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Les Maîtres sonneurs/18

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 214-228).



DIX-HUITIÈME VEILLÉE


Le grand bûcheux, s’étant assuré que Joseph lui donnait bonne attention, poursuivit ainsi son discours :

— La musique à deux modes que les savants, comme j’ai ouï dire, appellent majeur et mineur, et que j’appelle, moi, mode clair et mode trouble ; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris ; ou encore, mode de la force ou de ta joie, et mode de la tristesse ou de la songerie. Tu peux chercher jusqu’à demain, tu ne trouveras pas la fin des oppositions qu’il y a entre ces deux modes, non plus que tu n’en trouveras un troisième ; car tout, sur la terre, est ombre ou lumière, repos ou action. Or, écoute bien toujours, Joseph ! La plaine chante en majeur et la montagne en mineur. Si tu étais resté en ton pays, tu aurais toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille, et, en y retournant, tu verras le parti qu’un esprit comme le tien peut tirer de ce mode ; car l’un n’est ni plus ni moins que l’autre.

Mais, comme tu te sentais musicien complet, tu étais tourmenté de ne pas entendre sonner le mineur à ton oreille. Vos ménétriers et vos chanteuses l’ont par acquit, parce que le chant est comme l’air qui souffle partout et transporte le germe des plantes d’un horizon à l’autre. Mais, de ce que la nature ne les a pas faits songeurs et passionnés, les gens de ton pays se servent mal du ton triste et le corrompent en y touchant. Voilà pourquoi il t’a semblé que vos cornemuses jouaient faux.

Donc, si tu veux connaître le mineur, va le chercher dans les endroits tristes et sauvages, et sache qu’il faut quelquefois verser plus d’une larme avant de se bien servir d’un mode qui a été donné à l’homme pour se plaindre de ses peines, ou tout au moins pour soupirer ses amours.

Il joua très-doux un air qui, sans être chagrinant, donnait à l’esprit souvenir ou attente de toutes sortes de choses.

Joseph comprenait si bien le grand bûcheux, qu’il le pria de jouer le dernier air qu’il avait inventé, pour nous donner échantillon de ce mode gris et triste qu’il appelait le mineur.

— Oui-dà, mon garçon, dit le vieux, tu l’as donc guetté, l’air que je m’essaye d’emmancher sur des paroles depuis une huitaine ? Je pensais bien l’avoir chanté pour moi seul ; mais puisque tu étais aux écoutes, le voilà tel que je compte le laisser.

Et, démanchant sa musette, il en sépara le hautbois, dont il joua très-doux un air qui, sans être chagrinant, donnait à l’esprit souvenir ou attente de toutes sortes de choses, à l’idée de chacun qui l’écoutait.

Joseph ne se sentait pas d’aise pour la beauté de l’air, et Brulette, qui l’entendit sans bouger, parut s’éveiller d’un songe, quand il fut fini.

— Et les paroles, dit Thérence, sont-elles tristes aussi, mon père ?

— Les paroles, répondit-il, sont comme l’air, un peu embrouillantes et portant réflexion. C’est l’histoire du tintouin de trois galants autour d’une fille.

Et il chanta une chanson, aujourd’hui répandue en notre pays, mais dont on a dérangé beaucoup les paroles. La voilà telle que le Grand-Bûcheux la disait :

   Trois fendeux y avait,
   Au printemps, sur l’herbette ;
   (J’entends le rossignolet),
   Trois fendeux y avait.
   Parlant à la fillette.

   Le plus jeune disait,
   (Celui qui tient la rose) ;
   (J’entends le rossignolet),
   Le plus jeune disait :
   J’aime bien, mais je n’ose.

   Le plus vieux s’écriait :
  (Celui qui tient la fende),

   (J’entends le rossignolet),
   Le plus vieux s’écriait :
   Quand j’aime je commande.

   Le troisième chantait,
   Portant la fleur d’amande,
   (J’entends le rossignolet),
   Le troisième chantait :
   Moi, j’aime et je demande.

   — Mon ami ne serez,
   Vous qui portez la rose
   (J’entends le rossignolet) ;
   Mon ami ne serez,
   Si vous n’osez, je n’ose.

   Mon maître ne serez,
   Vous qui tenez la fende,
   (J’entends le rossignolet),
   Mon maître ne serez,
   Amour ne se commande.

   Mon amant vous serez,
   Vous qui portez l’amande,
   (J’entends le rossignolet),
   mon amant vous serez,
   On donne à qui demande.

Je goûtai beaucoup plus l’air ajusté avec les paroles, que je n’avais fait la première fois, et j’en fus si content, que je le demandai encore sur la musette ; mais le grand bûcheux, qui ne tirait pas vanité de ses œuvres, dit que ça n’en valait pas la peine, et nous joua d’autres airs, tantôt sur un mode, tantôt sur l’autre, et mêmement en les employant tous deux dans un même chant, enseignant à Joseph la manière de passer, à propos, du majeur dans le mineur, et pareillement du second dans le premier.

Si bien que les étoiles jetaient leur feu depuis longtemps, et que nous ne sentions pas l’envie de nous retirer ; mêmement les gens de la ville et des environs s’assemblèrent au bas du ravin pour écouter, au grand contentement de leurs oreilles. Et plusieurs disaient : « C’est un sonneur du Bourbonnais, et, qui plus est, un maître sonneur. Cela se connaît à la science, et pas un de chez nous n’y pourrait jouter. »

Tout en reprenant le chemin de l’auberge, le père Bastien continua de démontrer Joseph, et celui-ci, qui ne s’en lassait point, resta un peu en arrière de nous à l’écouter et à le questionner. Je marchais donc devant avec Thérence, qui, toujours très-serviable et courageuse, m’aidait à remporter les paniers. Brulette, entre les deux couples, allait seule, rêvant à je ne sais quoi, comme elle en prenait le goût depuis quelques jours, et Thérence se retournait souvent comme pour la regarder, mais, dans le vrai, pour voir si Joseph nous suivait.

— Regardez-le donc bien, Thérence, lui dis-je en un moment où elle en paraissait toute angoissée ; car votre père l’a dit : Quand on se quitte pour un jour, c’est peut-être pour toute la vie.

— Oui, répondit-elle ; mais aussi quand on croit se quitter pour toute la vie, il peut se faire que ça ne soit que pour un jour.

— Vous me rappelez, repris-je, qu’en vous voyant, une fois, vous envoler comme une songerie de ma tête, je pensais bien ne vous retrouver jamais.

— Je sais ce que vous voulez dire, fit-elle. Mon père m’en a rafraîchi la souvenance, hier, en me parlant de vous : car mon père vous aime beaucoup, Tiennet, et fait de vous une estime très-grande.

— J’en suis content et honoré, Thérence ; mais je ne sais guère en quoi je la mérite, car je n’ai rien de ce qui annonce un homme tant si peu différent des autres.

— Mon père ne se trompe pas dans ses jugements, et ce qu’il pense de vous, je le crois ; mais pourquoi, Tiennet, cela vous fait-il soupirer ?

— Ai-je donc soupiré, Thérence ? C’est malgré moi.

— Sans doute, c’est malgré vous ; mais ce n’est point une raison pour me cacher vos sentiments. Vous aimez Brulette, et vous craignez…

— J’aime beaucoup Brulette, c’est vrai ; mais sans soupirs d’amour, et sans regret ni souci de ce qu’elle pense à l’heure qu’il est. Je n’ai point d’amour dans le cœur, puisque ça ne me servirait de rien.

— Ah ! vous êtes bien heureux, Tiennet, s’écria-t-elle, de gouverner comme ça votre idée par la raison !

— Je vaudrais mieux, Thérence, si, comme vous, je la gouvernais par le cœur. Oui, oui, je vous devine et vous connais, allez ! car je vous regarde et je trouve bien le fin mot de votre conduite. Je vois, depuis huit jours, comme vous savez vous mettre à l’écart pour la guérison de Joseph, et comme vous le soignez secrètement, sans qu’il y voie paraître le bout de vos mains. Vous le voulez heureux, et vous n’avez point menti en nous disant, à Brulette et à moi, que pourvu qu’on fît du bien à ce qu’on aime, on n’avait pas besoin d’y trouver son profit. C’est bien comme ça que vous êtes, et malgré que la jalousie vous tourne quelquefois un peu le sang, vous en revenez tout de suite, et si saintement, que c’est merveille de voir la force et la bonté que vous avez ! Convenez donc que si l’un de nous doit faire estime de l’autre, c’est moi de vous, et non pas vous de moi. Je suis un garçon assez raisonnable, voilà tout, et vous êtes une fille d’un grand cœur et d’une rude gouverne d’elle-même.

— Merci pour le bien que vous pensez de moi, répondit Thérence ; mais peut-être que je n’y ai pas tant de mérite que vous croyez, mon brave garçon. Vous voulez me voir amoureuse de Joseph ; cela n’est point ! Aussi vrai que Dieu est mon juge, je n’ai jamais pensé à être sa femme, et l’attache que j’ai pour lui serait plutôt celle d’une sœur ou d’une mère.

— Oh ! pour cela, je ne suis pas bien sûr que vous ne vous trompiez pas sur vous-même, Thérence ! votre naturel est emporté !

— C’est pour ça, justement, que je ne me trompe point. J’aime vivement et quasiment follement mon père et mon frère. Si j’avais des enfants, je les défendrais comme une louve et les couverais comme une poule ; mais ce qu’on appelle l’amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour Brulette, l’envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu’on s’ennuie seul et qu’on ne peut penser sans souffrance à ce qu’on aime… je ne le sens point et ne m’en embarrasse point l’esprit. Que Joseph nous quitte pour toujours s’il doit s’en trouver bien, j’en remercie Dieu, et ne me désolerai que s’il doit s’en trouver mal.

La manière dont Thérence pensait me donnait bien à penser aussi. Je n’y comprenais plus grand’chose, tant elle me paraissait au-dessus de tout le monde et de moi-même. Je marchai encore un bout de chemin auprès d’elle sans lui rien dire, et ne sachant guère où s’en allait mon esprit ; car il me prenait pour elle des bouffées d’amitié, comme si j’allais l’embrasser d’un grand cœur et sans songer à mal. Puis, tout d’un coup, je la voyais si jeune et si belle, qu’il me venait comme de la honte et de la crainte. Quand nous fûmes arrivés à l’auberge, je lui demandai, je ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu’au juste son père lui avait dit de moi.

— Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l’homme du plus grand bon sens qu’il eût jamais connu.

— Autant vaut dire une bonne bête, pas vrai ? repris-je en riant, un peu mortifié.

— Non, pas, répliqua Thérence ; voilà les propres paroles de mon père : « Celui qui voit le plus clair dans les choses de ce monde est celui qui agit avec le plus de justice… » Or donc, le grand bon sens fait la grande bonté, et je ne crois point que mon père se trompe.

— En ce cas, Thérence, m’écriai-je un peu secoué dans le fond du cœur, ayez un peu d’amitié pour moi.

— J’en ai beaucoup, répondit-elle en me serrant la main que je lui tendais ; mais cela fut dit d’un air de franc camarade qui rabattait toute fumée, et je dormis là-dessus sans plus d’imagination qu’il n’en fallait avoir.

Le lendemain, quand vint l’heure des adieux, Brulette pleura en embrassant le grand bûcheux, et lui fit promettre qu’il viendrait nous voir chez nous avec Thérence. Et puis, ces deux belles filles se firent si grandes caresses et assurances d’amitié, qu’elles ne se pouvaient quitter. Joseph présenta ses remercîments à son maître pour tout le bien et le profit qu’il en avait reçu, et quand ce fut au tour de Thérence, il essaya de lui rendre les mêmes grâces ; mais elle le regarda d’un air de franchise qui le troubla, et, se serrant la main, ils ne dirent guère mieux que : « À revoir, portez-vous bien. »

Ne me sentant pas trop honteux, je demandai à Thérence licence de l’embrasser, pensant en donner le bon exemple à Joseph ; mais il n’en profita point et monta vitement sur la voiture pour couper court aux accolades. Il était comme mécontent de lui et des autres. Brulette se plaça tout au fond de la charrette, et tant qu’elle put voir nos amis du Bourbonnais, elle les suivit des yeux, tandis que Thérence, debout sur la porte, paraissait songer plutôt que se désoler.

Nous fîmes assez tristement quasi tout le reste du chemin. Joseph ne disait mot. Il eût peut-être souhaité que Brulette s’occupât un peu de lui ; mais à mesure que Joseph avait repris ses forces, Brulette avait repris sa liberté de penser à celui qui mieux lui plaisait ; et, reportant bonne part de ses amitiés sur le père et la sœur d’Huriel, elle songeait à eux et en causait avec moi pour les louer et les regretter. Et, comme si elle eût laissé tous ses esprits derrière elle, elle regrettait aussi le pays que nous venions de quitter. — C’est chose étrange, me disait-elle, comme je trouve, à mesure que nous approchons de chez nous, que les arbres sont petits, les herbes jaunes, les eaux endormies. Avant d’avoir jamais quitté nos plaines, je m’imaginais ne pas pouvoir me supporter trois jours dans des bois ; et, à cette heure, il me semble que j’y passerais ma vie aussi bien que Thérence, si j’avais mon vieux père avec moi.

— Je ne peux pas en dire autant, cousine, lui répondis-je. Pourtant, s’il le fallait, je pense que je n’en mourrais point ; mais que les arbres soient tant grands, les herbes tant vertes et les eaux tant vives qu’elles voudront, j’aime mieux une ortie en mon pays qu’un chêne en pays d’étrangers. Le cœur me saute de joie à chaque pierre et à chaque buisson que je reconnais, comme si j’étais absent depuis deux ou trois ans, et quand je vas apercevoir le clocher de notre paroisse, je lui veux, pour sûr, bailler un bon coup de chapeau.

— Et toi, Joset ? dit Brulette, qui prit enfin garde à l’air ennuyé de notre camarade. Toi qui es absent depuis plus d’une année, n’es-tu pas content d’approcher de ton endroit ?

— Excuse-moi, Brulette, répondit Joseph ; je ne sais pas de quoi vous parlez. J’avais dans la tête de me souvenir de la chanson du grand bûcheux, et il y a, au milieu, une petite revirade que je ne peux pas rattraper.

— Bah ! dit Brulette, c’est quand la chanson dit : J’entends le rossignolet.

Et, le disant, elle le chanta tout au juste, ce dont Joseph, comme réveillé, sauta de joie sur la charrette en frappant ses mains.

— Ah ! Brulette, dit-il, que tu es donc heureuse de te souvenir comme ça ! Encore, encore J’entends le rossignolet !

— J’aime mieux dire toute la chanson, fit-elle, et elle nous la chanta tout entière sans en omettre un mot ; ce qui mit Joseph en si grande joie, qu’il lui serra les mains en lui disant avec un courage dont je ne l’aurais pas cru capable, qu’il n’y avait qu’un musicien pour être digne de son amitié.

— Le fait est, dit Brulette, qui songeait à Huriel, que si j’avais un bon ami, je le souhaiterais beau sonneur et beau chanteur.

— Il est rare d’être l’un et l’autre, reprit Joseph. La sonnerie casse la voix, et sauf le grand bûcheux…

— Et son fils ! dit Brulette, parlant à l’étourdie.

Je lui poussai le coude, et elle voulut parler d’autre chose ; mais Joseph, qui n’était pas sans être mordu de jalousie, revint sur la chanson.

— Je crois, dit-il, que quand le père Bastien l’a mise en paroles, il a songé à trois garçons de notre connaissance ; car je me souviens d’une causerie que nous avons eue avec lui à souper, le jour de votre arrivée dans les bois.

— Je ne m’en souviens pas, dit Brulette en rougissant.

— Si fait moi, reprit Joseph. On parlait de l’amour des filles, et Huriel disait que cela ne se gagnait point à croix ou pile. Tiennet assurait, en riant, que la douceur et la soumission ne servaient de rien, et que, pour être aimé, il fallait plutôt se faire craindre que d’être trop bon. Huriel reprit pour contredire Tiennet, et moi j’écoutai sans parler. Ne serait-ce pas moi, celui qui porte la rose ? le plus jeune des trois ? Il aime, mais il n’ose ? Dites donc le dernier couplet, Brulette, puisque vous le savez si bien ! N’y a-t-il pas : On donne à qui demande ?

— Puisque tu le sais aussi bien que moi, dit Brulette un peu piquée, retiens-le pour le chanter à la première bonne amie que tu auras. S’il plaît au grand bûcheux de mettre en chansons les discours qu’il entend, ce n’est pas à moi d’en tirer la conséquence. Je n’y entends encore rien pour ma part. Mais j’ai les fourmis dans les pieds, et, pendant que le cheval monte la côte, je veux me dégourdir un peu.

Et, sans attendre que j’eusse repris les rênes pour arrêter le cheval, elle sauta sur le chemin et se mit à marcher en avant, aussi légère qu’une bergeronnette.

J’allais descendre aussi ; Joseph me retint par le bras, et, toujours suivant son idée : — N’est-ce pas, dit-il, qu’on méprise également ceux qui marquent trop leur vouloir, et ceux qui ne le marquent pas du tout ?

— Si c’est pour moi que tu dis ça…

— Je ne dis ça pour personne. Je reprends la causerie que nous avions là-bas et qui s’est tournée en chanson contre tes paroles et contre mon silence. Il paraît que c’est Huriel qui a gagné le procès auprès de la fillette.

— Quelle fillette ? dis-je, impatienté ; car Joseph n’avait point mis sa confiance en moi jusqu’à cette heure, et je ne lui savais point de gré de me la donner par dépit.

— Quelle fillette ? reprit-il d’un air de moquerie chagrine ; celle de la chanson !

— Eh bien, quel procès Huriel a-t-il gagné ? Cette fillette-là demeure donc bien loin, puisque le pauvre garçon est parti pour le Forez ?

Joseph resta un moment à songer ; puis il reprit : — Il n’en est pas moins vrai qu’il avait raison, quand il disait qu’entre le commandement et le silence, il y avait la prière. Ça revient toujours un peu à ton premier dire, qui était que, pour être écouté, il ne faut point trop aimer. Celui qui aime trop est craintif ; il ne se peut arracher une parole du ventre, et on le juge sot parce qu’il est transi de désir et de honte.

— Sans doute, répondis-je. J’ai passé par là en mainte occasion ; mais il m’est quelquefois arrivé de si mal parler, que j’aurais mieux fait de me taire : j’aurais pu me flatter plus longtemps.

Le pauvre Joseph se mordit la langue et ne parla plus. J’eus regret de l’avoir fâché, et, cependant, je ne me pouvais défendre de trouver sa jalousie bien mal plantée sur le terrain d’Huriel, étant à ma connaissance que ce garçon l’avait servi de son mieux à son propre détriment, et je pris, de ce moment, la jalousie en si mauvaise estime, que, depuis, je n’en ai plus jamais senti la piqûre, et ne l’aurais sentie, je crois, qu’à bonnes enseignes.

J’allais cependant lui parler plus doucement, quand nous vîmes que Brulette, qui marchait toujours devant, s’était arrêtée au bord du chemin pour parler avec un moine qui me semblait gros et court comme celui dont nous avions fait connaissance au bois de Chambérat. Je fouaillai le cheval, et je m’assurai que c’était bien le même frère Nicolas. Il avait demandé à Brulette s’il était loin de notre bourg, et, comme il s’en fallait encore d’une petite lieue et qu’il se disait bien fatigué, elle lui avait fait offre de monter sur notre voiture pour gagner l’endroit.

Nous lui fîmes place, ainsi qu’à un grand corbillon couvert qu’il portait, et qu’il posa, avec précaution, sur ses genoux. Aucun de nous ne songea à lui demander ce que c’était, excepté moi peut-être, qui suis d’un naturel un peu curieux ; mais j’aurais craint de manquer à l’honnêteté que je lui devais, car les frères quêteurs ramassaient dans leurs courses toutes sortes de choses qu’ils se faisaient donner par la dévotion des marchands et qu’ils revendaient ensuite au profit de leur couvent. Tout leur était bon pour ce commerce, mêmement des affiquets de femme, qu’on était quelquefois bien étonné de voir dans leurs mains, et dont quelques-uns n’osaient pas trafiquer ouvertement.

Je repris le trot, et bientôt nous avisâmes le clocher, et puis les vieux ormeaux de la place, et puis toutes les maisons grandes et petites du bourg, qui ne me firent pas autant de plaisir que je m’en étais promis, la rencontre de frère Nicolas m’ayant remis en mémoire des choses tristes et qui me donnaient un restant d’inquiétude. Je vis cependant qu’il était sur ses gardes aussi bien que moi, car il ne me dit pas un mot devant Brulette et Joseph, qui pût faire croire que nous nous étions vus ailleurs qu’à la fête, et que lui ou moi en savions plus long que bien d’autres sur ce qui s’y était passé.

C’était un homme agréable et d’humeur joviale qui m’aurait pourtant diverti dans un autre moment ; mais j’étais pressé d’arriver et de me trouver seul avec lui, pour lui demander s’il avait eu, de son côté, quelque nouvelle de l’aventure. À l’entrée du bourg, Joseph sauta à terre, et, quelque chose que Brulette pût lui dire pour le faire venir se reposer chez son père, il prit le chemin de Saint-Chartier, disant qu’il viendrait saluer le père Brulet quand il aurait vu et embrassé sa mère.

Il me sembla que le carme l’y poussait comme à son premier devoir, mais avec l’envie de le faire partir. Et puis, au lieu d’accepter l’offre que je lui fis de venir souper et coucher en mon logis, il me dit qu’il s’arrêterait seulement une heure en celui du père Brulet, à qui il avait affaire.

— Vous serez le bienvenu, lui dit Brulette ; mais connaissez-vous donc mon grand-père ? Je ne vous ai encore jamais vu chez nous ?

— Je ne connais ni votre endroit, ni votre famille, répondit le moine ; mais je suis pourtant chargé d’une commission que je ne peux dire que chez vous.

Je revins à mon idée qu’il avait, dans son panier, des dentelles ou des rubans à vendre, et qu’ayant ouï dire, aux environs, que Brulette était la plus pimpante de l’endroit, outre qu’il l’avait vue très-requinquée à la fête de Chambérat, il souhaitait lui montrer sa marchandise, sans s’exposer à la critique, qui, dans ce temps-là, n’épargnait guère ni bons ni mauvais moines.

Je pensai que c’était aussi l’idée de Brulette, car, lorsqu’elle descendit la première devant sa porte, elle tendit les deux mains pour prendre la corbeille, lui disant : — Ne craignez rien, je me doute de ce que c’est. Mais le carme refusa de s’en séparer, disant, de son côté, que c’était de valeur et craignait la casse.

— Je vois, mon frère, lui dis-je tout bas, en le retenant un peu, que vous voilà bien affairé. Je ne vous veux point déranger ; c’est pourquoi je vous prie de me dire vite s’il y a du nouveau pour l’affaire de là-bas.

— Rien que je sache, me dit-il en parlant de même point de nouvelles, bonnes nouvelles. Et, me secouant la main avec amitié, il entra en la maison de Brulette, où déjà elle était pendue au cou de son grand-père.

Je pensais que ce vieux, qui d’ordinaire était fort honnête, me devait quelque bon accueil et beau remercîment pour le grand soin que j’avais eu d’elle ; mais, au lieu de me retenir un moment, comme s’il eût été encore plus pressé de l’arrivée du carme que de la nôtre, il le prit par la main et le conduisit au fond de la maison, en me disant qu’il me priait de l’excuser s’il avait besoin d’être seul avec sa fille pour des affaires de conséquence.