Les Forçats du mariage/26

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Librairie internationale (p. 225-243).


XXVI


Pendant que Marcelle entretenait Cora des graves embarras de son intérieur, Robert, en attendant les Moriceau, entraînait dans le parc Pierre Fromont.

Au lieu de trouver à son ami l’aspect radieux d’un triomphateur, car il venait d’être décoré au dernier Salon, Robert fut surpris de lui voir une physionomie triste et abattue.

— Serait-il survenu un malheur dans ta famille ? lui demanda-t-il en appuyant sur ce dernier mot.

— Non, répliqua Pierre sèchement.

— Je gage que le sacrifice est consommé ! s’écria le comte avec un éclat de rire que répétèrent les échos du parc, et voilà la raison de ta mine piteuse. Avoue-le sans honte. Je me suis bien marié, moi ! Nous nous raconterons nos mutuelles infortunes. Je t’offre mes consolations. J’ai deviné, hein !

— Non, je ne suis pas marié.

— Pas encore ? Mais demain, dans huit jours ? Et tu viens m’annoncer le naufrage de tes beaux principes ?

— Jamais ! jamais ! jamais ! Annette me tourmente, c’est vrai ; elle s’acharne au conjungo. Qui donc peut lui avoir mis en tête ces idées aussi cornues que biscornues ? Nous étions heureux depuis dix ans, et voilà qu’aujourd’hui je suis malheureux, très-malheureux, car elle m’a quitté et elle a emmené le mioche.

— Et tu aimes ton Pierrot au point de ne pouvoir vivre sans lui ?

— Je l’aime, je l’aime, c’est-à-dire qu’il m’amuse… Il est très-drôle, ce moutard-là. Il a des reparties, vois-tu, on ne sait vraiment où il va les prendre ; et avec ça des gentillesses, des câlineries…

— Est-il papa, ce pauvre Pierre !

— Pas du tout, ce n’est pas de la paternité. Ce serait l’enfant d’un autre que je l’aimerais de même, ou du moins il m’amuserait tout autant.

— Alors, reprit Robert, pour revoir ce moutard si drôle, tu ne serais pas éloigné de céder aux sollicitations d’Annette ?

— Non. J’aime cet enfant, j’en conviens ; j’aime Annette aussi ; je souffre de lui causer un chagrin par mon refus, je ressens douloureusement cette séparation ; mais je lutterai. Quand on a des principes, il faut avoir l’énergie d’y conformer sa conduite. Avant de céder, je veux essayer de me distraire, tâcher d’aimer une autre femme. Je l’ai tenté déjà, et figure-toi que je ne le puis pas ; toute distraction m’est odieuse. Que veux-tu ? cette brave fille m’a montré, dans des temps difficiles, tant d’affection et de dévouement ! Elle exige ce mariage à cause de l’enfant ; et vraiment, je n’ai pas le courage de lui en vouloir. Ce pauvre petiot !…

Il s’arrêta, craignant que sa voix ne trahît son attendrissement.

— Voyons ! essuie cette larme, je ne regarde pas, dit Robert.

— Eh bien ! oui, je pleure comme un imbécile en pensant à ce gentil Pierrot. J’aimais à l’entendre piétiner et babiller autour de moi. Il y a deux jours qu’ils sont partis. Ce petit animal me disait en m’embrassant de toutes ses forces pour me consoler : « Comment papa, un grand homme comme toi, tu pleures ; vois donc, moi qui ne suis qu’un bout d’homme, je ne pleure pas. D’ailleurs, je te le promets, nous reviendrons demain. Qui donc te ferait enrager si Pierrot n’était plus là ? » Dès qu’ils furent dehors, je descendis comme un fou pour les embrasser encore, leur dire de revenir, que je consentais à tout. Heureusement ! ah ! heureusement ! la voiture n’était plus là.

— Mon Dieu ! tu en seras quitte pour aller les chercher. Car tu sais ma prédiction, je n’en démords pas. Tu te marieras. Crois-moi, autant le faire tout de suite.

— Non, l’art avant tout, mon cher, je me dois à mon art.

— Et tu crois toujours que la famille est un obstacle à la vie artistique ?

— Si je le crois ! Le mariage, c’est le tombeau de toute poésie, le tombeau de l’art, comme de l’amour.

— Cependant, c’est au milieu de ta famille que tu as créé cette dernière œuvre que tout le monde regarde comme la plus puissante de tes créations.

— Mais c’était une famille irrégulière. Si je me mariais pour tout de bon, je n’échapperais certes pas à la loi commune : tout enthousiasme se noie dans le pot-au-feu conjugal. En somme, je ne suis pas fâché de ce qui m’arrive : le succès amollit la fibre, vois-tu ; un peu de souffrance va me retremper. Je vais faire un tableau admirable, et je serai consolé. J’aimerai une belle femme, la première venue, pour oublier Annette ; et pour remplacer Pierrot, eh bien ! j’élèverai un singe. Je t’assure que, toute réflexion faite, entre un enfant et un singe, il y a peu de différence. Il ne parlera pas, c’est vrai ; mais je pourrais élever aussi un perroquet. Que sont les enfants, sinon des singes et des perroquets ?

— Fanfaron de scepticisme, va ! dit Robert en riant.

En cet instant, les deux amis aperçurent, venant à leur rencontre, la société au grand complet.

M. Rabourdet donnait le bras à Juliette. Dépouillant sa solennité habituelle, il se montrait fringant, frétillant, l’œil émerillonné, jeune enfin, malgré les cinquante-cinq hivers qui avaient jeté pas mal de neige sur son front à demi dénudé, semblable aux arbres de novembre.

Étienne, par derrière, marchait à côté de Marcelle.

— Voilà cette belle Juliette que tu désirais tant connaître, dit Robert. Je te préviens que tu vas en tomber amoureux.

— Eh bien ! et toi, c’est fini ?

— Non, mais je ne suis pas jaloux.

— Tu l’étais l’an dernier.

— Jaloux, moi ? Pas possible ! Je ne me souviens pas.

— Que te disais-je ? Tu ne l’aimes plus.

— Je l’adore et je l’adorerai longtemps.

— Tu ne dis plus : toujours.

— Vois quelle démarche élégante et voluptueuse ! Cette femme exhale la passion par tous les pores.

— Et ta femme ne s’aperçoit de rien ?

— Ne me rappelle pas mes torts, mon ami, dit-il en posant sa main sur celle de Pierre, car je suis bourrelé de remords.

— Hélas ! tu n’étais guère destiné à faire le bonheur d’une seule femme, ainsi que le veulent à toute force les monogames féroces.

— En effet, repartit Robert, nos lois, nos préjugés et le hasard aussi amènent des unions bien baroques, des méprises bien funestes. Le mariage de Juliette et d’Étienne est au moins aussi mal assorti que le mien ; car Juliette est comme moi une nature impétueuse, incompressible, tandis qu’Étienne et Marcelle, tous deux tendres, dévoués, constants, semblaient prédestinés l’un à l’autre. Et pourtant, regarde-les : ils sont là côte à côte ; ils se connaissent à peine, et un abîme les sépare. Ils se connaîtraient, et même ils s’aimeraient, qu’ils n’oseraient enfreindre leurs premiers engagements. Bien souvent je pense comme toi que la société est absurde et burlesque, et je ne puis songer à ces tristes choses sans devenir aussi misanthrope.

Pierre Fromont écoutait à peine son ami, tant il était ébloui par la splendide beauté de Juliette. L’amour l’avait encore embellie, surtout en ce moment ou la colère illuminait son regard hautain, à demi voilé par la paupière, et soulevait ses narines frémissantes.

Comment Robert n’accourait-il pas pour la rassurer, pour lui expliquer sa lettre de la veille ? Aussi écoutait-elle fort peu les emphatiques madrigaux que bourdonnait à ses oreilles le galant Rabourdet.

Toutefois elle prodigua les plus aimables sourires à Pierre Fromont, qui fut subjugué.

Grâce à ce jeu de coquetterie, Étienne, qui observait sa femme, ne put rien surprendre entre elle et Robert.

À table, M. de Luz, placé à côté de Mme Dercourt, engagea avec elle une conversation fort animée. Évidemment, il lui faisait la cour.

Une violente jalousie s’empara de Juliette. Il ne l’aimait plus. Il aimait cette femme. Cora était non-seulement belle ; mais sa conversation élevée à la fois et pétillante de fines reparties paraissait intéresser vivement Robert.

Juliette expliquait ainsi les rendez-vous manqués et le refroidissement de son amant. Elle l’ennuyait, tandis que cette femme l’amusait.

Ses joues étaient enflammées. Elle avait la fièvre. Elle ne prêtait plus aucune attention aux discours par trop solides du solide Fromont. Elle ne voyait que le sourire de Robert, que son regard charmé, que la piquante Cora, à l’œil moqueur, et qui lui semblait infiniment attrayante avec sa simple toilette de soie mauve.

— Ce n’était pas avec Nana qu’il m’eût fallu rivaliser, se disait-elle, car déjà il était blasé sur cette fille. Ce qu’il souhaite maintenant comme diversion, c’est une femme du monde, une femme de goût, d’un esprit délicat.

Aussitôt après le dîner, elle se rapprocha de Robert.

— Il faut que je vous parle sur-le-champ, lui dit-elle rapidement ; ne voyez-vous pas que je suis malade ?

— Prenez garde, répondit Robert à voix basse, Étienne nous regarde.

— Monsieur de Luz, disait Cora, nous allons voir si vous êtes juste et généreux envers les femmes. Que pensez-vous d’une coquette ?

— Si vous répondez à cette femme, reprit Juliette toujours à voix basse, je fais un esclandre.

Soit qu’il n’entendit pas, soit qu’il ne voulût pas entendre :

— Une coquette, répliqua-t-il, est une femme d’esprit qui veut profiter des prérogatives de l’amour sans en courir les risques.

— Et vous ne la condamnez pas comme un être dangereux et pervers ?

— Pourquoi réprouverais-je la coquetterie ? À supposer qu’une femme ne nous ait fait connaître de l’amour que les prémices, c’est-à-dire ces premiers riens qui sont tout poésie, tout bonheur, loin de lui en vouloir, ne lui devons-nous pas, au contraire, une reconnaissance infinie ? Ne nous a-t-elle pas donné les émotions les plus pures et les plus vraies ? Enfin j’avoue, moi, je parle du passé, bien entendu, n’avoir jamais été aussi complètement ensorcelé que par de beaux yeux qui se moquaient de moi.

— Ah ! pensa Juliette, je ne suis pas coquette, et voilà pourquoi il ne m’aime plus. Mais me le dire en face !…

Elle était hors d’elle-même.

— Monsieur de Luz, dit-elle à haute voix, veuillez m’offrir votre bras, j’ai une communication importante à vous faire.

En prononçant ces mots, elle essaya de sourire ; mais on sentait la colère vibrer dans sa voix.

Étienne tenait à la main une tasse à thé qui tomba et se brisa.

Marcelle laissa échapper une plainte sourde.

Puis il se fit un profond silence.

Robert avait pâli. Offrant néanmoins son bras à Juliette :

— Je suis à vos ordres, madame, répondit-il.

Et ils sortirent dans le parc.

Marcelle était à côté d’Étienne. Elle fut surprise de le voir aussi calme. Aucune inquiétude ne se reflétait sur son visage. Elle remarqua seulement que son front était baigné de sueur.

Tout le monde s’entre-regardait avec stupéfaction.

Pierre Fromont, pour rompre un silence embarrassant, amena la conversation sur des généralités. Mais elle se traîna péniblement.

Il était neuf heures. La nuit était complète. Robert et Juliette ne rentraient point. Personne n’osait prononcer leurs noms, bien que chacun les lût dans la pensée de tous.

M. Rabourdet, du bout de ses doigts, battait sur la table une générale échevelée.

Pierre Fromont tira sa montre, et annonça son intention de partir, afin d’éviter l’encombrement des derniers trains.

M. Dercourt désira suivre son exemple. Cora se leva, prit entre ses mains le doux visage de Marcelle, et l’embrassa avec une effusion pleine de pitié.

— Courage ! murmura-t-elle.

Marcelle soupira tristement.

Dès qu’ils furent partis, Étienne se leva, la prunelle pâle, la lèvre frémissante. Sans rien dire, il traversa le salon, et sortit sur le perron.

Marcelle craignit une catastrophe. Elle s’élança sur ses pas pour le retenir ; mais elle le vit, loin déjà, qui s’engageait dans le parc. Elle rentra.

M. Rabourdet lui-même, malgré son indulgence pour les fautes masculines, était indigné de cette infraction à toutes les convenances.

— Êtes-vous convaincu, maintenant ? grommela Mme Rabourdet.

Marcelle ne disait rien. L’oreille tendue, le cœur palpitant, elle cherchait à percevoir les bruits lointains.

Dix minutes se passèrent. Personne ne revenait. Tout à coup, obéissant à une brusque impulsion, elle se dirigea de nouveau vers le perron.

— Marcelle ? appela Mme Rabourdet.

Mais déjà Marcelle avait disparu.

— Mon Dieu ! tu vas t’enrhumer. Prends au moins un châle, lui cria-t-elle.

Marcelle ne l’entendait plus. Elle descendait l’allée qu’Étienne avait suivie.

Cependant Étienne, emporté par la jalousie, avait fait rapidement le tour du parc sans rien découvrir. Haletant, à moitié fou, il allait reprendre la grande avenue qui conduisait au château, lorsqu’il aperçut la maisonnette du garde. Il s’avança pour entrer ; mais une femme était là qui lui barra le passage.

Il est des moments de surexcitation cérébrale où les forces morales comme les forces nerveuses semblent décuplées, où les perceptions intellectuelles et sensuelles acquièrent une acuité merveilleuse.

Malgré l’ombre du feuillage, Étienne, d’un coup d’œil, reconnut Lucette. Il vit son visage bouleversé, son air hagard ; et jusque dans l’effarement avec lequel elle barrait la porte, il devina que Juliette et Robert étaient là.

Il voulut repousser Lucette. Mais elle résista, et cria assez haut pour être entendue à l’intérieur :

— Monsieur, c’est ici la maison du garde. Éloignez-vous vite. Il achève sa ronde. S’il revenait, il ferait un malheur.

Et elle se cramponna à la clef de la porte.

Alors Étienne la prit à bras-le-corps, la souleva comme il eût fait d’un enfant, la posa à l’écart. La porte était verrouillée en dedans. D’un coup d’épaule, il l’enfonça.

La chambre dans laquelle il pénétra, n’était éclairée que par un rayon de lune, que laissait entrer la fenêtre ouverte. Il s’élança vers cette fenêtre à hauteur d’appui, regarda dans le bois ; mais il ne vit et n’entendit rien.

S’était-il trompé ? Cette femme avait-elle eu simplement peur de lui ?

Il revint auprès de Lucette, qui restait au dehors, pétrifiée de terreur ; et, lui saisissant les bras à les lui briser :

— Jurez-moi, dit-il, que personne n’est entré ici tout à l’heure !

— Je le jure, répondit d’une voix faible Lucette, qui tremblait.

— Elle ment ! rugit Étienne.

En cet instant, un homme fendit le fourré. Il était armé d’un fusil. C’était Bassou. Il fondit sur Étienne, et lui serrant la gorge :

— Ah ! je te tiens, misérable, je te guettais. Je t’ai vu sauter par la fenêtre.

Étienne saisit dans ses deux mains comme dans un étau d’acier les poignets vigoureux de Bassou, et lui fit lâcher prise.

— Vous dites que vous venez de voir un homme sauter par la fenêtre ?

— Oui, je l’ai vu, et j’ai cru aussi voir une femme. C’étaient vous deux, j’en suis sûr.

Étienne, revenant alors à la femme de Bassou :

— Vous le voyez bien, vous avez menti. Un homme était ici tout à l’heure.

Il secouait de nouveau le bras de Lucette avec une telle violence que, vaincue par la douleur, elle répondit :

— Oui, j’ai menti.

— Et il y avait une femme ?

— Il n’y avait que moi, dit Lucette en s’affaissant sur elle-même.

— De quel droit questionnez-vous ma femme ? s’écria Bassou qui se plaça devant Étienne d’un air menaçant.

D’un revers de main, Étienne l’écarta si rudement, que le garde alla se heurter contre la maisonnette, et resta étourdi du choc.

Alors il reprit sa course. À quelques pas de là, il aperçut une forme blanche appuyée contre un arbre. Il crut que c’était Juliette.

Il courut à elle.

— Monsieur Moriceau, dit Marcelle d’une voix mourante, offrez-moi votre bras, je vous prie, je ne puis me soutenir.

— Les avez-vous vus ? demanda Étienne, tout à son idée.

— Qui donc ? fit Marcelle affectant l’étonnement.

— Juliette et votre mari.

— Oui, répondit-elle avec un ton d’assurance, bien qu’elle mentît. Je les ai aperçus tout à l’heure, se promenant tranquillement, sans se douter de votre inquiétude. Je les crois rentrés.

— Et vous ne les avez pas appelés ? Pourtant vous étiez inquiète aussi

— Sans doute. Il fait très-frais ce soir, et Mme Moriceau n’avait rien pris pour se garantir de la fraîcheur.

— Mais alors, reprit Étienne avec un ricanement forcé, pourquoi n’avez-vous rien pris, vous ?

— Moi ! fit-elle interloquée, j’ai l’habitude de sortir le soir la tête découverte.

Elle disait ces mots avec peine ; car la frayeur l’oppressait encore. Ses genoux avaient tremblé si fort qu’ils se refusaient à la porter. Elle s’appuya de tout son poids sur le bras d’Étienne.

Étienne comprit ce qui se passait en elle, son abnégation héroïque, ses terreurs généreuses pour celui qui la faisait souffrir.

— Vous êtes sublime, vous, murmura-t-il.

Ses nerfs alors se détendirent.

C’était une de ces nuits voluptueuses où la nature entière exhale, soupire, chante l’amour.

Le ciel profond, semé de diamants, rappelait la splendeur veloutée des nuits italiennes.

La lune jetait à travers le feuillage ces clartés pâles et furtives qui font tressaillir les amants. De petits nuages blancs, légers comme une dentelle, la voilaient par instants. On eût dit qu’elle se cachait pour rougir ; puis elle reparaissait plus brillante et plus hardie.

On entendait les feuilles soupirer sous les enlacements de la brise.

Le ruisseau embrassait la rive avec un susurrement semblable à un bruit de baisers.

Le rossignol, ce ténor jaloux qui réserve ses concerts pour le silence des nuits, modulait sa cantilène amoureuse.

Le ver luisant conviait sa compagne en allumant dans l’herbe la lampe de son boudoir.

Les fleurs épandaient dans l’air leurs parfums, hymnes d’amour ; et de la terre, encore en travail de sève, irradiaient de pénétrants effluves. Tous les sens étaient imprégnés de ces parfums, de ces bruits harmonieux ; et en même temps l’âme se perdait rêveuse à travers l’immensité de ce ciel où roulent des univers infinis.

Au milieu de cette nature prodigue de voluptés et de bonheur, seuls, Étienne et Marcelle souffraient par l’amour. Partout le calme, l’apaisement de la passion satisfaite ; en eux seulement s’agitait la tempête.

Étienne, pour soutenir Marcelle, lui pressait le bras contre sa poitrine. Son cœur battait avec une telle violence qu’elle en fut effrayée.

— Pauvre cœur ! murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même.

Il y eut un silence.

— Vous souffrez beaucoup ? demanda-t-elle.

— Oui, dit-il, les dents serrées.

— Aimer, n’est-ce pas ? est une horrible maladie.

— Vous avez souffert aussi, vous ?

Pour toute réponse, Marcelle laissa tomber sa main dans celle d’Étienne, et leurs regards se rencontrèrent.

Par ce regard, il s’établit entre eux comme un lien magnétique, une communion de la douleur. Tous deux n’enduraient-ils pas les mêmes tortures ?

Marcelle, plus confiante, s’appuya davantage sur Étienne. Elle éprouvait une sorte de volupté chaste à s’abandonner ainsi au bras d’un ami. Car ces deux âmes d’élite, rapprochées par l’identité des situations, s’étaient comprises, entendues, et une amitié durable venait en un instant de se nouer entre elles.

Ils marchaient ainsi plus calmes, sinon consolés, lorsqu’un cri perçant, aigu, retentit derrière eux.

— Ah ! mon Dieu ! Lucette… son mari… courez vite, s’écria Marcelle.

Et, succombant à tant d’émotions successives, elle s’évanouit.

Étienne s’arrêta, prêta l’oreille ; et, comme il n’entendit plus rien, il prit Marcelle sur ses bras et se dirigea vers le château.

Durant le trajet, Marcelle revint à elle, et vit à la lueur de la lune la figure douce et triste d’Étienne, penchée sur elle avec sollicitude.

Elle éprouva une sensation indéfinissable à se sentir ainsi portée par cet homme bon et fort : c’étaient une ivresse de cœur, un bien-être profonds. Il lui semblait qu’ainsi protégée, aucune douleur ne pourrait plus l’atteindre. Elle referma les yeux et appuya sa tête doucement contre lui. Le rêve fut court, mais délicieux.

Ils trouvèrent au salon Robert et Juliette, qui racontaient, avec une apparente tranquillité, leur odyssée à travers le parc.

— La nuit était si belle, si invitante ! Nous espérions, dit Juliette, que vous viendriez nous rejoindre. Nous ne pouvions supposer que vous resteriez enfermés ici, au lieu de profiter, à notre exemple, de cette magnifique soirée.

Robert et M. Rabourdet reconduisirent M. et Mme Moriceau jusqu’au chemin de fer. Ils s’y rendirent à pied ; ce n’était qu’une promenade.

M. Rabourdet s’empara du bras de Juliette. Une femme qui bravait ainsi les convenances, ne pouvait être trop rigide. Il conçut un nouvel espoir. Juliette d’ailleurs, moins distraite, l’écoutait avec bienveillance, et mettait même à ses réponses une nuance de coquetterie.

Étienne marchait derrière eux, à côté de Robert.

Il ralentit le pas ; puis, s’arrêtant tout à coup et plongeant son regard dans celui de M. de Luz :

— Vous êtes l’amant de ma femme, dit-il d’une voix sourde.

— Moi, l’amant de Mme Moriceau ! s’écria Robert avec une surprise si parfaitement jouée qu’Étienne en fut presque dupe. Ne vous ai-je pas raconté, continua-t-il, quels engagements sacrés…

— Je ne crois pas, interrompit Étienne, qu’il existe pour vous d’engagements sacrés. J’ai des doutes, des soupçons tellement fondés que dans huit jours je pars avec ma femme pour le Brésil. D’ici là, je vous défends, entendez-vous, je vous défends de chercher à la revoir.

— Mais, monsieur, j’ignore en vérité sur quoi repose cette accusation. En tous cas, je ne vous reconnais pas le droit de me parler sur ce ton-là. Je suis prêt d’ailleurs, si mes dénégations ne vous suffisent pas, à vous rendre raison.

— Me rendre raison par un duel ! repartit Étienne avec sarcasme. J’entends l’honneur autrement que vous, autrement que le monde. Je suis aussi brave que vous, plus peut-être : car j’ai certes plus que vous le mépris des hommes et de la vie ; mais moi, l’offensé, à qui vous avez pris plus que la vie, j’irais vous donner, dans un combat, des chances égales aux miennes ! Vous pourriez me tuer et vivre ensuite, la tête haute, tranquille dans votre crime et dans votre amour. Ah ! si j’étais absolument sûr que ma femme fût votre maîtresse, croyez-vous que j’irais bénévolement vous demander la permission de vous tuer ? Je vous tuerais comme un chien.

— Monsieur, dit Robert, frémissant de colère, je veux faire la part du trouble où vous êtes ; mais n’ajoutez pas un mot, ou je ne réponds plus de moi.

— Me promettez-vous de ne pas revoir ma femme ?

— Je ne veux ployer devant aucune menace.

— Quoi qu’il en soit, ne l’essayez pas. J’épierai Juliette, je vous en préviens, et je la tuerais aussi sans pitié. Il y a en moi du sang peau-rouge, ne l’oubliez pas.

Pendant cette violente altercation, engagée à demi-voix, Juliette, à quelques pas, marivaudait avec M. Rabourdet.

Près d’arriver à la gare, elle lui dit :

— J’ai à vous parler d’affaires, j’irai vous voir demain, rue de Provence, si vous le permettez.

— Comment donc, madame, trop heureux de l’insigne faveur que vous daignez m’octroyer, répondit Démosthènes tout ému.