Les Gaietés du Conservatoire/13

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Libr. Ch. Delagrave (p. 70-72).
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Nul ne peut prévoir au juste où le conduiront de fortes études musicales. Aussi, maintenant que je deviens vieux — ce qui n’a rien de désagréable, je vous en préviens, pour le cas où cela vous arriverait plus tard, — vois-je mes anciens élèves disséminés dans les carrières les plus variées : l’un d’eux, resté de mes meilleurs amis, est Sous-Intendant militaire (et ce n’est pas à celui-là que le talent musical a été le plus inutile dans les débuts de sa carrière d’officier) ; d’autres ont été ou sont encore pensionnaires ou sociétaires de la Comédie-Française ; trois ont obtenu le Grand Prix de Rome, ce qui était plus facile à prévoir ; beaucoup occupent des situations artistiques des plus enviables, l’un d’eux même est actuellement l’une des personnalités les plus en vue de l’école musicale française. Il y en a aussi qui ont permuté, et sont simplement avocats.

Mais… comme je vous l’ai déjà dit en commençant, rien n’est plus mélangé que notre société, et je compte également parmi mes élèves, sans m’en enorgueillir outre mesure, un faussaire, plusieurs déserteurs, un voleur au moins (il a volé chez moi), un incendiaire, actuellement au bagne, d’où il a eu le toupet de m’écrire pour me demander de signaler son aptitude à tenir l’orgue de je ne sais plus quelle chapelle pénitentiaire (lettre restée sans réponse), et beaucoup d’autres crapules dont il ne m’a pas été donné de suivre pas à pas la carrière, que j’ai perdus de vue, souvent avec le plus grand plaisir.

De ceux-là, je ne parlerai pas, cela me répugne même d’y penser ; mais il y a des demi-canailles dont l’histoire est encore un peu drôle, quoique déjà pas très propre ; de ceux-là je peux vous donner un petit échantillon.

Le jeune Gustave X… (il me saura gré de ne le désigner que par son prénom) était un assez joli virtuose… disons pianiste, pour dissimuler encore. Son père, déjà âgé, ayant fait une longue et honorable carrière de musicien dans les plus grands orchestres de théâtre ou de concert, avait l’ambition, bien modeste, de recevoir les palmes académiques.

Il avait fait ou fait faire à ce sujet, j’ignore le détail, des démarches auprès du ministre alors au pouvoir, et dont il m’est impossible de retrouver le nom, tellement il y a eu de ministères en ces derniers temps. Toujours est-il qu’il était sur le point d’aboutir, grâce à certaines recommandations, et puis aussi parce qu’il le méritait bien, par ses bons, anciens et loyaux services.

Il ne lui manquait plus qu’une chose, c’était d’être rappelé à la mémoire du ministre au bon moment, à la veille d’une promotion, par exemple.

Voici qu’un beau soir, le jeune X…, que ses camarades avaient je ne sais pourquoi surnommé Pierrot, est appelé à faire de la musique dans un salon où était justement invité le ministre des Beaux-Arts.

Il obtient facilement du maître de la maison de lui être présenté, et s’empresse de plaider chaleureusement la cause de son père, faisant valoir les longs états de service de celui-ci, les sacrifices qu’il avait su s’imposer pour subvenir à l’éducation artistique de son fils… En terminant, cet excellent garçon demande au ministre la permission de lui remettre la carte de son père, dont il s’était muni, disait-il, dans l’espoir de lui être présenté, et afin d’éviter toute erreur de prénom.

Le ministre, très touché d’un tel dévouement filial, s’en souvint dès le lendemain.

Et à la promotion suivante, Gustave X… (Pierrot) fut décoré des palmes académiques. Son père attend encore.

Le filou avait donné sa propre carte.