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Les Mystères d’Udolphe/1/8

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 153-189).

CHAPITRE VIII.

Le religieux qui s’étoit présenté le matin, revint le soir consoler Emilie ; il apportoit un message de l’abbesse d’un couvent, voisin du sien, qui l’invitoit à se rendre près d’elle. Emilie n’accepta pas l’offre ; mais elle répondit avec reconnoissance. La sainte conversation du Père, la douce bienveillance de ses manières, qui ressembloient à celles de Saint-Aubert, calmèrent un peu la violence de ses transports : elle éleva son cœur à l’Être éternel, présent par-tout : relativement à Dieu, se disoit Emilie, mon père bien-aimé existe, ainsi qu’hier il existait pour moi. Il n’est mort que pour moi : pour Dieu, pour lui, véritablement il existe.

Le bon moine la laissa plus tranquille qu’elle ne l’avoit été depuis la mort de Saint-Aubert ; et avant que de se retirer à la chambre, elle se confia assez à elle-même pour oser visiter le corps. Elle approcha du lit en silence ; les traits calmes et sereins portoient encore l’empreinte des dernières sensations qu’ils avoient reçues. Elle détourna pourtant ses yeux avec horreur ; l’immobilité de la mort étoit fixée sur ce visage, auparavant si animé : elle regarda ensuite avec une sorte de doute et de stupide étonnement. Sa raison ne pouvoit bannir un machinal et inconcevable espoir, de saisir un mouvement sur cette figure chérie. Elle la contempla, elle prit la main, parla, regarda encore, et s’enfonça dans un abîme de douleur. — Voisin entendant ses sanglots, entra dans la chambre pour l’entraîner ; mais elle ne voulut rien écouter, et le conjura de la laisser seule.

Dans cet état, elle s’abandonna à ses larmes, et l’obscurité du soir dérobant presque à ses yeux l’objet de sa douleur, elle se jeta sur le corps ; à la fin épuisée, elle étoit prête à s’évanouir. — Voisin revint à la porte, et la pria de le suivre en bas. Avant de s’en aller, elle baisa les lèvres de Saint-Aubert, comme elle faisoit en lui donnant le bonsoir ; elle les couvrit de nouveaux baisers, il sembloit que son cœur se brisât. Quelques larmes coulèrent, elle regarda le ciel, fixa Saint-Aubert, et sortit.

Retirée dans sa petite chambre, ses pensées mélancoliques errèrent encore autour de son père. Affaissée dans une espèce de sommeil, des images lugubres obsédèrent son imagination. Elle rêva qu’elle voyoit son père, il l’abordoit avec une contenance de bonté. Tout d’un coup il sourit avec tristesse, il leva les yeux, ouvrit ses lèvres ; mais au lieu de ses paroles, elle entendit une musique douce, portée sur les airs, à une fort grande distance. Elle vit alors tous ses traits s’animer dans le ravissement heureux d’un Être supérieur : l’harmonie devenoit plus forte, elle s’éveilla. Le rêve étoit fini, mais la musique duroit encore, et c’étoit une musique céleste. Elle douta, écouta, se leva sur son séant, et écouta encore : c’étoit une musique, et ce n’étoit point une illusion. Après une pause grave et solennelle, l’harmonie se releva avec une expression mélancolique et douce, puis se modéra par degrés, et s’évanouit dans une tenue qui sembloit la transporter au ciel. — Emilie se rappela la musique du soir précédent, les étranges circonstances rapportées par Voisin, et la conversation qu’elles avoient amenée sur l’état futur des esprits. Tout ce que Saint-Aubert avoit dit, pressoit alors sur son cœur. — Quel changement en si peu d’heures ! Celui qui ne pouvoit que former alors des conjectures, savoit maintenant la vérité, étoit devenu un de ces esprits. — Elle écoutoit, et se sentoit glacée par un respect superstitieux ; les larmes s’arrêtèrent, elle se leva, et fut à la fenêtre. Tout étoit obscur ; mais Emilie détournant ses yeux des sombres bois qui bordoient l’horizon, elle vit à gauche cette brillante planète, dont le vieillard avoit parlé, et qui se trouvoit au-dessus du bois. Elle se rappela ce qu’il avoit dit, et comme la musique agitoit l’air par intervalles, elle ouvrit sa fenêtre pour écouter le chant : bientôt il s’affoiblit, et elle tenta vainement de découvrir d’où il partoit. La nuit ne lui permit pas de rien distinguer sur la pelouse au-dessous d’elle, et les sons devenant successivement plus doux, firent place enfin à un silence absolu. Elle écouta, ils ne revinrent plus ; bientôt elle vit la planète, qui déjà étoit cachée par le sommet des arbres, et le moment d’après, elle disparut derrière le bois. Glacée de nouveau d’une crainte religieuse, elle revint à son lit, et perdit ses chagrins dans un sommeil momentané.

Le lendemain matin, une sœur du couvent vint lui renouveler l’invitation de l’abbesse ; Emilie, qui ne pouvoit abandonner la chaumière tant que le corps de son père y reposeroit, consentit avec répugnance à la visite qu’on desiroit d’elle, et promit de rendre ses respects à l’abbesse dans la soirée de ce même jour.

Environ une heure avant le coucher du soleil, Voisin lui servit de guide, et la conduisit au couvent en traversant les bois. Ce couvent se trouvoit, ainsi que celui des religieux dont nous ayons parlé, à l’extrémité d’un petit golfe, sur la Méditerranée. Si Emilie avoit été moins malheureuse, elle auroit admiré le coup d’œil d’une mer sans bornes que l’on découvroit d’une pente douce, sur laquelle s’élevoit l’édifice ; elle eût contemplé ces riches bords couverts de bois et de pâturages ; mais ses pensées n’étoient remplies que d’une seule idée, et la nature à ses yeux n’avoit ni forme ni couleur. Comme elle passoit l’antique porte du couvent, la cloche de vêpres sonna, et lui parut le premier coup des funérailles de Saint-Aubert. De légers incidens suffisent pour affecter un esprit énervé par la douleur. Emilie surmonta la crise pénible qu’elle éprouvoit et se laissa conduire à l’abbesse, qui la reçut avec une bonté maternelle. Son air d’intérêt, ses égards, pénétrèrent Emilie de reconnoissance ; ses yeux étoient remplis de larmes, et elle ne pouvoit pas parler. L’Abbesse la fit asseoir, se plaça près d’elle, et la regarda en silence, pendant qu’Emilie essayoit de sécher ses pleurs. Remettez-vous, ma fille, dit l’abbesse d’une voix douce ; ne parlez pas, je vous comprends, vous avez besoin de repos. Nous allons à la prière, voulez-vous nous accompagner ? c’est une consolation, mon enfant, de déposer ses peines dans le sein de notre père céleste : il nous voit, il nous plaint, et nous châtie dans sa miséricorde.

Emilie versa de nouvelles larmes, mais de douces émotions en mélangeoient l’amertume. L’abbesse la laissa pleurer sans l’interrompre ; elle la regardoit avec cet air de bonté qui auroit indiqué l’attitude d’un ange gardien : Emilie devint plus tranquille ; et parlant sans réserve, elle expliqua ses motifs pour ne point quitter la chaumière.

L’abbesse approuva ses sentimens, son respect filial, mais l’invita à passer quelques jours au couvent avant de retourner à la Vallée. Donnez-vous du temps, ma fille, lui dit-elle, pour vous remettre un peu de cette première secousse avant d’en risquer une seconde ; je ne vous dissimulerai pas combien votre cœur va saigner, en revoyant le théâtre de votre bonheur passé ; ici, vous trouverez tout ce que la paix, l’amitié et la religion peuvent offrir de consolations ; mais venez, ajouta-t-elle, en voyant ses yeux se remplir, venez, descendons à la chapelle.

Emilie la suivit dans une salle où les religieuses étoient toutes rassemblées ; l’abbesse la leur confia, en disant : C’est une jeune personne pour laquelle j’ai beaucoup de considération, traitez-la comme une sœur.

Elles se rendirent à la chapelle, et l’édifiante dévotion avec laquelle fut célébré l’office divin, éleva l’esprit d’Emilie aux consolations de la foi et d’une entière résignation.

Il étoit tard avant que l’abbesse eût consenti à son départ. Elle sortit du couvent moins oppressée qu’elle n’y étoit entrée, et fut reconduite par Voisin au travers des bois ; leur uniforme obscurité étoit en harmonie avec l’état de son cœur. Elle suivoit, en rêvant, un petit sentier peu battu, quand tout-à-coup son guide s’arrêta, regarda autour de lui, et se jeta hors du sentier dans la bruyère, disant qu’il s’étoit trompé de route ; il marchoit avec une extrême vitesse : Emilie, qui ne pouvoit le suivre sur un terrain glissant et dans l’obscurité, restoit à une grande distance, et se vit obligée d’appeler ; il ne vouloit pas s’arrêter, et pressoit assez brusquement. Si vous doutez de votre chemin, dit Emilie, ne vaudroit-il pas mieux s’adresser à ce grand château que j’apperçois entre ces arbres ?

Non, répliqua Voisin, ce n’est pas la peine : quand nous serons à ce ruisseau où vous voyez se réfléchir une lumière au-delà des bois, nous serons à la maison. Je ne comprends pas comment j’ai fait pour m’égarer ; c’est que je viens rarement ici après le coucher du soleil.

Ce lieu est assez solitaire, dit Emilie ; mais vous n’avez pas de voleurs ? Non, mademoiselle, point de voleurs.

Qui est-ce donc qui vous effraie, mon cher ami ? vous n’êtes pas superstitieux ? — Non, je ne suis pas superstitieux ; mais à vous parler vrai, mademoiselle, personne n’aime à se trouver le soir dans les environs de ce château. — Par qui est-il donc habité, dit Emilie, pour qu’on puisse le croire si formidable ? — Oh ! mademoiselle, c’est tout au plus s’il est habité : monsieur le marquis, notre seigneur, et celui de tous ces bois, est mort ; il y a bien des années qu’il n’y étoit venu, et ses domestiques se sont retirés dans une chaumière voisine. — Emilie comprit alors que ce château étoit celui dont avoit déjà parlé Voisin ; il avoit appartenu au marquis de Villeroy, dont la mort récente avoit tant affecté son père.

Ah ! dit Voisin, comme tout cela est désolé ! c’était une si belle maison, un si bel endroit, comme je m’en souviens ! — Emilie lui demanda pourquoi cet affreux changement ? — Le vieillard se taisoit. — Emilie réveillée par l’effroi qu’il montroit, occupée sur-tout de l’intérêt qu’avoit manifesté son père, répéta la question, et elle ajouta ensuite : Si ce ne sont pas les habitans qui vous effraient, et si vous n’êtes pas superstitieux, comment se fait-il donc, mon cher ami, que vous n’osiez, le soir, approcher de ce château ? — Eh bien donc, mademoiselle, peut-être suis-je un peu superstitieux ; et si vous en saviez la cause, vous pourriez bien le devenir aussi. Il est arrivé là de singulières choses ; monsieur votre bon père paroissoit avoir connu la marquise. — Dites-moi, je vous prie, ce qui est arrivé, lui dit Emilie, fort émue ?

— Hélas ! mademoiselle, répondit Voisin, ne m’en demandez pas davantage ; les secrets domestiques de mon maître doivent toujours être sacrés pour moi ! — Emilie surprise de ces derniers mots, et sur-tout de l’air qui les accompagnoit, ne se permit pas une question nouvelle. Un intérêt plus touchant, l’image de Saint-Aubert, occupoit ses pensées ; elle se rappela la musique de la nuit précédente, et elle en parla à Voisin. — Vous n’avez pas été la seule, lui dit-il ; je l’ai entendue aussi, mais cela m’arrive si souvent à cette heure là, que c’est à peine si j’y prends garde.

— Vous croyez sans doute, dit vivement Emilie, que cette musique a des rapports avec le château, et voilà pourquoi vous êtes superstitieux ? — Cela peut être, mademoiselle ; mais il y a d’autres circonstances relatives à ce château, et dont je conserve tristement le souvenir. — Un profond soupir suivit ces paroles, et la délicatesse d’Emilie restreignit la curiosité que ces derniers mots avoient excitée en elle. En rentrant à la chaumière son désespoir recommença : il sembloit qu’elle n’en eût écarté le poids qu’en perdant de vue celui qui en étoit l’objet ; elle ouvrit aussi-tôt la chambre où reposoient encore les restes de son père, et céda à tous les transports d’une douleur sans espérance. Voisin, à la fin, la décida à s’éloigner ; elle retourna à sa propre chambre. Excédée des fatigues du jour, elle tomba aussi-tôt dans un profond sommeil, et se réveilla beaucoup mieux.

Quand le moment terrible fut arrivé, où les restes de Saint-Aubert dévoient être séparés d’elle pour toujours, elle alla seule les contempler encore une fois. Voisin attendoit au bas de l’escalier, et respectant sa douleur, ne vouloit pas en troubler l’effusion. Surpris enfin de ne la point voir, sa crainte l’emporta sur sa discrétion, et il monta pour la chercher. Il frappa doucement à la porte, et ne reçut point de réponse ; il écouta attentivement, tout étoit calme, on n’entendoit ni soupirs, ni sanglots. Plus alarmé par ce silence, il ouvrit la porte, et trouva Emilie sans connoissance au pied du lit près du cercueil. Ses cris la ranimèrent, on la remit dans sa chambre, et de prompts secours la rétablirent.

Durant son évanouissement, Voisin avoit fait fermer le cercueil, et il obtint d’Emilie qu’elle ne retourneroit plus dans la chambre ; elle ne s’en trouvoit plus la force, et sentoit la nécessité de conserver ce qui lui en restoit pour la cérémonie qui se préparoit. Saint-Aubert avoit demandé qu’on l’enterrât dans l’église des religieuses de Sainte-Claire : il avoit choisi la chapelle du nord, près de la sépulture des Villeroy, et en avoit indiqué la place. Le supérieur y consentit, et la triste procession se mit en marche vers le lieu. Le vénérable Père, suivi d’une troupe de religieux, la vint recevoir à la porte. Le chant de l’antienne funèbre et les accords de l’orgue qui retentit dans l’église au moment où le corps y entra ; les pas chancelans et l’air abattu d’Emilie, eussent arraché des larmes à tous les spectateurs ; elle n’en versoit aucune. Le visage à demi couvert d’un léger voile noir, elle marchoit entre deux personnes qui la soutenoient de chaque côté ; l’abbesse la précédoit, les religieuses suivoient, et leurs voix plaintives se mêloient aux accens du chœur. Quand la procession fut arrivée au tombeau ; la musique cessa, Emilie baissa son voile, et dans les intervalles du chant il fut aisé d’entendre ses sanglots. Le vénérable prêtre commença le service, et Emilie parvint à se contraindre ; mais quand le cercueil fut déposé, quand elle entendit jeter la terre qui devoit le couvrir, un gémissement sourd lui échappa, et elle tomba sur la personne qui la soutenoit : elle se remit promptement. Elle entendit ces paroles sublimes : Son corps est enterré en paix, et son ame retourne à celui dont il l’avoit reçue. Son désespoir se soulagea par un déluge de pleurs.

L’abbesse la tira de l’église, et la conduisit dans son appartement. Elle lui offrit tous les secours d’une religion sainte et d’une tendre pitié. Emilie faisoit des efforts pour surmonter l’accablement ; mais l’abbesse, qui l’observoit attentivement, lui fit préparer un lit, et l’engagea à chercher du repos. Elle réclama avec bonté la promesse qu’avoit faite Emilie de passer quelques jours au couvent. Emilie, que rien ne rappeloit plus à la chaumière, théâtre de son malheur, eut le loisir alors de considérer sa position, et se sentit incapable de reprendre immédiatement son voyage. Cependant, la bonté maternelle de l’abbesse et les douces attentions des religieuses, n’épargnoient rien pour calmer son esprit et lui rendre la santé ; elle avoit éprouvé des secousses trop violentes pour se rétablir promptement : elle fut donc, pendant plusieurs semaines, atteinte d’une fièvre lente, et dans un état de langueur. Elle s’affligeoit de quitter le tombeau où reposoient les cendres de son père ; elle se flattoit que si elle mouroit en ce lieu, on la réuniroit à lui. Pendant ce temps, elle écrivit à madame Chéron et à la vieille gouvernante, pour leur faire part de l’événement, et les informer de sa situation. Elle reçut une réponse de sa tante, toute remplie de lieux communs de condoléance, mais non pas d’une véritable douleur ; elle lui annonçoit un de ses gens qui viendroit la prendre et la conduire à la Vallée : ses occupations et sa société ne lui permettoient pas d’entreprendre un si long voyage. Quoiqu’Emilie préférât la Vallée à Toulouse, elle fut touchée d’une conduite si peu délicate et si peu convenable. La tante souffroit qu’elle retournât à la Vallée, sans parens, sans amis pour la consoler et la défendre ; et cette conduite étoit d’autant plus coupable, que Saint-Aubert mourant avoit confié sa fille orpheline aux soins de sa sœur.

Le domestique de madame Chéron dispensa le bon Voisin d’accompagner Emilie ; elle sentoit vivement ce qu’elle devoit à ce vieillard, et le prix de ses compatissantes attentions pour Saint-Aubert et pour elle-même. Elle fut contente de lui épargner ce voyage, qui, pour son âge, eût été pénible.

Pendant qu’elle étoit au couvent, la paix intérieure de cet asyle, la beauté des environs, les soins obligeans de l’abbesse et de ses religieuses firent sur elle un effet si attrayant, qu’elle fut presque tentée de se séparer du monde ; elle avoit perdu ses plus chers amis, elle vouloit se vouer au cloître, dans un séjour que la tombe de Saint-Aubert lui rendoit à jamais sacré. L’enthousiasme de sa pensée, qui lui étoit comme naturel, avoit répandu un vernis si touchant sur la sainte retraite d’une religieuse, qu’elle avoit presque perdu de vue le véritable égoïsme qui la produit. Mais les couleurs qu’une imagination mélancolique, légèrement imbue de superstition, prêtoit à la vie monastique, se fanèrent peu à peu, quand ses forces lui revinrent, et ramenèrent à son cœur une image qui n’en avoit été que passagèrement bannie. Ce souvenir la rappela tacitement à l’espérance, à la consolation, aux plus doux sentimens ; des lueurs de bonheur se montrèrent dans le lointain ; et quoiqu’elle n’ignorât pas à quel point elles pouvoient être trompeuses, elle ne voulut pas s’en priver. Ce fut le souvenir de Valancourt, de son goût, de son génie, de son extérieur, si convenables à tous deux, qui peut-être la rattacha seul au monde. La grandeur, la majesté des scènes, au milieu desquelles ils s’étoient rencontrés, avoient aliéné son imagination, et avoient imperceptiblement rendu Valancourt bien plus intéressant pour elle, en lui communiquant quelque chose de leur caractère ; l’estime aussi que Saint-Aubert avoit montrée pour lui, sembloit sanctionner son suffrage. Mais si, par sa contenance, par ses manières, Valancourt avoit exprimé toute son admiration pour elle, il ne s’étoit jamais autrement expliqué ; l’espérance qu’elle avoit de le voir étoit même si reculée, qu’elle se l’avouoit à peine, et se doutoit encore moins que cet espoir eût autant de part à ses déterminations.

Il se passa quelques jours entre l’arrivée du serviteur de madame Chéron, et celui où Emilie fut en état de se mettre en route pour la Vallée. Le soir qui précéda son départ, elle se rendit à la chaumière pour prendre congé de Voisin et de sa famille, et leur témoigner sa reconnoissance ; elle trouva le vieillard assis devant la porte, entre sa fille et son gendre, qui, revenu dans ce moment de son travail du jour, jouoit d’une sorte de flûte qui ressembloit à un hautbois. Une bouteille de vin étoit auprès du grand-père, et devant lui une petite table couverte de pain et de fruits ; les petits enfans, tous beaux, tous bien portans, étoient placés autour, et prenoient leur souper que la maman leur distribuoit. À la bordure de cette pelouse on voyoit un petit troupeau, et quelques moutons étoient sous de grands arbres ; le passage étoit éclairé par la teinte harmonieuse du soleil couchant, et ses rayons obliques jouoient entre les branches, et portaient précisément sur les tourelles du vieux château. Emilie s’arrêta avant de quitter le bois, elle ne put voir sans émotion l’heureux groupe arrangé devant elle ; la complaisance et la gaîté de la vieillesse qu’exprimoit la physionomie de Voisin ; la tendresse maternelle d’Agnès, qui jetoit sur ses enfans des regards caressans et satisfaits ; l’innocence enfin des plaisirs enfantins qui s’annonçoient dans leurs sourires. Emilie regardoit ce vieillard vénérable ; elle jeta enfin les yeux vers la chaumière ; mais l’image de son père assaillit son cœur avec tant de force, qu’elle se hâta d’avancer, n’osant se fier à elle-même. Elle fit à la famille les adieux les plus tendres et les mieux sentis ; Voisin l’aimoit comme sa fille, et versoit des larmes. Emilie en répandit : elle évita d’entrer dans la chaumière ; elle auroit renouvelé des impressions trop cuisantes, et elle n’avoit plus maintenant assez de force pour les soutenir.

De retour au couvent, Emilie se décida à visiter encore une fois le tombeau de son père. Elle avoit appris qu’un passage souterrain conduisoit de l’église des religieuses, à ce tombeau ; elle attendit que tout le monde fût retiré, excepté la religieuse qui lui avoit promis la clef de l’église. Emilie resta dans sa chambre, et la cloche du couvent sonna minuit ; alors la religieuse arriva avec la clef d’une petite porte qui s’ouvroit sur l’église. Elles descendirent ensemble par un petit escalier tournant ; la religieuse offrit d’accompagner Emilie jusqu’au tombeau, ajoutant qu’il étoit désagréable d’aller seule à cette heure ; mais Emilie la remercia, et ne put consentir à garder auprès d’elle un témoin de sa douleur. La sœur ouvrit la porte et lui donna la lampe. Vous vous souviendrez, ma sœur, lui dit-elle, que dans le côté droit où vous devez passer, il y a une fosse nouvellement ouverte, et tenez la lumière fort bas, afin de ne point vous heurter sur la terre qui s’est répandue. Emilie la remercia, prit la lampe, s’avança dans l’église, et la sœur Mariette se retira. Emilie revint à la porte, une terreur subite la saisit ; elle retourna au pied de l’escalier, elle entendit les pas de la religieuse qui montoit, et élevant la lampe, elle vit son voile noir qui flottoit sur la rampe ; elle fut tentée de la rappeler, elle hésita, le voile disparut ; et le moment d’après, honteuse de sa frayeur, elle rentra dans l’église. L’air froid des bas côtés la glaça, leur profonde et morne étendue qu’éclairoit foiblement la lune à travers une haute fenêtre gothique, auroit en d’autres temps réveillé la superstition, mais alors elle ne songeoit qu’à sa douleur. Elle entendit à peine les échos retentir du bruit de ses pas, et ne se souvint de la fosse ouverte que quand elle se vit sur le bord : un frère du couvent y avait été mis la veille au soir. Elle étoit alors seule dans sa chambre, sans lumière : elle avoit entendu de loin les moines qui chantoient un requiem pour le repos de son ame. Toutes les circonstances de la mort de son père s’étoient ravivées dans sa mémoire ; et les voix s’unissant aux accords plaintifs et sourds de l’orgue, l’avoient jetée dans une rêverie sombre et douloureuse. Emilie se rappela toutes ces circonstances, et s’éloignant du monceau de terre, elle avança plus vîte jusqu’au tombeau de Saint-Aubert. Tout-à-coup, dans un coin éloigné du bas côté où tomboient au travers des vitraux quelques rayons de la lune, elle crut voir une ombre qui se glissoit entre les colonnes ; elle s’arrêta pour écouter, mais n’entendant les pas de personne, elle pensa que son imagination l’avoit trompée ; et ne craignant plus d’être observée, elle avança. Saint-Aubert étoit enterré sous un marbre simple, qui ne portoit guère que son nom, la date de sa naissance et celle de sa mort ; il se trouvoit au pied du fastueux monument de Villeroy. Emilie resta au tombeau jusqu’à ce qu’une cloche, qui appeloit les religieuses à matines, l’eût avertie de se retirer. Elle répandit encore une larme, dit encore un adieu, et s’arracha d’un lieu si triste. Après ce moment d’effusion, elle goûta un sommeil plus tranquille qu’elle ne l’avoit fait depuis long-temps ; en se réveillant, son esprit étoit plus calme, et elle se sentit plus résignée qu’elle ne l’avoit encore été depuis la mort de Saint-Aubert.

Quand le moment du départ fut venu, toute sa douleur se renouvela ; la mémoire de son père au tombeau ; les bontés de tant de personnes vivantes l’attachoient à cette retraite ; elle sembloit éprouver pour le lieu où reposoit Saint-Aubert, ces tendres affections qu’on sent pour sa patrie. L’abbesse lui donna, en se séparant d’elle, les plus touchans témoignages d’attachement, et l’engagea à revenir, si elle ne trouvoit par ailleurs la considération qu’elle devoit attendre. Plusieurs des religieuses lui exprimèrent de vifs regrets ; elle quitta le couvent, les larmes aux yeux, emportant avec elle l’affection et les vœux de toutes les personnes qu’elle y laissoit.

Elle avoit voyagé long-temps avant que le spectacle qui se déployoit sous ses yeux eût pu la distraire. Abîmée dans la mélancolie, elle ne remarqua tant d’objets enchanteurs que pour se rappeler mieux son père. Saint-Aubert étoit avec elle, quand elle les avoit vus d’abord, et ses observations sur chacun d’eux se retraçoient à sa mémoire. La journée se passa dans la langueur, dans l’abattement ; elle coucha cette nuit sur la frontière du Languedoc, et le lendemain elle entra en Gascogne.

À la chute du jour, Emilie se retrouva dans le voisinage de la Vallée. Tous les lieux qu’elle connoissait si bien lui rappelèrent des souvenirs déchirans, qui réveilloient toute sa tendresse et sa douleur ; elle regardoit à travers ses larmes les Pyrénées majestueuses que des nuances pourprées, jointes aux ambres du soir ornoient alors de riches teintes. Là, s’écria-t-elle, là sont les mêmes rochers ; voilà le même bois de sapins, qu’il regardoit avec tant de plaisir quand nous passâmes ensemble dans ce lieu. Voilà cette chaumière qui se découvre parmi les cèdres, et dont il m’avait fait tracer l’esquisse ! Ô mon père ! je ne vous verrai plus !

En approchant du château, ces tristes souvenirs se multiplièrent ; enfin le château lui-même, le château se dessina au milieu du paysage que Saint-Aubert aimait le plus.

La route, en tournant, le lui laissa voir avec beaucoup plus de détail ; les cheminées que rougissait le couchant, s’élevoient derrière les plantations favorites de Saint-Aubert, dont le feuillage cachoit les parties basses du bâtiment. Emilie ne put retenir un profond soupir : cette heure, se disoit-elle, étoit aussi son heure de prédilection ; et voyant le pays sur lequel s’alongeoient les ombres : Quel repos s’écrioit-elle, quelle scène charmante ! Tout est tranquille, tout est aimable, hélas ! comme autrefois !

Elle résistoit encore au poids affreux de sa douleur, quand elle entendit la musique des danses, que si souvent elle avait remarquée en suivant, avec Saint-Aubert, les bords fleuris de la Garonne. Alors ses larmes coulèrent jusqu’au moment où la voiture s’arrêta. Elle étoit en face d’une petite maison ; elle leva les yeux dans ce moment, et reconnut la vieille gouvernante qui venoit pour ouvrir la porte : le chien de son père venoit aussi en aboyant, et quand la jeune maîtresse fut descendue, il sauta, courut au-devant d’elle, et lui fit connoître sa joie. Ma chère demoiselle, dit Thérèse, et puis elle s’arrêta ; les larmes d’Emilie l’empêchoient de répliquer : le chien s’agitoit autour d’elle ; tout d’un coup il courut à la voiture. Ah ! mademoiselle, mon pauvre maître ! s’écria Théodore ; son chien est allé le chercher. Emilie sanglota en voyant la portière ouverte, et le chien sauter dans la voiture, descendre, flairer, chercher avec inquiétude.

Venez, ma chère demoiselle, dit Thérèse, allons, que vous donnerai-je pour vous rafraîchir ? Emilie prit la main de la vieille bonne ; elle essaya de modérer sa douleur en la questionnant sur sa santé. Elle cheminoit lentement vers la porte, s’arrêtoit, marchoit encore, et faisoit une nouvelle pause. Quel silence ! quel abandon ! quelle mort dans ce château ! Frémissant d’y rentrer, et se reprochant d’hésiter, elle passa dans la salle, la traversa rapidement, comme si elle eût craint de regarder autour d’elle, en ouvrit le cabinet qu’elle appeloit autrefois le sien. Le sombre du soir donnoit quelque chose de solennel au désordre de ce lieu ; les chaises, les tables, tous les meubles qu’elle remarquoit à peine en des temps plus heureux, parloient alors trop éloquemment à son cœur : elle s’assit près d’une fenêtre qui donnoit sur le jardin, c’étoit de-là qu’avec Saint-Aubert elle avoit si souvent contemplé le soleil couchant.

Elle ne se contraignit plus, et s’en trouva soulagée.

Je vous ai fait le lit vert, dit Thérèse en apportant du café ; j’ai pense qu’à présent vous l’aimiez mieux que le vôtre. Je ne croyois guère, à pareil jour, que vous dussiez revenir seule ; quel jour, grand Dieu ! la nouvelle me perça le cœur quand je la reçus : qui l’auroit dit, quand mon pauvre maître partit, qu’il ne devoit jamais revenir ! Emilie se couvrit le visage de son mouchoir, et lui fit signe de ne plus parler.

Prenez un peu de café, ma chère demoiselle, lui dit Thérèse, consolez-vous. Nous devons tous mourir, et mon cher maître est un saint dans le ciel. Emilie leva les yeux, et les essuyant comme elle put, commença d’une voix calme, mais entrecoupée, à s’informer des pensionnaires de son père.

Hélas ! dit Thérèse, tout ce qui pouvoit venir étoit ici tous les jours à demander de vos nouvelles et de celles de mon maître : plusieurs qui se portoient bien, quand il partit, étoient morts pendant son absence ; d’autres, malades alors, étoient guéris. Et voyez, mademoiselle, ajouta Thérèse, voilà la vieille Marie qui vient par le jardin : depuis trois ans, elle paroît mourante, et pourtant elle vit encore. Elle a vu la voiture à la porte, et sait que vous êtes de retour.

La vue de cette pauvre femme l’auroit trop vivement affectée ; elle pria Thérèse de lui dire qu’en ce moment elle ne pouvoit recevoir personne. — Demain, peut-être, je serai mieux, ajouta-t-elle ; mais portez-lui ce gage de mon souvenir.

Emilie resta quelque temps plongée dans sa tristesse ; elle ne voyoit pas un seul objet qui ne la ramenât à sa douleur. Les plantes favorites de Saint-Aubert, les livres qu’il avoit choisis pour elle, et qu’ils lisoient souvent ensemble, les instrumens de musique dont il aimoit tant l’harmonie, et qu’il touchoit souvent lui-même ! À la fin, rappelant sa résolution, elle voulut voir l’appartement abandonné : elle sentit que sa peine seroit toujours plus grande, si elle différoit.

Elle traversa le gazon, mais son courage défaillit en ouvrant la bibliothèque : peut-être cette obscurité, que répandoient le soir et le feuillage, augmentait le religieux effet de ce lieu, où tout lui parloit de son père. Elle apperçut la chaise dans laquelle il se plaçoit ; elle fut interdite à cet aspect, et s’imagina presque l’avoir vu lui-même devant elle. Elle réprima les illusions d’une imagination troublée, mais ne put empêcher un certain effroi respectueux, qui se mêloit à ses émotions. Elle avança doucement jusqu’à la chaise, et s’y assit. Elle avoit près d’elle un pupitre, et sur ce pupitre un livre que son père n’avoit pas fermé ; et reconnaissant la page ouverte, elle se ressouvint que, la veille du départ, Saint-Aubert lui en avoit lu quelque chose : c’étoit son auteur favori. Elle regarda le feuillet, pleura, et le regarda encore : ce livre étoit sacré pour elle, elle ne l’auroit pas dérangé, elle n’auroit pas fermé la page ouverte pour tous les trésors du monde : elle resta devant le pupitre, ne pouvant se résoudre à le quitter.

Au milieu de sa rêverie, elle vit la porte s’ouvrir avec lenteur ; un son qu’elle entendit à l’extrémité de l’appartement, la fit tressaillir, elle crut appercevoir un peu de mouvement. Le sujet de sa méditation, l’épuisement de ses esprits, l’agitation de ses sens lui causèrent une terreur soudaine ; elle attendit quelque chose de surnaturel. Mais sa raison reprenant le dessus : Qu’ai-je à craindre, dit-elle ; si les ames de ceux que nous chérissons reviennent, ce ne peut être que par bonté.

Le silence qui régnoit la rendit honteuse de sa crainte ; le même son pourtant recommença. Distinguant quelque chose autour d’elle, et se sentant presser contre sa chaise, elle fit un cri ; mais elle ne put s’empêcher de sourire avec un peu de confusion, en reconnoissant le bon chien qui se couchoit près d’elle, et qui lui léchoit les mains.

Emilie sentant qu’elle étoit hors d’état de visiter pour ce soir le château solitaire, quitta la bibliothèque, et se promena dans le jardin sur la terrasse qui dominoit la rivière. Le soleil étoit couché, mais sous les branches touffues des amandiers, on distinguoit les traces de feu qui doroient le crépuscule.

Emilie, qui marchoit toujours, approcha du platane où Saint-Aubert s’étoit souvent assis près d’elle, et où sa bonne mère l’avoit souvent entretenu des délices d’un futur état. Combien de fois aussi son père avoit trouvé des consolations dans l’idée d’une réunion éternelle ! Oppressée de ce souvenir, elle quitta le platane ; et s’appuyant sur le mur de la terrasse, elle vit un groupe de paysans, dansant gaîment aux bords de la Garonne, dont la vaste étendue réfléchissoit les derniers rayons du jour. Quel contraste ils formoient avec Emilie malheureuse et désolée ! Elle se détourna ; mais hélas ! où pouvoit-elle aller sans rencontrer des objets faits pour agraver sa douleur !

Elle revenoit lentement à la maison, quand elle rencontra Thérèse. — Ma chère demoiselle, lui dit-elle, je vous ai cherchée par-tout depuis une demi-heure, et je craignois qu’il ne vous fût arrivé quelque chose. Comment pouvez-vous vous promener ainsi seule à cette heure ? Rentrez à la maison, pensez à ce que diroit mon pauvre maître, s’il pouvoit vous voir. Quand notre chère dame mourut, on ne pouvoit sentie plus d’affliction qu’il n’en avoit, et pourtant à peine il pleura.

— Je vous prie, Thérèse, laissez-moi, dit Emilie ; l’intention étoit excellente, mais la harangue étoit mal choisie. Thérèse néanmoins n’étoit pas d’un caractère à se taire aussi aisément. — Quand vous vous désoliez si fort, ajouta-t-elle, ne vous disoit-il pas combien vous aviez tort, et que ma maîtresse étoit heureuse ? il est heureux aussi, lui : car, dit-on, les prières du pauvre ne manquent jamais d’arriver au ciel. Pendant ce discours, Emilie rentroit au château, Thérèse la conduisit dans la salle ordinaire, où elle n’avoit mis qu’un couvert pour souper. Emilie étoit dans cette salle, avant de s’appercevoir qu’elle n’étoit pas dans son appartement : elle retint le premier mouvement, qui l’entraînoit à en sortir, et s’assit près de la table. Le chapeau de son père étoit suspendu vis-à-vis d’elle ; elle le vit, et fut prête à s’évanouir. Thérèse la regarda, ainsi que l’objet sur lequel étoient fixés ses yeux ; elle voulut ôter le chapeau, Emilie fit un signe pour l’en empêcher. — Non, dit-elle, laissez-le ; je vais dans ma chambre. Mais, mademoiselle, le souper est prêt. Je ne puis manger, dit Emilie.

— Vous avez tort, lui dit Thérèse, chère demoiselle ; prenez quelque nourriture. J’ai préparé un faisan ; le vieux M. Barreaux l’a envoyé ce matin. Hier, je le rencontrai, je lui dis que je vous attendois : je n’ai vu personne qui fût plus affligé que lui, quand il sut la triste nouvelle…

— Il le fut, dit Emilie d’une voix tendre ; et dans ce moment, elle sentit son pauvre cœur ranimé par un mouvement de sympathie. Mais, malgré toutes les représentations de Thérèse, elle se retira dans sa chambre.

Emilie reçut des lettres de sa tante. Madame Chéron, après quelques lieux communs de consolation et de conseil, l’invitoit à venir à Toulouse ; elle ajoutoit que feu son frère lui ayant confié l’éducation d’Emilie, elle se regardoit comme obligée de veiller sur elle. Emilie eût bien voulu rester à la Vallée ; c’étoit l’asyle de son enfance et le séjour de ceux qu’elle avoit perdus pour jamais, elle pouvoit les pleurer sans qu’on l’observât ; mais elle desiroit également de ne point déplaire à madame Chéron.

Quoique sa tendresse ne lui permît pas un doute sur les motifs qu’avoit eus Saint-Aubert en lui donnant un tel mentor, Emilie sentoit fort bien que cet arrangement livrait son bonheur aux caprices de sa tante ; dans sa réponse, elle demanda la permission de rester quelque temps à la Vallée ; elle alléguoit son extrême abattement, et le besoin qu’elle avoit et de repos, et de retraite, pour se rétablir par degrés ; elle savoit bien que ses goûts différoient beaucoup de ceux de madame Chéron sa tante ; celle-ci aimoit la vie dissipée, et sa grande fortune lui permettoit d’en jouir. Après avoir écrit sa lettre, Emilie se trouva plus tranquille.

Elle reçut la visite de M. Barreaux, qui regrettoit sincèrement Saint-Aubert. Je puis, bien pleurer mon ami, disoit-il, je ne trouverai jamais quelqu’un qui lui ressemble. Si j’avois rencontré un seul homme comme lui dans le monde, je n’y aurois pas renoncé.

Le sentiment de M. Barreaux pour Saint-Aubert le rendoit extrêmement cher à sa fille ; sa plus grande consolation étoit de parler de ses parens avec un homme qu’elle révéroit beaucoup, et qui, sous un extérieur peu agréable, cachoit un cœur si sensible, un esprit si distingué.

Plusieurs semaines se passèrent dans une retraite paisible ; et le chagrin d’Emilie se transformoit en une mélancolie douce ; elle pouvoit déjà lire, et même lire les livres qu’elle avoit lus avec son père, s’asseoir à sa place dans sa bibliothèque, arroser les fleurs qu’il avoit plantées, toucher les instrumens qu’il avoit fait parler, et même de temps en temps jouer son air favori.

Quand son esprit fut remis de ce premier choc, elle comprit le danger de céder à l’indolence ; et pensant qu’une activité soutenue pourroit seule lui donner de la force, elle s’attacha scrupuleusement à bien employer toutes ses heures. C’est bien alors, qu’elle connut le prix de l’éducation qu’elle avoit reçue. En cultivant son esprit, Saint-Aubert lui avoit assuré un refuge contre l’ennui et l’oisiveté. La dissipation, les brillans amusemens, les distractions de la société dont sa position la séparoit, ne lui étoient point nécessaires. Mais en même temps, Saint-Aubert avoit développé les touchantes qualités de son ame ; elle répandoit sa bienveillance autour d’elle, et les maux qu’elle ne pouvoit écarter par ses secours, elle les adoucissoit par la compassion et la bonté ; en un mot, elle savoit compatir aux douleurs de tous les êtres qui souffroient.

Madame Chéron ne répondant point, Emilie commençait à se flatter qu’elle pourroit prolonger sa retraite ; elle se sentoit alors tant de force, qu’elle osa visiter les lieux où le passé se retraçoit le plus vivement à son esprit ; de ce nombre étoit la pêcherie : et pour augmenter dans cette promenade la mélancolie qu’elle aimoit, elle emporta son luth, et s’y rendit à cette heure de la soirée qui convient si bien à l’imagination et à la douleur. Quand Emilie fut dans les bois, et se vit près du bâtiment, elle s’arrêta, s’appuya contre un arbre, et pleura quelques minutes avant de pouvoir avancer. Le petit sentier qui menoit au pavillon étoit alors tout embarrassé d’herbes ; les fleurs, que Saint-Aubert avoit semées sur les bords, en paroissoient presque étouffées ; les orties, le houx croissoient par touffes ; elle regardoit tristement cette promenade négligée, où tout sembloit morne et flétri ; elle ouvrit la porte en tremblant. Ah ! dit-elle, chaque chose est comme je l’ai laissée, quand j’étois avec ceux qui ne reviendront jamais ; elle alla vers la fenêtre, et les yeux fixés sur le ruisseau, elle se perdit bientôt dans une sombre rêverie ; son luth étoit oublié près d’elle ; les sifflemens aigus des vents qui agitoient la cime des pins, leurs souffles adoucis qui murmuroient dans les osiers, et les penchoient sur le courant, formoient une sorte de musique bien conforme aux sentimens de son cœur. Emilie continuoit de rêver sans songer que la nuit alloit venir, et que le dernier rayon du soleil coloroit le sommet des montagnes. Elle seroit sans doute restée bien plus long-temps dans cette situation, si le bruit de quelques pas derrière le bâtiment n’eût tout-à-coup excité son attention. L’instant d’après, une porte s’ouvrit, un étranger parut, et stupéfait de voir Emilie, il la supplia d’excuser son indiscrétion. Au son de cette voix, Emilie perdit sa crainte, et son émotion augmenta. Cette voix lui étoit familière, et quoiqu’elle ne pût distinguer aucun trait, sa mémoire la servoit trop bien pour qu’elle conservât de la frayeur.

L’étranger répéta ses excuses ; Emilie répondit quelques mots, alors celui-ci s’avançant avec vivacité, s’écria : « Grand Dieu ! se peut-il ? Sûrement. — Je ne m’abuse point. C’est mademoiselle Saint-Aubert » !

Il est vrai, dit Emilie, qui reconnut Valancourt, dont les traits sembloient animés. Mille souvenirs pénibles se pressèrent dans son esprit, et l’effort qu’elle fit pour se contenir ne servit, en effet, qu’à l’agiter davantage. Valancourt, pendant ce temps, s’informoit soigneusement de la santé de M. Saint-Aubert. Un torrent de larmes lui apprit la fatale nouvelle. Il la conduisit à un siège, et s’assit auprès d’elle. Elle continuoit de pleurer, et Valancourt tenoit sa main ; mais elle ne s’en apperçut qu’en la sentant inondée des pleurs qu’elle versoit.

Je sais, dit-il enfin, combien en pareils cas, les consolations sont inutiles. Après un si grand malheur, je ne puis que m’affliger avec vous.

Emilie ne put répondre que par de nouveaux sanglots : elle pria Valancourt de quitter un si triste asyle ; Valancourt prit ses mains dans les siennes, et la conduisit hors du pavillon ; ils marchèrent en silence au travers des bois ; Valancourt desiroit savoir, et craignoit de demander les affligeans détails qui regardoient Saint-Aubert ; Emilie, trop absorbée d’abord pour soutenir la conversation, trouva pourtant assez de force après quelques momens pour lui parler de son père, et lui raconter quelques circonstances de sa mort. Quand il apprit que Saint-Aubert étoit mort sur la route, et avoit laissé Emilie entre les mains de personnes étrangères, il s’écria involontairement : Où étois-je ? Bientôt il détourna la conversation, et parla de lui-même. Elle apprit qu’après leur séparation, il avoit erré quelques jours sur le rivage de la mer, et étoit revenu en Gascogne par le Languedoc. La Gascogne étoit sa province, et c’étoit là qu’il résidoit.

Après cette courte narration, il se tut. Emilie n’étoit pas disposée à reprendre la parole ; ils continuèrent leur marche. Mais à la porte, il s’arrêta, comme s’il eût cru qu’il ne devoit pas aller plus loin ; il dit à Emilie que, comptant le lendemain retourner à Estuvière, il lui demandoit la permission de venir prendre congé d’elle dans la matinée. Emilie pensa qu’elle ne pouvoit le lui refuser.

Elle passa une soirée bien triste : toujours occupée de son père, elle se rappela de quelle manière précise et solennelle il avoit demandé qu’on brûlât ses papiers ; elle se reprocha de n’avoir point obéi plutôt, et décida que dès le lendemain elle répareroit sa négligence.