Les Maîtres sonneurs/27

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 326-334).



VINGT-SEPTIÈME VEILLÉE


— Brave musique et grand sonneur ! s’écria le grand bûcheux, battant des mains quand ce fut fini. Voilà du bon et du beau, Joseph, et on se peut consoler de tout quand on tient comme ça le dragon par les cornes. Viens ici qu’on te complimente !

— On ne se console pas d’une insulte, mon maître, répondit Joseph, et il y aura, pour toute la vie, un fossé plein d’épines entre Brulette et moi, si elle jette dans celui-ci les fleurs de mon offrande.

— À Dieu ne plaise, répondit — Brulette, que je paye si mal une si belle aubade ! Viens ici, Joset ; il n’y aura jamais d’épines entre nous, que celles que tu y planteras toi-même.

Joseph, brisant, comme un sanglier, les ronces drues comme un filet qui le retenaient sur la berge du fossé, et voltigeant sur la vase qui en verdissait le fond, sauta dans le préau, et, prenant le bouquet dans les mains de Brulette, il en arracha des fleurs qu’il lui voulut placer sur la tête, à côté de l’épine blanche et rose d’Huriel. Il agissait ainsi d’un air d’orgueil, et comme un homme qui a gagné le droit d’imposer sa volonté ; mais Brulette l’arrêtant, lui dit :

— Un moment, Joseph ; j’ai mon idée, et c’est à toi de t’y soumettre. Tu dois être bientôt reçu maître sonneur, et puisque le bon Dieu m’a rendue si sensible à la musique, c’est que je m’y entends un peu sans avoir rien appris. J’ai donc fantaisie de faire ici un concours et d’y récompenser celui qui s’y comportera le mieux. Donne ta musette à Huriel et qu’il fasse sa preuve, comme tu viens de faire la tienne.

— Oui, oui, j’y consens tout à fait, s’écria Joseph, dont la figure brilla de défi. À ton tour, Huriel, et fais parler cette peau de bouc comme le gosier d’un rossignol, si tu peux !

— Ce ne sont pas là nos conditions, Joseph, répondit Huriel. Tu as dit que tu me laisserais la parole et j’ai parlé ! Je le laisse la musique, où je reconnais que tu es au-dessus de moi. Reprends donc la musette et parle encore en ton langage ; personne ici ne se lassera de t’entendre.

— Puisque tu te confesses vaincu, reprit Joseph, je ne jouerai plus que par commandement de Brulette.

— Joue, lui dit-elle ; et, tandis qu’il sonnait encore merveilleusement, elle tressa une guirlande des fleurs de nénufar blanc avec les rubans argentés qui liaient la gerbe. La chanterie de Joseph étant achevée, elle vint à lui et enroula cette guirlande autour du bourdon de sa cornemuse, en lui parlant ainsi :

— Joset, le beau sonneur, je te reçois maître en sonnerie et t’en donne le prix. Que ce gage te porte bonheur et gloire, et qu’il te marque l’estime que je fais de tes grands talents.

— Oui, oui, c’est bien ! dit Joseph. Merci, ma Brulette. Achève donc de me rendre fier et content, en gardant pour toi une de ces fleurs que tu me donnes. Cueille sur moi la plus belle et la mets vitement sur ton cœur, si tu ne la veux mettre sur ton front.

Brulette sourit en rougissant, et, belle comme un ange, regarda Huriel, qui pâlissait et se jugeait perdu.

— Joseph, répondit-elle, je t’ai donné là une belle maîtrise, celle de la musique ! Il t’en faut contenter et ne point demander la maîtrise d’amour, qui ne se gagne point par force ni par science, mais par la volonté du bon Dieu.

La figure d’Huriel s’éclaircit, et celle de Joseph s’embrasa.

— Brulette, s’écria-t-il, il faudra que la volonté du bon Dieu soit la mienne !

— Oh ! doucement, dit-elle ; lui seul est le maître, et voilà un de ses petits anges qui ne doit point entendre de paroles contraires à la religion.

Elle disait cela, recevant dans ses bras Charlot, bondissant après elle comme un agneau vers sa mère. Thérence, qui était rentrée en la chambre pendant la sonnerie de Joseph, venait de le lever, et, sans prendre le temps de se laisser habiller, il accourait, quasi nu, embrasser sa mignonne, avec un air de maître et de jaloux qui se moquait bien des prétentions des amoureux.

Joseph, qui avait oublié tous ses soupçons et qui se croyait abusé par la lettre du fils Carnat, se recula du passage de Charlot, comme si ce fût un serpent ; et quand il le vit échanger avec Brulette des caresses si vives, l’appelant mère mignonne et maman au petit Charlot, il lui passa un vertige devant les yeux comme s’il allait tomber en pâmoison ; mais, tout aussitôt, transporté de colère, il s’élança sur l’enfant, et, l’attirant à lui très-brutalement :

— Voilà donc enfin la vérité qui se montre ! dit-il d’une voix suffoquée ; voilà le jeu qu’on fait de moi, et la maîtrise d’amour qui m’a devancé !

Brulette, effrayée de la colère de Joseph et des cris de Charlot, voulut le lui reprendre ; mais, ne se connaissant plus, il le tirait à lui, riant d’une manière farouche, et disant qu’il le voulait regarder tout son soûl pour en trouver la ressemblance ; et, dans ce débat, il serrait l’enfant sans y songer et l’étouffait, au désespoir de Brulette, qui, n’osant pas ajouter, par sa défense, au risque qu’il y courait, se jeta vers Huriel en lui disant :

— Mon enfant ! mon enfant ! il me tue mon pauvre enfant !

Huriel n’y alla pas deux fois. Il empoigna Joseph par la nuque et le serra si vite et si fort, que ses bras raidis se desserrant, je pus recevoir Charlot dans les miens et le rapporter quasi pâmé à Brulette.

Joseph faillit pâmer aussi, autant de l’accès de rage qui lui était venu, que de la manière dont Huriel l’avait empoigné. Il s’en serait suivi une bataille, et le grand bûcheux se jetait déjà au milieu, si Joseph eût compris ce qui s’était passé ; mais il ne se rendait compte de rien, sinon que Brulette était mère et qu’il avait été trompé par elle et par nous.

— Vous ne vous en cachez donc plus ? lui dit-il avec des mots entrecoupés d’un reste d’étouffement.

— Qu’est-ce que vous prétendez donc me dire ? répliqua Brulette, qui était tout en larmes, assise sur le gazon, et adoucissant avec ses mains les meurtrissures que Charlot avait reçues aux bras. Vous êtes un fou très-méchant, voilà tout ce que je sais. Ne vous approchez plus de moi, et n’ayez jamais le malheur de brutaliser cet enfant, si vous ne voulez que Dieu vous maudisse !

— Un seul mot, Brulette ; dit Joseph, si vous êtes sa mère, confessez-le. Vous aurez ma pitié et mon pardon ; je vous soutiendrai même, au besoin ; mais si vous ne pouvez le nier que par un mensonge… vous aurez mon mépris et mon oubli !

— Sa mère ? moi, sa mère ? s’écria Brulette en se relevant comme pour repousser Charlot. Vous croyez que je suis sa mère ? dit-elle encore, en reprenant contre son cœur le pauvre enfant, cause de tant de soucis. Alors elle regarda d’un air égaré autour d’elle, et, cherchant Huriel des yeux : Est-il possible, s’écria-t-elle, que l’on pense de moi une pareille chose ?

— La preuve qu’on ne le pense pas, répondit Huriel en s’approchant d’elle et en caressant Charlot, c’est qu’on aime l’enfant que vous aimez.

— Dites mieux, mon frère, s’écria vivement Thérence, dites ce que vous me disiez hier : « Qu’il soit à elle ou non, il sera mien si elle veut être mienne. »

Brulette jeta ses deux bras au cou d’Huriel, et s’y tenant attachée comme une vigne à un chêne :

— Soyez donc mon maître, dit-elle, car je n’en ai jamais eu et n’en aurai jamais d’autre que vous.

Joseph regardait cet accord soudain dont il était la cause, avec une douleur et un regret si grands, qu’il faisait peine à voir. Le cri de vérité de Brulette l’avait saisi, et il croyait avoir rêvé l’offense qu’il venait de lui faire. Il sentit que tout était fini entre eux, et, sans dire une parole, il ramassa sa musette et s’enfuit.

Le grand bûcheux courut après lui et le ramena, disant :

— Non, non, ce n’est pas comme cela qu’il faut se quitter, après une amitié d’enfance. Abaisse ton orgueil, Joseph, et demande pardon à cette honnête fille. C’est ma fille, à cette heure, l’accord en est fait, et j’en suis fier ; mais il faut qu’elle reste ta sœur. On pardonne à un frère ce qu’on ne peut pardonner à un amant.

— Qu’elle me pardonne si elle veut et si elle peut ! dit Joseph ; mais si je suis coupable, je ne peux recevoir l’absolution que de moi-même. Haïssez-moi, Brulette, cela me vaudra peut-être mieux. Je vois bien que j’ai fait ce qu’il fallait pour me perdre dans votre esprit. Il n’y a pas à en revenir ; mais si je vous fais pitié, ne me le dites pas. Je ne vous demande plus rien.

— Cela ne serait pas arrivé, répondit Brulette, si vous aviez fait votre devoir, qui était d’aller embrasser votre mère. Allez-y, Joseph, et surtout ne lui dites pas de quoi vous m’avez accusée : vous la feriez mourir de chagrin.

— Ma chère fille, reprit encore le grand bûcheux, retenant toujours Joseph, j’ai idée qu’il ne faut gronder les enfants que quand ils sont dans un état tranquille. Autrement, ils entendent de travers ce qu’on leur dit, et ne profitent point des reproches. Pour moi, Joseph a des moments de folleté, et s’il n’en fait pas amende honorable aussi aisément qu’un autre, c’est peut-être qu’il sent beaucoup son tort et souffre plus de son propre blâme que de celui d’autrui. Donnez-lui l’exemple de la raison et de la bonté. Il n’est pas malaisé de pardonner quand on est heureux, et vous devez vous sentir contente d’être aimée comme vous l’êtes ici. Davantage ne serait pas possible, car je sais de vous, à présent, des choses qui me font vous tenir en si haute estime, que voilà des mains qui tordraient le cou à quiconque vous insulterait délibérément ; mais il n’en est point ainsi de l’insulte de Joseph. Elle est partie de la fièvre et non de la réflexion, et la honte l’a suivie de si près que son cœur vous en fait, à cette heure, parfaite réparation. Allons, Joseph, un mot de ta signature à la fin de mon discours ; je ne t’en demande pas plus, et Brulette s’en contentera, n’est-ce pas, ma fille ?

— Vous ne le connaissez guère si vous croyez qu’il le dira, mon père, répondit Brulette ; mais je ne l’exige pas, parce que, avant tout, je vous veux contenter. Par ainsi, Joseph, je te pardonne, encore que tu n’y tiennes point. Reste déjeuner avec nous, et parlons d’autre chose ; ce qui a été dit est oublié.

Joseph ne dit mot, mais il ôta son chapeau et posa son bâton, comme décidé à rester. Les deux jeunes filles rentrèrent en la maison pour apprêter le repas, et Huriel, qui avait grand soin de son cheval, se mit à l’étriller et à le panser. Je m’occupai de Charlot que Brulette m’avait confié ; et le grand bûcheux, voulant distraire Joseph, lui parla musique et loua beaucoup l’arrangement qu’il avait donné à sa chanson.

— Ne me parlez plus de cette chanson-là, lui dit Joseph. Elle ne me rappellerait que des peines, et je la veux oublier.

— Eh bien, dit le grand bûcheux, joue-moi quelque autre chose de ton invention, et là, tout de suite, comme l’idée t’en viendra.

Joseph s’éloigna avec lui dans le parc, et nous l’entendîmes sonner des airs si tristes et si plaintifs, qu’il semblait d’une âme prosternée dans le repentir et la contrition.

— L’entends-tu ? dis-je à Brulette. Voilà sa manière de se confesser, sans doute, et si le chagrin est une réparation, il te la donne de son mieux.

— Je ne crois pas à un bien tendre cœur sous une si rude fierté, répondit Brulette ; je suis, à présent, comme Thérence : un peu de tendresse m’attire plus qu’un beau savoir ; mais j’ai pardonné, et si ma pitié n’est pas aussi grande que Joseph la réclame en son langage, c’est parce que je lui connais une consolation dont mon oubli ne le privera point : c’est l’estime que les autres et lui-même feront de ses talents. Si Joseph n’y tenait pas plus qu’à l’amitié, il n’aurait pas la langue muette et l’œil sec devant les reproches de l’amitié. On ne sait bien demander que ce dont on a grand besoin.

— Eh bien, dit le grand bûcheux, revenant seul du parc, l’avez-vous écouté, mes enfants ? Il a dit tout ce qu’il pouvait et voulait dire, et, content de m’avoir tiré les larmes des yeux avec ses inventions, il s’en va plus tranquille.

— Vous ne l’avez pas pu garder à déjeuner, pas moins ! dit Thérence en souriant.

— Non, répondit le père. Il a trop bien sonné pour n’être pas consolé aux trois quarts, et il a mieux aimé partir là-dessus, que sur quelque sottise qu’il aurait pu dire à table.