Les Forçats du mariage/16

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Librairie internationale (p. 141-155).


XVI


Au mois de janvier, Robert et Marcelle s’installèrent dans un hôtel de la rue de Berri, un hôtel somptueux, décoré avec un grand luxe et un goût artistique à la fois large et délicat.

Robert s’était plu à entourer Marcelle de toutes les élégances, cherchant ainsi à compenser, par des jouissances factices, le vrai bonheur qu’il ne pouvait lui donner.

C’était une pâle journée d’hiver. Ils se trouvaient tous deux dans un boudoir qui ouvrait sur les serres.

Ce boudoir était tendu de satin bleu-ciel, capitonné avec boutons de velours noir. Les rideaux et les sièges de même satin étaient garnis de longues crépines noires et bleues. Les meubles, en bois de rose incrusté de médaillons de Sèvres, étaient de véritables objets d’art. C’était frais, coquet, doux à l’œil, tendre comme la nature de Marcelle.

Cependant, au milieu de toutes ces richesses, entourée de soins attentifs, de prévenances délicates, la jeune femme se sentait opprimée par un insurmontable chagrin, par un doute vague, mais obstiné. Souvent il lui arrivait d’envier les tracas de la pauvreté qui laissent moins de prise aux souffrances de l’âme.

Dans un état de grossesse avancée, elle allait peu dans le monde ; elle restait donc seule bien souvent, car maintenant, loin de retenir Robert, elle l’obligeait parfois à sortir. Elle devinait que l’ennui le rongeait, l’ennui, plus dangereux pour elle qu’une rivale.

— Je t’en prie, Robert, dit-elle, lis-moi quelques pages de ce livre nouveau qui a tant de succès.

— Un roman ! Nous ne sommes pas encore en carême, épargne-moi cette pénitence.

— Comment ! les romans ne t’intéressent pas, toi, un artiste, un aussi fin observateur des choses de l’amour ?

— Les romans en action, très-bien ! Mais l’éternelle rapsodie d’Arthur et d’Adèle, oh ! non.

— Puisque le roman en action ne t’est plus permis, insista Marcelle…

— En lire me serait d’autant plus insupportable. J’aime mieux savourer tranquillement le bonheur d’être ton mari.

Le ton un peu léger et indifférent dont il prononça cette dernière phrase, affligea Marcelle.

— Tu n’es pas heureux ? demanda-t-elle craintivement.

— Allons bon ! je ne suis pas heureux, parce que je refuse de lire ton roman ? Donne-moi ce livre, que je m’exécute.

— Non, je ne le désire plus.

— Eh bien ! je vais te répondre sérieusement, puisque tu te fâches de mes légèretés. Si je ne lis pas de romans, voici pourquoi : ou bien un roman est une invention pure, un conte pour amuser les âmes ingénues, alors je n’en ai que faire ; ou c’est un livre qui veut prouver quelque chose ; mais s’il s’agit d’une vérité bien claire, il n’est pas besoin d’un volume pour me la démontrer, dix lignes me suffiraient. Et tu veux que ces dix lignes, j’aille les chercher à travers des racontages infiniment délayés, plus ou moins invraisemblables ? J’aimerais mieux, comme les derviches, tourner mes pouces ou contempler le bout de mon nez.

— Mais, alors, que ne poursuis-tu quelque travail sérieux de science, de politique ? Pourquoi, par exemple, ne briguerais-tu pas la députation ! Ton nom, ta fortune…

— Écoute, ma chère Marcelle, je vais te faire ma profession de foi, et tu m’épargneras dorénavant ces balivernes. J’ai un nom, c’est vrai. Quoique je n’en fasse aucun cas, je pourrais m’en servir, comme tant d’autres, pour arriver à une position élevée. Mais, pour cela, il faudrait prendre au sérieux un tas de choses et de gens que je ne puis entendre ni regarder sans rire. Selon moi, c’est faire preuve d’une fière assurance ou d’une magistrale sottise que d’oser s’imposer ainsi à l’admiration de ses semblables. S’il n’existe qu’une minime différence entre le singe et l’homme, quelle distance plus faible encore doit séparer un de ces grands de la terre du plus humble des mortels ? La science ? Celui qui sait le plus sait encore si peu. On porte le nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne suffirait pas à en lire vingt mille. Le génie ? Quel génie ? Une certaine capacité pour le tripotage des affaires ? Mettez le premier filou venu au pouvoir, il volera le trésor aussi bien qu’un autre. La politique est-elle autre chose que l’art du mensonge ? En somme, si l’on va au fond de toutes ces capacités, de tous ces talents, que trouve-t-on ? Un colossal aplomb qui couvre de colossales médiocrités. Mais que de peines ces gens-là se donnent pour mener les autres ! Comme ils ont l’air convaincus que sans eux le monde ne pourrait marcher ! À force de jouer aux gens graves, ils finissent par se prendre eux-mêmes au sérieux. C’est leur châtiment. Et tu veux que sans nécessité absolue j’aille de gaieté de cœur descendre, pour me distraire, à ce rôle de comédien sérieux, le pire des rôles de cette triste comédie qu’on nomme la société ? Faire des courbettes, attendre dans les antichambres, flatter des électeurs qu’on désire envoyer au diable ? Tu voudrais…

Il partit d’un bruyant éclat de rire.

— Mais je rirais ainsi au nez de tous ces gens-là.

— Cependant, objecta Marcelle, attristée par ce désolant scepticisme, il faut bien un gouvernement et des hommes pour diriger les affaires publiques.

— C’est là une erreur, ma chère Marcelle ; et elle vient peut-être de l’idée fausse que les hommes ont conçue de la divinité. Ils ont imaginé un Dieu tyrannique, omnipotent, fantasque, dirigeant l’univers comme avec une baguette ; et puis ils ont donné à ce Dieu des ministres, un état-major. Ont-ils créé Dieu à leur image, ou créé leur gouvernement à l’image de ce Dieu chimérique ? Peu importe. La religion comme la politique sont encore dans l’enfance. Qu’est-ce qui établit la merveilleuse harmonie de l’univers ? Ce sont les lois immuables, indépendantes de toute volonté. Le règne des volontés a fait son temps dans le monde politique comme dans le monde philosophique. Les peuples bientôt n’auront plus de gouvernement, mais des lois seulement pour les régir ; et tous ces monstrueux abus disparaîtront d’eux-mêmes ; et ces tristes marionnettes, qu’on appelle des hommes d’État, descendront de leur piédestal. Encore un peu de lumière, un cataclysme peut-être, et ces prétendus gens sérieux mettront bas leurs masques et leurs oripeaux. Mais en voilà bien long sur ce grave et ennuyeux sujet : aussi, je t’en prie, entre nous, plus de politique. Crois-moi, après l’amour, il n’y a qu’une chose sérieuse dans la vie, c’est le rire.

— Eh bien, pourquoi n’écrirais-tu pas tes idées ? Cela t’occuperait, t’amuserait peut-être ?

— Tu veux maintenant que je me fasse barbouilleur de papier ? Ce serait encore plus comique. Écrire, pourquoi ? Pour éclairer mes contemporains, pour arriver à la gloire ou pour gagner de l’argent ? Mes contemporains ont déjà trop de lumière ; ils ne peuvent l’absorber toute ; ils ont la rétine si récalcitrante ! La gloire ? Mettons que j’obtienne un succès. Mon livre se vendra à quinze cents exemplaires, et les masses tout entières ignoreront mon nom. Quelques-uns me prôneront, parce que je suis riche ; d’autres, parce que je suis riche, me refuseront du talent. Pour un inconnu qui m’admirera, vingt amis me dénigreront. Tu le vois : la gloire, fumée ! D’autres sages l’ont dit avant moi.

— Allons, tu es dans une veine de misanthropie.

— Peut-être. C’est la faute du soleil qui oublie aujourd’hui de nous montrer son visage. Quand le soleil me manque, je suis un corps sans âme.

Il soupira, chantonna un bâillement.

— Tiens, quand je serai vieux, reprit-il, pour faire quelque chose d’utile au genre humain, qui agonise, dit-on, faute d’une religion rationnelle, je rétablirai le culte du soleil.

— Eh bien ! veux-tu que nous retournions en Italie, que nous allions à Naples, en Grèce, en Orient ?

— S’il n’y a pas de soleil à Paris en hiver, repartit Robert, Paris lui-même n’est-il pas le soleil, c’est-à-dire un centre de vie, de lumière, de chaleur ? On y respire les miasmes, les brouillards ; mais on se sent galvanisé par les courants électriques de la pensée. On a la fièvre ; mais on vit, on pense. Partout ailleurs on végète, on rumine et on digère. Je ne puis habiter que Paris. Ailleurs, j’aurais froid, même sous la canicule. J’aime mieux les arbres rachitiques de mon boulevard que les orangers de Naples, que les lauriers roses de la Grèce et les cèdres du Liban. J’ai beaucoup voyagé, et le seul plaisir véritable que je goûte en voyage, c’est de revenir.

Marcelle devinait le fond de la pensée de son mari : une seule chose était capable de le distraire, c’était l’amour, et elle ne pouvait plus le ressusciter.

— Je t’attriste, dit Robert, parce que je ne crois à rien, parce que la vie me paraît bête, parce que les hommes sérieux m’ennuient, parce que j’aime le soleil. Ah ! c’est cela, tu es jalouse du soleil. Laisse passer mes boutades. J’ai l’humeur très-capricieuse. Je suis nerveux comme une femme.

En cet instant, madame Rabourdet entra et Robert se leva pour sortir.

— Où vas-tu ? lui demanda Marcelle.

— C’est un secret, je reviens tout à l’heure.

Robert passa doucement sa main sur les cheveux de sa femme, l’embrassa au front et sortit.

Marcelle le regarda traverser la cour. Elle remarqua qu’en s’avançant vers la porte son pas devenait plus allègre, et qu’en franchissant le seuil, sa figure s’illuminait. Elle laissa échapper un soupir.

— Qu’as-tu donc, mon enfant ? demanda Mme Rabourdet avec une vive anxiété.

Marcelle tressaillit.

— Moi, rien, maman, je t’assure.

Elle baissa les paupières pour cacher les pleurs qui emplissaient ses yeux.

— Rien ? Je vois bien que tu me caches quelque chose. À qui confieras-tu tes chagrins, si ce n’est à moi ? Qui donc mieux que moi pourrait te consoler ?

Marcelle essuya furtivement une larme.

— Il te rend malheureuse. Ah ! je m’en doute depuis longtemps. Pauvre, pauvre enfant !

— Mais non, mère, c’est le meilleur des maris. Il est doux, charmant, attentif comme le premier jour.

— Alors pourquoi pleures-tu ?

— Je suis un peu malade peut-être.

— Non, ce n’est pas cela.

— Eh bien ! C’est lui qui est malheureux, qui s’ennuie, car…

— Car ?…

— Il ne m’aime plus.

— Il ne t’aime plus ? s’écria Mme Rabourdet hors d’elle.

— Il n’en est pas cause, se hâta d’ajouter Marcelle. Il se conduit avec moi comme s’il m’aimait encore ; mais je le sens là…

— Et il y a longtemps ?

— Ah ! mère !…

Elle hésita comme si ce douloureux secret lui coûtait à avouer.

Mme Rabourdet interrogeait avec un regard si plein d’angoisse que Marcelle s’empressa de continuer :

— J’ai été heureuse, bien heureuse. Pendant huit jours, j’ai eu tout son cœur, toutes ses pensées. Connaître pendant huit jours une félicité pareille, c’est assez peut-être pour le bonheur d’une vie entière ; car enfin, si je n’avais pas épousé Robert…

— Tu en aurais épousé un autre qui t’eût aimée toujours.

— Il n’y a que Robert qui sache aimer ; et maintenant encore je ne voudrais pas échanger mon malheur contre le bonheur d’une autre.

— Oui, mais tous les jours tu souffriras davantage, il se contiendra moins. Ah ! je ne veux pas, moi, que tu aies une vie pareille, dit la pauvre mère toute bouleversée. Quitte ton mari, reviens avec nous. Je t’aimerai tant, moi, mon pauvre ange, et je serai si heureuse de t’avoir encore auprès de moi, de te soigner, de te dorloter comme par le passé ; car tu me manques aussi beaucoup, bien que je n’ose me plaindre.

— Quitter mon mari, maman ! Mais tu n’y songes pas. Un mari qui n’a pour moi qu’attentions, prévenances, ce serait odieux. Je l’aime d’ailleurs, chère mère ; et mon devoir n’est-il pas de tout supporter, comme tu as tout supporté toi-même ?

— Cependant, s’il te frappait, tu aurais le droit de partir. Or, il y a des souffrances bien plus cruelles.

— Oui, oh ! oui, dit Marcelle. J’ai quelquefois envié le sort de Lucette. Elle est sûre au moins d’être aimée, elle.

— Est-ce donc la destinée de toutes les femmes de souffrir ainsi ? soupira Mme Rabourdet.

— Mais nous avons nos enfants pour nous consoler, n’est-ce pas, mère ?

— Hélas ! quand ils ne nous affligent pas, eux aussi.

— Oh ! laisse-moi cette chère consolation. Quand je pense à ce petit être, mon cœur se gonfle à éclater. Je l’aime déjà de toute mon âme. Nous l’aimerons ensemble. Peut-être alors penserai-je un peu moins à Robert.

Et ces deux pauvres martyres s’embrassèrent en pleurant.

En ce moment un domestique entra, apportant un bouquet de camélias blancs et de violettes de Parme. Au milieu Marcelle vit un papier plié en corne. Elle lut :

31 janvier.
sainte marcelle

À ma femme bien-aimée.

Robert de Luz.

Devant ce souvenir délicat, cette preuve d’affection, Marcelle resta un moment interdite. La transition trop soudaine du chagrin à la joie lui ôtait la parole. Elle pleurait encore, mais c’était de bonheur. Elle embrassait sa mère, elle embrassait le bouquet.

— Oh ! maman ! s’écria-t-elle enfin, je suis un monstre d’ingratitude. À l’instant même où je l’accusais de ne plus m’aimer, il pensait à moi, à ma fête, à cette charmante surprise. Comme il est bon ! Comme il est aimable, mon Robert ! Et toi qui m’engageais à le quitter !

Son visage, auparavant pâli et fatigué, était maintenant tout rose ; et comme un enfant, elle riait à travers ses pleurs.

— Et moi, reprenait-elle, qui n’aimais pas le camélia, parce que c’est une fleur sans parfum ! Eh bien ! je déclare en ce jour solennel que je n’aime plus que le camélia, à cause du grand bonheur qu’il vient de me donner. Mère, ris donc aussi, toi ; je suis heureuse. Ah ! quelqu’un, c’est lui ! Comme mon cœur bat ! Robert, cria-t-elle en s’élançant vers la porte qui s’ouvrit.

Ce n’était pas Robert, mais un valet de pied qui annonça M. et Mme Moriceau.

Marcelle n’avait pas vu Juliette depuis la scène de l’église. Cette visite inattendue sembla d’abord apporter un nuage dans sa joie. Mais sa bienveillance naturelle l’emporta. Elle essuya ses yeux encore humides, et alla au-devant des nouveaux venus avec une entière cordialité.

— Vous me voyez tout émue, leur dit-elle ; une gracieuse attention de mon mari ; il me souhaite ma fête comme un amoureux. Et puis votre visite !… Car vous êtes des amis de Robert, et votre arrivée est pour moi un double bonheur.

Une jalousie violente étreignit le cœur de Juliette. Cet intérieur élégant, ce tendre souvenir de Robert, la figure rayonnante de Marcelle, son espoir de maternité, tous ces coups répétés avivèrent une blessure que tout l’amour d’Étienne, si passionné et si tendre, n’avait pu guérir.

Elle resta froide, cérémonieuse, humiliée de son infériorité et trop fière pour le laisser paraître. D’ailleurs elle ne savait pas encore mentir ; elle ne pouvait témoigner à cette femme, qu’elle haïssait, une affection même banale.

Une magnifique rivière de diamants qu’on apporta bientôt après de la part de Robert, acheva d’exciter la sourde colère de Juliette.

Robert rentra. Il venait d’apprendre la visite de M. et de Mme Moriceau. Il était fort troublé. Marcelle l’accueillit avec un regard où elle mit toute sa tendresse ; mais Robert la vit à peine. Elle chercha sa main, lui présenta son front. Robert la repoussa doucement.

Juliette surprit ce jeu muet. Avec sa finesse féminine elle eut l’intuition de la vérité : tous ces présents dissimulaient peut-être une profonde indifférence. Toutefois elle sortit, l’âme ulcérée, envieuse de ce bonheur, qu’il fût apparent ou réel.

Robert, au moment de les quitter, leur proposa une loge aux Italiens.

— Y viendrez-vous ? demanda Juliette.

— Si la santé de ma femme me permet de sortir.

Mais comme il lui offrit le bras pour descendre l’escalier :

— Si vous ne devez pas venir, nous n’irons pas non plus, dit-elle d’une voix basse et rapide.

— Désirez-vous que j’y aille ?

— Je le veux, répondit-elle.

— Vous serez obéie.

— Où êtes-vous descendus ? demanda-t-il à Étienne.

— Chez Mme de Brignon.

— Mais nous sommes fort mal installés, reprit Juliette, et le quartier est trop éloigné.

— Je connais, rue de Courcelles, un joli petit hôtel à vendre ; on l’aurait pour un morceau de pain.

— Un morceau de pain de trois ou quatre cent mille francs, repartit Étienne.

— Peut-être. C’est pour rien ; prêt à habiter, mignon, élégant, délicieux. Voulez-vous le voir ?

— C’est inutile ; notre position actuelle nous défend de semblables folies, objecta Moriceau. La liquidation des affaires de mon père n’est pas encore terminée. Nous venons même d’éprouver une perte considérable dans la faillite d’une maison de Singapoor. Nous sommes donc obligés, pour le moment, de nous restreindre un peu.

— Cependant, nous pourrions le voir, insinua Juliette.

Robert s’offrit à les accompagner.

C’était une construction à la fois coquette et confortable, discrète et silencieuse, un vrai nid d’amoureux, luxueux et de bon goût ; moins artistique que l’hôtel de M. de Luz, néanmoins dépassant en splendeur tout ce que l’ambition de Juliette avait jusqu’alors rêvé.

— Et ce serait pour tous un charmant voisinage, appuya Robert. Si rapprochés, nous nous verrions souvent. Mes chevaux et ma voiture seraient à votre disposition. Enfin vous connaissez peu de monde ; je vous présenterai dans quelques maisons où l’on s’amuse.

Malgré son air contenu, Juliette recueillait avidement les paroles du comte de Luz.

Étienne, au contraire, se refroidissait de plus en plus. Le monde ne l’attrayait aucunement. Tant de bruit, de mouvement, et Robert lui-même, qui viendrait ainsi se jeter entre sa femme et lui, l’importunaient par avance. Aussi persista-t-il dans son refus, alléguant qu’il n’avait pas pour cette acquisition la somme disponible.

— Je lèverais facilement cette difficulté, insista Robert. M. Rabourdet, je crois, vous avancerait les fonds.

— Quel est votre avis, Juliette ? demanda Étienne. Ne vous paraît-il pas imprudent d’entrer en ménage avec des dettes ?

— Oui, répondit-elle sèchement.

Elle dit à Robert en le quittant :

— À demain soir.

À travers la frange veloutée de ses cils noirs, elle lui jeta, comme un trait acéré, ce même regard qui l’avait déjà tant troublé.

Quelques heures auparavant, après être passé chez le fleuriste et le bijoutier, il était allé, morne, accablé d’ennui, frapper à la porte de la princesse Ircoff, espérant une heure de distraction dans les souvenirs d’un amour éteint. Il n’avait trouvé personne, et il était revenu, maussade comme le temps gris, reprendre sa chaîne conjugale, en pensant peut-être à Nana.

C’était Juliette qu’il avait rencontrée. Maintenant, il ne s’ennuyait plus.