hostile où l’Espagne restait enfermée était une attestation permanente d’influence, un dernier moyen de reconquérir l’ascendant à l’intérieur : on l’a bien vu à leur déchaînement le jour où la question a été tranchée. Tant qu’elles ont gardé une espérance, elles se sont bornées à répéter : On n’osera ! Le jour où il n’y a plus eu de doute, elles ont fait explosion, elles ont proféré des menaces, elles ont juré, elles aussi, qu’elles n’obéiraient pas ; jusqu’au dernier moment, elles ont assiégé la reine, et peut-être ont-elles réussi un instant à l’ébranler. Si elles avaient triomphé et que le général O’Donnell se fût retiré, je ne sais trop ce qui serait advenu ; les idées absolutistes auraient peut-être vu le lendemain leur victoire écrite dans des ruines : de telle sorte que par elle-même et par les circonstances au milieu desquelles elle s’accomplit, cette reconnaissance de l’Italie est certainement Té pas le plus décisif que le libéralisme ait fait depuis quelques années en Espagne, — d’autant plus décisif qu’il a été plus disputé. Elle tranche du moins la situation, et scelle de ce côté la rupture du ministère avec la politique de réaction.

Quant à la réforme électorale, ce n’est pas d’aujourd’hui que la question s’est élevée entre les partis, que s’est révélée la nécessitée de chercher un milieu entre le système modéré, qui, en rétrécissant les districts, livre les élections au gouvernement, et le système progressiste du scrutin de liste, qui les livre aux hasards d’une direction arbitraire en annulant toutes les influences locales. La loi nouvelle que le gouvernement a été autorisé à établir a précisément la prétention de concilier les deux systèmes en les transformant, — en augmentant d’abord le corps électoral par une réduction du cens et en combinant ensuite quelque chose comme les bourgs d’Angleterre avec des circonscriptions d’un caractère moins local. Que vaudra cette loi à l’épreuve ? On le verra. Pour le moment, elle rompt avec un système visiblement usé ; elle change assez sensiblement les conditions de l’élection pour qu’il puisse sortir du scrutin un parlement moins prévu d’avance, composé d’élémens nouveaux, plus favorable peut-être à de nouvelles agrégations des partis. Au demeurant, le ministère du 21 juin 1865 a donc fait acte de vie en reconnaissant l’Italie, en réalisant une réforme électorale souvent réclamée et toujours ajournée, en accélérant d’un autre côté le désamortissement des biens ecclésiastiques, et ce sont ces premiers actes qui ont fait sa force ; mais d’un autre côté, il ne faut pas s’y tromper, il a aussi sa faiblesse secrète, la faiblesse de toutes les combinaisons qui ne reposent pas sur un ensemble coordonné de principes, qui vivent par une large satisfaction d’intérêts personnels, par un ralliement perpétuel d’adhésions éparses, et finissent par se réduire aux proportions d’une coterie. L’union libérale, qui a trouvé là son écueil une première fois, qui a péri par là, n’est pas sans être menacée encore d’être envahie par cet esprit de coterie. Elle a, elle aussi, ses historiques ou sa cohue de prétendans qui revendiquent les emplois, qui crient lorsqu’on ouvre les rangs aux travailleurs de la onzième heure. Les choix de l’union libérale témoignent manifestement quelquefois d’excellens sentimens de famille. Les ministres, comme ce bon maire de France qui trouvait que M. le préfet ne pouvait être mieux représenté que par son gendre, les ministres se disent qu’ils ne peuvent être mieux représentés que par leurs frères. Il reste à savoir si on va loin par ce chemin. Si le général O’Donnell se laissait aller à cet esprit, il rencontrerait bientôt devant lui une opposition dont on peut déjà distinguer les élémens, à laquelle il s’occupe lui-même de donner des chefs, — sans compter l’opposition de ses adversaires naturels et toute cette agitation de partis, de fractions de partis, acharnés à se disputer la prépondérance, au risque de sentir à tout instant le sol s’effondrer sous leurs pieds.

Qu’est-ce donc que le ministère actuel ? C’est évidemment une halte entre des crises qui se succèdent ; mais ce n’est évidemment que Cela au milieu d’une situation qui sous une apparence de calme matériel reste livrée à d’incessantes perturbations. Au fond, il n’y a point à s’y méprendre, l’Espagne est dans un de ces états presque indéfinissables où la veille encore on dit qu’une révolution est impossible, parce qu’on n’aperçoit pas un but précis, et où le lendemain, lorsqu’elle a éclaté, on se demande comment elle n’est pas arrivée plus tôt, parce que tout le monde y travaillait. Je ne veux point dire assurément que cet état, si grave qu’il paraisse lorsque les crises deviennent plus aiguës, que cet état soit sans remède. L’Espagne possède sans doute en elle-même tous les élémens d’un développement moral et politique régulier, comme elle a tous les élémens de fortune matérielle, comme elle a enfin tous les élémens d’une puissance extérieure proportionnée à sa situation, à ses intérêts, et à ses ambitions légitimes ; mais ce qui est vrai aussi, c’est que les hommes, les partis, ont à secouer bien des préjugés, bien des illusions, bien des passions, dont la trace est visible dans la politique contemporaine, et qui ne sont point étrangères aux crises actuelles. Ils ont à se pénétrer tout d’abord de cette vérité d’où découlent toutes les autres, qui éclate dans l’histoire la plus récente, — que tout ce qui favorise l’absolutisme accélère la décomposition et le péril, qu’une politique libérale n’est pas même seulement une condition de progrès, qu’elle est plus encore peut-être aujourd’hui, une stricte garantie d’ordre et de préservation. S’ils veulent en même temps faire de leurs finances les auxiliaires de leur politique, ils ont aussi à comprendre que le premier moyen est de répudier touts ces expédiens sans efficacité, d’en venir à réaliser hardiment de larges réformes. Sans doute, comme on dit quelquefois pour se rassurer, l’Espagne n’est point autant en danger qu’elle le paraît. Elle a entre les mains pour plus de trois milliards de réaux de propriétés nationales, c’est à-dire une fortune excédant ses charges. Qu’arrivera-t-il cependant si on continue ? On se trouvera un jour au bout sans que le crédit et les finances de l’Espagne soient reconstitués, sans que la ressource extraordinaire des biens nationaux ait servi à créer un ordre régulier et durable, et c’est bien réellement cette fois, qu’on aura jeté les fondemens de ce « grand édifice » que M. Bravo Murillo appelait « une banqueroute nouvelle. » Et si les hommes, les partis en Espagne veulent enfin assurer, à leur pays le rôle naturel que lui assignent son passé, ses intérêts et ses instincts, ils ont à se guérir de cette passion d’isolement qui les jette quelquefois dans une abstention hostile, de cette méfiance qui se tourne principalement contre la France. Il y a des partis en Espagne qui se nourrissent de ce sentiment stérile et suranné. Ils voient déjà, — ils le voient depuis quinze ans sans que cela vienne ! — la serre de l’aigle sur leurs provinces du nord. Qu’il soit question d’un chemin de fer à travers les Pyrénées, c’est une porte qu’on veut ouvrir pour aller surprendre l’indépendance espagnole. Qu’on reconnaisse l’Italie, c’est la France évidemment qui l’impose. Les partis vaincus se déguisent à eux-mêmes leurs fautes en représentant leurs échecs comme l’œuvre des influences étrangères. Le moins que puisse méditer ce terrible étranger, c’est à coup sûr de mettre la main sur la couronne de la reine Isabelle ! Croirait-on qu’il y a peu de jours à peine, au moment de la dernière échauffourée de Valence, au mois de juin, on s’est amusé à dire à Madrid, — quoi donc ? je vous le donne à deviner, — que le prince Napoléon pouvait bien n’être pas étranger à l’échauffourée, qu’il attendait peut-être l’issue en croisant quelque part ! Et c’est ainsi qu’on finit je ne dis point par ébranler, — les intérêts communs sont trop puissans, — mais par fatiguer, par énerver l’alliance la plus simple, la plus naturelle, celle qui plaît le mieux à la France, et qui est aussi la moins incompatible avec la grandeur de la nation espagnole, avec toute cette régénération libérale dont la bonne volonté des hommes pourrait si aisément faire plus qu’un rêve en Espagne.


CHARLES DE MAZADE.

  1. La loi dont il est ici question datait à peine du 29 juin 1864. Comparée à la loi de 1857, qui a reçu de son principal auteur le nom de loi Nocedal, et qui était toujours en vigueur, quoiqu’il fût toujours question de la changer, la loi de 1864 était certainement un progrès ; c’est néanmoins avec elle qu’on avait trouvé le moyen de traduire des journaux devant des conseils de guerre.