Les Dictateurs/Période contemporaine/Staline

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Denoël et Steele (p. 213-219).

Staline

Le chef mort, la lutte, d’autant plus violente qu’elle doit rester secrète, commence entre les disciples qui s’estiment tous qualifiés pour lui succéder, en dépit de difficultés grandissantes.

En effet, si, à la mort de Lénine, la Nep a pu sauver la Russie d’une crise économique sans précédent en Europe (la famine de 1921 a frappé près de trente millions d’habitants), la situation du pays est encore misérable. La moitié des terres ensemencées en 1913 est en friche. La récolte de graines n’atteint pas trois milliards de pounds contre six milliards avant guerre. Les produits manufacturés sont hors de prix, alors que les salaires des ouvriers arrivent à peine au tiers des tarifs de 1914. Le petit commerce est aux mains des mercantis. Des millions de paysans, ne pouvant plus donner leur travail à de grands propriétaires, sont sans terrain.

La bureaucratie, qui compte quatre cent mille fonctionnaires communistes bien payés et bien logés, alors qu’à Moscou le peuple s’entasse à dix personnes dans une cave, ne fait qu’aggraver cette misère.

Les salaires n’ayant pas été payés de plusieurs mois, les prix rendent inaccessibles aux travailleurs les objets les plus indispensables. Des grèves éclatent. Trotzky en rend responsable Staline qui peuple les bureaux de ses créatures sans se soucier de leur compétence et ne leur demande que de servir ses propres ambitions. C’est le premier épisode d’une lutte qui va durer six années. Le triumvirat (les Russes disent la troïka) du Politbureau : Staline, Zinoviev, Kamenev, est résolu à écarter Trotzky. Si l’exécution doit être longue à venir, c’est que Staline n’ignore pas qu’il ne peut exiler comme un simple chef de service le vainqueur d’octobre 1917.

Après le congrès de 1924 (le 13e !), destiné à l’unification du parti bolchevik, la politique d’épuration chère à Staline reprend de plus belle. Tous les « camarades » qui ne s’inclinent pas servilement devant lui sont exclus du parti, rejetés dans la misérable plèbe qui compte vingt millions de sans-travail.

Les soulèvements sont noyés dans le sang. L’oppression policière grandit dans tout le pays.

La querelle Trotzky-Staline se poursuit, curieusement observée par les hommes au pouvoir. Trotzky n’a ni la ruse ni la finesse de son adversaire. Son dogme de la « révolution permanente » apparaît comme très dangereux au clan des bolcheviks désormais nantis. Il n’est plus qu’un agitateur d’extrême-gauche dans un pays où on ne tolère qu’un opportunisme étroit. À partir de 1926, il est déconsidéré par ses relations suspectes, par les hommes tarés qui composent son groupe. Staline, en falsifiant des documents, finit même par lui dénier son rôle dans le coup d’État et dans la guerre civile pour se décerner à lui-même une auréole de grand général. Trotzky tente et manque un coup de main en novembre 1927, au dixième anniversaire de la Révolution. Exilé enfin en 1928, il se retire en Turquie l’année suivante. Staline triomphe.

Pour assurer son prestige, il se flatte de soulever la Chine. Mais les coups d’État militaires de Shanghaï, de Pékin, de Canton et de Nankin infligent à sa politique le plus brutal démenti. Il a simplement poussé à mort des centaines d’ouvriers chinois. N’importe quel autre chef de gouvernement européen verrait son prestige sérieusement compromis par un tel échec. Mais Staline s’est assuré, avec l’obéissance aveugle de la Tchéka, le monopole absolu des informations. Quoi qu’il arrive, on louera sa clairvoyance.

Ses acolytes juifs, Zinoviev et Kamenev, dont il veut maintenant se débarrasser et contre qui il pense à fomenter un mouvement antisémite, sauvent leur tête à force de servilité, de reniements. Ils capitulent sur toute la ligne. Mais ils n’ont plus que des attributions subalternes. Staline, au contraire, se fait nommer, par le XIVe Congrès, secrétaire à vie du parti. À peu près certain de durer, il va pouvoir appliquer ses théories économiques.

En 1928, il lance le plan quinquennal.

La réalisation de ce plan, entourée d’une réclame inouïe, a été, en fait, incohérente et n’a abouti qu’à édifier au hasard un certain nombre de géants industriels, excellents instruments de propagande, mais qui n’ont servi à rien, parce qu’ils ne correspondent pas aux besoins réels de la Russie.

Cent dix-huit milliards de roubles ont été engloutis pour des résultats qui, de l’aveu même des statistiques officielles, ont atteint péniblement la moitié des prévisions de 1928. Les efforts demeurent presque partout stériles. Le chemin de fer de Turksib, commencé d’ailleurs sous l’ancien régime, ne voit passer que quelques trains très lents. Le barrage du Dnieprostzoï, dû à un ingénieur américain, fera tourner ses turbines à vide pendant de longues années encore, faute de transformateurs et de câbles pour transmettre le courant. À Nijni-Novgorod, les usines Ford fabriquent des automobiles, inutilisables pour les trois quarts dans un pays dépourvu de routes carrossables. Les délicates machines-outils américaines sont rapidement détériorées dans les usines et les exploitations agricoles par des ouvriers inexpérimentés. On a établi le Magnitogorsk, entreprise de forges et de hauts fourneaux, à deux mille kilomètres des mines de charbon, d’où prix de revient extravagant de l’acier dont la production est insignifiante. Le reste à l’avenant.

L’échec a été implicitement reconnu, du fait que les « plans » devaient se succéder de façon continue. Depuis 1933, il n’en est plus question.

Officiellement, il n’y a plus de chômage ; on reconnaît toutefois une « fluctuation » de la main-d’œuvre qui correspond au vagabondage de plusieurs millions d’ouvriers. La migration des prolétaires est une plaie du régime. Tous les moyens de coercition possibles, livret de travail analogue à un livret militaire, obligation de résidence, passeports, ne parviennent pas à fixer les ouvriers qui vont de ville en ville chercher des conditions d’existence un peu moins lamentables, un « patronat » un peu moins cruel. Le « commandement unique » dans les usines, depuis 1929, a supprimé les dernières libertés des ouvriers qui vivent sous le régime du bagne.

Le programme scolaire a, lui aussi, fait faillite, malgré ses ambitions. Loin de diminuer, le nombre des illettrés va croissant.

Enfin, tous ceux qui tiennent une plume, journalistes, romanciers, historiens, poètes, sont tenus de célébrer le régime sans restrictions, sous peine de déportation.

Les choses en sont là.

Staline, politicien retors mais esprit borné, inculte, n’a jamais pris, sur le plan économique, que des solutions de primaire qui renversent les conditions essentielles de l’existence humaine, au profit de fins chimériques.

Sous sa dictature, le peuple russe vit beaucoup plus mal qu’avant guerre. Il est obsédé par les soucis alimentaires, par l’extrême difficulté de se procurer le strict nécessaire. On mesurera la beauté de l’organisation soviétique en apprenant qu’il faut plusieurs jours pour obtenir un billet de chemin de fer et un après-midi pour acheter du sucre, quand il y en a.

Le collectivisme intégral a supprimé toute initiative individuelle. L’ardeur de quelques brigades de choc entraînées et nourries spécialement, que l’on montre avec orgueil aux voyageurs de marque et aux journalistes étrangers, ne suffit pas à compenser l’apathie d’un peuple entier accomplissant sans espoir une besogne de galérien.

En onze ans, on estime que Staline a chassé de leurs foyers cinq millions de paysans et fait exiler dans les îles de la Mer Blanche, de l’Océan Glacial ou au fond de la Sibérie, huit à dix millions d’hommes de toutes les classes sociales, soldats, ouvriers, fonctionnaires, commerçants et intellectuels.

Ayant réuni dans ses mains l’ensemble des pouvoirs, exerçant sans contrôle le droit de vie et de mort sur toute la Russie, Staline apparaît comme un despote oriental, doublé, selon le mot d’un de ses adversaires, de tous les ridicules de Bouvard et de Pécuchet.

Mais sans sa dictature, comme sans celle de Lénine, il y a longtemps que la Révolution russe ne serait plus qu’un souvenir. Tous les deux sont partis de ce vieux principe que la force est l’accoucheuse des sociétés. Un forceps est particulièrement nécessaire, en effet, pour l’accouchement des monstres.