Les Mystères d’Udolphe/4/4

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 62-89).

CHAPITRE IV.

Quand Montoni fut informé de la mort de son épouse, et qu’il considéra qu’elle étoit morte sans lui donner la signature qui étoit si nécessaire à l’accomplissement de ses désirs, aucun sentiment de décence n’arrêta l’expression de son ressentiment. Emilie eut grand soin d’éviter sa présence, et durant deux jours et deux nuits elle veilla presque constamment le corps de sa malheureuse tante. Son cœur, profondément touché du destin de ce triste objet, oublioit toutes ses fautes, ses injustices, et la dureté de sa domination ; elle ne se rappeloit que ses souffrances, et ne pensoit à elle qu’avec une tendre pitié. Cependant elle rêvoit parfois à l’étrange aveuglement devenu si fatal à sa tante, et qui l’enveloppoit elle-même dans un labyrinthe d’infortunes, dont elle ne découvroit aucun moyen de s’échapper. Avoir épousé Montoni ! Mais quand elle méditoit sur une telle circonstance, c’étoit avec chagrin et non avec colère ; elle la plaignoit et ne lui reprochoit rien.

Ses pratiques pieuses ne furent nullement troublées par Montoni : il évitoit la chambre où l’on gardoit les restes de son épouse, et même cette partie du château, comme s’il eût craint la contagion de la mort. Il ne paroissoit pas qu’il eût rien ordonné relativement aux funérailles. Emilie craignit que ce ne fût une insulte à la mémoire de madame Montoni ; mais elle fut délivrée de cette crainte, quand, le soir du second jour, Annette vint l’informer que l’enterrement seroit pour la nuit. Elle savoit bien que Montoni ne s’y trouverait pas ; il lui étoit déchirant de penser que le cadavre de son infortunée tante passeroit au tombeau sans qu’un parent ou un ami lui rendît les derniers devoirs. Elle se décida à les remplir sans qu’aucune considération pût l’en détourner ; sans ce motif, elle eût frémi d’accompagner le convoi sous la voûte froide de la chapelle ; elle devoit y suivre des hommes dont le maintien et la figure annonçoient autant de meurtriers ; à minuit, à cette heure de silence et de mystère, choisie par Montoni pour livrer à l’oubli les restes d’une épouse, dont sa conduite trop barbare avoit du moins précipité la fin.

Emilie pénétrée de douleur et de respect, et secondée par Annette, disposa le corps, pour la sépulture ; elles l’enveloppèrent, le couvrirent d’un linge, et attendirent jusqu’à minuit. Elles entendirent à ce moment venir les hommes qui devoient le déposer au sein paisible de la terre. Emilie eut peine à contenir son agitation quand la porte s’ouvrit, et que leurs figures grossières se distinguèrent à la clarté de leurs torches. Deux d’entr’eux, sans parler, levèrent le corps sur leurs épaules, et le troisième les précédant avec un flambeau allumé, ils descendirent tous au tombeau qui se trouvoit dans le souterrain, sous la chapelle.

Ils avoient à traverser deux cours du côté de l’aile orientale du château ; cette partie tenoit à la chapelle, et étoit, comme elle, tout en ruine. Le silence et l’obscurité de ces cours avoient alors peu de pouvoir sur l’esprit d’Emilie ; elle étoit occupée d’idées bien plus lugubres : elle entendoit à peine le cri sourd et effrayant des oiseaux de nuit nichés dans les décombres, et ne remarquoit même pas le vol croisé des chauve-souris. Quand elle entra dans la chapelle, et qu’elle eut traversé les arcades ruinées, les porteurs s’arrêtèrent au haut de quelques degrés qui conduisoient à une porte basse. Leur camarade descendit pour ouvrir, et Emilie découvrit l’abîme ténébreux ; elle vit le cercueil de sa tante porté jusqu’à la dernière marche, et le brigand qui tenoit la torche, avancer pour le recevoir. Tout son courage s’anéantit dans une inexprimable émotion de douleur et d’effroi ; elle se tourna pour chercher le bras d’Annette, qui restoit froide et tremblante ainsi qu’elle. Elle s’arrêta si long-temps sur le haut de cet escalier, que la lueur de la torche commençoit à passer sur les piliers de la chapelle, et que les hommes étoient déjà loin d’elle. L’obscurité qui l’enveloppoit ayant réveillé ses autres craintes, et le sentiment de ce qu’elle croyoit son devoir ayant vaincu sa répugnance, elle descendit dans le caveau, guidée par le retentissement des pas et le foible rayon qui perçoit les ténèbres : le bruit d’une pesante grille, qui tourna sur ses gonds, pour laisser passer le corps, donna à Emilie une nouvelle secousse.

Après une pause d’un moment, elle avança et entra sous la voûte ; elle vit, entre les arches, les hommes qui déposoient le corps sur le bord d’une fosse ouverte. Là se trouvoit un autre serviteur de Montoni, et un prêtre qu’elle n’aperçut que lorsqu’il commença le service. À ce moment elle leva les yeux, elle vit la figure vénérable d’un religieux, et l’entendit d’une voix basse, mais solennelle et touchante, commencer l’office pour les morts. À l’instant où le corps fut placé dans la terre, le tableau étoit tel, que le sombre pinceau du Dominicain même n’eût pas dédaigné de le saisir. Les traits farouches, le costume bizarre de ces Condottieri penchés avec leurs torches sur le tombeau où le cercueil étoit descendu ; la figure vénérable du moine, enveloppé de longues draperies blanches, et dont le capuchon, rejeté par derrière, faisoit ressortir une figure pâle, où l’éclat des flambeaux laissoit voir l’affliction adoucie par la pitié, et quelques cheveux blancs échappés au ravage du temps ; l’attitude touchante d’Emilie, appuyée sur Annette, à moitié détournée, le visage à demi-couvert d’un voile ; la douceur, la beauté de ses traits, sa douleur trop accablante qui ne pouvoit verser des larmes, en confiant à la terre la dernière parente qu’elle eût encore ; les reflets de lumière sous les voûtes, l’inégalité du terrain, qui récemment avoit reçu d’autres corps, l’obscurité générale du lieu de la scène : tant de circonstances réunies auroient entraîné l’imagination d’un spectateur à quelqu’événement plus horrible peut-être que l’enterrement de l’insensée et malheureuse madame Montoni.

Quand le service fut fini, le Père regarda Emilie avec attention et surprise ; il paroissoit qu’il vouloit lui parler ; mais la présence des Condottieri le retint. En retournant aux cours, ils se permirent d’indécentes plaisanteries sur son état et ses cérémonies. Il les endura en silence, et demanda pour toute grâce qu’on le remenât sain et sauf à son couvent. Emilie l’écouta avec un extrême intérêt, et se sentit glacée d’horreur. Arrivée dans la cour, le moine lui donna sa bénédiction, et, après un regard de pitié, prit le chemin du portail avec un homme qui tenoit une torche. Annette en prit une autre, et conduisit Emilie dans son appartement. La physionomie de ce Père, sa tendre expression de pitié, avoient ému le cœur d’Emilie : c’étoit à ses vives instances que Montoni avoit accordé qu’un prêtre vînt rendre à son épouse les devoirs religieux ; Emilie n’en savoit pas plus. Annette lui dit qu’il habitoit un monastère dans les montagnes, à quelques milles de là. Le supérieur, qui redoutoit Montoni et les siens autant qu’il pouvoit les haïr, avoit probablement craint de l’offenser par un refus, et avoit ordonné au moine d’officier à ces funérailles. La charité chrétienne et la sainteté du devoir qu’il s’agissoit de remplir, avoient vaincu sa répugnance à pénétrer dans les murs du château. Le sol de la chapelle étoit un terrain consacré, et l’on ne pouvoit rien objecter à l’inhumation exigée pour l’infortunée signora.

Emilie passa plusieurs jours dans une retraite absolue, dans la terreur pour elle-même, et dans le regret pour sa malheureuse tante. Elle se détermina enfin à tenter un nouvel effort pour obtenir de Montoni qu’il la laissât retourner en France. Elle n’osoit se livrer à aucune conjecture sur les motifs qu’il pouvoit avoir pour la retenir ; elle étoit trop certaine qu’il vouloit la garder, et son premier refus ne lui laissoit guère d’espérance. L’horreur que sa présence lui causoit, lui faisoit différer de jour en jour son audience. Elle fut enfin tirée de cette incertitude par un message de Montoni lui-même, qui désiroit de lui parler à l’heure qu’il indiquoit. Elle commençoit à se flatter que, sa tante n’étant plus, il alloit renoncer à une autorité usurpée ; elle se rappela tout à coup que ces propriétés si long-temps contestées étoient actuellement les siennes ; elle craignit que Montoni ne mît un stratagème en œuvre pour se les faire livrer, et ne la tînt jusque-là prisonnière. Cette pensée, au lieu de l’abattre, ranima les puissances de son âme et remonta tout son courage ; elle auroit tout livré pour assurer le repos de sa tante, mais elle se résolut à ce qu’aucune persécution personnelle n’eût le pouvoir de lui faire rien céder. C’étoit surtout pour Valancourt qu’elle prétendoit garder son héritage ; il lui ménageroit une aisance qui détermineroit leur bonheur. À cette idée, elle sentit bien toute sa tendresse ; elle anticipa le moment où son amitié généreuse diroit à Valancourt que tous ces biens étoient à lui ; elle voyoit le sourire qui animeroit ses traits, le regard affectueux qui exprimeroit sa joie et toute sa reconnoissance ; elle crut à cet instant qu’elle pouvoit braver tous les maux que l’infernale méchanceté de Montoni pourrait vouloir lui préparer. Elle se souvint alors, et pour la première fois depuis la mort de madame Montoni, qu’elle avoit des papiers relatifs à ces biens, et elle résolut de les chercher aussitôt que Montoni auroit terminé l’entretien.

C’est dans une telle disposition qu’elle vint le trouver à l’heure prescrite ; elle attendoit qu’il eût parlé avant de renouveler sa prière. Il étoit avec Orsino et un autre officier, et près d’une table couverte de papiers dont il paroissoit prendre lecture.

Je vous ai fait demander, Emilie, dit Montoni en levant la tête ; je désire que vous soyez témoin d’une affaire que je termine avec mon ami Orsino. Tout ce qu’on demande de vous, c’est de signer ce papier. Il en prit un, en marmota quelques lignes, le remit sur la table, et lui donna une plume. Elle la prit, et alloit écrire. Le dessein de Montoni lui vint soudainement à l’esprit comme un trait de lumière. Elle trembla, laissa tomber sa plume, et refusa de signer sans lire. Montoni affecta de sourire ; et, reprenant le papier, il feignit de lire une seconde fois, ainsi que déjà il l’avoit fait. Emilie frémit de son danger, et, surprise elle-même de cet excès de crédulité qui avoit pensé la trahir, elle refusa positivement toute espèce de signature. Montoni, quelque temps, continua ses plaisanteries ; mais quant à sa persévérance, il comprit qu’elle le devinoit ; il changea sa manière, et lui commanda de le suivre. Dès qu’ils furent seuls, il lui dit qu’il avoit voulu, et pour elle et pour lui, prévenir un débat inutile dans une affaire où sa volonté étoit la justice, et sauroit devenir une loi ; qu’il aimoit mieux la déterminer que la contraindre, et qu’il falloit qu’elle remplît son devoir.

Moi, comme l’époux de la feue signora Montoni, ajouta-t-il, je deviens l’héritier de tout ce qu’elle possédoit ; les biens qu’elle me refusa pendant qu’elle existoit, ne sauroient plus tomber que dans mes mains. Je voudrois, pour votre intérêt, vous ôter l’idée ridicule qu’elle vous donna en ma présence, que ses biens seroient à vous, si elle mouroit sans me les céder. Elle savoit bien, à ce moment, qu’elle ne pouvoit m’en priver après elle. Je pense que vous avez trop de raison pour provoquer mon ressentiment par une réclamation injuste. Je ne suis pas dans l’habitude de flatter ; vous pouvez donc regarder mes éloges comme sincères. Vous possédez un jugement supérieur à celui de votre sexe ; vous n’avez aucune de ces foiblesses qui marquent trop souvent le caractère des femmes, l’avarice, l’amour du pouvoir, qui fait trouver aux femmes tant de plaisir à contredire, et qui les fait disputer alors même qu’elles ne peuvent dominer ; si je comprends bien votre disposition et vos idées, vous avez un souverain mépris pour les foiblesses de votre sexe.

Montoni s’arrêta, Emilie garda le silence ; elle le connoissoit trop à fond pour croire qu’il condescendît à une flatterie semblable, s’il ne la croyoit nécessaire à son intérêt. Il n’avoit pas nommé la vanité au nombre des foiblesses des femmes, mais il étoit évident qu’il la jugeoit prédominante, puisqu’il sacrifioit à celle d’Emilie le caractère et l’intelligence de son sexe tout entier.

Jugeant comme je le fais, reprit Montoni, je ne puis pas croire que vous cherchiez à élever une contestation inutile. Je ne crois même pas que vous désiriez acquérir ou posséder quelque propriété à laquelle la justice ne vous donne aucun droit. Je crois à propos de vous donner l’alternative. Si vous vous formez une exacte opinion du sujet que nous traitons, vous serez dans peu de temps reconduite en France. Si vous êtes assez malheureuse pour rester dans l’erreur où votre tante vous a mise, vous resterez ma prisonnière jusqu’à ce que vous ouvriez les yeux.

Emilie lui dit d’un ton calme :

Je ne suis pas assez peu instruite des lois relatives à ce sujet pour m’abuser d’après une assertion quelconque : la loi me donne les propriétés en question, ma main ne trahira pas mes droits.

Je me suis trompé, à ce qu’il paroît, dans l’opinion que j’avois de vous, dit Montoni avec sévérité ; vous parlez avec hardiesse, avec présomption, sur un sujet que vous n’entendez même pas. Je veux bien, pour une fois, pardonner l’entêtement de l’ignorance ; la foiblesse de votre sexe, dont vous ne paroissez pas exempte, comporte aussi cette indulgence. Mais si vous persistez, vous avez tout à craindre de ma justice.

— De votre justice, monsieur, répondit Emilie, je n’aurai rien à craindre, j’ai tout à espérer.

Montoni la regarda avec impatience, et sembla méditer sur ce qu’il alloit lui dire.

— Je vois que vous êtes assez foible pour en croire une assertion ridicule ; j’en suis fâché pour vous. Quant à moi, elle m’importe fort peu. Votre crédulité trouvera son châtiment dans ses suites, et je plains la foiblesse d’esprit qui vous expose aux punitions que vous me forcez à vous préparer.

Vous trouverez, monsieur, dit Emilie avec douceur et dignité, vous trouverez la force de mon esprit égale à la justice de ma cause ; et je puis souffrir avec courage quand je résiste à l’oppression.

Vous parlez comme une héroïne, dit Montoni avec mépris ; nous verrons si vous souffrirez de même.

Emilie garda le silence, et il sortit.

En se rappelant qu’elle résistoit ainsi pour les intérêts de Valancourt, elle sourit avec complaisance aux souffrances dont on la menaçoit. Elle alla chercher la place que sa tante avoit indiquée pour le dépôt des papiers relatifs à ses biens ; elle les trouva comme on le lui avoit marqué. Mais comme elle ne connoissoit pas un lieu plus sûr pour les cacher, elle les remit sans examen, et craignit de se laisser surprendre, si elle essayoit de les lire.

Retournée dans sa solitude, elle réfléchit aux paroles de Montoni et aux risques qu’elle courroit en s’opposant à sa volonté. Son pouvoir, en ce moment, lui parut moins terrible qu’il ne l’avoit encore été. Un orgueil sacré pénétroit alors son cœur ; il lui apprenoit à s’élever contre l’oppression de l’injustice, à se glorifier presque dans une résignation tranquille, puisque l’intérêt de Valancourt seroit le principe de son courage. Elle sentit pour la première fois sa supériorité sur Montoni lui-même, et méprisa l’autorité que jusqu’alors elle avoit redoutée.

Pendant qu’elle méditoit, un éclat de rire s’éleva de la terrasse ; et allant à la fenêtre, elle vit avec une surprise inexprimable trois dames, parées à la mode de Venise, qui se promenoient avec plusieurs cavaliers ; elle regardoit avec un étonnement qui la retint à la fenêtre sans qu’elle songeât qu’on pourrait la remarquer. Lorsque le groupe passa au-dessous, une des étrangères leva la tête. Emilie aperçut les traits de la signora Livona, dont les manières l’avoient tant séduite le jour d’après son arrivée à Venise, et qui, ce même jour, avoit été admise à la table de Montoni. Cette découverte causa à Emilie une joie mêlée de quelqu’incertitude ; c’étoit un sujet de satisfaction que de voir une personne aussi aimable que le paroissoit la signora Livona, dans le lieu même qu’elle habitoit. Néanmoins, à son arrivée au château dans une circonstance semblable, au genre de sa parure, qui n’annonçoit pas qu’on l’y forçât, il s’élevoit un soupçon pénible sur ses principes et sur son caractère ; mais cette pensée révoltoit si fort Emilie, dont la séduisante signora avoit gagné les affections, qu’elle aima mieux ne songer qu’à ses grâces, et bannit presqu’entièrement tout le reste de sa pensée.

Lorsqu’Annette entra dans sa chambre, elle lui fit des questions sur l’arrivée des étrangères. Annexe étoit aussi empressée de répondre qu’Emilie elle-même de savoir.

— Elles sont venues de Venise, mademoiselle, dit Annette, avec deux signors. J’ai été bien contente, je vous jure, de voir encore quelques visages chrétiens. Mais que prétendent-elles en venant ici ? il faut qu’elles soient bien folles pour venir dans un lieu pareil ; et elles y viennent très-librement, car je me flatte qu’elles sont assez gaies.

— On les a fait prisonnières peut-être ! dit Emilie.

— Fait prisonnières ! s’écria Annette ; oh ! non, mademoiselle ; non, non, elles ne le sont pas. Je me souviens bien d’avoir vu une d’entr’elles à Venise. Elle est venue deux ou trois fois à la maison. Vous le savez, mademoiselle, et on disoit, mais je n’en crois pas un mot, on disoit que monsieur l’aimoit plus qu’il n’auroit fallu. Pourquoi, dans ce cas, disois-je, pourquoi la conduire chez madame ? C’est vrai, disoit Ludovico ; mais il avoit bien l’air d’en savoir davantage.

Emilie pria Annette de s’informer avec détail de ce qu’étoient ces dames, et de tout ce qui avoit rapport à elles. Ensuite elle changea de sujet, et parla de la France.

— Ah ! mademoiselle, nous ne la verrons plus, dit Annette presqu’en pleurant. Je me repens bien de mes voyages.

Emilie essaya de la consoler et de l’égayer, en lui donnant une espérance qu’elle osoit à peine concevoir.

— Oh ! comment, comment, mademoiselle, avez-vous pu laisser la France et quitter M. de Valancourt ? disoit Annette en sanglotant. Je… je suis sûre que si Ludovico avoit été en France, je ne m’en serois pas éloignée.

— Pourquoi vous plaignez-vous d’avoir quitté la France ? dit Emilie qui s’efforçoit de sourire ; si vous y étiez restée, vous n’auriez pas trouvé Ludovico.

— Ah ! mademoiselle, je désire seulement me voir dehors de cet affreux château, et vous servir en France ; je ne demande rien autre chose.

— Je vous remercie, ma bonne Annette, de ce témoignage d’affection. Le temps viendra, j’espère, où vous vous souviendrez avec plaisir d’avoir formé un pareil vœu.

Annette sortit pour aller aux informations, Emilie chercha à oublier ses inquiétudes en se livrant aux scènes imaginaires que les poètes ont aimé à peindre. Elle put encore s’apercevoir de l’irrésistible empire du moment sur le goût et les facultés. Il faut que l’esprit soit libre pour goûter même les plaisirs les plus abstraits. L’enthousiasme du génie, les peintures les plus vives lui paroissoient froides et sombres. Pendant qu’elle tenoit son livre, elle s’écria involontairement : Sont-ce donc-là ces passages que je lisois avec délices ? Où donc en existoit le charme ? Étoit-ce dans mon esprit ou dans celui du poète ? C’étoit dans tous les deux, dit-elle après un instant de silence ; mais le feu du poète est inutile si l’esprit de son lecteur n’est pas monté au ton du sien, quelqu’inférieur que d’ailleurs il lui soit.

Emilie auroit volontiers suivi des réflexions qui pouvoient au moins la distraire ; mais elle apprit encore que la pensée n’est pas toujours guidée même par la volonté, et la sienne revint à la considération de ses malheurs.

Sur le soir, craignant de se hasarder aux remparts où elle se trouveroit exposée aux regards des associés de Montoni, elle se promena, pour prendre l’air, dans la galerie qui menoit à sa chambre. En arrivant au bout, elle entendit de loin de longs éclats de rire et de gaîté. C’étoient des transports de débauche, et non les élans modérés d’une joie douce et honnête. Ils sembloient venir du côté que Montoni habitoit ordinairement. Un tel bruit, à ce moment, lorsque sa tante étoit à peine expirée, la choqua extrêmement, et lui parut une conséquence de la dernière conduite tenue par Montoni.

En écoutant, elle crut qu’elle distinguoit différentes voix de femmes mêlées avec les autres ; cette découverte confirma ses soupçons sur Livona et ses compagnes : il étoit évident que ce n’étoit pas de force qu’elles se trouvoient dans le château. Emilie se voyoit dans les sauvages retraites des Apennins, entourée par des hommes qu’elle regardoit comme des brigands, et au milieu d’un théâtre de vices qui la faisoit frémir d’horreur. À ce moment, le présent et l’avenir se développèrent à son imagination ; l’image de Valancourt perdit son influence, et la crainte ébranla toutes ses résolutions : elle pensa qu’elle comprenoit toutes les horreurs que Montoni préparoit contre elle, et trembla de la vengeance à laquelle il pourroit se livrer sans remords. Elle se décida presqu’à lui céder les propriétés contestées, s’il l’en sommoit encore, et à racheter ainsi sa sûreté et sa liberté ; mais alors le souvenir de Valancourt revenoit déchirer son âme, et la replonger dans les angoisses du doute.

Elle continua sa promenade jusqu’à ce que les ombres du soir eussent répandu leur obscurité incertaine sur les vitrages colorés des fenêtres, et rembruni les boiseries de chêne qui l’entouroient. L’extrémité du corridor étoit devenue tellement sombre, qu’à peine distinguoit-on la fenêtre qui le terminoit.

Tout le long des voûtes et des passages au-dessous, les éclats de rire se prolongeoient, et venoient retentir jusqu’aux parties les plus écartées. Le calme absolu qui suivoit, en paroissoit plus effrayant. Emilie cependant qui ne vouloit point retourner à sa chambre isolée avant qu’Annette fût revenue, arpentoit toujours la galerie. Elle passa devant l’appartement où elle avoit une fois osé lever un voile, et où elle avoit vu un si hideux spectacle, qu’elle ne pouvoit encore se le rappeler sans horreur. Ce souvenir lui revint tout à coup. Il amena avec lui des réflexions plus terribles que jamais, et telles que la dernière conduite de Montoni pouvoit bien les lui suggérer. Elle se hâta de quitter la galerie pendant qu’elle conservoit encore assez de force pour le faire ; elle entendit quelques pas derrière elle. Ce pouvoit être ceux d’Annette ; mais tournant les yeux avec crainte, elle démêla, au travers de l’obscurité, une grande figure qui la suivoit ; toutes les horreurs de cette chambre lui revinrent à l’esprit, et le moment d’après, elle se trouva serrée dans les bras d’une personne, et entendit une voix qui murmuroit à son oreille.

Quand elle eut le pouvoir de parler ou de distinguer quelques sons, elle demanda qui est-ce qui la tenoit ?

— C’est moi, reprit la voix. Pourquoi donc vous alarmez-vous ?

Elle regarda la figure qui parloit ; mais la foible clarté que répandoit une haute fenêtre, ne laissoit pas reconnoître ses traits.

— Qui que vous soyez, dit Emilie d’une voix tremblante, pour l’amour de Dieu, laissez-moi.

— Ma charmante Emilie, dit l’homme, pourquoi vous séquestrer ainsi dans ce lieu obscur, lorsque tant de gaîté règne en bas ? Suivez-moi au salon de cèdre. Vous en serez le plus bel ornement ; vous ne regretterez pas l’échange.

Emilie dédaigna de répondre, et s’efforça de se délivrer.

— Promettez que vous viendrez, continua-t-il, et je vous lâcherai au même instant. Mais d’abord donnez-m’en la récompense.

— Qui êtes-vous ? demanda Emilie avec autant d’indignation que d’effroi, et faisant effort pour s’échapper ; qui êtes-vous, vous qui avez la cruauté de m’insulter ainsi ?

— Pourquoi m’appeler cruel ? dit l’homme. Je voudrois vous tirer de cette solitude affreuse, et vous mener dans une société riante. Ne me connoissez-vous pas ?

Emilie se ressouvint alors faiblement qu’il étoit un des officiers qui se trouvoient rangés autour de Montoni le matin qu’elle l’alla trouver. — Je vous rends grâce d’une si bonne intention, répliqua-t-elle sans paroître le comprendre ; mais ce que je désire le plus, c’est que vous me lâchiez à cet instant.

— Charmante Emilie, lui dit-il, abandonnez ce goût de solitude. Suivez-moi dans la compagnie, et venez éclipser toutes les beautés qui la composent ; vous seule méritez mon amour. — Il essaya de baiser sa main ; mais la force de l’indignation lui donna celle de se dégager, et elle se sauva dans sa chambre. Elle en ferma la porte avant qu’il y fût arrivé. Elle se barricada, et se jeta sur une chaise, épuisée de frayeur et d’efforts. Elle entendoit sa voix et ses essais pour ouvrir cette porte, sans avoir la force de se lever. Elle aperçut enfin qu’il s’étoit éloigné ; elle écouta long-temps, n’entendit aucun son, et se sentit ranimée. Mais elle se rappela subitement la porte du petit escalier, par laquelle il pourroit pénétrer aisément. Elle s’occupa à s’en assurer, comme déjà elle l’avoit fait. Il lui sembloit que Montoni exécutait déjà ses projets de vengeance, en la privant de sa protection. Elle se repentoit d’avoir témérairement bravé le pouvoir d’un tel homme. Retenir ses propriétés, lui paroissoit désormais impossible. Pour conserver sa vie, peut-être son honneur, elle se promit que si elle échappoit aux horreurs de la nuit prochaine, elle feroit sa cession le lendemain, pourvu que Montoni lui permît de quitter Udolphe.

Après avoir pris ce parti, son esprit se trouva plus calme ; elle écoutoit pourtant avec une extrême inquiétude, et tressailloit aux sons imaginaires qu’elle entendoit dans l’escalier.

Elle resta quelques heures dans une entière obscurité. Annette ne venoit point ; et elle commença à concevoir de sérieuses appréhensions pour elle. Mais n’osant pas se risquer à parcourir le château, il lui fallut rester dans son incertitude sur les motifs de cette absence.

Emilie s’approchoit souvent de l’escalier, pour écouter si personne ne montoit. Elle n’entendit aucune espèce de son. Néanmoins, déterminée à veiller toute la nuit, elle s’étendit sur sa triste couche, et la baigna de ses innocentes larmes. Elle pensoit aux parens qu’elle ne possédoit plus. Elle pensoit à Valancourt, éloigné d’elle. Elle les appeloit fréquemment par leur nom et le calme profond que ses plaintes seules interrompoient, aidoit ses tendres rêveries.

Dans cet état, son oreille saisit tout à coup les accords d’une musique éloignée. Elle écouta attentivement ; et reconnoissant bientôt l’instrument qu’elle avoit entendu à minuit, elle se leva et ouvrit doucement sa fenêtre. Les sons parurent venir de la chambre au-dessous de la sienne.

Peu de momens après, cette touchante mélodie fut accompagnée d’une voix ; et elle étoit si expressive, qu’on ne pouvoit supposer qu’elle chantât des maux imaginaires. Emilie crut qu’elle connoissoit déjà des accens si doux et si extraordinaires. Pourtant si c’étoit un souvenir, c’étoit un souvenir bien foible. Cette musique pénétra son cœur au milieu de son angoisse actuelle, comme une céleste harmonie qui console et qui encourage ; « flatteuse comme le souffle du zéphyr qui murmure à l’oreille du chasseur, quand il s’éveille d’un songe heureux, et qu’il a entendu les concerts des esprits qui habitent les montagnes ». (Ossian.)

Mais pourra-t-on imaginer son émotion, lorsqu’elle entendit chanter avec le goût et la simplicité du véritable sentiment, un des airs populaires de sa province natale ; un de ces airs qu’elle avoit appris dans son enfance avec délices, et que si souvent son père lui avoit répétés ? À ce chant bien connu, que jamais jusque-là elle n’avoit entendu hors de sa chère patrie, tout son cœur s’épanouit à la mémoire des temps passés. Les charmantes, les paisibles solitudes de Gascogne ; la tendresse, la bonté de ses parens, le bonheur, la simplicité de sa vie première, tout se présentoit à son imagination, et formoit un tableau si gracieux, si brillant, si fortement en contraste avec les scènes, les caractères, les dangers qui maintenant l’environnoient ! Son esprit n’avoit plus la force de revenir sur le passé, et ressentait à tout moment l’aiguillon de ses cruelles souffrances.

Ses soupirs étoient profonds et convulsifs : elle ne put plus supporter cette chanson, qui l’avoit tant de fois ravie pendant les jours de sa tranquillité ; elle quitta sa fenêtre, et se retira à l’autre bout de la chambre. On y entendoit encore le chant : la mesure changea, et un air nouveau rappela Emilie à sa fenêtre ; à l’instant elle reconnut cet air pour celui qu’elle avoit entendu dans la pêcherie, en Gascogne. Le mystère, qui alors accompagnoit cette chanson, avoit concouru peut-être à la graver dans sa mémoire, et depuis, elle n’avoit pu l’oublier entièrement. La manière dont on la chantoit la convainquit, malgré l’excessive invraisemblance, que cette voix étoit celle qu’elle avoit entendue. Alors la surprise fit place à d’autres émotions : une pensée s’offrit à elle avec la rapidité de l’éclair, et avec cette pensée une suite d’espérances qui ranima tous ses esprits. Cependant ces espérances étoient si neuves, si inattendues, si surprenantes, qu’elle n’osoit s’y livrer, et ne pouvoit s’en détacher. Elle étoit près de sa fenêtre, ne respirant plus, et balancée entre l’espoir et la crainte ; elle se releva, se pencha pour mieux entendre ; et tour à tour dans le doute et la confiance, elle prononça doucement le nom de Valancourt, et retomba sur sa chaise. Il étoit possible que Valancourt fût près d’elle, et elle se rappeloit des circonstances qui lui persuadoient qu’elle avoit reconnu sa voix. Elle se rappeloit qu’il lui avoit dit plusieurs fois que la pêcherie où elle avoit entendu et cette voix et cet air, où elle avoit trouvé des vers écrits pour elle, avoit été sa promenade favorite, avant même qu’elle le connût. Il étoit donc plus que probable que Valancourt étoit le musicien dont autrefois elle avoit été si contente, et en même temps l’auteur des vers qui exprimoient une si tendre admiration : autrement qui l’auroit été ? Dans le premier moment, il ne lui avoit pas été possible de former même une conjecture sur l’écrivain. Depuis sa liaison avec Valancourt, et depuis surtout qu’il avoit parlé de la pêcherie, elle ne s’étoit pas fait scrupule de lui attribuer les couplets.

À mesure que ses réflexions se consolidoient, la joie, la crainte et la tendresse se réunissoient dans son cœur ; elle se penchoit à la fenêtre pour entendre des sons qui confirmassent ou détruisissent son espérance. Jamais devant elle Valancourt n’avoit chanté ; mais la voix et l’instrument cessèrent bientôt de se faire entendre. Elle considéra un moment si elle risqueroit de parler. Ne voulant pas, si c’était Valancourt, faire l’imprudence de le nommer, trop intéressée néanmoins pour négliger l’occasion de s’éclaircir, elle cria de sa fenêtre : Est-ce une chanson de Gascogne ? Inquiète, attentive, elle attend une réponse, elle n’entend rien. Le silence continua de régner : son impatience augmenta avec ses inquiétudes ; elle répéta la question, mais elle n’entendit d’autre bruit que les sifflemens de l’air à travers les créneaux qui s’avançoient au-dessus d’elle ; elle s’efforça de se consoler, en se persuadant que l’étranger, quel qu’il fût, s’étoit trop éloigné avant qu’elle lui parlât. Si Valancourt eût entendu et reconnu sa voix, il étoit sûr qu’il auroit répondu. Elle réfléchit ensuite que la prudence, et non pas l’éloignement, avoit pu l’engager à se taire ; mais l’ouverture que cette idée lui donna, changea son espoir et sa foie en terreur et en chagrin. Si Valancourt étoit dans le château, sans doute il y étoit prisonnier ; il auroit été pris avec les troupes françaises, qui dans ce moment combattoient en Italie, ou bien il auroit succombé en faisant effort pour la rejoindre. Si même dans ce cas il avoit reconnu la voix d’Emilie, il auroit craint de lui répondre en présence de ses gardiens.

Elle avoit d’abord espéré avec transport : maintenant elle croyoit et redoutoit ; elle redoutoit d’apprendre que Valancourt fût auprès d’elle. Inquiète pour sa sûreté, elle ignoroit elle-même à quel point l’espérance de le revoir bientôt, luttoit en elle avec ses craintes.

Elle resta à la fenêtre, toujours prête à écouter, jusqu’au moment où l’air se rafraîchit, et où la plus haute montagne se colora des premières teintes de l’aurore. Emilie, fatiguée, retourna à son lit : elle ne put y trouver le sommeil ; la joie, la tendresse, le doute, l’appréhension, l’avoient occupée toute la nuit. Elle se relevoit souvent, ouvrait sa fenêtre, écoutoit ; et après avoir vivement traversé la chambre, elle retournoit tristement à son chevet. Jamais heures ne lui parurent si longues que celles de cette nuit fatigante : elle espérait voir revenir Annette, et recevoir d’elle une certitude quelconque, qui mît un terme à ses tourmens actuels.