Les Lettres d’Amabed/Lettre 16b d’Amabed

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 473-474).


SEIZIÈME LETTRE
D’AMABED.


Ce fut le 25 du mois du crocodile, et le 13 de la planète de Mars, comme on dit ici, que des hommes vêtus de rouge et inspirés élurent l’homme infaillible devant qui je dois être jugé, aussi bien que Charme des yeux, en qualité d’apostata.

Ce dieu en terre s’appelle Leone[1], dixième du nom. C’est un très-bel homme de trente-quatre à trente-cinq ans, et fort aimable ; les femmes sont folles de lui. Il était attaqué d’un mal immonde qui n’est bien connu encore qu’en Europe, mais dont les Portugais commencent à faire part à l’Indoustan. On croyait qu’il en mourrait, et c’est pourquoi on l’a élu, afin que cette sublime place fût bientôt vacante ; mais il est guéri, et il se moque de ceux qui l’ont nommé.

Rien n’a été si magnifique que son couronnement ; il y a dépensé cinq millions de roupies pour subvenir aux nécessités de son dieu, qui a été si pauvre. Je n’ai pu t’écrire dans le fracas de nos fêtes : elles se sont succédé si rapidement, il a fallu passer par tant de plaisirs que le loisir a été impossible.

Le vice-dieu Leone a donné des divertissements dont tu n’as point d’idée. Il y en a un surtout, qu’on appelle comédie, qui me plaît beaucoup plus que tous les autres ensemble. C’est une représentation de la vie humaine ; c’est un tableau vivant : les personnages parlent et agissent ; ils exposent leurs intérêts ; ils développent leurs passions ; ils remuent l’âme des spectateurs.

La comédie que je vis avant-hier chez le pape est intitulée la Mandragora[2]. Le sujet de la pièce est un jeune homme adroit qui veut coucher avec la femme de son voisin. Il engage avec de l’argent un moine, un Fa tutto ou un Fa molto, à séduire sa maîtresse et à faire tomber son mari dans un piège ridicule. On se moque tout le long de la pièce de la religion que l’Europe professe, dont Roume est le centre, et dont le siège papal est le trône. De tels plaisirs te paraîtront peut-être indécents, mon cher et pieux Shastasid. Charme des yeux en a été scandalisée ; mais la comédie est si jolie que le plaisir l’a emporté sur le scandale.

Les festins, les bals, les belles cérémonies de la religion, les danseurs de corde se sont succédé tour à tour sans interruption. Les bals surtout sont fort plaisants. Chaque personne invitée au bal met un habit étranger et un visage de carton par-dessus le sien. On tient sous ce déguisement des propos à faire éclater de rire. Pendant les repas il y a toujours une musique très-agréable ; enfin c’est un enchantement.

On m’a conté qu’un vice-dieu prédécesseur de Leone, nommé Alexandre, sixième du nom, avait donné aux noces d’une de ses bâtardes une fête bien plus extraordinaire. Il y fit danser cinquante filles toutes nues[3]. Les brachmanes n’ont jamais institué de pareilles danses : tu vois que chaque pays a ses coutumes. Je t’embrasse avec respect, et je te quitte pour aller danser avec ma belle Adaté. Que Birma te comble de bénédictions.


  1. Léon X ; voyez le chapitre cxxvii de l’Essai sur les Mœurs, tome XII, page 275.
  2. La Mandragora est de Machiavel ; voyez ce que Voltaire en dit tome XII, page 246.
  3. Voyez dans les Mélanges, année 1768, l’opuscule intitulé les Droits des hommes, etc. ; et tome XII, page 183.