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Les Mystères d’Udolphe/1/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 210-215).

CHAPITRE X.

Le carrosse qui devoit conduire Emilie et madame Chéron jusqu’à Toulouse, parut devant la porte de bonne heure. Madame Chéron étoit au déjeûner avant que sa nièce arrivât. Le repas fut silencieux, et fort triste de la part d’Emilie ; Madame Chéron, piquée de son abattement, le lui reprocha d’une manière qui n’étoit pas propre à le faire cesser. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés qu’Emilie obtint d’emmener le chien que son père avoit aimé. La tante, pressée de partir, fit avancer la voiture ; Emilie la suivit. La vieille Thérèse se tenoit à la porte pour prendre congé de la jeune dame. Dieu vous garde mademoiselle, dit-elle. Emilie, lui prenant la main, ne put répondre qu’en la serrant tendrement.

Plusieurs des pensionnaires de son père étoient devant la porte qui fermoit le jardin, et venoient dire adieu à la triste Emilie. Elle leur donna tout l’argent qu’elle avoit sur elle, et retomba dans la voiture avec un profond soupir. Bientôt après, au tournant de la route, elle saisit un nouvel apperçu du château, qui ressortoit au milieu de grands arbres, et qu’une fraîche pelouse entouroit. La Garonne serpentoit au milieu des bocages ; quelquefois des vignobles en déroboient la vue, mais on la retrouvoit, plus majestueuse encore, à travers des prairies éloignées. Les précipices, la gigantesque hauteur des Pyrénées qui s’élevoient vers le sud, rappelèrent à Emilie mille intéressans souvenirs : mais ces objets d’une admiration enthousiaste n’excitoient plus maintenant que sa douleur et ses regrets.

Valancourt, pendant ce temps, étoit retourné à Estuvière, le cœur tout rempli d’Emilie. Quelquefois il s’abandonnoit aux rêveries d’un avenir heureux : plus souvent il cédoit à ses inquiétudes, et frémissoit de l’opposition qu’il trouveroit dans la famille d’Emilie. Il étoit le dernier enfant d’une ancienne famille de Gascogne. Ayant perdu ses parens presqu’au berceau, le soin de son éducation et celui de sa mince légitime avoient été confiés à son frère, le comte de Duverney, son aîné de vingt ans. Il avoit une ardeur dans l’esprit, une grandeur dans l’ame, qui le faisoient sur-tout exceller dans les exercices qu’on appeloit alors héroïques. Sa fortune avoit encore été diminuée par les dépenses de son éducation ; mais M. de Valancourt l’aîné sembloit penser que son génie et ses talens suppléeroient à la fortune ; ils offroient à Valancourt une assez brillante perspective dans l’état militaire, le seul, pour ainsi dire, qu’un gentilhomme pût suivre alors sans danger. Il entra donc au service.

Il avoit un congé de son régiment quand il entreprit le voyage des Pyrénées ; c’étoit là qu’il avoit connu Saint-Aubert. Comme sa permission alloit expirer, il en avoit plus d’empressement à se déclarer aux parens d’Emilie ; il craignoit de les trouver contraires à ses vœux. Sa fortune, avec le supplément médiocre qu’auroit fourni celle d’Emilie, leur auroit suffi, mais ne pouvoit satisfaire ni la vanité ni l’ambition.

Cependant les voyageuses avançoient : Emilie bien souvent tâchoit de paraître contente, et retomboit dans le silence et dans l’accablement. Madame Chéron n’attribuoit sa mélancolie qu’au regret de s’éloigner d’un amant ; persuadée que le chagrin de sa nièce pour la perte de Saint-Aubert, n’étoit qu’une affectation de sensibilité, madame Chéron s’efforçoit de le tourner en ridicule.

Enfin elles arrivèrent à Toulouse. Emilie n’y avoit pas été depuis plusieurs années, et n’en avoit gardé qu’un très-foible souvenir. Elle fut surprise du faste de la maison et de celui des meubles ; peut-être la modeste élégance dont elle avoit l’habitude, étoit la cause de son étonnement. Elle suivit madame Chéron à travers une vaste antichambre où paroissoient plusieurs valets vêtus de riches livrées ; elle entra dans un beau salon, orné avec plus de magnificence que de goût, et sa tante ordonna qu’on servît le souper. Je suis bien aise de me retrouver dans mon château, dit-elle en se laissant aller sur un grand canapé ; j’ai tout mon monde autour de moi, je déteste les voyages, je devrois pourtant aimer à les faire, car tout ce que je vois me fait toujours trouver ma maison bien plus agréable. Eh bien ! vous ne dites rien ; qui vous rend donc muette, Emilie ?

Emilie retint une larme qui s’échappoit, et feignit de sourire. Madame Chéron s’étendit sur la splendeur de sa maison, sur les sociétés qu’elle recevoit, enfin sur ce qu’elle attendoit d’Emilie, dont la réserve et la timidité passoient aux yeux de la tante pour de l’ignorance et de l’orgueil. Elle en prit occasion de le lui reprocher ; elle n’entendoit rien à guider un esprit qui se défie de ses propres forces, qui, possédant un discernement délicat, et s’imaginant que les autres ont plus de lumières, craint de se livrer à la critique, et cherche un abri dans l’obscurité du silence.

Le service du souper interrompit le discours hautain de madame Chéron, et les réflexions humiliantes pour sa nièce qu’elle y mêloit. Après le repas, madame Chéron se retira dans son appartement, une femme-de-chambre conduisit Emilie dans le sien ; elles montèrent un large escalier, arpentèrent plusieurs corridors, descendirent quelques marches, et traversèrent un étroit passage dans une partie, écartée du bâtiment ; enfin la femme-de-chambre ouvrit la porte d’une petite chambre, et dit que c’étoit celle de mademoiselle Emilie ; Emilie, seule encore une fois, laissa couler des pleurs qu’elle ne pouvoit plus retenir.

Ceux qui savent par expérience à quel point le cœur s’attache aux objets même inanimés, quand il en a pris l’habitude, avec quelle peine il les quitte, avec quelle tendresse il les retrouve, avec quelle douce illusion il croit voir ses anciens amis ; ceux-là seulement concevront l’abandon où se trouvoit alors Emilie, brusquement enlevée du seul asyle qu’elle eût connu depuis son enfance, jetée sur un théâtre, et parmi des personnes qui lui déplaisoient encore plus par leur caractère que par leur nouveauté. Le bon chien de son père étoit avec elle dans sa chambre, il la caressoit et lui léchoit les mains pendant qu’elle pleuroit.

Pauvre animal, disoit-elle, je n’ai plus que toi pour m’aimer !



fin du premier volume.