Les Jeux rustiques et divins/L’Homme et la Sirène

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Mercure de France (p. 45-80).


L’HOMME ET LA SIRÈNE


À FRANCIS VILLÉ-GRIFFIN

Aux dernières étoiles d’une aube sur la Mer, debout à la proue d’un navire qu’on ne voit pas, le veilleur parle ; Sa voix s’éloigne à mesure que le ciel s’éclaire.


LE VEILLEUR DE PROUE


Je suis celui qui veille sur la proue…
L’un connaît les ancres et les voiles,
Un autre les étoiles,
Certains sont plus sages qui jouent
La route aux dés et s’endorment — on gagne, on perd !
Sans souci d’à quel vent s’oriente la proue ;
Mais moi, je sais la Mer !

Elle est douce, aujourd’hui sous les étoiles
Qui déclinent, et les agrès geignent tout bas,
Le long des voiles ;
Le vent est tombé et le navire est las,
Et tous dorment et tout est calme,

Et celui qui connaît le vent et la marée
A prédit la nuit belle à la nef ancrée,
Et c’est en chantant qu’on a levé les rames
Car l’homme qui connaît la face des nuages
A fait signe en riant à qui barre à la proue.
Fou donc qui veille, et qui dort sage !
Et moi seul je veille et j’écoute,
Debout à la proue, et moi seul,
À travers mes songes, j’y vois clair,
Et moi seul
Je sais la mer,
Toute la mer,
Et qu’il y a des Sirènes sur la Mer !

Il y a des Sirènes qui chantent et peignent
Leurs cheveux d’algues et qui sont nues ;
Les trois plus belles sont venues
Nager autour de la carène,
On les a vues ;
C’était sur des mers lointaines.....
Elles ne sont pas revenues
Mais parfois je crois les entendre
Qui rient et chantent
Et qui reviennent,
Quand le flot est calme et le ciel clair,
Car moi je sais toute la Mer !

Elles ont des cheveux d’algues et des lèvres
Peintes selon la pourpre des coraux
Une parfois rit et élève
Ses seins de femme au-dessus de l’eau,
Et tend les bras…
Ou dit qu’elles n’existent pas
Ou que leurs torses vils se terminent en queues
D’écailles que le flot fait bleues,
Tandis que leur chevelure semble de l’or,
Au soleil ; on prétend encor
Qu’elle sont méchantes, et que
Leur mystérieux rire endort
En les grottes roses et noires
Avec elles, joue contre joue,
À jamais…
Qu’il est mieux de ne pas y croire
Et de les fuir les yeux fermés,
Et qu’il faut clouer à la proue
Leurs figures d’émail et d’or,
En simulacres à la proue !


Mais moi, je sais des choses en mon âme
Car avant d’échanger le fléau pour les rames
J’ai manié la serpe et conduit la charrue,
Mangé la grappe et bu le vin

Qui fait l’esprit lucide et le songe devin ;
J’ai dormi sur la terre auprès des faulx nues,
Et j’ai levé la hache contre les arbres
Où vivaient les Dryades,
Et leur sang a saigné en gouttes sur mes mains ;
J’ai vu les Faunes, voleurs d’abeilles, et rire
Dans les eaux la Nymphe aux Satyres
Qui dansaient, sveltes, une rose entre les cornes,
Et fuir les Griffons devant la Licorne,
Et sur le sable, avec leur croupe rousse et noire,
Les Centaures passer au galop, un à un !
Ô mémoire
De mes songes je sais par toi ce qu’il faut croire,
Et toutes les mystérieuses faces
Qui nous regardent à travers les choses
Et qui nous parlent à voix basse
Et qui nous parlent à voix haute,
De l’aube au soir,
Du soir à l’aube.

Le ciel plus clair
Se meurt, une à une, d’étoiles,
Le vent a soufflé dans les voiles.
Le vent a passé sur la Mer,

Il y a des Sirènes sur la Mer


L’aube bleuâtre devient de plus en plus claire. Peu à peu on distingue une grève où une femme est couchée, nue ; sa tête repose sur les genoux d’un jeune homme couvert de vêtements amples et sombres. De hauts rochers ferment la vue, derrière la petite plage.


LUI


 
Cet homme chante des paroles étranges,
Dans l’aube lente,
Et j’aurais voulu voir son ombre sur la mer
Et son visage pendant qu’il rêvait à voix haute
Debout à la proue, et lui parler peut-être,
Car le navire était ancré près de la côte ;
Mais les rochers me le cachaient, et cette tête
Qui dort sur mes genoux, lourde et charmante,
M’a fait rester assis dans l’aube blanche,
Et le navire a levé l’ancre
Et la Mer baisse…

Ô dormeuse, ta tête est lourde et tu dors
Des yeux et de toute la langueur de ton corps
Délicieux et pur sur le sable marin,
Parmi les algues et les coquilles.
Tu dors tranquille
Et lasse et souriante et nue,
Âme inconnue !

Le sable rafraîchit la paume de tes mains
Ô dormeuse, et quand tu te lèveras,
Debout en étirant tes bras
Et secouant les lourds cheveux jusqu’à tes reins,
Le doux sable
Gardera le sceau de ton sommeil mémorable,
Et je ne saurai rien de ton âme inconnue.

Elle est là qui dort et moi je songe
Et j’ai songé dans l’ombre.
Longtemps avant que cette voix chantât dans l’ombre,
Et j’ai songé
À celle qui s’en vint vers celui qui venait,
Étrangère qui souriait à l’Étranger,
Et qui dort maintenant près de celui qui veille ;
Je ne connais
Rien d’elle sinon qu’elle était là et qu’elle est belle,
Sinon qu’elle dort à mes pieds
Et nue et lasse et calme et souriante,
Car comme en rêve elle a souri surnaturelle
Et j’ai cru qu’elle allait s’éveiller
Quand la voix lente
De cet homme a chanté la Mer et les Sirènes,
Et puis elle s’est rendormie, et sa face
A souri des lèvres à la mienne,
Et sa tête a pesé lourde sur mes genoux,

Plus lourde de ses cheveux roux,
Plus lourde de sa nuque lasse,
Plus lourde de sa pensée lointaine.

Elle pense en dormant des choses que j’ignore
Je ne sais rien de ses pensées…
— La nuit est morte pourtant et voici l’aurore —
À travers son visage une face effacée
Semble me sourire derrière son sourire ;
D’autres lèvres derrière les siennes m’attirent
Et, quand je la regarde en face, je crois voir
Quelqu’un debout en elle et qui est ma Pensée
Au manteau noir !

Sa chair est douce ainsi sur le sable, sa chair
Est belle ainsi sous le ciel pâle et clair
De cette aube où mon âme triste se tourmente
De l’âme qui se cache, hélas ! en cette chair
Douce dans son sommeil et paiement vivante
Et dont je touche
Les yeux clos et les seins et le ventre et la bouche
Et les grands cheveux d’or qui se déroulent,
Sinueux comme une algue et lents comme une houle
Mystérieuse dont écume ce front pur
Que somme leur volute, et dont le poids ruisselle
Somptueusement jusque sur
Le sable roux où dort énigmatique et belle,

Cette Dormeuse enfin que je ne connais pas.
Car je ne sais ni sa pensée, ni ses pas,
Ni quels Destins l’ont ici amenée
Au soir où je la vis debout près de la mer
Et pure comme si elle était née,
Svelte de quelque conque ou blanche d’une écume,
Du sable de la grève ou du sel de la mer !
Est-elle une
De ces captives que les hautes nefs de bois et d’or
Ravissent à la rive et mènent vers le port
Et qu’on vend au retour sur le môle
Avec le corail et les oiseaux ?
Son enfance erra-t-elle auprès des calmes eaux
D’un fleuve qu’elle aura suivi de saule en saule ?
A-t-elle porté l’amphore sur l’épaule
Ou l’urne funéraire en ses pieuses mains
Et sur les asphodèles du chemin
Ses pieds ont-ils marché vers un temple de marbre ?
En tes songes as-tu des villes et des arbres
Ou si la vaste mer est ta seule mémoire ?
J’ai soif de te connaître, ô sœur, et je veux boire
À ton passé comme à la source entre les saules ;
Lève-toi appuyée, ô sœur, sur mon épaule.
Marchons l’un près de l’autre et mirons nos visages
Face à face au miroir de nos doubles pensées
Avec l’emblème de nos deux mains enlacées ;

Éveille-toi et lève-toi !
Je ne peux plus vivre quand tu dors,
Ô toi qui dors toujours de m’être une inconnue !
Lève-toi nue
Avec tes grands cheveux croulant en algues d’or ;
Éveille-toi, ô toi qui dors,
Si tu restes si loin pourquoi es-tu venue
Un soir que je marchais sur cette grève ?
Et c’est en toi qu’il faut que le soleil se lève,
Ô toi que je ne connais pas,
Et tu seras !

Elle s’éveille.

La mer reflue et cet homme a cessé
Cette chanson à qui tu souriais en songe.
Il parlait d’arbres dont l’ombre grave s’allonge,
De grappes et d’abeilles…
Il a cessé
Cette chanson à l’aube et l’aurore est vermeille !
Lève-toi nue
Ô souriante, Âme inconnue !
Et que ta chair
Reste endormie, et viens là-bas,
Lève-toi de toi-même, enfin ! le ciel est clair,
Et viens là-bas
Loin de la grève aride et de la vaste mer.

Le soleil paraît.


*


On est dans la clairière d’une forêt. Une source d’eau profonde miroite parmi des fleurs. Alentour, de hauts arbres. L’heure est venteuse et chaude ; il a plu ; des gouttes d’eau tombent encore des feuilles.
Assises sur la mousse, des Tisseuses tiennent sur leurs genoux des étoffes déployées. Elles sont trois qui parlent tour à tour, la plus vieille debout, d’autres travaillent en silence dont deux encore répondent.


L’UNE


Le Destin a tissé nos jours et nos années,
Mes sœurs, et nous voici assises avec elles,
Côte à côte, et chaque an ourdit nos destinées.


L’AUTRE


Le vent parmi les arbres hauts semble leurs ailes,
Car le temps s’est enfui devant nous, et les heures
Ont volé, tour à tour, hiboux et tourterelles !

Ô ma Vie, il me semble encore que tu pleures ;
Chaque goutte de pluie est une de mes larmes,
Ô ma Vie, il me semble encore que tu meures !

Car j’entends ton sanglot dans le vent où s’alarme
Le passé qui dormait là-bas avec mon Ombre,
D’avoir bu à l’oubli le philtre qui les charme

Et les enlace au fond de ma mémoire sombre,
Groupe funeste, hélas ! qui s’éveille et s’étire
Et qui heurte son front aux fentes du décombre ;


Et les voici tous deux qui viennent et qu’attire
Avec elle ma Vie et qui viennent ensemble
S’accouder près de moi, l’un et l’autre, et sourire

Au métier où je tisse en fleurs qui leur ressemblent
Quelque destin, hélas ! d’erreur et de mensonge
Dont les fils font trembler ma main qui les assemble.


UNE AUTRE


Laborieuse, dans les trames alourdies,
J’entrelace et je noue avec des lacets d’or
Le fil souple et tordu des longues perfidies.


UNE AUTRE ENCORE


Astucieuse, dans l’étoffe nue encor,
J’enchevêtre en dessins patients et j’effile
La variante soie où le mensonge dort.


CELLE QUI A PARLÉ AVANT


La moire est trouble et grasse comme une eau tranquille
Et qui frissonnerait intérieurement
D’une araignée et de sa toile qu’elle y file.


CELLE QUI A PARLÉ ENSUITE


La soie est douce comme la peau, elle ment ;
Il s’y façonne des visages de chimère ;
La soie est vaine comme l’âme, l’âme ment.


ENSEMBLE


C’est nous qui vêtirons la femme mensongère.


LA PLUS VIEILLE QUI TOURNE UN FUSEAU


Vous qui tissez ainsi la Vie en œuvres lentes
Voyez, qui s’ensanglante autour de mon fuseau,
La pourpre, fil à fil, des laines violentes ;

Ce sera la tunique ardente ou le manteau,
Et la Mort à jamais en vêtira un soir
La trame furieuse ou l’atroce lambeau,

Et mon rouet d’ébène aide mon fuseau noir !


L’UNE


Les arbres ont laissé tomber sur lues mains lasses
Des feuilles, une à une, et des gouttes de pluie
Et les fils ont tramé le feston des rosaces.


L’AUTRE


Le vent embrouille et mêle en mes mains fatiguées
La soie où la nuance se teinte et varie
Selon qu’au ciel se fonce ou fuit une nuée !


ENSEMBLE


La face du vent pleure aux larmes de la pluie.


LA PLUS VIEILLE


Rentrons, la tâche est faite et le fuseau se tait !
Les Tisserandes vont avec la Filandière
Et la pluie et le vent rôdent par la forêt.

Emportez le métier et l’aiguille ouvrière,
Il pleut sur nos cheveux, mes sœurs, il pleut là-bas
Et dans le vent au loin battent les cœurs du lierre !

Les arbres, tour à tour, retiennent de leurs bras
Le vent brusque qui fuit de leur étreinte et traîne
Les feuilles en émoi que soulèvent ses pas ;

Il pleut sur nos cheveux, il pleut dans la fontaine
Et l’averse déjà rit à travers ses pleurs !
Toute la terre embaume impétueuse et saine

Vers celle-là qui vient debout parmi les fleurs.


Le chœur s’est retiré. Le soleil illumine de nouveau la forêt ; on entend l’eau qui s’égoutte des branches ; une tiédeur molle s’exhale. Tous deux entrent ; lui vêtu d’un manteau sombre. Elle, rieuse et langoureuse, qui marche onduleusement ; une draperie légère de gaze embrume son corps nu. Ses cheveux mal rassemblés croulent à demi sur sa nuque. Elle tient des roses à la main.


ELLE


Veux-tu ces roses ?
Elles sont fraîches à mes mains mouillées
Et je me suis agenouillée

Pour les cueillir sur la terre chaude ;
Veux-tu ces roses ?
Prends la plus belle
Je voudrais que tu la respires, toi qui marches
Sans te pencher sur elles,
Et je voudrais, à ces mains pâles que tu caches
Sous la bure de ton manteau grave,
Voir une de ces fleurs en flamme, la plus belle,
Et je veux que tu marches
Devant mon rire clair, une fleur à la main.

Elle lui tend la fleur qu’il ne prend pas et qui tombe.

La pluie et le soleil tissent d’or et de soie
Ton manteau sombre et te font joyeux le chemin ;
La lumière t’enlace aux toiles de sa joie.
Pourquoi triste toujours d’ombre vêtu ?
Pourquoi as-tu
Jeté la rose sans avoir souri,
Pourquoi n’as-tu pas ri
À cette fleur ?

Aimes-tu mieux mes lèvres ?
Ma bouche est encore mouillée et fraîche
D’avoir baisé les fleurs avant de te les tendre.
Ô toi qui n’aimes pas les roses que je cherche

Parmi les épines des branches,
Ô toi qui n’aimes pas la forêt odorante,
Toi que le jour joyeux rend plus sombre et pareil
Aux houx dont le feuillage est noir dans le soleil.

Tout rit et chante, les feuillées
S’égouttent sur les fleurs et les mousses,
Toute la forêt est mouillée,
Il pleut en diamants dans le miroir des sources ;
Goûte mes lèvres qui sont douces.

Tu me repousses.

Un nuage passe sur les arbres
Le ciel se marbre,
La forêt qui fut d’or s’éteint et stagne verte.
Voici l’averse…
Il va pleuvoir.

Le soleil reparaît.

Je savais bien que tu voudrais ma bouche ;
Pourquoi tes mains sont-elles froides que je touche
De mes lèvres sous ton manteau
Quand le sourire va monter à ta face
Et te faire joyeux et beau,
Quoi que tu fasses
Pour rester taciturne et sérieux
Malgré cette forêt qui chante et où tu passes ?

Regarde-la qui pleut de soleil et ruisselle
En larmes claires et qui luit et qui s’ocelle,
Glauque d’émeraude et d’or comme un paon qui roue…
Vois, une goutte d’eau a coulé sur ma joue
Et elle s’arrête et tremble au coin de ma lèvre
Puis, fraîche, glisse entre mes seins et, toute tiède,
Je frissonne un peu pâle et toute chatouillée ;
Ma chevelure croule à demi et mouillée
Elle est si lourde que son poids me lasse et pèse
Comme de l’or qui se fondrait et serait tiède.
Ah ! je voudrais dormir dans ce qu’en moi je sens
De délices et les mains à ma nuque…

Sens
L’odeur de ma peau moite et touche ma peau nue
Où toute une tiédeur en parfums m’est venue
Qui m’accable et m’embaume et tu respirerais
En mon souffle l’odeur de toute la forêt…
Oh ! mes yeux purs sont frais en moi comme des sources !
Des endroits de ma peau se veloutent de mousses,
Il me semble aujourd’hui que mes seins sont éclos,
Si je pleurais de doux ramiers seraient l’écho
Et des abeilles sont éparses dans mes rires,
Et parmi la douceur de l’air où je m’étire
Je me semble plus grande et je me sens plus belle
Et magnifique de la Vie universelle !


Écoute aussi le vent qui chante et rit et passe ;
Toute la forêt pleut de son rire clair,
La branche à la branche s’entrelace
Et là-bas, très loin, à travers
Les chênes bruns et les pins verts,
On dirait que le vent plus grave, c’est la Mer.

Souviens-toi de la plage et des algues et des coquilles
Où je dormais nue et tranquille
Et comme tu me regardais
Dormir ainsi sur la grève douce.

Le vent s’est tu et voici dans la source
Mon visage qui s’apparaît
Sous sa couronne de cheveux et de forêt ;
La source est un miroir lorsque le vent se tait ;
Mon voile autour de moi flotte comme une brume
De soleil et on la dirait l’ancienne écume
M’attestant, de la mer, naïve, provenue,
Et de toute ma chair tiède je me sens nue
Et l’eau m’attire…
Regarde comme elle est claire à la fontaine
À qui s’y mire
Et comme elle doit être fraîche à qui s’y baigne.

Me voici sur le bord de la fontaine claire
Et mes cheveux qui vont s’écrouler en arrière

Mêleront leur cascade d’or à l’eau d’argent,
Et ma poitrine, avec ses deux seins en avant,
Surgira de ma robe autour de moi tombée,
Et, debout, un instant, auprès de l’eau bordée
D’iris et de glaïeuls et de plantes flexibles,
Je me tiendrai pareille aux Nymphes invisibles
Qui hantent la forêt ou, Sirènes, la mer ;
Alors je descendrai, rose dans le flot clair
Avec sa grande ride en cercle autour de moi,
Et je te sentirai monter, ô cristal froid
Des sources, de mes jambes jusques à mon ventre
Et à mes seins et mes épaules, puis plus lente,
Rieuse et les yeux clos, je plongerai ma tête
Que tu verras parmi les herbes disparaître
Dans le remous ondé de mes grands cheveux d’or.
Dis, ne veux-tu pas que je sois celle qui sort
De l’eau, éblouie et, debout avec un rire,
Se dresse toute nue anxieuse et s’étire
Et qui s’endormirait fondue entre tes bras ?


Elle s’est retournée vers lui. Sa robe entr’ouverte la montre nue. De ses mains élevées elle soulève sa chevelure et apparaît un instant sur la forêt illuminée qu’assombrit un nuage subit.


LUI
Il va à elle les poings levés, menaçant. Elle se prosterne.


Je ne veux pas !

 
Ô forêt qui ris vaste d’or et de soleil
De la voir nue ainsi de la nuque à l’orteil
Éteins ton flamboiement d’eaux, d’arbres et de roses,
Sois obscure ! tais-toi, profonde ! chaste, sauve
Celui qui vint vers toi couvert du manteau noir,
Celui qui se révolte et qui ne veut plus voir
Ton immense baiser qui l’enivre et l’étouffe
Lui monter peu à peu en riant à la bouche.
Vent de l’ombre ! viens-t’en des feuilles et des antres
Vers l’Étrangère en fleur qui dévoile son ventre
Et, les seins nus, étale, obscène en sa beauté,
Sa chair de printemps ivre et ses cheveux d’été !
Trouble l’eau qui la mire et convoite sa grâce
Et souffle-lui ta voix furieuse à la face
Et emporte avec toi, par delà mes pensées,
Les paroles que cette bouche a prononcées,
Ivre de sa chair moite et de ses duvets chauds,
Qui, lèvre à lèvre, ont fait balbutier l’écho !
Et moi, si j’ai rêvé sa nudité impure
Au bord des mers, jadis, à l’aurore, je jure
Que je voulais, magicien au manteau noir
De la tristesse et de la science et du soir,
Éveiller dans ce corps d’où les Dieux l’ont chassée
Une âme grave égale à ma haute Pensée !
Pourquoi es-tu venue ainsi sur mon chemin ?
Lorsque je dors je sens ton souffle sur mes mains

Et ta bouche ne sait que le baiser et rire
Aux abeilles que d’être douce tu attires ;
Un éternel soleil semble farder ta joue,
Ta chevelure au moindre geste se dénoue,
Ton sein sort de ta robe et ton ventre soulève
L’étoffe claire qui palpite quand tu rêves,
Lasse et molle de ton animale tiédeur,
Couchée avec les yeux ouverts, parmi les fleurs,
Ou paresseuse avec les coudes sur les roses ;
Je te sens odorante et je te songe fauve.
Va-t’en car je te chasse, impure, et je suis las
Des touffes d’ambre et d’or qui frisent sous tes bras,
De ta bouche où je bois comme des fruits qui fondent,
De ta chevelure dont la houle t’inonde
Et que je voudrais prendre à la poignée et tordre,
De tes seins que tu me tends pour que je les morde,
De ton ventre où je sens sous ma main qui le touche
Un soubresaut de bête engourdie et farouche,
Et de toute la vie ardente et bestiale
Qu’autour de toi ta chair dans l’été roux exhale !

Le vent souffle.

Je te chasse, va-t’en, recule ou sois une autre,
Car je suis las de cette bête qui se vautre
Et qui se cambre et qui s’étire et qui est nue,
Va-t’en ! sinon de toute ma colère accrue,

 
Comme ce vent qui souffle et gronde dans les chênes,
Sourd comme mon courroux, âpre comme ma haine,
Je frapperai ton corps vil avec cette corde
Et, surgie avec tes grands cheveux qui se tordent
Dans l’orage, à travers les bois et la feuillée,
Par la pluie et le vent, tu fuiras, fouaillée !
Et moi, tragique avec mes deux mains violentes,
(Elles, faites, hélas, pour le Livre et la Lampe !)
Drapant sur mon Destin plus grave et sans espoir
Le pli mystérieux de mon lourd manteau noir,
Je regarderai fuir dans la forêt farouche
Le cri désespéré qui tordra cette bouche
Et se cabrer, parmi le vent vaste en ses crins,
La Bête aux cheveux d’or qui me léchait les mains.

Mais tu pleures, je vois tes larmes ; il me semble
Qu’une main grave enfin sur ta nuque rassemble
Tes cheveux et te voici douce dans tes larmes
Qui font déjà de toi presque un peu une femme.
Le ciel est noir et voici que la chair s’épure ;
On dirait que cette ombre enfin te transfigure
Et je vois poindre en toi comme une sœur sacrée ;
Je te bénis, sanglot qui l’as transfigurée !

Une cendre avec l’ombre éteint ses cheveux roux,
Elle est moins nue ainsi d’être humble et à genoux.

Voici l’été qui meurt et c’est l’autre saison.
Veux-tu me suivre au seuil de ma haute maison
Et l’asseoir, auprès de la table, sous la lampe,
Silencieuse et docte et un doigt à la tempe ?
Veux-tu l’exil du songe où ton pas va me suivre.
Idole calme avec un coude sur le Livre,
Pareille à ma pensée et la main au fermoir ?
Veux-tu marcher en paix vers les routes du soir
Car tu pleures et lu renais de par ces larmes ?
Et celles-là vont faire de toi une femme.


Il lui montre les Tisserandes qui s’avancent lentement à travers les arbres. Elles portent des étoffes, et l’une des sandales. Elles viennent dans un long rayon de soleil pâle entre deux nuées d’orage.


Lève-toi, car voici les heures qui se hâtent !
Vêtez-la. Donnez-lui le voile et les sandales.
Le manteau qui s’agrafe et la robe tenace ;
Nattez ses lourds cheveux en ordre, et que leur masse
Naïve orne son front de leur miel indulgent ;
Que ses bagues soient d’or et son collier d’argent
Car il faut que soit belle et noble la Pensée ;
Donnez-lui maintenant la corbeille tressée
Et placez-y la clef de la porte et le pain.
Haute et grave c’est là maintenant son Destin.
Et maintenant, ô sœur, qui retrouvas ton âme
Dans la pluie éblouie et l’orage des larmes,

Toi qui marchas longtemps sur la grève et la mousse
Avec tes deux pieds nus par des routes trop douces,
Qu’entre les durs cyprès l’écho de tes sandales
Résonne chastement sur le marbre des dalles
Et s’éloigne vers l’ombre et ne s’entende plus ;

Les Tisseuses l’ont coiffée et vêtue. Il la prend par la main, se retournant.

Adieu comme à toi Mer, Forêt !


ELLE
Le suivant.
Il l’a voulu !


Le vent a cessé, le soleil a disparu ; de grosses gouttes de pluie tombent. Les Tisseuses restent seules.


L’UNE DES TISSEUSES


Voici que pleure parmi l’ombre la forêt.
Ô sœurs, le vent s’est tu et la pluie, une à une,
Fond en larmes comme quelqu’un qui pleurerait.

Les grands iris au bord de l’eau tendent leurs urnes ;
La fontaine est de marbre et la source de pierre,
Et les ronces crispent d’épines leur rancune.

Le vent a défleuri la rose, la première,
Et demain tomberont les feuilles déjà mortes ;
La pluie et la forêt pleurent la Nymphe claire.


Ses doux seins fleurissaient la grâce de son torse
Et la nature souriait avec sa bouche ;
Les grands arbres aimaient sa chevelure torse.

Elle était la chair bonne et la volupté douce,
Le délice d’aimer et l’ivresse de vivre,
Le soleil sur la fleur et le ciel sur la source.

Elle a quitté toute la forêt pour le suivre.


LA PLUS VIEILLE


Elle était la Nature ; il a voulu la Femme
Et sans avoir compris pourquoi elle était nue
Il a fait un flambeau de ce qui fut la flamme,

De ce qui fut l’aurore et le vent et la nue
Il a fait le fouet, la pluie et le tison ;
Il maudira le jour où il l’aura connue.

Car sa Lampe mettra le feu à la maison ;
Et la voici debout à peine sur le seuil
Que la Mort avec elle entre dans la maison.

Avec le manteau sombre elle a vêtu le deuil ;
La ruse craque au pas prudent de ses sandales,
Et ses cheveux nattés sont déjà de l’orgueil ;

Son voile est le mensonge et l’or vil de ses bagues
Est pareil aux serments auxquels je vois sourire
La froide cruauté de sa face de marbre.


Ô ma sœur, je le vois pleurer de ce sourire !


L’UNE


Le pain blanc que ses mains portent dans la corbeille
Est la cendre de l’Espoir et sa nourriture ;
La douleur mûrira par grappes à ses treilles.


L’AUTRE


Et la clef qui sursaute et tinte à sa ceinture
Ouvre la porte d’ombre et la chambre où s’agitent
L’inquiétude en sang que le soupçon torture,


ENSEMBLE


La luxure qui mord et le souci qui griffe.


LA PLUS VIEILLE


Puisqu’il n’a pas compris la Nymphe aux cheveux d’or
Qui voulait se baigner plus nue à la fontaine,
Et puisqu’il n’a pas reconnu celle qui dort

Auprès de la mer vaste où nue est la Sirène,
Puisqu’il a dédaigné la Nymphe aux cheveux d’or,
Qu’il s’en aille à jamais où son Destin le mène,

Et que la Femme, hélas ! le conduise à la mort.


Le ciel est tout à fait noir. Un éclair brille et se casse comme un glaive.


*


Au soleil couchant, la même grève qu’à l’aurore. Sur le sable il est étendu mort, auprès de lui elle se tient vêtue d’une sorte de longue robe glauque dont la traîne se contourne caudale et écaillée.


ELLE


Ô pauvre frère aux yeux de songe et de science,
Toi qui veillais dans l’ombre et ne souriais pas
Ô triste frère aux yeux de science et de songe,
Toi qui veillais dans l’ombre,
Du soir à l’aube lente,
Es-tu si las,
Si las, mon frère, que tu n’aies voulu vivre.
Si triste, mon frère, que tu gises
Enfin dormant sur cette grève, toi qui dors
Tandis que le soleil tiédit mes cheveux d’or
Qui se déroulent et ruissellent et qui vivent
En leurs langueurs d’algues et d’or,
Ô toi qui dors !

Les fleurs pourtant embaumaient les matins clairs,
Il y avait des roses dans la forêt
Et des iris près de la fontaine et près
Des ruisseaux, et, le long de la Mer,
Sur les grèves, poussaient dans le sable rose
Les chardons bleus et les herbes mauves.

Et j’étais belle et nue et tiède
Et douce à tes lèvres,
De tout mon corps et de mes lèvres.
Et tu pouvais baiser ma bouche,
Et tu pouvais toucher mes seins,
Avec tes mains,
Me toucher toute !

Il fallait manier mes cheveux
Comme on ramasse des algues jaunes, brins ou nattes,
Où de l’or se mêle aux reflets bleus ;
Il fallait regarder mes yeux
Comme on regarde l’eau qui luit en flaques
Sur le sable plus doux à toucher qu’une joue ;
Il fallait toucher mon ventre
Comme on joue
À flatter de la main une vague qui s’enfle
Et se gonfle et s’apaise et qui n’écume pas,
Et suivre en souriant la trace de mes pas
Et sourire et chanter et vivre
Sans épeler le pied du Destin sur le Livre
De la grève où la mer efface chaque jour
Le vain grimoire triste auquel tu t’appliquas ;

Il fallait mettre en tes pensées
Du vent, du soleil et de l’amour,

Toute ma chair
Vivante à la tienne enlacée,
Et sur la bouche grave et pâle de ton songe
Ma bouche fraîche !

Je n’ai pas en moi de fantôme pour ton ombre,
Je ne suis pas l’ombre que ton rêve cherche ;
Pourquoi m’as-tu voilée ainsi de robes lourdes
Et fermé sur ma chair le manteau grave
Que crispaient à mon col les ongles de l’agrafe ?
Pourquoi par le mensonge qui me couvre
De ses plis m’as-tu faite semblable aux autres femmes,
Moi la pure, la vivante, la nue,
Pourquoi m’avoir vêtue ?

Ô tresses qui faites de la chevelure
Où le vent chante
Et qui croule sur l’encolure
L’or roux de sa vague vivante,
Ô tresses qui faites de la chevelure
Tressée et haute et qui se recourbe et qui se dresse
Le casque d’or de quelque guerrière méchante
Où la chimère, hélas ! se love dans la tresse
Et darde sa langue
Qui siffle et qui s’effile en quelque boucle ardente,
Ô lourds cheveux qui se façonnent en casque,
Ô robes dont la traîne écaillée et qui rampe

Glauque et sinueuse et bleue
Figure à ma nudité ambiguë une queue
Fabuleuse !


Tu m’as voulue ainsi fardée et fabuleuse
Moi la simple, moi la rieuse.
Fille de la mer glauque et du soleil joyeux,
Tu m’as voulue
Ainsi, moi dont le sort est d’être nue
Comme la mer et comme les roses,
Et c’est à cause
De tout cela que tu es mort, ô pauvre frère,
Aux yeux de songe et de science, ô funéraire
Et doux amant, hélas ! qui ne m’as pas connue
Parce que je riais et que tu me vis nue.


Ah ! mon frère, mon triste frère, ô pauvre mort,
Dors donc, dors !
Les fleuves coulent vers la mer
Calmes et graves à travers
Les plaines grasses et les forêts ;
Il y a des iris auprès
Des fontaines, et des roses, et des oiseaux.
Et des abeilles !


Le Désir à sa bouche accouple les roseaux
En flûtes doubles et chante et s’émerveille
D’être la Vie…
Et tu es mort !


Et nous voici l’un et l’autre près de la mer.
Ami, ton âme, hélas ! n’a pas compris ma chair
Et c’est en vain que j’ai déroulé mes cheveux,
Et c’est en vain que j’ai marché nue à tes yeux ;
Tu passas, et le soir, ami, t’ouvre sa porte,
Et la Vie à genoux baise tes lèvres mortes.

Elle se relève.

Et me voici encor debout devant la mer.


Elle se tient debout en sa robe glauque, écaillée, aux derniers rayons du soleil. La mer a monté, les vagues déferlent sur le sable et emportent le cadavre.


Ô souveraine
Qui montes en vagues d’écumes et roules
Sur la grève la volute de tes houles,
Ô souveraine
Qui écumes et qui ruisselles, ô Mer
Propice et maternelle à ma chair,
Ô moi, partie et revenue.
Reprends-moi nue,

Berce mes cheveux d’or parmi tes algues rousses,
Prends les fleurs de mes seins parmi tes fleurs marines,
Gonfle tes vagues contre ma poitrine,
Ô souveraine, ô bonne, ô douce.
Mêle mes ongles à tes coquilles
Et mes lèvres à tes coraux.
Fais de mes oreilles des conques pour tes échos,
Ô souveraine,
Fais-moi toi-même
Jusqu’au jour où, surgie encor de ton écume,
J’apparaîtrai encor la même,
Peignant à mes cheveux les perles de l’écume
Qui couleront sur mes seins, une à une,
J’apparaîtrai !
Ô souveraine,
Reprends-moi en ton flot maternel et sacré
Car je suis revenue ;
Moi la Vivante, moi la Nue
Ô souveraine,
Reprends-moi nue,
Moi ta Sirène !


Une vague plus haute l’emporte dans sa volute. Puis la mer se calme, étale. Le crépuscule efface les rochers, la grève. Le ciel commence à s’étoiler, et, de très loin, à la proue d’un navire invisible on entend, plus distincte et plus proche à mesure qu’il parle, la voix du veilleur de proue :


LE VEILLEUR DE PROUE


Je suis celui qui saigne sur la proue…
Les uns m’ont craché au visage,
Les autres m’ont frappé à la joue,
Certains plus sages
Boivent ou se disputent et jouent
Ma robe aux dés et moi, nu dans ma chair,
Je saigne sur la proue,
Je saigne sur la Mer !

Elle est belle sans doute ce soir sous les étoiles
Qui montent et que je ne vois pas…
Oh taillez mon linceul dans la pourpre des voiles !
Et que je meure, je suis las,
Las de mes yeux sanglants et de ma chair qui saigne
Et de vos cris vous qui m’avez
Cloué sur la proue et m’avez
Bouché les oreilles de cire
Pour que je n’entende pas les Sirènes,
Et aveuglé
Pour que je ne voie pas les Sirènes,
Vous qui m’avez cloué avec des rires
Qui redoublaient à chaque clou
Sur la proue et m’avez cru fou
Alors que seul j’y vois clair,
Moi qui voyais des Sirènes sur la Mer

Vous disiez qu’elles n’existent pas,
Vous disiez qu’elles ne peignent pas
Leurs cheveux d’algues, une à une,
Souriantes au-dessus de l’écume ;
Et ceux qui viennent de la terre, avec encor
À leurs talons la glèbe grasse du labour
Et les feuilles sèches de la forêt, avec encor
À leurs mains le geste gourd
De la charrue ou de la herse ou de la hache,
Tous ceux-là criaient avec vous
Que j’étais fou,
Qu’en les champs il n’est plus de Faune qui se cache
Accroupi dans les blés d’où sortent ses cornes,
Et que dans les bois mornes
Les hêtres tombent, branche à branche, au crépuscule
Au heurt des haches,
Arbre par arbre,
Sans que saigne au tranchoir le sang de la Dryade,
Et qu’on n’entend plus galoper par la plaine
Le Centaure emportant la Nymphe des fontaines
Sur sa croupe, riant dans l’ombre, toute nue,
Et que le temps est mort des faces inconnues
Qui pleuraient dans la pluie ou parlaient dans la nuit :
Masques de l’antre où rit la bouche de l’écho,
Visages du rocher, yeux des eaux,
Destins à nous venus dans la nuit et le vent

Et signes du silence où quelqu’un est vivant !
Vous avez dit que tout est mort
Et qu’il n’y a plus rien en face de notre âme !

Sur les mers de houles et d’or
Levez les rames,
Et chantez dans la nuit et voguez dans le vent
Sans voir ce que je vois moi qui saigne à l’avant
Du navire où vous avez cloué ma chair
D’Argus mystérieux où chaque clou
Ocelle un œil qui saigne et voit, Paon de la Mer,
Moi qui trône et roue
De toutes mes blessures bleuâtres sur la proue !
Car je les vois,
Car je la vois,
J’entends leurs voix,
J’entends sa voix,
Il y a des Sirènes sur la Mer,
Une Sirène sur la Mer !