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Les Idées de Nietzsche sur la musique/01

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Société du Mercure de France (p. 7--).

PRÉFACE


La musique a toujours tenu une grande place dans la pensée de Nietzsche. Au début de sa carrière d’écrivain, il considérait l’inspiration et l’émotion musicales comme une communication de la réalité métaphysique. Il attribuait à la musique un rôle capital, le premier rôle, dans la culture de l’esprit humain et de l’âme humaine. Et il attendait de son influence une régénération de la civilisation moderne, matériellement si riche, mais si dégénérée, pensait-il, dans ses éléments intellectuels et moraux. On peut dire qu’à ce moment la musique formait le tout de sa pensée. Il n’écrivait que « pour ceux qui sont nés, pour ainsi dire, des entrailles de la musique et dont le commerce avec les choses est presque uniquement constitué d’inconscients rapports musicaux[1]. »

La ferveur de ses jeunes années pour Wagner est connue. Le présent travail fera voir que, même au moment où cette ferveur se montrait le plus ardente, les impressions directes que Nietzsche ressentait de la musique wagnérienne n’étaient pas, tant s’en faut, en parfaite concordance avec la haute signification historique et philosophique que ses théories et son imagination lui composaient.

Par là se trouvera élucidé, c’est-à-dire atténué, l’espèce de scandale que donna Nietzsche en accablant de ses sarcasmes les plus virulents et les mieux dirigés un art qu’il avait peu d’années auparavant pieusement célébré.

La véritable haine que Nietzsche en vint à concevoir pour l’art wagnérien se rattache d’ailleurs à une désillusion générale à l’égard de la musique. Après l’avoir placée dans une sphère supérieure à celle de tous les autres arts et proprement divinisée, il la définit un art de décadence. Cette régénératrice de la civilisation devint comme un déchet voluptueux des civilisations moribondes. Il avait commencé par en rapporter l’inspiration au sentiment métaphysique de la Vie universelle ou plutôt de son infini Principe immanent. Il enseigna qu’elle s’alimente dans une rêverie nostalgique languissamment adressée à ce qui n’est plus et ne peut plus être. Sous cette perspective nouvelle, l’œuvre de Beethoven elle-même revêtit à ses yeux une couleur défaillante, presque morbide ; il fit de lui le pleureur des funérailles de la vieille Europe. Reprenant à son compte la prétention traditionnelle des Allemands à former une race primitive, un peuple « originaire », il avait au début expliqué par ce caractère, non plus précisément, comme Fichte, leur aptitude à la métaphysique, science du Commencement absolu, mais leur faculté de création musicale. Voici que cette supériorité s’expliquait par les impuissances de l’âme germanique, par le fait que les Allemands n’avaient jamais été dans l’ordre de la civilisation des initiateurs, des créateurs, mais toujours de paresseux épigones ; que les rayons des civilisations brillantes et fortes créées sous d’autres cieux ne leur étaient arrivés que tardifs et pâlis ; dans cette condition historique, leur disposition psychologique dorainante devait être le regret, la vaine aspiration, le rêve ; et l’expression de cette disposition, la musique.

Cette période de nihilisme musical correspond à la crise de scepticisme passionné sur toutes choses dont Humain trop humain constitue le principal témoignage. Nietzsche se forma par la suite une conception plus modérée. Après avoir furieusement déprécié sa première idole, qui n’avait pas été seulement la musique, mais la création esthétique en général, il trouva la voie de l’accord avec lui-même. Il s’appliqua à distinguer le sain et le malsain en art. Il définit avec une lucidité et une précision merveilleuses l’opposition du classique et du romantique. Il institua entre la musique ancienne et la musique moderne, entre les formes de sensibilité qui s’expriment dans l’une et celles qui s’expriment dans l’autre, la comparaison la plus instructive. Il donna du génie des principaux musiciens modernes des caractéristiques subtiles et saisissantes. Il rechercha d’une façon générale quelle place la discipline intellectuelle et morale de l’homme moderne peut accorder à l’usage des jouissances esthétiques ; plus particulièrement, il critiqua, du point de vue d’une âme bien ordonnée, maîtresse d’elle-même, la qualité, les dangers possibles des émotions et des plaisirs que donnent la musique et les diverses musiques. Il esquissa, conformément aux idées gêné. raies auxquelles il ét-ait parvenu et au goût qu’il tenait pour le plus mûr etle plus éprouvé, diverses images suggestives et brillantes d’une bonne ; musique de l’avenir.

Problèmes capitaux dont la solution n’engage pas seulement le destin de l’art, mais intéresse au plus haut point la haute économie de la nature humaine.

Même dans ses excès théoriques, soit quand il déifiait la musique, soit quand il faisait profession de la mépriser, Nietzsche les aura agités de la manière la plus féconde. C’est qu’il sentait la musique très vivement, qu’il l’entendait assez pour en parler avec autorité et qu’à cette sensibilité aiguë et à cette sérieuse compétence il joignait d’être philosophe. « Je ne sais pas jouer de la flûte, mais je sais s’il faut en jouer, » disait un ancien. C’est chose rare et presque héroïque qu’un beau joueur ou un amateur passionné de flûte conçoive l’inquiétude de cette question.

Si la musique ne s’adressait pas à l’intelligence et aux parties supérieures du sentiment, elle ne mériterait pas le nom d’art, et il conviendrait de la reléguer au niveau esthétique des danses lascives. Mais, de tous les arts, elle est de beaucoup celui qui, par sa nature même, a la plus forte prise sur la sensation et dispose des moyens de séduction physique les plus puissants. La prédominance du matériel sur l’intellectuel, de la commotion nerveuse sur l’exaltation sentimentale, caractérise les voluptés que procure un art musical savant et corrompu. Et cette corruption n’est pas esthétique seulement, elle menace l’intégrité de la pensée et de la volonté chez l’auditeur. La jouissance de la musique peut en venir à ne différer qu’en degré plutôt qu’en nature de celle qu’on demande aux stupéfiants. Quelles sont donc les lois, les fermes lois éternelles, lois aussi saintes que celles des nombres, que la musique doit observer pour que la luxuriance, les prestiges de ses jeux matériels, si loin qu’ils aillent, portent l’enchantement à l’esprit et aux sens en même temps ? Quelle est, de ce haut et nécessaire point de vue, la signification et la valeur de la révolution opérée, du moins commencée dans la musique, par Wagner ? Que penser de la place si grande prise depuis quelques années par la musique parmi les plaisirs des civilisés ?

En outre, la musique semble merveilleusement propre à s’associer aux autres, arts et principalement au drame. Mais que de scrupules, ou du moins de méditations, cette association impose à l’esthéticien réfléchi ! Le drame vit de vérité, d’observation et d’analyse ; il est vrai ou il n’est pas. Mais la musique n’est-elle pas essentiellement lyrique, subjective, incapable d’analyse ? a-t-elle rien à voir avec le vrai ? Qu’est-ce donc alors que l’opéra ? Autrefois, il passait pour un genre en somme frivole et venait immédiatement au-dessus du ballet dont au surplus il ne se séparait pas. Mais voici que notre époque en a fait un grand genre, que Wagner a prétendu en faire le plus grand des genres, si du moins les œuvres de Wagner sont des opéras, ce qui est à examiner.

Sur toutes ces questions Nietzsche a prodigué des vues qui portent fort loin.

Des trois périodes en lesquelles nous avons sommairement divisé le développement de’sa pensée sur l’esthétique musicale, nous n’étudierons ici que la première.

Nous en pourrions donner pour unique raison le droit qu’a un écrivain de limiter, comme il lui plaît, son sujet, à condition de ne le point mutiler et d’en tirer quelque enseignement.

Mais cette limitation, un peu étroite, s’autorise aussi d’une raison intrinsèque.

À partir de sa période sceptique, Nietzsche devient ce qu’il n’était pas auparavant, un écrivain de la plus brillante lucidité. Auparavant, il était génial, mais confus. Sa pensée philosophique et sa sensibilité esthétique étaient obscurément, mais profondément divisées contre elles-mêmes ; il s’évertuait àjfondre dans une doctrine unique des théories et des goûts de nature et de provenance fort hétérogènes. Par la suite, je ne dis point qu’on ne trouve point dans son œuvre des idées ou même des séries d’idées contradictoires. Mais, prises à part, ces idées sont claires et ces séries s’enchaînent logiquement. Au contraire cette préface géniale, répétons-le, mais singulièrement mêlée et ténébreuse, de sa vie intellectuelle impose un travail de discrimination et d’élucidation. C’est ce travail que nous avons entrepris en ce qui concerne les opinions de Nietzsche sur la musique ; nous nous sommes proposé de distinguer les conceptions et les tendances principales entre lesquelles se distribuent le contenu de la Naissance de la Tragédie, de Richard Wagner à Bayreuth et des notes et projets posthumes si nombreux et précieux qui se rapportent à ces deux ouvrages ou appartiennent à l’époque de leur composition. On les trouvera dans les tomes IX, X et XIV des Œuvres et dans le second volume de la Vie de Nietzsche par Mme Förster-Nietzsche.

Nous nous sommes permis quelques appréciations critiques uniquement à propos des thèses d’esthétique musicale. Quant aux conceptions de métaphysique ou de philosophie de l’histoire auxquelles ces thèses sont rattachées et dont il était nécessaire de dire un mot pour rendre ces thèses intelligibles, le lecteur aura sans doute l’impression qu’autant elles sont intéressantes, autant la critique en est aujourd’hui superflue.


La Naissance de la Tragédie a été traduite en français par MM. Jean Marnold. et Jacques Morland. Mme Marie Baumgartner a publié, en 1877, une traduction de Richard Wagner à Bayreuth. Il n’existe pas de traduction française des autres textes dont nous nous sommes servi. Nous nous sommes aidé des traductions existantes, sans oublier cependant que la responsabilité du sens de tous les textes cités ou commentés nous incombait.

Les références renvoient au texte allemand.

  1. La Naissance de la Tragédie, p. 148.