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Les Maîtres sonneurs/14

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 158-172).

Quatorzième veillée

La belle Thérence ayant tout préparé pour notre déjeuner et voyant monter le soleil, demanda à Brulette si elle avait songé à réveiller Joseph. C’est l’heure, lui dit-elle, et il est fâché quand je le laisse dormir trop tard, parce que la nuit d’après il a peine à se reprendre.

— Si c’est vous qui avez coutume de l’appeler, ma mignonne, répondit Brulette, faites-le donc : je ne connais point son habitude.

— Non, non, reprit Thérence d’un ton sec : c’est votre affaire de le soigner à présent, puisque vous êtes venue pour ça. Je peux, à cette heure, m’en reposer et vous en laisser la charge.

— Pauvre Joset ! ne put s’empêcher de dire notre Brulette. Je vois qu’il est d’un grand embarras pour vous et qu’il ferait mieux de s’en revenir avec nous dans son pays !

Thérence tourna le dos sans répondre, et je dis à Brulette : — Allons tous deux l’appeler. Je gage qu’il sera content d’entendre ta voix la première.

La loge de Joset touchait quasiment celle du Grand-Bûcheux. Sitôt qu’il entendit la voix de Brulette, il vint tout courant regarder à travers la porte et lui dit : — Ah ! je craignais de rêver, Brulette ! c’est donc bien vrai que tu es là ?

Quand il fut assis sur les souches entre nous deux, il nous dit que, pour la première fois depuis longtemps, il avait dormi tout d’une lampée, et cela était connaissable à son visage, qui valait déjà dix sous de plus que celui de la veille. Thérence lui apporta, dans une écuelle, un bouillon de poule, et il voulait le donner à Brulette, qui s’en défendit d’autant mieux que les yeux noirs de la fille des bois semblaient remplis de colère, à cause de l’offre qui lui en était faite.

Brulette, qui était trop fine pour vouloir donner prise à son dépit, refusa, disant qu’elle n’aimait point le bouillon et que ce serait grand dommage d’en avoir laissé le mal à l’infirmière pour n’en retirer ni le profit ni le plaisir ; et même, elle ajouta avec douceur : — Je vois, mon gars, que tu es soigné comme un gros bourgeois, et que ces braves gens n’épargnent rien pour te réconforter le corps.

— Oui, dit Joset, prenant la main de Thérence et la joignant, dans les siennes, à celle de Brulette ; j’ai causé de la dépense à mon maître (il appelait toujours comme ça le Grand-Bûcheux à cause qu’il lui enseignait à musiquer) et de la fatigue à cette pauvre sœur que vous voyez là. Sache, Brulette, qu’après toi, j’ai trouvé un ange sur la terre. Comme tu m’as assisté l’esprit et consolé le cœur quand j’étais un enfant ébervigé et quasi propre à rien, elle a soigné mon pauvre corps en détresse quand je suis tombé ici en misère de fièvre. Les secours qu’elle m’a donnés, jamais je ne pourrai l’en remercier comme je le dois ; mais je peux dire une chose : c’est qu’il n’y en a pas une troisième comme vous deux, et qu’au jour des récompenses, le bon Dieu gardera au ciel ses deux plus belles couronnes pour Catherine Brulet, la rose du Berry, et pour Thérence Huriel, la blanche épine des bois.

Il sembla que ce doux parler de Joseph mît du baume dans le sang de Thérence, car elle ne refusa plus de s’asseoir pour manger avec nous, et Joseph était entre ces deux belles filles, tandis que moi, profitant du sans-gêne que j’avais vu dans la manière du pays, je me dérangeais tout en mangeant, pour être tantôt près de l’une et tantôt près de l’autre.

Je faisais de mon mieux pour contenter la fille des bois par mes prévenances, et je tenais à honneur de lui montrer que les Berrichons ne sont pas des ours. Elle répondait très-doucement à mes honnêtetés ; mais il ne me fut point possible de la faire sourire ni lever les yeux sur moi en me répondant. Elle me paraissait avoir l’humeur bizarre, prompte au dépit, et remplie de défiance. Et cependant, quand elle était tranquille, elle avait quelque chose de si bon dans l’air et dans la voix, qu’on ne pouvait prendre d’elle une mauvaise idée ; mais ni dans ses bons moments, ni dans les autres, je n’osai lui demander si elle se ressouvenait que je l’eusse portée en mes bras et qu’elle m’en eût payé d’une accolade. Je m’étais bien assuré que c’était elle, car son père, à qui j’en avais déjà parlé, n’avait point oublié la chose et prétendait avoir comme reconnu ma figure sans savoir pourquoi.

Tout en déjeunant, Brulette, comme elle m’en fît part ensuite, commençait à avoir une autre doutance de la vérité. C’est pourquoi elle se mit en tête d’observer et de feindre pour en savoir plus long.

— Or çà, dit-elle, vais-je rester tout ce jour les bras croisés ? Sans être une grosse ouvrière, je n’ai pas coutume de dire mon chapelet d’un repas à l’autre, et je vous prie, Thérence, de me montrer quelque ouvrage où je puisse vous aider. Si vous souhaitez courir, je garderai la loge et y ferai ce que vous me commanderez ; mais si vous restez, je resterai aussi, à condition que vous m’occuperez pour votre service.

— Je n’ai besoin d’aucune aide, répondit Thérence, et vous, vous n’avez besoin d’aucun ouvrage pour vous désennuyer.

— Pourquoi donc cela, ma mignonne ?

— Parce que vous êtes avec votre ami, et, comme je pourrais être de trop dans toutes les choses que vous avez à vous dire, je sortirai si vous souhaitez rester, je resterai si vous souhaitez sortir.

— Cela ne ferait ni le compte de Joset ni le mien, dit Brulette avec un peu de malice. Je n’ai point de secrets à lui dire, et tout ce que nous avions à nous raconter, nous y avons donné la journée d’hier. À cette heure, le contentement que nous avons d’être ensemble ne peut que s’augmenter de votre compagnie, et nous vous la demandons, à moins que vous n’en ayez une meilleure à nous préférer.

Thérence resta indécise, et la manière dont elle regarda Joseph fit voir à Brulette que sa fierté souffrait de la crainte d’être importune. Sur quoi, Brulette dit à Joseph : — Aide-moi donc à la retenir ! Est-ce que tu n’en seras pas content ? Ne disais-tu pas, tout à l’heure, que nous étions tes deux anges gardiens ? Et ne veux-tu pas qu’ils travaillent ensemble à ton salut ?

— Tu as raison, Brulette, dit Joseph. Entre vos deux bons cœurs, je dois guérir plus vite, et si vous vous mettez deux à vouloir bien m’aimer, il me semble que chacune de vous m’en aimera davantage, comme quand on se met à la tâche avec un bon compagnon, qui vous donne de sa force pour redoubler la vôtre.

— Est-ce donc moi, dit Thérence, qui serai le bon compagnon dont votre payse a besoin ? Allons, soit ! Je vas prendre mon ouvrage, et je travaillerai ici.

Elle alla quérir du linge taillé en chemise, et se mit à le coudre. Brulette voulut l’aider, et, comme elle s’y refusait : — Alors, dit-elle à Joseph, donne-moi tes hardes à raccommoder ; elles doivent avoir besoin de moi, car il y a longtemps que je ne m’en suis pas mêlée.

Thérence la laissa examiner le trousseau de Joseph ; mais il ne s’y trouva pas un seul point à faire, ni seulement un bouton à coudre, tant on y avait bien veillé ; et Brulette parla d’acheter du linge à Mesples le lendemain, pour lui faire des chemises neuves. Mais il se trouva que celles que Thérence cousait en ce moment étaient destinées à Joseph, et qu’elle voulait les finir seule, comme elle les avait commencées.

Les soupçons venant de plus en plus à Brulette, elle fit semblance d’insister là-dessus, et Joseph même fut obligé d’y dire son mot, à savoir que Brulette s’ennuyait à ne rien faire. Alors Thérence jeta son ouvrage avec colère, disant à Brulette : — Finissez-les donc toute seule ; je ne m’en mêle plus ! Et elle s’en alla bouder en la maison.

— Joset, dit alors Brulette, cette fille-là n’est ni capricieuse ni folle, comme je me le suis imaginé ; elle est amoureuse de toi !

Joseph eut un si grand saisissement, que Brulette vit bien qu’elle avait parlé trop vite. Elle ne s’imaginait point encore combien un homme malade dans son corps, par suite du mal de son esprit, est faible et craintif devant la réflexion.

— Que me dis-tu là ! s’écria-t-il, et quel nouveau malheur serait donc tombé sur moi ?

— Pourquoi serait-ce donc un malheur ?

— Tu me le demandes, Brulette ? Est-ce que tu crois qu’il dépendrait de moi de lui rendre ses sentiments ?

— Eh bien, dit Brulette, tâchant de l’apaiser, elle s’en guérirait !

— Je ne sais pas si on guérit de l’amour, répondit Joseph ; mais moi, si j’avais fait, par ignorance et par manque de précaution, le malheur de la fille au Grand-Bûcheux, de la sœur d’Huriel, de la vierge des bois, qui a tant prié pour moi et veillé à ma vie, je serais si coupable, que je ne pourrais me le pardonner.

— L’idée ne t’est donc jamais venue que son amitié pouvait se changer en amour ?

— Non, Brulette, jamais !

— C’est singulier, Joset !

— Pourquoi ça ? N’étais-je point accoutumé, dès mon enfance, à être plaint pour ma bêtise et secouru dans ma faiblesse ? Est-ce que l’amitié que tu m’as toujours marquée, Brulette, m’a jamais rendu vaniteux au point de croire… Ici Joseph devint rouge comme le feu, et ne put dire un mot de plus.

— Tu as raison, lui répondit Brulette, qui était prudente et avisée autant que Thérence était prompte et sensible. On peut beaucoup se tromper sur les sentiments qu’on donne ou qu’on reçoit. J’ai eu une folle idée sur cette fille, et puisque tu ne la partages point, c’est qu’elle n’est point fondée. Thérence doit être, comme je le suis encore, ignorante de ce qu’on appelle la vraie amour, en attendant que le bon Dieu lui commande de vivre pour celui qu’il lui aura choisi.

— N’importe, dit Joseph, je veux et je dois quitter ce pays.

— Nous sommes venus pour te ramener, lui dis-je, aussitôt que tu t’en sentiras la force.

Contre mon attente, il rejeta vivement cette idée. — Non, non, dit-il, je n’ai qu’une force, c’est ma volonté d’être grand musicien, pour retirer ma mère avec moi et vivre honoré et recherché dans mon pays. Si je quitte celui-ci, j’irai dans le haut Bourbonnais jusqu’à ce que je sois reçu maître sonneur.

Nous n’osâmes point lui dire qu’il ne nous semblait pas devoir jouir jamais de bons poumons.

Brulette lui parla d’autre chose, et moi, très-occupé de la découverte qu’elle venait de me faire faire sur Thérence, porté, je ne sais pourquoi, à m’inquiéter d’elle, que je venais de voir sortir de sa loge et s’enfoncer dans le bois, je me mis à marcher du côté qu’elle avait pris, allant comme à l’aventure, mais curieux et même envieux de la rencontrer.

Je ne fus pas longtemps sans entendre des soupirs étouffés qui me firent connaître où elle s’était retirée. Ne me sentant plus honteux avec elle, du moment que je ne pouvais rien prétendre dans son chagrin, je m’approchai et lui parlai résolument :

— Belle Thérence, lui dis-je, voyant qu’elle ne pleurait point et seulement tremblait et suffoquait comme d’une colère rentrée, je pense que nous sommes cause, ma cousine et moi, de l’ennui que vous avez. Nos figures vous choquent, et surtout celle de Brulette, car je n’estime pas la mienne mériter tant d’attention. Nous parlions de vous ce matin, et justement je l’ai empêchée de s’en aller de votre loge, où elle pensait bien vous être à charge. Or parlez-moi franchement, et nous nous retirerons ailleurs ; car si vous avez mauvaise opinion de nous, nous n’en sommes pas moins bien intentionnés pour vous et craintifs de vous occasionner du déplaisir.

La fière Thérence parut comme outrée de ma franchise, et, se levant de l’endroit où je m’étais assis auprès d’elle :

— Votre cousine veut s’en aller ? dit-elle d’un air de menace ; elle veut me faire honte ? Non ! elle ne le fera point !… ou bien…

— Ou bien quoi ? lui dis-je, déterminé de la confesser.

— Ou bien je quitterai les bois, et mon père, et ma famille, et je m’en irai mourir seule en quelque désert !

Elle parlait comme dans la fièvre, avec l’œil si sombre et la figure si pâle, qu’elle me fit peur. — Thérence, lui dis-je en lui prenant très-honnêtement la main et en la forçant à se rasseoir, ou vous êtes née injuste, ou vous avez des raisons pour haïr Brulette. Eh bien, dites-les-moi, en bonne chrétienne, car il est possible que je la blanchisse du mal dont vous l’accusez.

— Non, vous ne la blanchirez pas, car je la connais, s’écria Thérence, qui ne se pouvait surmonter davantage ! Ne vous imaginez pas que je ne sache rien d’elle ! Je m’en suis assez tourmenté l’esprit, j’ai assez questionné Joseph et mon frère pour juger, à sa conduite, qu’elle est un cœur ingrat et un esprit trompeur. C’est une coquette, voilà ce qu’elle est, votre Berrichonne, et toute personne franche a le droit de la détester.

— Voilà un reproche bien dur, répondis-je sans me troubler. Sur quoi vous fondez-vous ?

— Et ne sait-elle point, s’écria Thérence, qu’il y a ici trois garçons qui l’aiment et dont elle se joue ? Joseph qui en meurt, mon frère qui s’en défend, et vous qui tâchez d’en guérir ? Prétendez-vous me faire accroire qu’elle n’en sait rien et qu’elle a une préférence pour l’un des trois ? Non ! elle n’en a pour personne ; elle ne plaint pas Joseph, elle n’estime pas mon frère, elle ne vous aime pas. Vos tourments l’amusent, et, comme elle a, en son village, une cinquantaine d’autres galants, elle prétend vivre pour tous et pour aucun. Eh bien, peu m’importe quant à vous, Tiennet, puisque je ne vous connais point. Mais quant à mon frère, qui est si souvent éloigné de nous par son état et qui nous quitte dans un moment où il pourrait rester… et quant à Joseph qui en est malade et quasi hébété… Ah ! tenez, votre Brulette est bien coupable envers tous deux, et devrait rougir de ne pouvoir dire une bonne parole ni à l’un ni à l’autre.

En ce moment, Brulette, qui nous écoutait, se montra, et, mal habituée à être traitée de la sorte, mais contente cependant d’entendre expliquer la conduite d’Huriel, elle s’assit auprès de Thérence et lui prit la main d’un air sérieux, où il y avait de la compassion et du reproche en même temps. Thérence en fut un peu apaisée et lui dit d’une manière plus douce :

— Pardonnez-moi, Brulette, si je vous ai fait de la peine ; mais, véritablement, je ne me le reprocherai point, si je vous amène à de meilleurs sentiments. Voyons, convenez que votre conduite a été fausse et votre cœur dur. Je ne sais pas si c’est la coutume en vos pays de se faire désirer avec l’intention de se refuser ; mais moi, pauvre fille sauvage, je trouve le mensonge criminel et ne comprends rien à ces manèges-là. Or donc, ouvrez les yeux sur le mal que vous faites. Je ne vous dirai pas que mon frère y succombera : c’est un homme trop fort et trop courageux, il est aimé de trop de filles qui vous valent bien, pour ne pas en prendre son parti : mais ayez pitié du pauvre Joset, Brulette ! Vous ne le connaissez point, encore que vous ayez été élevée avec lui ; vous l’avez jugé imbécile, et c’est au contraire un grand esprit. Vous le croyez froid et indifférent, tandis qu’il est rongé d’une tristesse qui prouve le contraire : mais son corps est trop faible et ne saura tenir contre le chagrin, si vous l’abusez. Donnez-lui votre cœur comme il le mérite, c’est moi qui vous en prie et qui vous maudirai si vous le faites mourir !

— Est-ce que vous pensez ce que vous me dites là, ma pauvre Thérence ? répondit Brulette en la regardant à travers les yeux. Si vous voulez savoir le fond de mon idée, je crois que vous aimez Joseph et que je vous donne, malgré moi, une forte jalousie qui vous porte à me chercher des torts. Eh bien, regardez-y mieux, mon enfant, je ne veux point rendre ce garçon amoureux de moi, je n’y ai jamais songé, et je regrette qu’il le soit. Je suis même toute portée à vous aider à l’en guérir, et si j’avais su ce que vous me faites voir, je ne serais point venue ici, encore que votre frère m’eût dit la chose être nécessaire.

— Brulette, dit Thérence, vous me croyez bien peu fière, si vous jugez que j’aime Joseph comme vous l’entendez, et que je descends jusqu’à la jalousie pour vos agréments. La manière dont je l’aime, je n’ai pas sujet de m’en cacher ni d’en avoir honte devant personne. S’il en était ainsi, j’aurais, à tout le moins, assez d’orgueil pour ne pas laisser croire que je vous le dispute. Mais mon amitié pour lui est si franche et si honnête, que je me porterai courageusement à le défendre contre vos pièges. Ainsi, aimez-le franchement comme moi, et, au lieu de vous en vouloir, je vous aimerai et vous estimerai ; je reconnaîtrai vos droits, qui sont plus anciens que les miens, et je vous aiderai à l’emmener dans son pays, à la condition qu’il y sera votre seul ami et votre mari. Autrement, attendez-vous à trouver en moi une ennemie qui vous donnera ouvertement condamnation. Il ne sera pas dit que j’aurai aimé cet enfant et soigné ce malade, pour qu’une belle coquette de village le vienne tuer sous mes yeux.

— C’est bien, dit Brulette qui avait repris toute sa fierté ; je vois de plus en plus que vous êtes amoureuse et jalouse, et j’en suis plus tranquille pour m’en aller et le laisser à vos soins. Que votre attache soit honnête et franche, je n’en doute pas ; je n’ai pas, comme vous, des raisons pour être colère et injuste. Pourtant, je m’étonne de ce que vous voulez me faire rester et me paraître amie. C’est là où finit votre sincérité, et je vous déclare que j’en veux savoir la raison, sans quoi je ne m’y prêterai point.

— La raison, vous la dites vous-même, répondit Thérence, quand vous vous servez de vilains mots pour m’humilier. Vous venez de prononcer que j’étais amoureuse et jalouse : si c’est comme cela que vous expliquez la force et la bonté de mon sentiment pour Joseph, vous ne manquerez point de le lui faire croire aussi, et ce jeune homme, qui me doit le respect et la reconnaissance, se croira le droit de me mépriser et de se moquer de moi en lui-même.

— Vous avez raison, Thérence, dit Brulette, qui avait le cœur et l’esprit trop justes pour ne pas estimer la fierté de la fille des bois. Je dois vous aider à garder votre secret, et je le ferai. Je ne vous dis pas que je vous aiderai de tout mon pouvoir auprès de Joseph ; votre hauteur s’en offenserait, et je comprends que vous ne vouliez pas recevoir son amitié de moi comme une grâce ; mais je vous prie d’être juste, de réfléchir, et même de me donner un conseil que, plus douce et plus humble que vous, je vous demande pour la gouverne de ma conscience.

— Dites donc, je vous écoute, répondit Thérence, apaisée par la soumission et la raison de Brulette.

— Sachez avant tout, dit celle-ci, que je n’ai jamais eu d’amour pour Joseph, et, si cela pouvait vous guérir, je vous en dirais la cause.

— Dites-la, je la veux savoir ! s’écria Thérence.

— Eh bien, la cause, dit Brulette, c’est qu’il ne m’aime pas comme je voudrais être aimée. J’ai connu Joseph dès ses premiers ans ; il n’a jamais été aimable avant de venir ici, et il vivait si retiré en lui-même que je le jugeais égoïste. À présent, je veux croire qu’il ne l’était pas d’une mauvaise façon ; mais, d’après l’entretien que nous avons eu hier ensemble, je suis toujours assurée que j’aurais en son cœur une rivale dont je serais vitement écrasée, et cette maîtresse qu’il préférera à sa propre femme, ne vous y trompez pas, Thérence, c’est la musique.

— J’ai quelquefois songé à ce que vous dites là, répondit Thérence, après avoir réfléchi un peu, et en montrant bien, par son air soulagé, qu’elle aimait mieux avoir à se battre contre la musique, dans le cœur de Joseph, que contre l’aimable Brulette. Joseph, dit-elle, est très-souvent dans l’état où j’ai vu quelquefois mon père, c’est-à-dire que le plaisir de musiquer est si grand pour eux, que rien ne compte auprès de celui-là ; mais mon père n’en est pas moins aimant et si aimable, que je ne suis point jalouse de son plaisir.

— Eh bien, Thérence, dit Brulette, espérons qu’il rendra Joseph tout pareil à lui et par conséquent digne de vous.

— De moi ? pourquoi de moi plus que de vous ? Dieu m’est témoin que je ne m’occupe pas de moi quand je travaille et prie pour Joseph. Mon sort me tourmente bien peu, allez, Brulette, et je ne comprends guère qu’on se souvienne de soi-même dans l’amitié qu’on a pour une personne.

— Alors, dit Brulette, vous êtes comme une manière de sainte, ma chère Thérence, et je sens que je ne vous vaux point ; car je me compte toujours pour quelque chose, et même pour beaucoup, quand je me permets de rêver le bonheur dans l’amour. Peut-être n’aimez-vous point Joseph comme je me l’imaginais ; mais quoi qu’il en soit, je vous prie de me dire comment je dois me comporter avec lui. Je ne suis point du tout sûre qu’en lui ôtant l’espérance, je lui porterais le coup de la mort : autrement vous ne me verriez pas si tranquille ; mais il est malade, c’est bien vrai, et je lui dois des ménagements. Voilà où mon amitié pour lui est grande et sincère, et où je ne suis pas si coquette que vous pensez ; car s’il est vrai que j’aie cinquante galants en mon village, où serait mon avantage et mon divertissement de venir relancer en ces bois le plus humble et le moins recherché de tous ? Il me semblait, au contraire, que je méritais mieux de votre estime, puisqu’à l’occasion, je savais lâcher sans regret ma joyeuse compagnie pour venir porter assistance à un pauvre camarade qui se réclamait de mon souvenir.

Thérence, comprenant enfin qu’elle avait tort, se jeta au cou de Brulette, sans lui demander aucunement excuse, mais en lui marquant par des caresses et par des larmes qu’elle s’en repentait franchement.

Elles en étaient là quand Huriel, suivi de ses mules, devancé par ses chiens, et monté sur son petit cheval, parut au bout de l’allée où nous étions.

Le muletier venait nous faire ses adieux ; mais rien, dans son air, ne marquait le chagrin d’un homme qui se veut guérir, par la fuite, d’un amour nuisible. Il paraissait, au contraire, dispos et content, et Brulette pensa que Thérence ne l’avait mis au rang de ses amoureux que pour donner une raison de plus, bonne ou mauvaise, à son premier dépit.

Elle essaya même de lui faire dire le vrai motif de son départ, et, comme il prétendait avoir de l’ouvrage qui pressait, Thérence, de son côté, disant le contraire et s’efforçant à le retenir, Brulette, un peu piquée du courage qu’il marquait, lui fit reproche de s’ennuyer en la compagnie des Berrichons. Il se laissa plaisanter et ne voulut rien changer à son dessein ; ce qui finit par offenser Brulette et la porta à lui dire :

— Puisque je ne vous verrai peut-être plus jamais, ne pensez-vous pas, maître Huriel, qu’il serait temps de me rendre un gage qui ne vous appartient pas, et qui vous pend toujours à l’oreille ?

— Oui-dà, répondit-il, je crois qu’il m’appartient comme mon oreille appartient à ma tête, puisque c’est ma sœur qui me l’a donné.

— Votre sœur n’a pu vous donner ce qui est à Joseph ou à moi.

— Ma sœur a fait sa première communion tout comme vous, Brulette, et quand j’ai rendu votre joyau à Joset, elle m’a donné le sien. Demandez-lui si ce n’est point la vérité.

Thérence rougit beaucoup, et Huriel riait en sa barbe. Brulette crut comprendre que le plus trompé des trois était Joseph, qui portait, comme une relique, à son cou, le petit cœur d’argent de Thérence, tandis que le muletier portait toujours celui qui lui avait été confié d’abord. Elle ne se voulut point prêter à cette fraude, et s’adressant à Thérence : — Ma mignonne, lui dit-elle, je crois que le gage que garde Joset lui portera bonheur, et m’est avis qu’il le doit conserver ; mais puisque celui-ci est à vous, je vous requiers le redemander à votre frère, afin de m’en faire un don, qui me sera très-précieux venant de vous.

— Je vous ferai n’importe quel autre don vous souhaiterez de moi, répondit Thérence, et ce sera de grand cœur ; mais celui-ci ne m’appartient plus. Ce qui est donné est donné, et je ne pense pas qu’Huriel me le veuille restituer.

— Je ferai, dit vivement Huriel, ce que Brulette voudra. Voyons, le commandez-vous ?

— Oui, dit Brulette, qui ne pouvait plus reculer, encore qu’elle regrettât son idée en voyant l’air fâché du muletier. Il ouvrit aussitôt son anneau d’oreille et en retira le gage qu’il remit à Brulette, disant : — Soit fait comme il vous plaît. Je serais consolé de perdre le gage de ma sœur, si je pensais que vous ne le donnerez, ni ne l’échangerez.

— La preuve que je ne le ferai point, dit Brulette en l’attachant au collier de Thérence, c’est que je le lui donne en garde. Et quant à vous, dont voici l’oreille déchargée de ce poids, vous n’avez plus besoin d’aucun signe pour vous faire reconnaître quand vous reviendrez en mon pays.

— C’est bien honnête de votre part, répondit le muletier ; mais comme j’ai fait mon devoir envers Joseph, et que vous savez à présent ce que vous aviez besoin de savoir pour le rendre heureux, je n’ai plus à me mêler de ses affaires. Je pense que vous l’emmènerez et que je n’aurai plus jamais occasion de retourner en votre pays. Adieu donc, belle Brulette, je vous augure tous les biens que vous méritez, et vous laisse en ma famille, qui, mieux que moi, vous servira ici et vous reconduira chez vous quand vous le souhaiterez.

Là-dessus, il s’en alla chantant :

Un mulet, deux mulets, trois mulets
Sur la montagne, voyez-les ;
Au diable c’est la bande.

Mais il me parut que sa voix n’était point aussi assurée qu’elle s’efforçait de le paraître ; et Brulette, qui se sentait mal à l’aise, voulant échapper à l’attention de Thérence, revint avec elle et moi auprès de Joseph.