Les Grotesques de la musique/ch50

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 199-202).

Madame Lebrun.


Je me rappelle avoir vu M. Étienne à l’Opéra, un soir où l’on y jouait une terrible chose nommée le Rossignol, dont M. Lebrun (quelques-uns disent Mme Lebrun) a fait la musique, et dont lui, M. Étienne, confectionna le poëme. L’illustre académicien était au balcon des premières loges et attirait sur lui l’attention de toute la salle par la joie expansive qu’il paraissait éprouver à entendre chanter ses propres vers. Quand vint ce beau passage d’un air du bailli :

Je suis l’ami de tous les pères.
Le père de tous les enfants,


M. Tienne laissa échapper un tel éclat de rire que je me sentis rougir et que je sortis tout attristé. Ce fut la dernière fois qu’il m’arriva de voir presque jusqu’au bout ce célèbre ouvrage, dans lequel le rossignol chantait avec tant de verve qu’on eût juré entendre un concerto de flûte exécuté par Tulou. On devrait remettre en scène cette belle chose ; je suis sûr que beaucoup de gens encore y prendraient plaisir.

Si Peau-d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,


a dit le Bonhomme. Les habitués de l’Opéra qui connurent Mme Lebrun seraient certes charmés d’une telle attention. C’était une femme si énergique, dans sa conversation surtout. Son rossignol fut cousin germain du perroquet de Gresset. Les F et les B étaient ses deux consonnes favorites. Je ne me rappelle pas sans attendrissement le compliment qu’elle m’adressa dans l’église de Saint-Roch, le jour de l’exécution de ma première messe solennelle. Après un O Salutaris très-simple sous tous les rapports, Mme Lebrun vint me serrer la main et me dit avec un accent pénétré : « F…, mon cher enfant, voilà un O Salutaris qui n’est point piqué des vers, et je défie tous ces petits b… des classes de contrepoint du Conservatoire d’écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux. » C’était un suffrage, l’opinion de Mme Lebrun étant alors fort redoutée. Et comme elle descendait bien du ciel sous les traits de Diane, au dénoûment d’Iphigénie en Aulide et à celui d’Iphigénie en Tauride ! car, dans les deux chefs-d’œuvre de Gluck, l’action se dénoue par l’intervention de Diane. Je l’entends encore dire avec une majestueuse lenteur et d’une voix un peu virile :

Scythes, aux mains des Grecs remettez mes images ;

Vous avez trop longtemps, dans ces climats sauvages,

Vous avDéshonoré mon culte et mes autels.

Elle était si bien assise dans sa gloire, avec son carquois de carton sur l’épaule gauche ! Elle lisait la musique à première vue sur une partition renversée, elle accompagnait sur le piano les airs les plus compliqués, elle eût au besoin conduit un orchestre, enfin elle passait pour avoir composé la musique du Rossignol. Elle n’avait qu’un défaut, celui de ressembler un peu trop, dans les dernières années de sa vie surtout, à l’une des trois sœurs du destin de Macbeth. Eh bien ! Mme Lebrun est morte à peu près inconnue, ou tout au moins oubliée de la génération actuelle.

Ainsi passent toutes les gloires !