Les Grotesques de la musique/ch36

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Librairie nouvelle (p. 121-127).
Petites misères des grands concerts

Petites Misères des grands Concerts.


C’est au festival annuel de Bade que ces petites misères se font cruellement sentir. Et pourtant tout est disposé en faveur du chef d’orchestre organisateur ; aucune mesquine économie ne lui est imposée, nulle entrave d’aucune espèce. M. Bénazet, persuadé que le meilleur parti à prendre est de le laisser agir librement, ne se mêle de rien… que de payer. « Faites les choses royalement, lui dit-il, je vous donne carte blanche. » À la bonne heure ! c’est seulement ainsi qu’on peut produire en musique quelque chose de grand et de beau. Vous riez, n’est-ce pas, et vous songez à la réponse de Jean Bart à Louis XIV :

« — Jean Bart, je vous ai nommé chef d’escadre !

— Sire, vous avez bien fait ! »

Riez, riez, parbleu ! Jean Bart n’en a pas moins raison. Oui, sire, vous avez bien fait, et il serait fort à désirer que, pour commander les escadres, on ne prît jamais que des marins. Il serait fort à désirer aussi qu’une fois le Jean Bart nommé, le Louis XIV ne vînt jamais contrôler ses manœuvres, lui suggérer des idées, le troubler par ses craintes et jouer avec lui la première scène de la Tempête de Shakespeare.

ALONZO, ROI DE NAPLES.

« Contre-maître, de l’attention ! Où est le capitaine ? Faites manœuvrer vos gens !

LE CONTRE-MAÎTRE.

Vous feriez mieux de rester en bas.

ANTONIO.

Contre-maître, où est le capitaine ?

LE CONTRE-MAITRE.

Ne l’entendez-vous pas ? Vous gênez la manœuvre ; restez dans vos cabines, vous ne faites qu’aider la tempête.

GONZALVE.

Rappelle-toi qui tu as à ton bord.

LE CONTRE-MAITRE.

n’y a personne à bord dont je me soucie plus que de moi-même. Vous êtes conseiller du roi, n’est-ce pas ? Si vous pouvez imposer silence aux vents et persuader à la mer de s’apaiser, nous n’aurons plus à manier un câble ; voyons, employez ici votre autorité. Si, au contraire, vous n’y pouvez rien, remerciez Dieu d’être encore vivant, et allez dans votre cabine vous tenir prêt à tout événement. Courage, mes enfants ! Hors d’ici, vous dis-je ! »

Malgré tant de moyens mis à sa disposition et cette liberté précieuse de les employer à son gré, c’est encore une rude tâche pour le chef d’orchestre que de mener à bien l’exécution d’un festival comme celui de Bade, tant le nombre des petits obstacles est grand, et tant l’influence du plus mince peut être subversive de l’ensemble dans toute entreprise de cette espèce. Le premier tourment qu’il doit subir lui vient presque toujours des chanteurs, et surtout des cantatrices, pour l’arrangement du programme. Comme cette difficulté lui est connue, il s’y prend deux mois d’avance pour la tourner : « Que chanterez-vous, Madame ? — Je ne sais… j’y réfléchirai… je vous écrirai. » Un mois se passe, la cantatrice n’a pas réfléchi et n’a pas écrit. Quinze jours sont encore employés inutilement à solliciter auprès d’elle une décision. On part alors de Paris ; on fait un programme provisoire où le titre du morceau de la diva est laissé en blanc. Arrive enfin la désignation de ce tant désiré morceau. C’est un air de Mozart. Bien. Mais la diva n’a pas la musique de cet air, il n’est plus temps d’en faire copier les parties d’orchestre, et elle ne veut ni ne doit chanter avec accompagnement de piano. Un théâtre obligeant veut bien prêter les parties d’orchestre. Tout est en ordre ; on publie le programme. Ce programme arrive sous les yeux de la cantatrice, qui s’effraie aussitôt du choix qu’elle a fait. « C’est un concert immense, écrit-elle au chef d’orchestre ; les diverses parties grandioses de ce riche programme vont faire paraître bien petit, bien maigre mon pauvre morceau de Mozart. Décidément je chanterai un autre air, celui de la Semiramide, Belraggio. Vous trouverez aisément les parties d’orchestre de cet air en Allemagne, et si vous ne les trouvez pas, veuillez écrire au directeur du Théâtre-Italien de Paris ; il se hâtera sans doute de vous les envoyer. » Aussitôt cette lettre reçue, on fait imprimer de nouveaux programmes, coller une bande sur l’affiche pour annoncer la scène de la Semiramide. Mais on n’a pas pu trouver les parties d’orchestre de cet air en Allemagne, et on n’a pas cru devoir prier M. le directeur du Théâtre-Italien de Paris d’envoyer au-delà du Rhin l’opéra entier de la Semiramide, dont on ne peut distraire l’air qu’il s’agit d’accompagner. La cantatrice arrive ; on se rencontre à une répétition générale :

« Eh bien ! nous n’avons pas la musique de la Semiramide ; il vous faut chanter avec accompagnement de piano.

— Ah ! mon Dieu ! mais ce sera glacial.

— Sans doute.

— Que faire ?

— Je ne sais.

— Si j’en revenais à mon air de Mozart ?

— Vous feriez sagement.

— En ce cas répétons-le.

— Avec quoi ? Nous n’en avons plus la musique ; d’après vos ordres, on l’a rendue au théâtre de Carlsruhe. Il faut de la musique pour l’orchestre, quand on veut que l’orchestre joue. Les chanteurs inspirés oublient toujours ces vulgaires détails. C’est bien matériel, bien prosaïque, j’en conviens ; mais enfin cela est. »

À la répétition suivante, les parties d’orchestre de l’opéra de Mozart ont été rapportées ; tout est de nouveau en ordre. Les programmes sont refaits, l’affiche est recorrigée. Le chef annonce aux musiciens qu’on va répéter l’air de Mozart, on est prêt. La cantatrice alors s’avance et dit avec cette grâce irrésistible qu’on lui connaît :

« J’ai une idée, je chanterai l’air du Domino noir.

— Oh ! ah ! ha ! haï ! psch ! krrrr !… Monsieur le cappel-meister, avez-vous dans votre théâtre l’opéra que dit madame ?

— Non, monsieur.

— Eh bien, alors ?

— Alors il faudra donc me résigner à l’air de Mozart ?

— Résignez-vous, croyez-moi. »

Enfin on commence ; la cantatrice s’est résignée au chef-d’œuvre. Elle le couvre de broderies ; on pouvait le prévoir. Le chef d’orchestre entend en lui-même retentir plus fort qu’auparavant cette éloquente exclamation : Krrrr ! et, se penchant vers la diva, il lui dit de sa voix la plus douce et avec un sourire qui ne semble avoir rien de contraint :

« Si vous chantez ainsi ce morceau, vous aurez des ennemis dans la salle, je vous en préviens.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Oh ! mon Dieu ! mais… je vous demande conseil… Il faut peut-être chanter Mozart simplement, tel qu’il est. C’est vrai, nous sommes en Allemagne ; je n’y pensais pas… Je suis prête à tout, Monsieur.

— Oui, oui, courage ; risquez ce coup de tête ; chantez Mozart simplement. Il y avait autrefois des airs, voyez-vous, destinés à être brodés, embellis par les chanteurs ; mais ceux-là en général furent écrits par des valets de cantatrice, et Mozart est un maître ; il passe même pour un grand maître qui ne manquait pas de goût. »

On recommence l’air. La cantatrice, décidée à boire le calice jusqu’à la lie, chante simplement ce miracle d’expression, de sentiment, de passion, de beau style, elle n’en change que deux mesures seulement, pour l’honneur du corps. À peine a-t-elle fini que cinq ou six personnes, arrivées dans la salle au moment où l’on recommençait le morceau, s’avancent pleines d’enthousiasme vers la cantatrice en se récriant : « Mille compliments, madame ; comme vous chantez purement et simplement ! Voilà de quelle façon on doit interpréter les maîtres ; c’est délicieux, admirable ! Ah ! vous comprenez Mozart ! »

Le chef d’orchestre à part : « Krrrrr !!! »