Les Forçats du mariage/8

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Librairie internationale (p. 90-97).

viii


Le lendemain on signait le contrat, et le maire invité devait ensuite procéder à la célébration du mariage civil.

À l’occasion de cette cérémonie, l’hôtel de la rue de Provence recevait une société brillante, quoique un peu bigarrée.

Le comte de Luz avait convié quelques grands noms pour flatter la vanité de son beau père ; et M. Rabourdet, de gros financiers, ses rivaux de la Bourse et du haut commerce, pour leur apprendre le chiffre de la dot princière de sa fille.

L’ancien mercier, avec sa prévoyance commerciale, avait exigé d’abord un mariage dotal ; mais Marcelle, craignant de montrer à Robert une défiance injurieuse, insista pour se marier sous le régime de la communauté. Elle voulait se remettre entièrement, fortune, corps et âme, entre les mains de celui qu’elle aimait.

Quelques-uns louèrent, d’autres critiquèrent la magnificence du roi du coton. M. Rabourdet donnait à sa fille six millions de dot.

Pendant la soirée, Robert remarqua une jeune femme qui parlait à Marcelle avec beaucoup de vivacité. Elle se distinguait de la partie féminine un peu vulgaire de la réunion par sa toilette d’une élégance sobre et en même temps originale, par sa beauté à la fois calme et piquante, par la droiture quelque peu hardie du regard.

La noblesse du profil contrastait avec l’affectuosité et la grâce du sourire. Elle avait au menton une fossette enfantine, indice de bonté, qui faisait pardonner les lignes un peu sévères du front. On devinait enfin, dès le premier abord, une âme fière, une intelligence peu commune et un cœur excellent.

Robert s’avança auprès des deux jeunes femmes.

— Ma chère Cora, dit Marcelle, je te présente le comte de Luz, mon mari tout à l’heure. Monsieur Robert, je vous présente ma meilleure amie, madame Dercourt.

— Ah ! vous arrivez à propos, s’écria Cora avec son bon sourire ; car nous complotons contre vous. Je donne à Marcelle les plus mauvais conseils.

— Les meilleurs, voulez-vous dire ? repartit Robert.

— Oh ! non, affreux ! reprit Marcelle. Mais soyez tranquille, je ne les suivrai pas.

— Cette chère Marcelle, continua Cora, est imbue, à l’égard du mariage, des préjugés les plus funestes, les plus dissolvants. Pourquoi voit-on tant de ménages malheureux ? C’est, selon moi, parce que nos idées sociales et religieuses ont faussé les lois naturelles en enchaînant les époux dans des liens indissolubles, en imposant à la femme l’obéissance passive, une chose avilissante, révoltante : obéir !

— Je pense comme vous, madame, dit Robert avec galanterie. Une femme dont nous sollicitons l’amour, doit nous imposer ses volontés et non pas subir les nôtres. En amour, comme vous le dites, la loi naturelle ordonne au fort de se soumettre au faible.

— Ah ! voilà donc un homme qui me comprend.

— À mon avis, prétendit Marcelle, quand on aime, il doit y avoir une plus grande félicité à obéir qu’à commander.

— Tu es une hérétique en amour, ma petite Marcelle. L’abnégation qu’on nous prêche est non-seulement absurde, mais subversive. Si la femme habituée à être traitée en enfant ou en servante par son mari, rencontre un véritable amoureux qui la traite en souveraine, quelle vertu ne lui faudra-t-il pas pour résister à cette flatterie de l’amour ?

— Si encore, se récria Marcelle, tu ne prêchais que la désobéissance, mais tu entends qu’une femme garde sa liberté. Voilà ce qui me paraît horriblement immoral.

— L’immoralité, repartit Cora, c’est le mensonge, c’est l’abandon de sa dignité. Moi je soutiens que la liberté seule peut garantir la vertu et le bonheur dans le mariage. L’unique convention que nous ayons faite, M. Dercourt et moi, c’est de nous quitter plutôt que de nous tromper, si nous devions jamais cesser de nous aimer. Là est le secret de notre félicité conjugale.

— Eh bien ! moi, reprit Marcelle avec feu, je trouve odieux de prévoir, quand on s’aime, qu’il arrivera un moment où l’on ne s’aimera plus. Cette seule pensée me serre le cœur, m’étouffe.

— Il n’y a qu’un moyen pourtant, allégua Cora, de prévenir des déceptions trop cruelles, c’est de se faire le moins d’illusions possible sur les sentiments humains.

— Ah ! voilà des principes desséchants que je repousserai toujours. J’étais tout à l’heure jalouse de ton bonheur ; maintenant je n’en veux plus. Moi, j’entends m’engager pour la vie. J’entends même obéir à mon mari, si toutefois mon seigneur et maître daigne me le permettre.

— Non, chère amie, je ne le permettrai pas.

— Mais au moins me permettrez-vous de vous aimer toujours ?

— Conserver votre tendresse, tel est mon vœu le plus ardent. Quant à moi, je vous jure…

— Ah ! ne jurez pas, interrompit Cora. Mon mari, lui, ne m’a rien juré : je le lui ai défendu.

— Mais alors, madame, vous n’êtes point mariée ?

— Je le suis devant maire et curé, c’est-à-dire aux yeux du monde ; mais je ne suis point liée vis-à-vis de mon mari. Je l’ai prévenu loyalement que je ne me mariais que pour remplir une convention sociale.

— L’idée est originale, dit Robert.

— Horrible, répliqua Marcelle. À mon avis, le serment d’amour éternel, le lien indissoluble est non-seulement un commandement de l’Église, mais un besoin du cœur.

— Sache donc, pauvre chère, reprit encore la jeune philosophe, qu’il n’y a qu’un moyen de retenir un homme, c’est la menace permanente que nous pouvons le quitter. Pourquoi le mariage actuel est-il regardé comme le tombeau de l’amour ? c’est parce qu’il donne trop de sécurité. Les anciens étaient plus près que nous des lois de la nature : ils représentaient l’amour avec des ailes : chez nous on le charge de chaînes.

— Alors vous réclamez l’amour libre, interrogea Robert en souriant.

— Non, seulement le divorce. Sans doute, le mariage est une garantie ; mais le divorce est une garantie du mariage.

— Si je ne craignais d’encourir le blâme de ma chère Marcelle, je serais de votre avis, madame ; je penserais comme vous que seul le divorce peut assurer la fidélité des époux dans le mariage et asseoir la famille sur des bases loyales.

— Bravo ! s’écria Cora. Maintenant je suis tranquille sur ton sort, ma chère Marcelle. M. de Luz a trop de bon sens pour ne pas faire un excellent mari. Sachez, monsieur, que si je me permets de réclamer aussi hautement le divorce, c’est que je serais la dernière personne de France à m’en servir.

Elle embrassa Marcelle et se joignit à un autre groupe.

— Montrez-moi donc le mari de cette charmante femme, dit Robert à Marcelle.

— N’est-ce pas qu’elle est ravissante, malgré ses théories excentriques ? Elle est aussi bonne qu’aimable. Tenez, j’aperçois M. Dercourt. Il est vieux pour elle ; car il a bien cinquante ans. Il est laid ; cependant, c’est un mariage d’inclination. Quelle bizarre femme !

Robert vit un homme au visage accentué, aux cheveux grisonnants, qui se tenait debout à côté d’une table d’écarté.

— Vous croyez qu’il s’occupe du jeu ? reprit Marcelle. Vous vous trompez : il ne pense qu’à sa femme, il ne voit qu’elle ; il l’adore comme le premier jour.

— Et elle l’aime aussi ?

— Oui, c’est elle qui lui a offert sa main qu’il n’eût jamais osé demander.

— Et depuis combien de temps dure ce bonheur conjugal ?

— Depuis quatre ans. Ce ne sont pas des époux, ce sont des amoureux. Elle attribue ce merveilleux résultat à l’application de ses idées sur l’amour et sur le mariage. Mais, à mon avis, elle le doit avant tout à son charme et à son esprit.

— A-t-elle trente ans ?

— Je ne le crois pas.

— Eh bien ! nous verrons d’ici à quelques années.

— Vous vous trompez, Robert ; malgré ses principes un peu risqués, elle a une vie sévère ; elle restera fidèle à son mari, je le parierais.

Robert sourit. Que signifiait ce sourire ?

— Votre amie, en effet, est fort aimable. Nous la verrons souvent, je l’espère.

— Oui, l’hiver prochain, car elle va partir pour la campagne.

Robert assista à la célébration de son mariage avec une parfaite insouciance : ce n’était pour lui qu’une cérémonie banale, une corvée ennuyeuse.

Marcelle, au contraire, y apporta toute son âme, une émotion recueillie, une joie profonde, mêlée toutefois de ces vagues appréhensions qu’inspire l’inconnu.