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Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 5/01

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 103-104).

I

la sollitude et la caserne combinées.


La douleur de Cosette, si poignante encore et si vive quatre ou cinq mois auparavant, était, à son insu même, entrée en convalescence. La nature, le printemps, la jeunesse, l’amour pour son père, la gaîté des oiseaux et des fleurs faisaient filtrer peu à peu, jour à jour, goutte à goutte, dans cette âme si vierge et si jeune, on ne sait quoi qui ressemblait presque à l’oubli. Le feu s’y éteignait-il tout à fait ? ou s’y formait-il seulement des couches de cendre ? Le fait est qu’elle ne se sentait presque plus de point douloureux et brûlant.

Un jour elle pensa tout à coup à Marius : — Tiens ! dit-elle, je n’y pense plus.

Dans cette même semaine elle remarqua, passant devant la grille du jardin, un fort bel officier de lanciers, taille de guêpe, ravissant uniforme, joues de jeune fille, sabre sous le bras, moustaches cirées, schapska verni. Du reste cheveux blonds, yeux bleus à fleur de tête, figure ronde, vaine, insolente et jolie ; tout le contraire de Marius. Un cigare à la bouche. — Cosette songea que cet officier était sans doute du régiment caserne rue de Babylone.

Le lendemain, elle le vit encore passer. Elle remarqua l’heure. À dater de ce moment, était-ce le hasard ? presque tous les jours elle le vit passer.

Les camarades de l’officier s’aperçurent qu’il y avait là, dans ce jardin « mal tenu », derrière cette méchante grille rococo, une assez jolie créature qui se trouvait presque toujours là au passage du beau lieutenant, lequel n’est point inconnu du lecteur et s’appelait Théodule Gillenormand.

— Tiens ! lui disaient-ils. Il y a une petite qui te fait l’œil, regarde donc.

— Est-ce que j’ai le temps, répondait le lancier, de regarder toutes les filles qui me regardent ?

C’était précisément l’instant où Marius descendait gravement vers l’agonie et disait : — Si je pouvais seulement la revoir avant de mourir ! — Si son souhait eût été réalisé, s’il eût vu en ce moment-là Cosette regardant un lancier, il n’eût pas pu prononcer une parole et il eût expiré de douleur.

À qui la faute ? À personne.

Marius était de ces tempéraments qui s’enfoncent dans le chagrin et qui y séjournent ; Cosette était de ceux qui s’y plongent et qui en sortent.

Cosette du reste traversait ce moment dangereux, phase fatale de la rêverie féminine abandonnée à elle-même, où le cœur d’une jeune fille isolée ressemble à ces vrilles de la vigne qui s’accrochent, selon le hasard, au chapiteau d’une colonne de marbre ou au poteau d’un cabaret. Moment rapide et décisif, critique pour toute orpheline, qu’elle soit pauvre ou qu’elle soit riche, car la richesse ne défend pas du mauvais choix ; on se mésallie très haut ; la vraie mésalliance est celle des âmes ; et, de même que plus d’un jeune homme inconnu, sans nom, sans naissance, sans fortune, est un chapiteau de marbre qui soutient un temple de grands sentiments et de grandes idées, de même tel homme du monde, satisfait et opulent, qui a des bottes polies et des paroles vernies, si l’on regarde, non le dehors, mais le dedans, c’est-à-dire ce qui est réservé à la femme, n’est autre chose qu’un soliveau stupide obscurément hanté par les passions violentes, immondes et avinées ; le poteau d’un cabaret.

Qu’y avait-il dans l’âme de Cosette ? De la passion calmée ou endormie ; de l’amour à l’état flottant ; quelque chose qui était limpide, brillant, trouble à une certaine profondeur, sombre plus bas. L’image du bel officier se reflétait à la surface. Y avait-il un souvenir au fond ? — tout au fond ?

— Peut-être. Cosette ne savait pas.

Il survint un incident singulier.