Les Mystères d’Udolphe/3/6

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (3p. 155-166).

CHAPITRE VI.

Emilie resta dans sa chambre pendant une partie de la matinée, sans recevoir aucun ordre de Montoni, et sans voir personne que les hommes armés qui passoient le long de la terrasse. Son inquiétude pour sa tante l’emporta à la fin sur l’horreur de parler à ce barbare. Elle se décida à l’aller trouver, pour obtenir la permission de voir madame Montoni.

Il devenoit trop certain, par l’absence prolongée d’Annette, qu’il étoit arrivé quelque accident à Ludovico, et qu’elle étoit encore en prison. Emilie résolut donc de visiter la chambre où la pauvre Annette s’étoit fait entendre, et si cette fille y gémissoit encore, d’informer Montoni de sa triste situation.

Elle sortit, et gagna la galerie du sud. Il étoit midi.

Les lamentations d’Annette s’entendoient à l’extrémité de la galerie : elle déploroit son sort et celui de Ludovico. Elle dit à Emilie qu’elle mourroit de faim si elle n’étoit libre à l’instant. Emilie répondit qu’elle alloit demander sa liberté à Montoni ; mais la peur de la faim céda pour le moment à la peur du signor ; et quand Emilie la laissa, elle la prioit avec instance de ne pas découvrir l’asyle où elle s’étoit cachée.

Emilie s’approcha de la grande salle ; et le bruit qu’elle entendit, les gens qu’elle rencontra, renouvelèrent toutes ses alarmes. Ces derniers néanmoins paroissoient pacifiques. Ils la regardoient avec avidité, lui parloient même quelquefois. En traversant la salle pour se rendre au salon de cèdre, où Montoni se tenoit ordinairement, elle vit sur le pavé des débris d’épée, des lambeaux teints de sang ; elle s’attendoit presque à trouver un corps mort ; mais elle n’eut pas cet affreux spectacle. En avançant, elle distingua des voix. La crainte de paroître devant tant d’étrangers, la crainte sur-tout d’irriter Montoni par une visite imprévue, ébranlèrent presque sa résolution. Elle cherchoit des yeux, sous les longues arcades, un domestique pour l’annoncer ; il n’en paroissoit point. Les accens qu’elle entendoit n’étoient point ceux de la colère. Elle reconnut les voix de quelques convives de la veille. Elle alloit frapper quand Montoni parut lui-même. Emilie trembla, devint muette ; et Montoni, dans une extrême surprise, peignit sur sa physionomie tous les mouvemens qui l’agitoient. Emilie oublia ce qu’elle avoit à dire ; elle ne s’informa pas de sa tante ; elle ne demanda rien pour Annette, et resta pétrifiée.

Montoni lui demanda d’un ton sévère ce qu’elle avoit entendu de l’entretien. Elle l’assura qu’elle n’étoit point venue dans l’intention d’écouter ses secrets, mais d’implorer sa clémence, et pour sa tante, et pour Annette. Montoni parut en douter. Il la regarda fixement avec des yeux perçans ; et l’inquiétude qu’il ressentoit ne pouvoit venir d’un intérêt frivole. Emilie finit par le conjurer de lui permettre de visiter sa tante. Il répondit par un sourire plein d’amertume, qui confirma ses craintes pour sa tante, et qui ne lui laissa pas le courage de renouveler ses sollicitations.

Pour Annette, dit-il, allez trouver Carlo, il la délivrera. L’insensé qui l’a enfermée n’est plus. Emilie frémit. Mais ma tante, signor, lui dit-elle ; ah ! parlez-moi de ma tante.

On en a soin, reprit Montoni : je n’ai pas le temps de répondre à vos oiseuses questions.

Il vouloit s’éloigner ; Emilie le conjura de lui apprendre où étoit madame Montoni. Il s’arrêta… Tout-à-coup la trompette sonna. Au même instant elle entendit des chevaux et des voix confuses. Au son de la trompette, Montoni avoit traversé le vestibule. Emilie ne savoit pas si elle le suivrait. Elle apperçut, au-delà des longues arcades qui s’ouvroient sur la cour, un parti de cavaliers ; elle crut voir, autant que la distance et son trouble le lui permettoient, que c’étoient les mêmes dont quelques jours avant elle avoit vu le départ. Elle n’eut pas le temps de prolonger son examen. Ceux qui se trouvoient dans le salon étoient accourus dans la salle, et de toutes les parties du château, les autres hommes s’y rendirent. Emilie se pressa de se réfugier dans son appartement ; elle y fut poursuivie par des images horribles. La manière, les expressions de Montoni, quand il avoit parlé de sa femme, confirmoient ses plus noirs soupçons. Elle étoit absorbée dans ces sombres pensées lorsqu’elle apperçut le vieux Carlo.

Chère dame, lui dit-il, je n’ai pas encore pu m’occuper de vous. Je vous apporte du fruit et du vin ; vous devez en avoir besoin.

Je vous remercie, Carlo, dit Emilie. Est-ce le signor qui vous a fait souvenir de moi ?

Non, signora, reprit Carlo ; son Excellence a trop d’affaires pour cela.

Emilie renouvela ses questions sur le destin de madame Montoni ; mais Carlo, pendant qu’on l’enlevoit, étoit à l’autre extrémité du château, et depuis ce moment il n’en avoit rien appris.

Pendant qu’il lui parloit, Emilie le regardoit fixement, et ne pouvoit démêler si c’étoit de sa part ignorance ou dissimulation, ou crainte d’offenser son maître. Il répondit très-laconiquement à ses questions sur les débats de la veille ; mais il lui dit que les disputes étoient pacifiées, et que le signor croyoit s’être trompé en soupçonnant ses hôtes. Le combat n’a pas eu d’autre cause, ajouta Carlo. Mais je me flatte de ne jamais voir un tel spectacle dans ce château, quoiqu’on y prépare d’étranges choses. Elle le pria de s’expliquer. Ah ! signora, dit-il, il ne me convient pas de trahir aucun secret, ni d’exprimer toute ma pensée. Le temps dévoilera tout.

Elle le pria de délivrer Annette, lui désigna la chambre où cette pauvre fille étoit emprisonnée ; Carlo lui promit de la satisfaire. Comme il partoit, elle lui demanda quelles étoient les personnes nouvellement arrivées ; sa conjecture se vérifia, c’étoit Verezzi avec sa troupe.

Ce court entretien éclaircit un peu les idées sombres d’Emilie : c’étoit une consolation pour elle, que d’entendre dans ce château l’accent de la pitié.

Une heure se passa sans qu’Annette parût : enfin elle vint en sanglotant, et s’écriant, Ludovico ! Ludovico !

— Ma pauvre Annette, asseyez-vous bien vite, dit Emilie.

— Qui l’auroit prévu, mademoiselle ! ô misérable jour ! ô jour affreux ! Elle continua de gémir et de se lamenter : la mort, lui dit Emilie, la mort nous enlève souvent nos amis les plus chers. Soumettons-nous aux volontés du ciel : nos pleurs, hélas ! ne raniment point leur cendre.

Annette ôta son mouchoir de dessus ses yeux.

— Vous rencontrerez Ludovico dans un meilleur monde, je l’espère, dit Émilie.

— Oui, mademoiselle, dit Annette ; mais j’espère bien le rencontrer encore dans celui-ci, quoiqu’il en soit bien blessé !

— Blessé ! s’écria Émilie. Il vit donc ?

— Oui, mademoiselle ; mais sa blessure est terrible : il ne pouvoit venir me délivrer. On le croyoit mort d’abord, et lui-même ne se trouvoit pas bien jusqu’à ce moment.

— Ma chère Annette, je me réjouis de savoir qu’il existe.

La douleur d’Annette étant un peu calmée, Émilie l’envoya faire des recherches sur sa maîtresse ; elle n’en put recevoir aucune lumière. Les uns ignoroient son sort, et les autres probablement avoient ordre de le cacher.

Émilie resta dans une grande affliction, dans une grande inquiétude : elle ne fut d’ailleurs dérangée par aucun message de Montoni.

Les deux jours suivans s’écoulèrent sans aucun incident remarquable, et sans qu’elle pût se procurer le moindre éclaircissement sur madame Montoni. Le soir du deuxième jour, Emilie se mit au lit après le départ d’Annette ; mais son esprit fut assailli des images les plus effrayantes, et telles, qu’une si longue incertitude pouvoit bien les lui suggérer. Incapable de s’oublier, incapable de vaincre les fantômes qui l’obsédoient, elle se leva de son lit, et ouvrit sa fenêtre pour respirer un air plus frais.

La nuit étoit obscure et silencieuse, les étoiles seules aidoient à distinguer les plus hautes montagnes, les tours occidentales, et les remparts au-dessous, où se promenoit une seule sentinelle. Quelle image de repos présentait cet aspect ! Les passions terribles et féroces, qui si souvent agitaient les habitans de ce château, sembloient alors anéanties dans le sommeil. Le cœur d’Emilie n’en jouissoit pas ; mais ses douleurs, quoique profondes, retenoient quelque chose de la douceur de son esprit. Son affliction étoit silencieuse ; elle pleuroit et enduroit. Ce n’étoit pas l’impétueuse énergie de la passion, qui, à l’aide d’une imagination ardente, franchit par la pensée tous les obstacles, et vit dans le monde qu’elle se crée.

L’air la rafraîchit ; elle resta à sa fenêtre ; elle considéroit tant d’astres éclatans, étincelant sur l’azur des cieux, et roulant sans se confondre dans l’espace. Elle se rappela combien de fois, avec son père chéri, elle avoit observé leur marche et remarqué leur cours. Ces réflexions la conduisirent à d’autres, et réveillèrent presqu’également et sa douleur et sa surprise.

Elles lui retracèrent l’étrange tableau des tristes événemens qui avoient succédé aux premières douceurs de sa vie. Emilie, si doucement élevée, si tendrement aimée ; Emilie qui avoit connu et la bonté et le bonheur ! ses dernières secousses, sa situation présente dans une terre étrangère, dans un château isolé ! environnée de tous les vices, exposée à toutes les violences, elle croyoit faire le rêve d’une imagination malade, et ne pouvoit se persuader que tant de maux fussent des réalités. Elle pleuroit à la seule pensée de ce que ses parens eussent souffert, s’ils avoient pu prévoir les infortunes qui l’attendoient.

Elle, leva les yeux vers le ciel, et observa la même planète qu’elle avoit remarquée en Languedoc la nuit qui précéda la mort de son père. Elle se trouvait au-dessus des tours orientales du château. Emilie se rappela l’entretien relatif à l’état des ames ; elle se rappela aussi la musique qu’elle avoit entendue, et dont sa tendresse, en dépit de sa raison, avoit admis le sens superstitieux. Ces souvenirs redoublèrent ses larmes ; elle céda à sa rêverie. Tout-à-coup les sons d’une musique douce parurent traverser les airs. Une crainte superstitieuse s’empara d’elle ; elle écouta quelques momens dans une attente pénible, et s’efforça de recueillir ses pensées et de recourir à sa raison. Mais la raison humaine n’a pas plus d’empire sur les fantômes de l’imagination, que les sens n’ont de moyens pour juger la forme de ces corps lumineux qui brillent et s’éteignent tout-à-coup pendant l’obscurité des nuits.

La surprise d’Emilie à ces accords si doux et si délicieux, étoit pour le moins excusable. Il y avoit long-temps, bien long-temps qu’elle n’avoit entendu la moindre mélodie. Les sons aigus du fifre et de la trompette étoient la seule musique que l’on connut dans Udolphe.

Quand ses esprits furent un peu remis, elle essaya de s’assurer de quel côté venoient les sons. Elle crut reconnoître qu’ils partoient d’en bas ; mais elle ne put distinguer s’ils venoient de dessus la terrasse ou de quelque chambre du château. La crainte et la surprise cédèrent bientôt au charme d’une harmonie que le silence de la nuit rendoit plus touchante. Bientôt elle sembla s’éloigner, s’affoiblir successivement, et enfin cessa tout-à-fait.

Emilie continuoit d’écouter, plongée dans ce doux repos où une musique suave laisse l’esprit. Les sons ne revinrent plus. Ses pensées errèrent long-temps sur une circonstance si étrange ; il étoit singulier d’entendre à minuit de la musique, lorsque tout le monde devoit, depuis plusieurs heures, être endormi, et dans un château où, depuis tant d’années, on n’avoit rien entendu qui ressemblât à de l’harmonie. De longues souffrances avoient rendu son esprit sensible à la terreur, et susceptible de superstition. Il lui sembla que son père avoit pu lui parler par ces accords, pour lui inspirer de la consolation et de la confiance sur le sujet dont alors elle étoit occupée. La raison lui dit néanmoins que cette conjecture étoit ridicule, et elle ne s’y attacha pas ; mais par une inconséquence naturelle à une imagination vive, elle se livra à de plus bizarres idées ; elle se rappela l’événement singulier qui avoit donné le château à son possesseur actuel ; elle considéra la manière mystérieuse dont l’ancienne propriétaire avoit disparu ; jamais on n’avoit rien su d’elle ; et son esprit fut frappé d’une sorte de crainte. Il n’y avoit nulle liaison apparente entre cet événement et la musique qu’elle venoit d’entendre, et pourtant elle crut que ces deux choses se tenoient par quelque lien secret. À cette idée une sueur froide la saisit : elle porta des yeux égarés sur l’obscurité de sa chambre, et le silence morne qui y régnoit ne fit qu’affecter de plus en plus son imagination.

À la fin elle quitta la fenêtre ; mais ses jambes lui manquèrent en approchant de son lit. Elle s’arrêta, et regarda autour d’elle. Sa lampe, seule lumière qui éclairât ce vaste appartement, étoit prête à s’éteindre ; elle frémit de l’obscurité où elle alloit se trouver. Honteuse bientôt de sa foiblesse, elle se remit au lit, et ne put y trouver le sommeil. Elle rêva sur le nouvel incident qui venoit de se présenter, et résolut d’attendre la nuit suivante à la même heure, pour épier le retour de la musique. Si ces accords sont humains, disoit-elle, probablement ils se feront encore entendre.