Les Lettres d’Amabed/Lettre 6 d’Adaté

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 451-452).


SIXIÈME LETTRE
D’ADATÉ.


Le croirais-tu, sage instructeur des hommes ? il y a des justes à Goa, et don Jéronimo le corrégidor en est un. Il a été touché de mon malheur et de celui d’Amabed. L’injustice le révolte, le crime l’indigne. Il s’est transporté avec des officiers de justice à la prison qui nous renferme. J’apprends qu’on appelle ce repaire le palais du saint-office ; mais, ce qui t’étonnera, on lui a refusé l’entrée. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont présentés à la porte, et ont dit à la justice : « Au nom de Dieu tu n’entreras pas. — J’entrerai au nom du roi, a dit le corrégidor ; c’est un cas royal. — C’est un cas sacré, ont répondu les spectres. » Don Jéronimo le juste a dit : « Je dois interroger Amabed, Adaté, Déra, et le P. Fa tutto. — Interroger un inquisiteur, un dominicain ! s’est écrié le chef des spectres ; c’est un sacrilège : scommunicao, scommunicao[1] ! » On dit que ce sont des mots terribles, et qu’un homme sur qui on les a prononcés meurt ordinairement au bout de trois jours.

Les deux partis se sont échauffés ; ils étaient prêts d’en venir aux mains ; enfin ils s’en sont rapportés à l’obispo de Goa. Un obispo est à peu près parmi ces barbares ce que tu es chez les enfants de Brama ; c’est un intendant de leur religion ; il est vêtu de violet, et il porte aux mains des souliers violets[2] ; il a sur la tête, les jours de cérémonie, un pain de sucre fendu en deux. Cet homme a décidé que les deux partis avaient également tort, et qu’il n’appartenait qu’à leur vice-dieu de juger le P. Fa tutto. Il a été convenu qu’on l’enverrait par-devant sa divinité avec Amabed et moi, et ma fidèle Déra.

Je ne sais où demeure ce vice, si c’est dans le voisinage du grand-lama, ou en Perse ; mais n’importe, je vais revoir Amabed ; j’irais avec lui au bout du monde, au ciel, en enfer. J’oublie dans ce moment ma fosse, ma prison, les violences de Fa tutto, ses perdrix que j’ai eu la lâcheté de manger, et son vin, que j’ai eu la faiblesse de boire.


  1. Je l’excommunie.
  2. Toutes les éditions portent : aux mains des souliers violets. Adaté appelle ainsi les gants violets des évêques. (B.)