Les Noirs américains depuis la guerre civile des États-Unis/02

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Les Noirs américains depuis la guerre civile des États-Unis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 691-722).
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LES
NOIRS AMERICAINS
DEPUIS LA GUERRE

II.
LES PLANTEURS DE LA LOUISIANE. - LES REGIMENS AFRICAINS. - LES DECRETS D'EMANCIPATION.

I. Les États-Unis d’Amérique en 1863, par M. Bigelow, Paris 1863 - II. La Terreur blanche au Texas et mon évasion, par M. J.-C. Houzeau, membre de l’académie de Belgique, Bruxelles, 1862. — III. The freed men of South Carolina, by J. M. Mac Kim, 1862. — IV. Official reports on the Negroes of South Carolina, by Edward Pierce, 1862. — V. The Slave Power ; its character, career and probable designs, by J. E. Cairnes, London 1862.

Dans une étude précédente[1], nous avons indiqué les changements sociaux qui se sont produits en Amérique pendant la première période de la guerre civile. Au commencement de l’année 1862, on avait déjà mis un terme à l’extension de l’esclavage et libéré de nombreux captifs ; mais on n’avait point encore porté la moindre atteinte à la majesté des lois qui consacraient la servitude. On avait tremblé à la pensée de s’attaquer au véritable ennemi, à cette institution qui venait de scinder la république en deux fractions hostiles, et qui, pendant trois quarts de siècle, avait lentement perverti le sens moral des citoyens. Il est vrai que plusieurs orateurs s’étaient levés dans les deux chambres du congrès pour exposer des mesures d’affranchissement ; mais leurs propositions n’avaient pas abouti. La plupart des représentans et des sénateurs savaient aussi que tôt ou tard ils seraient obligés de s’en prendre à cette cause fatale de la rebellion, et pourtant ils n’osaient toucher à la propriété sacrée du planteur. On eût dit qu’ils craignaient de réveiller dans les salles du Capitole l’écho de ces voix tonnantes qui célébraient naguère les louanges de l’esclavage et le mettaient hardiment sous la sanction de Dieu lui-même !

Ce fut au président que revint l’honneur de proposer une première mesure d’émancipation, suffisante à elle seule pour amener l’extinction de la servitude dans l’Amérique entière. Le message de M. Lincoln, soumis au congrès de 1862 vers le commencement de la session, était complètement inattendu, et il produisit une véritable commotion, semblable à un choc électrique. Cependant les propositions de ce message étaient parfaitement constitutionnelles et n’empiétaient en aucune manière sur les droits reconnus des législatures locales. Le président demandait simplement aux représentans de la nation de voter des fonds pour venir en aide aux états qui voudraient émanciper leurs nègres en indemnisant les propriétaires. Choisissant la politique la plus habile, qui consiste à dire sa pensée avec une entière sincérité, il suppliait les états à esclaves restés fidèles de vouloir bien accepter le plan de rachat, et ne leur cachait point qu’il voulait ainsi déplacer leurs intérêts et les détourner de toute pensée d’alliance avec la confédération du sud. Puis, abordant la question financière, il constatait que les dépenses courantes, employées maintenant à verser le sang, suffiraient pour racheter en peu d’années les nègres de toute la confédération américaine. Enfin il se permettait une allusion discrète au droit qu’il possédait d’abolir purement et simplement l’esclavage et rappelait aux séparatistes que, l’Union devant être reconstruite à tout prix, la guerre continuerait indéfiniment, et pourrait amener avec elle bien des « incidens imprévus ». M. Lincoln s’était exprimé dans un langage d’une grande modération et avec un « profond sentiment de la responsabilité qu’il encourait devant son Dieu et devant son pays ; » néanmoins son message, écouté comme une prophétie, ouvrait sur l’avenir une perspective immense. Tous sentirent que c’était bien là le premier coup de hache porté à la racine de l’arbre qui avait si longtemps couvert l’Amérique de son ombre fatale.

La proposition du président fut vivement appuyée par le congrès, et parmi les votes approbatifs on remarqua principalement ceux de plusieurs représentans des états du centre. Après avoir ainsi adressé un conseil au peuple américain et voté le principe de l’émancipation par la voie du rachat, le congrès n’avait plus à intervenir et devait laisser aux états eux-mêmes le soin de fixer leur destinée ; mais s’il lui était défendu par la constitution de se mêler des affaires intérieures des divers états de l’Union, il pouvait au moins leur donner un bon exemple en émancipant au plus tôt les esclaves de la Colombie, placée sous sa juridiction immédiate. Ce petit district, enclavé entre le Maryland et la Virginie, était encore déshonoré par la présence de plus de 3,000 esclaves que régissait un abominable code noir. En vertu de ces règlemens, tout nègre convaincu d’avoir brisé un réverbère, ou bien attaché un cheval à un arbre, ou bien encore lancé un pétard à moins de 100 mètres d’une maison, était passible de trente-neuf coups de fouet. Le congrès républicain ne pouvait plus autoriser de pareilles horreurs dans son domaine. Bientôt après avoir approuvé le message du président, les chambres adoptèrent, à la majorité des deux tiers, un bill affranchissant ces malheureux noirs colombiens, qu’en style parlementaire on désignait par la périphrase de « certaines personnes astreintes au service ou au travail. » Le total de l’indemnité allouée aux propriétaires fut fixé à 4 millions de dollars ; en outre le congrès vota une somme de 400,000 dollars pour venir en aide aux nègres qui témoigneraient le désir de s’expatrier.

Dès que l’adoption du bill fut connue dans Washington, la Capitole fut salué par un immense cri de joie. La population de couleur, composée pour les trois quarts de nègres libres, parfaitement initiés à la vie politique, était dans une jubilation impossible à décrire : de toutes parts elle se précipitait dans les églises pour donner un libre cours à son enthousiasme par des actions de grâce, des hymnes et des pleurs de joie. De temps en temps, on apprenait que des propriétaires avides, profitant des quelques jours de répit qui leur restaient encore, emmenaient de force leurs noirs les plus vigoureux et leurs plus belles mulâtresses pour les vendre sur les marchés du Maryland à un prix supérieur au chiffre de l’indemnité ; mais ces douleurs de famille se perdaient dans l’allégresse universelle. L’affranchissement des esclaves de la Colombie, que le sénateur Sumner n’avait pu proposer en 1850 sans courir de véritables dangers pour sa vie, était désormais une réalité. Les orateurs qui parlaient de justice et de liberté dans les salles du Capitole n’étaient plus exposés à entendre en guise de réponse les cris d’un esclave flagellé par le fouetteur public. Après leur mise en liberté, les noirs, qu’on avait accusé d’avance de préparer une bacchanale de crimes, continuèrent d’être les citoyens les plus paisibles de Washington ; ils ne songèrent pas même à quitter leurs anciens maîtres, et se contentèrent d’exiger, en échange de leurs services, un salaire mensuel de 8 à 12 dollars. Quant au subside voté par le congrès pour favoriser l’émigration des affranchis, il resta complètement sans emploi. Aussi bien que les blancs, les noirs se permettent d’aimer le pays qui les a vus naître, et, puisqu’ils y trouvent la liberté, quelle raison auraient-ils de le quitter désormais ? Comme leurs frères nés libres, ils sauront y conquérir l’aisance, et contribuer par leur travail à la prospérité de tous[2].

En émancipant les esclaves du district fédéral, le congrès n’avait heureusement pas épuisé tous ses pouvoirs constitutionnels : il pouvait également abolir la servitude dans les territoires de l’Union, c’est-à-dire dans les diverses contrées de l’ouest qui n’ont pas encore une population assez considérable pour être élevés au rang d’états. Par cette mesure générale d’affranchissement, les chambres de Washington rentraient dans la tradition du droit national et confirmaient la célèbre ordonnance de 1787, que les propriétaires d’esclaves avaient constamment violée depuis 1820, époque de l’admission du Missouri. En 1854, une dernière violation des lois, plus audacieuse que les précédentes, avait ouvert à l’esclavage l’immense étendu des territoires ; maintenant, par un juste retour du sort, cet espace, presque aussi vaste que la partie déjà colonisée des États-Unis, est à jamais fermé à tous les propriétaires de nègres. Il était temps. Grâce aux faveurs du pouvoir qui avait partout suivi l’institution de l’esclavage, il s’était introduit jusque dans les territoires où le climat et les cultures agricoles semblaient exiger le travail libre. Le Nebraska lui-même, situé dans la partie la plus septentrionale de l’Union, comptait parmi ses habitans quelques nègres asservis. Or, il faut l’avouer à la honte de la nature humaine, la richesse acquise par la criminelle possession d’autres hommes suffisant pour assurer aux planteurs une influence prépondérante sur presque tous leurs concitoyens, on pouvait craindre de voir les propriétaires d’esclaves entraîner vers la confédération du sud toutes les contrées qu’ils avaient envahies. Parmi les territoires où la servitude aurait pu facilement s’étendre et amener la rébellion comme conséquence forcée, il faut compter principalement l’Utah, déjà si redoutable par sa forte société théocratique, et le Nouveau-Mexique, qui semble une dépendance naturelle du Texas, et que M. Jefferson Davis n’a cessé de regarder comme faisant partie de la grande confédération du cercle d’or[3]. L’acte d’émancipation a désormais écarté tout danger de scission dans le far west ; sûrs de l’avenir, les colons libres peuvent se diriger en paix vers ces contrées et former un cordon sanitaire autour de l’oligarchie des planteurs.

Peu important en apparence, puisqu’il libérait au plus quelques centaines d’esclaves, le bill d’affranchissement des territoires était en réalité l’acte le plus considérable émané de l’initiative du congrès depuis le commencement de la guerre. Non-seulement il maintenait dans le sein de l’Union américaine des contrées qui contiendront peut-être un jour cent millions d’hommes, mais il mettait un terme aux interminables querelles qui avaient agité les deux fractions de la république ; il refoulait l’esclavage, auquel il faut pour exister un domaine sans cesse agrandi[4]. C’était là un coup décisif porté à « l’institution patriarcale, » et si le congrès avait interrompu ses séances immédiatement après le vote, si les armées en marche s’étaient arrêtées soudain, le bill n’en aurait pas moins contenu en germe la mort de l’esclavage en Amérique. M. Sumner et d’autres abolitionistes ardens proposaient de rendre la mesure encore plus efficace en transformant par un vote tous les états insurgés en de simples territoires. De cette manière, les populations du sud auraient été condamnées d’avance à ne pouvoir rentrer dans le sein de l’Union sans modifier leurs constitutions locales pour assurer la liberté des nègres. Un simple décret d’émancipation voté par le congrès de Washington eût sans doute été plus noble et plus hardi que l’ingénieux artifice conseillé par M. Sumner ; mais les chambres, effrayées peut-être de l’œuvre qu’elles avaient accompli déjà, ne se laissèrent pas entraîner ni à l’une ni à l’autre mesure. Elle se bornèrent à confirmer, en les aggravant, les bills de confiscation passés antérieurement, à modifier la loi d’extradition dans un sens favorable aux esclaves, à sanctionner un traité conclu avec la Grande-Bretagne pour l’énergique répression de la traite des noirs. À l’égard du principe de l’esclavage, cause unique de la guerre civile, le congrès continuait de donner des preuves de sa patiente longanimité ; la lutte durait déjà depuis plus d’une année, et les législateurs se renfermaient encore dans les limites que leur avait tracées la constitution.

Le président Lincoln reculait aussi devant la nécessité qui devait tôt ou tard s’imposer à lui, et, plein d’anxiété sur les conséquences d’un décret d’émancipation, il ne négligeait aucune occasion de rappeler aux impatiens le texte formel de la loi. En mai 1862, quelques jours après le vote du bill affranchissant les esclaves des territoires, le général Hunter, qui commandait à Port-royal, crut que le moment était venu de prononcer la grande parole, et, sans en avoir averti le gouvernement, il octroya de son propre chef la liberté à tous les noirs de la Caroline du sud, de la Georgie et de la Floride, c’est-à-dire à près d’un million d’hommes, le quart de toute la population servile. La nouvelle de cette mesure de guerre produisit dans le nord une très vive émotion, bien inférieure toutefois à celle qui avait accueilli la célèbre proclamation du général Fremont. L’esprit public avait fait de tels progrès depuis quelques mois, que le décret du général Hunter était presque attendu ; seulement tous les regards se tournèrent vers le président pour savoir si le moment d’agir dans le même sens était enfin venu pour lui. La réponse ne tarda point. Par un message empreint d’une grande noblesse et d’une certaine mélancolie, M. Lincoln supprima comme inconstitutionnel l’édit du général Hunter ; mais en même temps il affirma qu’il avait lui-même le droit d’émanciper les esclaves de tous les rebelles. Il rappela aux planteurs l’offre qu’il leur avait faite récemment pour le rachat des noirs ; il conjura les séparatistes de ne pas se vouer à la ruine alors qu’on leur offrait généreusement un moyen de salut : « Ne voulez-vous pas accepter ma proposition ? s’écria-t-il en terminant. Jamais, dans les temps passés, un seul effort n’aura pu, par la providence de Dieu, produire autant de bien qu’il est aujourd’hui votre glorieux privilège de pouvoir en accomplir ! Puisse l’avenir n’avoir pas à déplorer que vous ayez négligé cette occasion unique ! » Cet appel n’a pas été entendu. Avec cette exaspération que donne la conscience d’une mauvaise cause, les planteurs ont mieux aimé risquer leur vie et leur fortune que de descendre à la honte de transiger. Frappés de cette démence suprême que Jupiter inflige à ceux qu’il veut perdre, ils courent avec furie à leur ruine.

II.

Tandis que le congrès enlevait à l’esclavage par un vote décisif ces immenses territoires que les deux sections de la république s’étaient toujours disputés, la flotte fédérale, commandée par deux frères d’adoption, David Porter et David Farragut, arrachait aux séparatistes la grande métropole du sud, plus importante à elle seule qu’un grand état comme le Texas ou la Floride. La prise de la Nouvelle-Orléans donnait aux unionistes la possession complète de toute la Basse-Louisiane, peuplée d’environ 300,000 habitans, sur lesquels près de 100,000 étaient encore esclaves. En un seul jour, les états confédérés perdaient la vingt-cinquième partie de leur population. La nouvelle épreuve qu’avait à subir « l’instituion particulière » allait s’accomplir sur une grande échelle.

Considérés en masse, les esclaves de la Basse-Louisiane forment une sorte de tribu distincte relativement aux autres nègres américains. Au commencement du siècle, les noirs de la Nouvelle-Orléans et des plantations voisines étaient presque tous créoles, c’est-à-dire nés dans le pays même ou dans les Antilles. Depuis, cette partie de la population esclave ayant considérablement décru par suite de l’insalubrité du climat et de l’aggravation du travail, les propriétaires n’ont pu remplir les vides de leurs chiourmes que par l’importation de nègres achetés au Kentucky et dans les autres états du centre. Aujourd’hui les créoles ne constituent plus qu’une faible minorité parmi les noirs du Bas-Mississipi, et leur ancien patois, si musical et si naïf, est remplacé par l’anglais. Toutefois l’élément créole ne s’est mélangé avec l’élément africain qu’à la condition de le transformer graduellement et de lui imprimer un tout autre caractère. Les esclaves d’origine louisianaise, en général assez fortement modifiés par le croisement de la race noire avec la race caucasienne, ont donné à leurs nouveaux compangons de servitude un peu de cette grâce naturelle, de cette bravoure irréfléchie, de cette vanité chevaleresque qu’ils avaient reçues de leurs maîtres français et espagnols ; en même temps ils ont acquis cette ténacité prudente et cette longue patience qui distinguent les nègres élevés par les Anglo-Américains. En développant leurs ressources intellectuelles et en fortifiant leur caractère, la fusion des noirs créoles et américains a eu pour résultat de leur faire chérir la liberté d’un amour plus vif et plus raisonné. À ce grand privilège que le croisement des races et des familles assure aux esclaves louisianais, il faut ajouter encore d’autres avantages : la proximité d’une cité puissante où se trouvent un grand nombre d’hommes de couleur, propriétaires et libres, les visites d’étrangers du nord et de l’Europe dissertant plus ou moins ouvertement sur l’esclavage en dépit de la sévérité des lois, enfin la présence de plusieurs nègres de Saint-Domingue racontant à leur manière la légende des anciennes guerres. Quand l’escadre des canonnières fédérales passa victorieusement devant les forts du Mississipi, la population asservie de la Basse-Louisiane était depuis longtemps préparée pour un changement. Les esclaves prêtaient l’oreille au bruit du canon avec autant d’anxiété que les planteurs.

Déjà plusieurs mois avant la prise de la Nouvelle-Orléans, le général Phelps, commandant les troupes unionistes stationnées à l’Île aux Vaisseaux, avait adressé aux planteurs de la Louisiane une proclamation où la nécessité de l’affranchissement était nettement indiquée. Cet appel fut accueilli par le mépris et la colère dans les riches habitations des propriétaires blancs, mais il réveilla de tout autres sentimens dans les cases des nègres, où l’apportèrent les fils mystérieux de ce télégraphe souterrain qui met en communication tous les camps d’esclaves. Dans sa proclamation, malheureusement trop verbeuse, le général Phelps affirmait que désormais « les états à esclaves étaient moralement tenus d’abolir la servitude ; » il prouvait que l’existence dans un même état de deux sociétés, l’une libre et l’autre esclave, devenait à la longue absolument impossible ; il se demandait même s’il ne serait pas convenable d’extirper violemment l’esclavage par une révolution (revolutionize slavery out of existence), et terminait ainsi : « Le travail manuel est noble dans sa nature et ne peut être systématiquement avili par aucune nation sans que la paix publique, le bien-être général et la force collective du peuple ne diminuent en même temps. Le travail libre est la base de granit sur laquelle doivent reposer les libres institutions. Aussi notre mot d’ordre sera partout et toujours : « le travail libre et les droits de l’ouvrier. » On comprend l’effet que de semblables paroles durent produire au milieu d’une société qui repose au contraire sur « le bloc de marbre noir, » et professe que « le capital doit posséder son travail, » c’est-à-dire les travailleurs eux-mêmes. Jusque dans les états du nord, la proclamation du général Phelps causa un grand scandale.

Entré en vainqueur à la Nouvelle-Orléans, le général Butler devait réaliser en grande partie l’œuvre d’émancipation que son prédécesseur avait annoncée aux Louisianais comme inévitable. Déjà la société tout entière était en voie de désorganisation : l’esclavage ne se maintenait plus que par la force de l’habitude et, loin d’enrichir les maîtres, ne servait plus qu’à hâter leur ruine. On sait que les planteurs, endettés avant la guerre de plus d’un milliard envers les négocians du nord, avaient trouvé plaisant d’annihiler cette lourde dette par un solennel décret ; mais cette manière expéditive de solder les comptes arriérés n’empêcha pas la guerre civile de produire immédiatement les conséquences les plus désastreuses dans toutes les plantations du sud. Le coton, qu’en Europe on eût payé au poids de l’or, ne valait plus même, dans les états confédérés, les frais d’expédition jusqu’au port d’embarquement ; le sucre louisianais, auquel un tarif protecteur assurait jadis la clientèle de tous les états du nord, ne trouvait plus qu’un nombre limité de consommateurs et se vendait à peine au quart de son prix normal. Par suite de la cherté croissante de tous les objets de luxe et d’un grand nombre de denrées de première nécessité, les dépenses des planteurs augmentaient en proportion de l’amoindrissement de leurs revenus ; de nouveau ils étaient obligés de s’adresser à des capitalistes qui leur procuraient à des taux usuraires les moyens de vivre et de continuer leurs exploitations agricoles ; la pauvreté, puis la misère, entraient dans ces demeures jadis si luxueuses. Pour comble de malheur, les levées du fleuves, mal entretenues pendant cette année de discordes, avaient cédé sur plusieurs points à la pression des crues, et les eaux débordées avaient ravagé les campagnes. Dans quelques parties de la Basse-Louisiane, la disette avait été suivie d’une véritable famine, et lorsque le général Butler s’empara de la Nouvelle-Orléans, un certain nombre de propriétaires avaient été obligés de licencier leurs esclaves faute de pouvoir les nourrir.

Bientôt après, la position devint encore beaucoup plus grave pour les planteurs louisianais établis sur les bords du Mississipi. Ils se voyaient pris entre deux feux. En aval se trouvaient les forces fédérales, gardant la métropole, qui est l’unique marché du pays, le seul endroit où puissent s’opérer les échanges. En amont et dans l’intérieur des terres, les troupes esclavagistes arrêtaient complètement le trafic, et faisaient tous leurs efforts pour affamer la Nouvelle-Orléans et les campagnes voisines. Le gouverneur séparatiste Moore, réfugié à l’ouest du Mississipi, dans le district des Attakapas, interdisait aux planteurs tout commerce avec l’ennemi, et leur défendait de mettre le pied dans aucune ville occupée par les Yankees.Le général Van Dorn, campé dans la région orientale de l’état, enjoignait à tous les riverains du Mississipi, sans exception, d’abandonner leurs demeures et de se retirer avec leurs familles et leurs domestiques à huit milles au moins dans les forêts de l’intérieur. Ne pouvant se conformer à un ordre semblable, qui était pour eux une véritable condamnation à mort, les planteurs s’exposaient à se faire traiter en ennemis par les confédérés eux-mêmes. Les habitans de la paroisse de Saint-Tammany ayant écrit au général esclavagiste Ruggles pour lui exposer leur triste situation et lui demander l’autorisation d’échapper à la famine en vendant aux Orléanais des briques et le bois de leurs forêts, il leur fut répondu : « Vos fils et vos frères sont morts sous les balles ; c’est à votre tour de vous sacrifier. Mourez de faim ! » Pour aggraver encore la détresse univeselle, des bandes de petits blancs parcouraient diverses paroisses en pillant les planteurs, ou bien en payant leurs denrées avec de faux billets.

L’esclavage, qui ne peut subsister longtemps sans les rigueurs d’une forte discipline et sans une régularité automatique des habitudes, se maintenait à grand’peine dans une société si complétement désorganisée. D’ailleurs, sur la plupart des habitations, les blancs, dans les rangs desquels la guerre civile avait déjà fait bien des vides, étaient trop peu nombreux pour employer des mesures de rigueur contre leurs noirs : les coups de fouet, le carcan, le cachot, étaient forcément tombés en désuétude, et les économes des plantations n’avaient plus d’autres moyens de se faire écouter que les flatteries et les prières. La désertion était devenue générale. Même à l’époque terrible de la domination absolue des planteurs, des centaines de nègres marrons, poussés par un invincible amour de la liberté, avaient préféré vivre, dans les bois ou dans les marais, de la vie des bêtes sauvages, exposés à la faim, au froid, aux hasards d’un combat à outrance avec les limiers des chasseurs. Maintenant des milliers de noirs suivaient l’exemple donné par leurs compagnons plus hardis. N’ayant plus de dangers à courir, ils émigraient par groupes de familles ; munis de leurs provisions et de leurs instrumens de travail, ils allaient établir leurs campemens sur la lisière des bois, et semaient du maïs pour leur propre compte dans le sol récemment défriché. Ainsi la seule approche des fédéraux suffisait à faire évanouir cette institution que les planteurs prétendent être le fondement même de leur société. Les nègres marrons, assez nombreux pour mettre les plantations à feu et à sang et pour égorger leurs anciens maîtres, ne vengèrent point leurs longues souffrances et celles de leurs frères qui avaient été pendus avant la guerre. Naturellement doux, bienfaisans et dévoués, les noirs de la Louisiane abhorrent la vue du sang, et l’on a même vu des nègres se faire sauter la main d’un coup de hache pour ne pas servir de bourreaux. En 1861, au milieu de la décomposition générale de la société créole, les esclaves ne firent jamais usage de leurs armes, si ce n’est dans le cas de défense personnelle. Sur l’habitation Millaudon, l’économe fut tué par un noir qu’il venait de faire cruellement fustiger. À la Nouvelle-Orléans, cent cinquante nègres fugitifs essayèrent vainement de se frayer un passage à main armée à travers une compagnie de constables qui voulaient s’emparer d’eux pour les incarcérer comme esclaves. Qui oserait leur reprocher d’avoir ainsi défendu leur liberté, si tardive, hélas ! et si précaire ?

Sur quelques plantations, des noirs intelligens, profitant de l’extrême embarras de leurs maîtres, prirent l’initiative d’un mouvement qui devait amener un changement radical dans les conditions du travail et dans les relations entre les planteurs et leurs ouvriers d’origine africaine : ils se déclarèrent prêts à continuer leurs travaux habituels, pourvu qu’en échange on leur assurât un salaire régulier, soit en argent, soit en nature. Chose remarquable, et qui prouve clairement que la servitude des noirs avait toujours eu l’intérêt le plus grossier pour unique raison d’être, un grand nombre d’habitans acceptèrent les conditions posées par ceux qu’ils n’avaient pas cessé d’appeler leurs esclaves. Des planteurs qui avaient encore quelques ressources monétaires s’engagèrent à payer pour le labeur mensuel de chaque nègre de champ une somme variant de 5 à 12 dollars, suivant l’âge et la force des travailleurs. D’autres propriétaires tout à fait obérés consentirent à céder une partie de la récolte à leurs noirs en dédommagement du travail effectué pendant l’année. Ainsi, par le cours naturel des choses, sans la moindre intervention d’une force brutale, un certain nombre d’esclaves étaient devenus métayers : ils partageaient avec leurs anciens maîtres, ils traitaient de pair avec ce capital qui naguère les avait si durement exploités.

Il est vrai de dire que le général Butler aida puissamment à cette transformation de la servitude en travail libre. Ancien démocrate, ayant dû à la violence de ses opinions l’honneur peu enviable de siéger en 1860 dans la convention esclavagiste de Charleston, le général était arrivé à la Nouvelle-Orléans avec la ferme intention de ne jamais intervenir entre les deux races et de respecter l’institution tant de fois proclamée sainte ; mais, en dépit de la réserve qu’il s’était promis de montrer au sujet de la question fatale, il s’aperçut bien vite que le seul moyen de reconquérir le sud était d’y changer les conditions du travail. L’attitude des diverses fractions de la population orléanaise eût suffi d’ailleurs pour le lui prouver. Les planteurs, les riches négocians, tous ceux qui, sous une forme ou sous une autre, vivent des produits de l’esclavage, accueillaient les troupes fédérales avec un sentiment de profonde hostilité, et, refusant presque unanimement de prêter le serment d’allégeance, se servaient de leurs journaux pour faire aux hommes du nord une guerre continuelle de calomnies et d’insinuations perfides. En revanche tous les blancs appartenant à la classe des ouvriers et des artisans s’étaient empressés, au nombre de 14,000, de protester de leur dévouement à l’Union, et saluaient « l’ancien drapeau » de leurs acclamations enthousiastes[5]. Le général Butler prit rapidement son parti : il appliqua largement la loi de séquestre votée par le congrès, déclara confisqués, et par conséquent libres, tous les esclaves qui se trouvaient dans les districts encore insurgés de la Basse-Louisiane, donna des ordres pour que les nègres marrons fussent accueillis dans les lignes fédérales, et, désirant procéder au recensement des noirs qui avaient droit à la liberté, fit cesser toutes les ventes fictives qui faisaient passer aux mains de planteurs prétendus loyaux les propriétés situées entre le Mississipi et le bayou Lafourche. Il tâchait en même temps de réconcilier les noirs avec les propriétaires qui prêtaient le serment de fidélité à l’Union. C’est ainsi que dans les importantes paroisses de Saint-Bernard et de Plaquemine il traita au nom des nègres fugitifs et promit leur retour sur les plantations, si les habitans s’engageaient de leur côté à ne jamais exiger un travail de plus de dix heures par jour, à supprimer complètement les châtimens corporels, et à payer aux noirs un salaire menseul de 10 dollars pour les hommes, de 5 dollars pour les femmes et pour les adolescens de dix à quinze ans. Confians dans la parole du général, les nègres, devenus ouvriers salariés, consentirent à regagner leurs cases, et se mirent au travail avec une émulation qu’on ne leur connaissait pas. Les planteurs furent les premiers à profiter du sacrifice de leurs prétendus droits. Plusieurs d’entre eux, enchantés des résultats obtenus et cédant peut-être aux bonnes inspirations de leur cœur, signèrent spontanément des actes d’émancipation complète en faveurs de leurs anciens esclaves[6].

Dans la cité même de la Nouvelle-Orléans, les signes précurseurs d’un nouvel ordre des choses n’étaient pas moins évidens que sur les plantations. Un millier d’hommes libres de couleur, que le gouverneur confédéré Moore avait précédemment enrôlés sous le nom de turcos et qui n’avaient pas osé se soustraire à la conscription dans la crainte d’être massacrés, s’empressèrent, aussitôt après la fuite des esclavagistes, de demander leur incorporation dans les troupes fédérales. L’autorisation de s’engager au service de l’Union leur fut immédiatement accordée par un ordre du jour dans lequel le général butler rendait publiquement « hommage à la loyauté et au patriotisme de ces braves, » et les remerciait de leur dévouement « avec éloge et respect ». Noirs et mulâtres, affranchis et hommes libres se présentèrent en foule devant le colonel chargé de les embrigader, et bientôt la garnison fédérale de la Nouvelle-Orléans se trouva renforcée de trois régimens d’hommes de couleur, chargés, par un juste retour des choses, de surveiller les planteurs rebelles qui les avaient si longtemps opprimés. Et pendant que les volontaires africains s’exerçaient au maniement des armes pour défendre à la fois leur propre indépendance et l’intégrité de l’Union, les hommes de couleur les plus instruits et les plus intelligens de la Nouvelle-Orléans revendiquaient pour la première fois la justice due à leur race, et dans cette ville où le mot émancipation résonnait naguère comme un blasphème ne craignaient pas de publier deux journaux consacrés uniquement à la cause des noirs. Les esclaves que la loyauté vraie ou prétendue de leurs possesseurs empêchait d’émanciper commençaient eux-mêmes à relever la tête. On en vit qui poussaient l’audace jusqu’à citer leurs maîtres devant les tribunaux et à réclamer des dommages-intérêts pour les coups qu’ils avaient reçus. Une négresse qu’un homme libre avait achetée pour en faire sa concubine et s’enrichir en vendant successivement les enfans qu’il comptait avoir d’elle assigna devant les juges l’ignoble spéculateur qui lui servait de maître, et réussit à faire prononcer la liberté de ses enfans et la sienne propre. Bien plus, des personnes de couleur osèrent s’asseoir à côté des blancs dans les omnibus et les wagons, et provoquèrent un jugement du tribunal qui leur donnait l’autorisation d’en agir désormais ainsi. Enfin les marchés d’esclaves restèrent fermés pendant plusieurs mois. Pour ceux qui ont vu la Nouvelle-Orléans dans le beau temps de la servitude, ces faits prouvent surabondamment l’immense progrès qui s’est accompli dans les mœurs et dans l’état social.

En décembre 1862, lorsque Butler fut remplacé par le général Banks dans le gouvernement de la Lousiane, ces deux hommes, dont l’un appartenait au vieux parti démocratique, tandis que l’autre avait été longtemps le coryphée des républicains, tinrent néanmoins à peu près le même langage au sujet de l’institution servile. Le plus énergique des deux ne fut pas celui que ses antécédens politiques engageaient sans retour dans la voie de l’émancipation ; aussi les séparatistes de la Louisiane, auquels leur fortune, leur talent et leur audace assuraient toujours une grande influence, virent-ils dans l’arrivée du général Banks une occasion favorable pour tenter une réaction. En un seul jour, les officiers de police, dévoués à l’ancien ordre des choses, arrêtèrent indistinctement tous les nègres qu’ils trouvèrent dans les rues de la ville, aussi bien les hommes libres que les esclaves fugitifs, et les enfermèrent pêle-mêle dans les prisons et les cachots. En même temps ils firent revivre le règlement du couvre-feu,qui interdisait à toutes les personnes de couleur de se montrer dans les rues après sept heures et demie du soir sous peine d’être incarcérées et fouettées ; mais l’aristocratie louisianaise avait trop présumé de la faiblesse du représentant de l’Union en pensant que de pareilles mesures pourraient être tolérées. Un ordre du jour mit un terme à ces efforts criminels des planteurs dépossédés, et les nègres obtinrent de nouveau ce droit, en apparence si simple, d’aller et de venir sans passeport, et de fouler le même pavé que les blancs de noble race caucasienne. Bientôt la transformation de la servitude en apprentissage reprit également son cours dans les propriétés riveraines du fleuve. Après de nombreux tâtonnements et diverses proclamations assez contradictoires, le général Banks, en février 1863, a fini par conclure avec les planteurs une espèce de traité au nom de leurs anciens esclaves. Ce traité n’est point équitable à l’égard des nègres, puisqu’ils ne reçoivent pas encore le titre d’hommes libres ; mais ils obtiennent déjà d’importantes garanties, incompatibles avec la continuation de l’esclavage. En premier lieu, ils peuvent choisir entre le service des planteurs et celui du gouvernement, et leur décision doit être respectée ; s’ils consentent à retourner sur les plantations, les propriétaires doivent leur payer un salaire de 1 à 3 dolalrs par mois, car « le travail a un droit absolu à une part des produits de la culture. » Enfin les châtimens corporels sont abolis, et le Général Banks fait entendre aux planteurs qu’il ne s’engage point à maintenir la discipline et la régularité du travail, si les nègres ne sont pas traités avec douceur. La plupart des planteurs protestent au nom du principe : ils n’en cèdent pas moins, et consentent à signer le contrat qui les oblige à ménager leur ancien bétail noir.

On le voit, les cent mille travailleurs des plantations de la Basse-Louisiane ne sont plus esclaves : leur affranchissement a commencé. C’est à la Nouvelle-Orléans, là même où les esclavagistes avaient choisi leur point de départ pour aller porter leurs institutions fatales à Cuba, au Mexique, dans les républiques de l’isthme, que par une juste vicissitude l’œuvre d’émancipation a pris son origine pour se propager graduellement jusqu’au centre des états confédérés, et, comme le disait le général Banks par sa première proclamation, « ce ne sont point les républicains qui ont inauguré cet irrésistible mouvement ; ce sont les planteurs eux-mêmes qui par leur rebellion ont accompli cette révolution, impossible à tous autres. Comparée à leur œuvre, celle des plus fougeux abolitionistes peut être considérée comme vraiment insignifiante. »


III.

Tandis que de tels changements s’opéraient dans les conditions des nègres de la Louisiane, la politique du gouvernement fédéral entrait dans une nouvelle phase. Les circonstances étaient graves. Les confédérés, qu’on avait eu le tort de croire à la dernière extrémité après les prises de Nashville, de Memphis, de Norfolk, de la Nouvelle-Orléans, avaient puisé dans le sentiment du danger une plus grande force de cohésion, et, sans pouvoir reconquérir d’une manière définitive aucune position importante, n’en faisaient pas moins subir une série d’échecs et de désastres aux volontaires de l’Union. Le temps n’était plus aux demi-mesures, et le président Lincoln se serait exposé gratuitement au ridicule, s’il avait réitéré ses touchans appels aux planteurs au moment même où ceux-ci faisaient reculer ses armées. Il fallait désormais parler un langage plus ferme et prendre des mesures radicales, commandées non-seulement par la justice éternelle, mais encore par le péril extrême de la république. Le président s’y résolu enfin. Le 22 septembre 1862, il annonça solennellement aux rebelles qu’il leur accordait encore cent jours de répit, mais qu’au 1er janvier de l’année suivante « toutes les personnes tenues en esclavage dans chacun des états insurgés contre l’Union seraient libres dorénavant et à toujours. » Cette proclamation n’était qu’une conséquence nécessaire du bill de confiscation voté depuis longtemps par le congrès ; mais, s’appliquant indistinctement aux millions d’esclaves qui se trouvent dans les états séparés, elle constituait un événement de la plus haute importance historique. Quoique prononcée dans la seule intention de maintenir l’intégrité nationale, cette parole de liberté n’en signalait pas moins l’accomplissement d’une révolution immense dans la vie du peuple américain. En effet, l’esclavage avait toujours formé une partie intégrante du droit public. Il existait pendant la guerre de l’indépendance ; après la déclaration des droits de l’homme, il avait été reconnu indirectement dans la constitution ; plus tard, il s’était développé et fortifié en même temps que la puissante république ; il en avait suivi les merveilleux progrès par des progrès correspondans ; il avait enrichi une moitié de la nation, tandis que le travail libre en enrichissait l’autre moitié ; enfin il était proclamé saint, et grâce à la complicité des ministres de la religion il s’était élevé à la hauteur d’un dogme. Aussi dans l’heure solennelle de la délibération suprême le président Lincoln dut se demander avec une pénible anxiété s’il avait bien le droit de tenter une œuvre qui avait effrayé George Washington. Plein du sentiment de son immense responsabilité, il hésita au moment de signer cet acte, qui marquait une nouvelle ère dans l’histoire, et lorsque la foule vint le féliciter de son audace, il refusa tristement tout éloge, craignant peut-être d’avoir causé la ruine de son pays. Heureusement la proclamation était lancée, et Lincoln n’est pas homme à faire un pas en arrière. D’ailleurs, eût-il essayé de reculer, les événemens se fussent bientôt chargés de le pousser en avant ou d’agir à sa place.

Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, les rebelles ne songèrent point à rentrer dans le sein de l’Union pendant les cent jours de répit qui leur avaient été accordés ; mais ils continuèrent la guerre avec un redoublement de furie, sentant que la date fatale leur ôtait toute chance de donner un semblant de justice à leur cause. Sans aucun doute, ils eussent réussi à faire triompher pour longtemps leur autonomie nationale, s’ils avaient pris les devans dans l’œuvre d’émancipation et proclamé la liberté de leurs esclaves. Le général-évêque Léonidas Polk, l’un des plus riches planteurs de la Louisiane, recommandait cette politique audacieuse. De même en Europe la plupart des hommes intelligens qui voyaient avec plaisir la scission des États-Unis conseillaient au gouvernement confédéré d’adopter au moins en apparence des mesures favorables à un affranchissement ultérieur des noirs. Tous ces prudens avis avaient été négligés, par la raison bien simple que, sans la possession indéfinie de leurs esclaves et le pouvoir d’étendre l’institution patriarcale, l’indépendance politique n’offrirait plus aucun avantage aux planteurs du sud. Ils s’étaient soulevés pour le principe de l’esclavage ; ils voulaient vaincre ou succomber au nom de ce même principe. Néanmoins la lucidité que donne souvent l’extrême danger leur fit comprendre que la proclamation du président Lincoln leur faisait perdre une occasion suprême de gagner les sympathies actives des puissances européennes et de diviser leurs adversaires. Aussi leur exaspération fut grande, et sous l’influence d’un amer dépit ils donnèrent à la lutte un caractère de plus en plus féroce. Dans l’un des derniers jours de grâce accordés aux séparatistes, M. Jefferson Davis, saisi du même vertige que ses concitoyens, proclamait, en termes à peine voilés par une sauvage ironie, la mise hors la loi de tous les nègres servant dans un régiment fédéral et de tous leurs officiers. À l’appel du président de l’Union, qui l’adjurait d’émanciper les Africains, il répondait en menaçant d’égorger ou de réduire à un nouvel esclavage ceux qui étaient devenus libres. Et cette menace n’est que trop bien tenue. Pendant la bataille de Murfreesborough, les cavaliers du guerillero confédéré Morgan fusillèrent sans forme de procès tous les nègres surpris dans un train de chemin de fer qui portaient les troupes fédérales. Sur les bords de la rivière Cumberland, d’anciens esclaves, capturés dans un bateau à vapeur de l’Union, furent déchiquetés à coups de fouet, puis attachés tout sanglans à des arbres pour y périr lentement de la mort de la faim. La tête du général Butler fut mise à prix, et dans le Charleston Mercury, l’un des journaux les plus considéré du sud, les sécessionistes peuvent lire tous les jours une annonce par laquelle M. Richard Yeadon promet une récompense de 10,000 dollars à l’assassin de ce général abhorré. Des demoiselle du plus haut parage briguent à l’envi l’honneur de filer la corde destinée à l’étrangler, si jamais on le prend vif.

Enfin le grand jour arriva, et l’édit d’émancipation, attendu avec une anxiété si profonde, fut proclamé à Washington. Le président Lincoln, en sa qualité de commandant des armées de terre et de mer, donnait la liberté aux esclaves de la Virginie, des Carolines, de la Georgie, de la Floride, du Mississipi, de l’Alabama, de la Louisiane, de l’Arkansas, du Texas, et tout en recommandant aux nègres de ne saisir les armes que pour leur défense personnelle, il leur promettait de les acueillir comme soldats de l’armée fédérale. Il affirmait ensuite la légalité du grand acte dont il venait de prendre l’initiative, puis, en quelques paroles d’une noble simplicité, il invoquait sur sa proclamation « le jugement calme du genre humain et la gracieuse faveur du Dieu tout-puissant ! » Nul ne sait encore si le Dieu des armées lui sera propice ; quant au jugement des hommes de cœur, il peut hautement le revendiquer en faveur de son œuvre.

Des sécessionistes reprochent ironiquement à M. Lincoln de ne pas avoir décrété l’abolition pure et simple de l’esclavage aussi bien dans les états restés fidèles que dans les états insurgés[7]. D’après eux, cette distinction prouverait que la liberté des nègres est complètement indifférente au chef de l’Union et aux républicains ; mais elle prouve simplement que le président n’a pas voulu outre-passer ses pouvoirs. S’il est autorisé en vertu de la guerre à prendre de violentes mesures de salut public dans les états rebelles, il doit avant toutes choses respecter la loi dans les états où la constitution est encore en honneur ; il ne peut oublier son titre de magistrat suprême de la nation. D’ailleurs M. Lincoln a toujours professé que l’émancipation graduelle des esclaves est préférable à un affranchissement immédiat, et c’est en désespoir de cause qu’il a proclamé l’abolition immédiate dans les états qui ne reconnaissent plus l’autorité fédérale. Maintes fois déjà il avait conseillé aux législatures spéciales de se tracer un plan de conduite pour ménager la transition entre l’esclavage et le travail libre. Récemment encore, dans son message du 4 décembre, il avait instamment recommandé aux membres du congrès national et des diverses législatures de modifier la constitution des États-unis pour rendre le rachat et l’affranchissement des esclaves obligatoires sur toute l’étendue de la république avant la fin du siècle. M. Lincoln ne pouvait faire au peuple américain une proposition plus grave que celle d’introduire un amendement dans la constitution, et l’importance même de cette démarche prouvait suffisamment combien l’abolition de la servitude lui tenait à cœur. Peut-être avait-il eu tort de ne pas insister sur une émancipation plus rapide, mais ne serait-ce pas déjà un progrès immense, si l’on pouvait indiquer une date certaine en fixant un dernier terme à cette odieuse institution que ses fauteurs se vantaient de pouvoir rendre éternelle ?

Une des conséquences les plus sérieuses de la proclamation présidentielle du 1er janvier 1863 est celle qui, pour nous servir de l’expression de M. Sumner, « fait entrer l’Afrique en ligne de bataille. » Du reste, rien n’est plus constitutionnel que de donner des armes aux nègres, qu’on les considère comme de simples instrumens, ou qu’on leur reconnaisse le titre d’hommes. Le seul obstacle à leur entrée dans l’armée fédérale est la couleur plus ou moins foncée de leur épiderme. Déjà le Rhode-Island et d’autres états de la Nouvelle-Angleterre, qui accordent le droit de suffrage aux personnes d’origine africaine, avaient pris depuis plusieurs mois l’initiative du recrutement des noirs. Récemment aussi, la cour suprême venait de lever toutes les difficultés légales au sujet de l’enrôlement des hommes de couleur, en leur accordant le titre de citoyens libres et en les assimilant aux autres Américains. Cette décision, si facile à prendre et à proclamer au nom de la justice, s’appuyait, il est vrai, sur d’interminables considérans rédigés dans un style obscur et diffus ; mais elle l’en constituait pas moins un progrès des plus précieux dans la jurisprudence américaine, et reconnaissait implicitement la grande fraternité des hommes. Devenu citoyen, le nègre avait donc une patrie, et désormais son droit aussi bien que son devoir était de la défendre les armes à la main. Toutefois, au commencement de 1863, les hommes de couleur n’étaient que très exceptionnellement employés en qualité de combattans dans l’armée fédérale. Les deux seuls généraux qui eussent osé faire appel à ces auxiliaires et s’exposer ainsi aux fureurs et aux calomnies du parti démocratique étaient le général Hunter dans la Caroline du sud et le général Butler en Louisiane.

Dès la fin du mois de mai 1862, six cents noirs, choisis parmi les plus robustes, avaient été enrôlés sur les plantations de l’archipel de Port-Royal. Dans le nombre, quelques-uns, nous dit un rapport de M. Pierce, suivirent les sergens recruteurs avec une certaine hésitation et s’engagèrent par vanité ou par un sentiment d’honneur mal entendu ; mais la plupart, remplis d’enthousiasme pour cette patrie qui les avait rendus à eux-mêmes, s’enrôlèrent avec joie dans l’espérance de hâter l’émancipation de leurs frères encore esclaves. On leur donna pour les instruire des officiers blancs pris dans les autres régimens, mais ils choisirent eux-mêmes tous leurs sous-officiers. D’ailleurs ils devaient être traités exactement de la même manière que les autres soldats américains, et si on les tint d’abord séparés du reste de l’armée, ce fut afin de ménager leur susceptibilité et de leur épargner les insultes qu’auraient pu leur prodiguer encore quelques hommes grossiers. Bientôt les volontaires noirs de Port-royal, dont le régiment avait été graduellement complété par de nouvelles recrues, auraient pu servir de modèles aux volontaires du nord par leur discipline et leur entrain guerrier. Ces qualités sont d’autant plus méritoires chez eux que leur service est beaucoup plus pénible et surtout plus dangereux que celui des blancs. Destinés principalement à opérer dans les régions marécageuses de la côte, il leur faut passer les bayous à la nage, se cacher en embuscade dans les vasières couvertes de joncs, s’exposer aux miasmes mortels des eaux corrompues. Les coutumes actuelles de cette guerre sont bien plus terribles aussi pour eux que pour leurs compagnons d’armes blancs. Non-seulement ils doivent braver la mort pendant le combat, mais après une défaite il ont à craindre la pendaison, la torture du fouet, ou, ce qui est pis encore, un nouvel esclavage. Les blancs faits prisonniers peuvent espérer d’être renvoyés sur parole ; mais les nègres sont favorisés quand on les fusille comme des militaires.

Ces dangers, qui feraient peut-être hésiter bien des soldats de race caucasienne, n’ont point abattu l’ardeur patriotique des noirs de Port-Royal. Dans toutes les occasions, ils se sont conduits de manière à prouver « qu’ils appréciaient leur liberté récente et la grandeur de leur mission. » En novembre 1862, ils mirent en déroute un corps de Georgiens qui essayaient de leur fermer l’entrée de la rivière Doboy. À la fin de janvier 1863, ils remontèrent la rivière de Saint-Mary, dans la Floride, beaucoup plus haut que les régimens fédéraux du nord n’avaient osé le faire ; ils battirent à nombre égal un régiment de séparatistes, et, surpris à minuit par un détachement de cavalerie, se réveillèrent en sursaut pour repousser et disperser l’ennemi. Comme trophée de leur expédition, ils rapportèrent en triomphe à Port-Royal les chaînes, les ceps, les carcans et autres instrumens de torture qu’ils avaient trouvés dans les habitations et les villages de la Floride. Ils ramenaient aussi tous les noirs qu’ils avaient rencontrés sur les plantations et qui s’offraient avec joie pour faire partie des nouveaux régimens qu’organisait le général Hunter par voie de conscription. Si l’on en croit les témoignages du général Saxton et du colonel Higginson, qui commandent les soldats noirs, ceux-ci font preuve d’un entier dévouement, d’une abnégation complète de leur personne, et marchent sans hésitation partout où leurs officiers les envoient. Ils sentent fort bien que le peuple américain les regarde, et se conduisent en conséquence avec un courage héroïque et un profond sentiment des devoirs qu’ils sont appelés à remplir envers leur race déshéritée. Le colonel Higginson affirme qu’il n’aurait point osé tenter avec un régiment de ses compatriotes blancs l’expédition qu’il a conduite à bonne fin avec ses volontaires noirs. Cela se comprend : tandis que les Américains du nord se battent pour la constitution, qui est une chose abstraite, les nègres luttent pour leur liberté, celle de leurs familles et de leur race entière. Ils apportent au combat cette passion, ce délire de la bataille que les planteurs confédérés éprouvent aussi, mais qui semblent faire complètement défaut aux calmes Américains du nord. Un jeune nègre fugitif suivait en qualité de domestique la brigade du colonel français Cluseret, cantonnée dans la vallée de la Shenandoah. Par respect pour les mœurs américaines, on lui avait refusé les armes ; mais au premier coup de fusil il montait à cru sur un cheval du train et se précipitait des premiers sur l’ennemi en poussant des hourras frénétiques.

En Louisiane, les trois régimens d’homme de couleur ne se sont pas conduits avec moins de bravoure que le premier régiment noir de la Caroline du sud. Ils ont défendu l’important chemin de fer des Opelousas et vaillamment combattu sur les bords du bayou Lafourche et du bayou Tèche ; malheureusement le général Banks a commis l’imprudence de ne pas séparer complétement les deux fractions de l’armée fédérale appartenant à la race noire et à la race blanche. Si tous les hommes de couleur des régimens africains étaient de simples soldats, peut-être leur présence serait-elle dédaigneusement tolérée par les troupes du nord ; mais parmi les noirs et les mûlatres il en est qui portent l’uniforme d’officiers, et qui, d’après la hiérarchie militaire, sont les supérieurs des soldats et sous-officiers blancs. C’en est trop pour des hommes qui ont été élevés dans l’horreur du nègre, et souvent ils ont recours à l’insulte et même à la violence pour constater leur supériorité native. On ne peut décemment accuser de lâcheté les noirs et les mûlatres louisianais près de cette ville de la Nouvelle-Orléans que leurs ancêtres ont si vaillamment défendue et peut-être sauvée en 1814 : on se contente d’accuser leur couleur. Des colonels et des généraux ont menacé de donner leur démision, si on faisait combattre leurs troupes à côté des régimens africains. Un colonel né dans la patrie de Wilberforce s’écriait en parlant à ses soldats : « Je ne souffrirai point que votre dignité et vos mâles vertus soient contaminées par l’approche de ces êtres inférieurs ! » Un autre, suivant l’exemple du général Stevenson, du département de Beaufort, déclarait qu’il préférait être vaincu à la tête des blancs que vainqueur à la tête des nègres. Si graves que soient les premières difficultés, elles s’aplaniront bien vite, pourvu que l’on ait soin de séparer provisoirement les soldats des deux races et d’opérer la fusion avec prudence. Aujourd’hui les défenseurs de l’Union appartenant à la famille africaine sont à peine au nombre de 6,000 ; mais bientôt les nécessités de la lutte grossiront leurs rangs, et quand ils formeront de véritables armées, ils trouveront bien des occasions de se venger noblement, en rendant des services signalés à ceux qui les méprisent. Sans accepter entièremet le mot de Wendell Philipps : « Rely on god and the negroes ! comptez sur Dieu et sur les nègres, » on peut croire que le jour viendra où l’Union sera forcée d’accueillir avec reconnaissance l’aide de ces hommes qui hier encore étaient privés du nom de citoyens.


IV.

Au commencement de la guerre, les généraux de l’armée du sud, que leur expérience de planteurs avaient habitués à compter sur l’obéissance absolue des nègres, ne craignaient pas de les enrôler comme soldats. En plusieurs endroits des états confédérés, on ordonna des levées régulières d’esclaves et d’hommes de couleur libres, non-seulement pour les faire travailler aux routes et aux fortifications, mais aussi pour leur confier des armes dans les circonstances graves et leur intimer l’ordre de combattre à côté des blancs. C’était sans doute une pénible tâche pour ces Africains méprisés que d’aider à soutenir le pouvoir de leurs maîtres ; mais, soit nécessité, soit un faux point d’honneur, ils se conduisirent vaillamment dans toutes les occasions, et le général confédéré Stonewall Jackson, qui comptait un grand nombre de nègres dans sa redoutable armée, rendit un éclatant témoignage de leur bravoure. Aussi longtemps que la loi d’extradition des esclaves fugitifs fut observée par les troupes fédérales, les séparatistes, heureux de la naïve complicité de leurs adversaires, purent continuer librement d’armer leurs noirs ; mais ils commencèrent à réfléchir lorsque le gouvernement des États-Unis se fut engagé dans une politique d’émancipation. Enfin, lorsque les généraux Hunter et Butler eurent levé des régimens composés uniquement de nègres, presque tous les chefs confédérés comprirent l’imminence du danger, et cessèrent de donner des armes aux hommes d’origine africaine. L’attitude des soldats noirs se modifiait graduellement, et tôt ou tard aurait pu devenir menaçante : on se contenta désormais de les faire travailler aux retranchemens sous une stricte surveillance.

Mais d’où vient, se demande-t-on, que les esclaves des plantations ne se soient pas encore insurgés pour tenter de conquérir leur liberté de vive force ? Chose étonnante, la nature humaine est ainsi faite, que ceux mêmes qui reprochent aux noirs de ne pas s’être soulevés ne sauraient assez exprimer leur exécration pour les fauteurs d’une guerre servile, si tout à coup elle venait à éclater dans les états du sud ! Quoi qu’il en soit, une insurrection générale des esclaves était complètement impossible avant la période actuelle de la guerre. Dans onze états qui ont proclamé la scission, le nombre des noirs asservis est inférieur de plus d’un tiers à celui des blancs[8], et tandis que ceux-ci sont groupés dans les villes et les villages, les esclaves sont en général disséminés dans les campagnes. Outre les avantages d’une majorité compacte, les blancs ont tous les privilèges que donnent le constant usage des armes à feu, l’unanimité des passions, la solidarité des intérêts, une instruction relative, l’habitude du commandement. Les nègres, au contraire, pauvres ignorans livrés en proie à un désespoir chronique qui leur ôte la faculté de vouloir, mêlent une vénération stupide à la frayeur que leur inspirent les maîtres et les économes ; dispersés sur les plantations par chiourmes presque complètement isolées, soumis à une surveillance de presque tous les instans, n’ayant pas le droit de faire un pas hors du champ sans un passeport, menacés à la moindre incartade du fouet, du carcan ou de l’exil sur une plantation lointaine, épuisés par un travail incessant, ils ne peuvent guère songer à tramer des conspirations dont l’unique résultat serait de les vouer au massacre. Du reste, l’expérience est là : les insurrections locales, ou, pour mieux dire, les simples tentatives de résistance, ont été sans exception violemment réprimées, et tous les esclaves incriminés ont été pendus.

Pour bien comprendre la tranquillité générale qui règne dans les plantations du sud, il ne faut pas oublier non plus que les nègres d’Amérique sont presque tous chrétiens fervens : ils prennent au pied de la lettre cette parole de l’Évangile qui leur ordonne l’obéissance passive, et que des prédicans tenus aux gages des propriétaires commentent avec grand zèle. Privés d’amis sur cette terre, ils adorent d’autant plus naïvement l’ami qu’ils vont chercher au ciel, et mettent leur espoir non dans leur propre énergie, mais dans un miracle d’en haut. Laissant à Dieu l’œuvre de la rétribution finale, ils ne songent aucunement à se venger eux-mêmes, et le plus grand nombre d’entre eux ne prononcent jamais de paroles haineuses au sujet des blancs qui les ont fait cruellement souffrir. Rien de plus instructif à cet égard que les réponses faites à un questionnaire adressé par la société d’émancipation aux surveillans des affranchis qui se trouvent dans le sud sous la protection du drapeau fédéral. Ces réponses s’accordent toutes à dire que jamais les noirs libérés ne manifestent le moindre désir de vengeance contre leurs anciens maîtres : ils demandent seulement à ne jamais les revoir. C’est que la résignation est pratiquée par la plupart des nègres avec une ferveur de néophytes semblable à celle des premiers chrétiens marchant au martyre et des protestants vaudois ou huguenots se laissant massacrer sans résistance. Les planteurs appréciaient grandement l’avantage que leur procurait la foi naïve de leurs nègres, et chiffraient à leur manière le dogme du renoncement en payant les esclaves plus ou moins cher selon la notoriété plus ou moins grande de leurs convictions religieuses. Sur les marchés publics, on a entendu des encanteurs évaluer à 150 ou 200 dollars cette vertu sublime de la résignation dans l’adversité.

Les chants dans lesquels les esclaves versent toute leur âme en racontant leurs souffrances sont la meilleure preuve de la douceur naturelle des nègres américains. Dans ces hymnes naïfs, ils racontent simplement leurs chagrins à Dieu ; mais ils se gardent bien d’accuser ceux qui les ont vendus ou achetés. Il est un seul chant que les planteurs n’entendent peut-être pas sans frissonner et qu’ils ont universellement interdit comme un appel à l’insurrection. Un souffle prophétique anime ces paroles heurtées, dans lesquelles les noirs, se considérant eux-mêmes comme « le peuple élu », apostrophent tantôt le Moïse qui leur viendra, tantôt le roi Pharaon, leur oppresseur. Des nombreuses variantes de cet hymne, nous choisissons la plus répandue :

« O Moïse ! descends ! — descends au loin de la terre d’Égypte, — et dis au roi Pharaon : — « Laisse aller mon peuple ! » - et toi, recule, — recule, — et laisse aller mon peuple !

« Pharaon se met en travers de la route, — Laisse aller mon peuple ! — Pharaon et ses armées s’engloutissent.- Laisse aller mon peuple ! — Tu peux me retenir ici ; — mais là-haut tu ne peux rien sur moi. — Laisse aller mon peuple !

« O Moïse ! étends ta main sur les eaux ! — Laisse aller mon peuple ! — Et ne va pas te perdre dans le désert ! — Laisse aller mon peuple ! — Il en est un qui siège en haut dans les cieux, — et qui répond à mes pières ; — « Laisse aller mon peuple ! »


Dans la grande et pénible attente de leur exode futur, les esclaves n’avaient contre la tyrannie d’autres ressources que la fuite. Après le commencement de la guerre, ceux qui avaient le courage de recourir à l’évasion et de quitter leurs familles pour s’exposer à la faim, au froid et à toutes les horreurs d’une chasse dont ils étaient eux-mêmes le gibier, avaient de plus qu’autrefois l’espoir de gagner peut-être les lignes fédérales ; mais ils n’étaient pas accueillis partout avec la même libéralité que dans les villes du Kansas et l’archipel de Beaufort. Plusieurs milliers d’entre eux étaient rendus gratuitement à leurs maîtres ou troqués contre des balles de coton, ou bien abandonnés à leur malheureux sort lorsque l’armée exécutait un mouvement d’attaque ou de retraite. Les noirs avaient été si souvent trompés dans leur confiance, qu’ils osaient à peine croire aux rumeurs de liberté qui leur parvenaient sourdement. Enfin la proclamation présidentielle qui les déclarait tous libres vint dissiper leurs doutes. Quelques jours après avoir été lancée, cette proclamation était déjà connue et répétée de bouche en bouche dans les lointaines plantations du Texas et de l’Alabama : tous les nègres la savaient par cœur. C’est merveille que la rapidité avec laquelle les populations esclaves sont instruites de ce qui les intéresse. En pénétrant dans la Floride avec la première compagnie fédérale, un missionnaire du nord pria une jeune négresse de chanter. Aussitôt elle entonna l’hymne de John Brown, et toutes ses compagnes unirent leurs voix à la sienne. Ainsi, dans l’espace de quelques semaines, ce chant de liberté avait déjà retenti sur toutes les plantations du sud, depuis le Kansas jusqu’au détroit des Bahamas.

Tous les esclaves américains, pénétrés de cette foi naïve qui leur fait appliquer à leur propre destinée les récits du Pentateuque consacrés au peuple juif, ont accueilli la proclamation du président comme la parole d’un autre Josué annonçant la découverte d’une terre promise[9]. Cette parole libératrice, qu’ils ont entendue par je ne sais quel mystérieux écho, est désormais leur consolation et leur espoir. Elle n’est point de nature à leur mettre les armes à la main, puisqu’elle justifie leur longue et invincible foi dans un miracle d’en haut ; mais elle leur permet de lever plus fièrement la tête et commence, au sein même de l’esclavage, à leur donner la dignité d’hommes libres. Par réaction, elle doit aussi les rendre plus respectables aux yeux mêmes de leurs maîtres, et finir à la longue par alléger le poids de la servitude. Ainsi la proclamation, qu’on accuse d’être une lettre morte, ne profite pas seulement aux esclaves de la frontière, qui s’enfuient par milliers pour gagner la terre libre ; elle contribue aussi à la transformation graduelle de l’esclavage dans les districts les plus reculés de la confédération des planteurs.

D’ailleurs les témoignages presque unanimes des nègres fugitifs semblent mettre hors de doute que, déjà bien avant la proclamation du président Lincoln, l’esclavage s’était adouci. Il est vrai qu’en certains endroits du sud, habités par une population presque barbare, les passions excitées jusqu’au délire ont porté les blancs à commettre des actes d’une atrocité révoltante. C’est ainsi que dans le Mississipi, le Texas et l’Arkansas, on a massacré de sang-froid ou même livré aux flammes les esclaves dont on se défiait ; mais la gravité de la situation a fait comprendre aux propriétaires intelligens que, tout en redoublant de surveillance, ils devaient aussi ménager leurs noirs et les traiter avec assez de douceur pour éloigner de leur esprit la pensée de l’insubordination. Cette douceur est surtout commandée sur les plantations isolées, où une seule famille de blancs, décimée par la guerre, est environnée par des centaines de nègres, pacifiques il est vrai, mais tous avides de liberté. Là des maîtres descendent jusqu’à flatter l’esclave pour lui persuader que la servitude est douce, et, cessant de donner simplement des ordres comme autrefois, ils daignent maintenant présenter leurs raisons. Il en est même qui consentent à octroyer un salaire à leurs noirs, et violent ainsi de manière formelle le principe et les traditions de l’esclavage ; mais ce qui contribue le plus activement peut-être à diminuer le pouvoir de l’aristocratie féodale, et par suite à rendre moins dure la servitude des noirs, c’est l’accroissement d’influence accordé aux prolétaires blancs depuis la guerre. Beaucoup plus nombreux que les planteurs, ces parias méprisés peuvent se compter sur les champs de bataille, et, comprenant désormais leur importance dans l’état, ne se laissent plus traiter en simples vassaux. Dans la convention souveraine de la Caroline du nord, ils se sont coalisés pour imposer aux propriétaires une taxe annuelle de 5 à 20 dollars par tête d’esclave. C’est là un coup sensible porté à l’institution servile, et les planteurs ne se sont pas fait faute de crier au sacrilège ; mais ils ont dû céder, dans la crainte de voir les petits blancs se déclarer en faveur de l’Union.

Si l’esclavage est sérieusement menacé dans les états du sud, non-seulement par les armes fédérales, mais aussi par l’ambition naissante des pauvres de race blanche et par l’impatience fiévreuse des nègres, on peut dire qu’il a déjà cessé d’exister dans plusieurs états du centre. Assez logiques pour comprendre qu’ils ont autant de droits à la liberté que leurs frères du sud, et ne partageant en aucune manière l’opinion du président sur les avantages d’un affranchissement graduel, les noirs du Maryland, du Missouri et des autres états de la même zone se considèrent dès ce moment comme libres ; ils se refusent à patienter jusqu’en l’année 1900, et saisissent toutes les occasions de se soustraire à la servitude, eux et leurs familles. Quelques-uns même profitent de la proximité des états libres et du passage continuel des troupes pour s’enfuir vers le nord. D’autres, qui ont eu la chance de naître au sud du Potomac ou du Tenessee, font proclamer leur liberté par les tribunaux. D’autres encore refusent tout simplement de travailler, si le propriétaire ne leur donne pas un salaire en échange. Aussi les nègres, qui coûtaient en moyenne 1,000 dollars, il y a deux ans à peine, n’ont-ils plus aujourd’hui dans les états du centre qu’une valeur nominale, et quand on les achète au prix minime de 10 ou même de 5 dollars par tête, on acquiert, non leurs personnes, mais le vague espoir de les réduire à nouveau en servitude. Récemment un groupe de 130 esclaves, ayant appartenu à un planteur du Maryland, M. Charles Carroll, était évalué par des marchands de nègres et d’autres hommes du métier à 650 dollars seulement, soit à 5 dollars par tête. La veille encore, le testateur recommandait à ses héritiers de maintenir l’esclavage sur sa plantation, « dans l’intérêt des noirs eux-mêmes ; » mais à peine avait-il rendu le dernier soupir, que les nègres étaient déjà devenus libres par l’avilissement de leur prix vénal. L’attente de l’indemnité promise par le gouvernement empêche seule les propriétaires de renoncer à leurs immeubles vivans, et de s’épargner désormais tous les frais de nourriture et d’entretien. Les longues discussions du congrès et des législatures particulières n’ont pas encore permis de transformer en lois les bills d’émancipation proposés par les esclaves du Missouri, de la Virginie occidentale, du Maryland et du Delawar[10] ; mais il n’est pas douteux qu’ils ne soient votés par le congrès prochain. Quant au Kentucky et au Tenessee, les intérêts engagés dans la propriété servile sont trop considérables, les passions sont encore excitées, pour que les planteurs veuillent consentir à discuter les propositions de rachat[11]. Ils temporisent et n’osent encore se décider, tandis que déjà, sur les confins des grands déserts de l’ouest, la législature de la tribu des Cherokees discute sur les moyens d’abolir promptement la servitude.

Mais qu’importerait l’émancipation des esclaves, si les noirs affranchis ne trouvaient que la haine ou le mépris chez leurs concitoyens, et devaient toujours mener une existence de parias au milieu des merveilles de la république américaine ? Les nègres libérés peuvent-ils espérer maintenant l’égalité des droits, ou bien continuera-t-on de les opprimer et de les reléguer, comme indignes, dans les bas-fonds de la société ? Là est vraiment le nœud de la question des races dans l’Amérique anglo-saxonne. Il faut l’avouer avec tristesse, dans plusieurs états du nord, l’ancien parti démocratique, favorable aux esclavagistes, fait souvent parade de son dégoût pour les noirs, et se refuse énergiquement à leur accorder les moindres droits politiques. Parmi les législatures les plus hostiles aux nègres, on peut citer principalement celle du New-Jersey, le seul état de la zone septentrionale qui ait encore la honte de posséder des esclaves. En 1860, il ne comptait plus que dix-huit de ces malheureux. La liberté est acquise à leurs enfans ; quant à eux-mêmes, la mort seule doit faire tomber leurs fers. Les racheter, les libérer, serait bien facile ; mais, parmi les fauteurs de l’esclavage, ceux qui ne tiennent point à l’institution divine par intérêt y tiennent encore par principe.

Animées du même esprit que celles du New-Jersey, les chambres de l’Illinois ont osé délibérer sur une nouvelle constitution, interdisant aux noirs et aux mûlatres de s’établir dans les limites de l’état, et punissant toutes les infractions à ce statut par la peine du fouet et la vente forcée. Toutefois en dépit de ces résistances locales les préventions que les blancs des états du nord manifestent à l’égard des nègres s’affaiblissent de plus en plus, et les mœurs deviennent moins intolérantes. La servitude de 4 millions de noirs ayant été jusqu’à nos jours la seule cause du mépris dans lequel on tenait 500,000 affranchis, il est tout naturel que l’émancipation des esclaves profite aux nègres libres et les fasse monter dans l’estime de leurs compatriotes. L’introduction des envoyés de Haïti et de Libéria à la Maison-Blanche et dans la société diplomatique de Washington n’est pas l’unique signe de ce progrès moral accompli par les Américains vers l’égalité sociale. D’autres faits, dus à l’initiative des citoyens eux-mêmes, prouvent que la réconciliation des races ne s’opère pas seulement d’une manière officielle. C’est ainsi qu’un grand nombre de ministres ont rougi de parquer leurs auditeurs nègres dans les coins obscurs des temples, et ne se permettent plus de classer les fidèles d’après la couleur de la peau. De même à Philadelphie les négocians les plus considérés de la ville se sont associés pour réclamer en faveur de leurs confrères d’origine africaine le droit de s’asseoir à côté des blancs dans les wagons et les omnibus. Enfin un orateur de la Nouvelle-Angleterre, M. Best, a pu, sans crainte d’être emplumé,célébrer devant des milliers de personnes le mélange prochain des deux races, jadis ennemies. « Il suffit, disait-il, de s’occuper un peu d’ethnologie pour s’apercevoir qu’en s’établissant sur nos plages, les personnes originaires de tous les pays du monde se modifient graduellement sous l’influence du climat. L’Africain blanchit, le Caucasien brunit. Le temps viendra où il sera difficile de les distinguer. Cette fusion graduelle est précisément ce qu’il fallait aux deux races pour les améliorer. Déjà l’Anglo-américain se distingue par un esprit élevé, une fougueuse énergie et une persévérance indomptable, et si vous lui donnez encore la chaleur des émotions, la tendresse surabondante et la solide foi religieuse de l’Africain-Américain, vous aurez en lui l’homme de cette terre le plus grand, le plus noble et le plus semblable à Dieu ! » Il y a deux années, ces paroles, qui cachent un grand fonds de vérité, eussent été considérées comme d’abominables basphèmes.

Devenus plus tolérans à l’égard des nègres libres, les Américains du nord n’insistent plus, comme ils le faisaient au commencement de la guerre, sur la nécessité d’éloigner tous les affranchis et de leur assigner pour nouvelle patrie des colonies étrangères. Le sénateur Lane, ce chef de partisans qui a tant fait, à la tête de sa brigade, pour l’abolition de l’esclavage dans le Missouri, s’écriait en plein congrès : « Il serait bon qu’un éternel océan roulât ses vagues entre les deux races. Des siècles d’oppression, d’ignorance et de malheurs ont à jamais dégradé l’Africain. Il ne cessera d’être bas et rampant, tandis que le Caucasien voudra toujours le tyranniser en maître. » Le président Lincoln partageait les mêmes idées. Dans un discours touchant adressé à une députation de nègres libres, il avouait avec tristesse le crime national commis par les Américains contre la race noire : au nom de ses concitoyens blancs, il s’excusait devant les nègres des préjugés qu’on nourrissait contre eux ; mais, se figurant que ces préjugés seraient invincibles, il conseillait aux millions d’hommes de la race méprsée d’abandonner leur marâtre patrie, et d’aller au-delà des mers chaudes chercher une terre meilleure où ils pourraient acquérir le noble sentiment de la dignité humaine, en même temps que le bien-être et la liberté. Déjà les journaux, oubliant qu’il fallait, avant toutes choses, obtenir l’assentiment des nègres eux-mêmes, s’occupaient à l’envi d’évaluer les sommes nécessaires pour le transport de 4 millions d’hommes, soit à Libéria, soit dans les Antilles ou dans les républiques de l’isthme américain. Cependant aucun des projets conçus en vue de la séparation définitive des deux races n’a pu aboutir au moindre résultat pratique. Les républiques espagnoles, que les expéditins de Walker ont rendues méfiantes, non-seulement à l’égard des esclavagistes du sud, mais aussi à l’égard des Yankees,craignirent peut-être qu’un perfide espoir de conquête ne se cachât sous les propositions du gouvernement fédéral, et déclarèrent que leur territoire, ouvert généreusement à tous les étrangers libres, ne deviendrait jamais un lieu de déportation. Plus empressées, plusieurs législatures des Antilles anglaises et les autorités danoises de l’Île de Sainte-Croix entrèrent en pourparlers avec M. Seward pour obtenir en qualité d’apprentis un certain nombre de nègres ; mais ceux-ci frémirent d’indignation à la pensée qu’on songeait, sous prétexte de philanthropie, à leur imposer un esclavage temporaire, et, chose remarquable, les planteurs du Maryland, loin de vouloir se débarrasser des noirs affranchis, protestèrent contre une mesure qui les aurait privés de leurs artisans et des cultivateurs de leurs propriétés. Les demandes du Brésil, présentées par l’entremise de M. Watson Webb, ministre américain à la cour de Rio-Janeiro, ne furent pas mieux accueillies : par une remarquable dépêche en date du 21 juillet 1862, M. Seward déclina d’une manière catégorique toute espèce de complicité dans un projet de colonisation des bords de l’Amazone, où les noirs venus des États-Unis n’auraient obtenu des terres et la liberté qu’après trois années de servitude. Les noirs libres des États-Unis qui se sont dirigés en nombre assez considérable vers la république haïtienne sont des émigrans volontaires. Ils ont déjà fondé dans cette colonie plusieurs villages, et contribueront grandement à la prospérité de leur nouvelle patrie par le développement qu’ils donnent à la culture du cotonnier.

On a souvent prétendu que le gouvernement fédéral avait l’intention de déporter en masse toute la population de couleur des États-Unis ; mais quand même le démenti solennel de M. Lincoln ne serait pas suffisant pour faire tomber cette accusation, les faits se chargent de justifier pleinement le cabinet de Washington. Les nègres ont été consultés, et dans aucun cas on n’a mis la main sur un seul d’entre eux pour l’envoyer malgré lui sur une terre étrangère. On leur a simplement donné des conseils qu’ils ont librement reppoussés. C’était leur droit. Les noirs dont les ancêtres ont été enlevés sur la côte de Guinée par les traitans sont devenus Américains aussi bien que les blancs d’Europe émigrés dans le Nouveau-Monde. Très attachés à leur famille, à leurs amis, au sol qui les a vus naître, ils veulent jouir de la liberté à l’endroit même où ils étaient naguère esclaves, grandir à l’état d’hommes sur cette glèbe qu’ils cultivaient naguère en qualité de bestiaux. Aucun des nègres libérés de Beaufort et des plantations de la Virginie n’a demandé à se rendre dans les états du nord. Leur réponse unanime aux questions des missionnaires de la société d’émancipation a été la suivante : « C’est ici que nous voulons rester ; donnez-nous un champ, payez régulièrement notre travail, et nous serons satisfaits. » Les hommes de couleur libres qui résident dans les grandes villes sont en général moins attachés au sol que les nègres des plantations, et consentiraient plus facilemet à émigrer ; mais ils ne songent guère à se rendre ailleurs que dans les Antilles ou dans les contrées riveraines du golfe du Mexique. Les noirs et les mulâtre de Philadelphie, de New-York, de Boston, vont presque tous s’établir dans l’île d’Haïti ; ceux de la Nouvelle-Orléans ont pensé à la péninsule de Floride, et sont en instance auprès du gouvernement pour y obtenir des concessions de terres. Sous l’influence de la liberté aussi bien que jadis sous l’influence de l’esclavage, les population d’origine africaine continueront de se masser de plus en plus dans les contrées méridionales de la république. Obéissant à cette harmonie secrète qui existe toujours entre la terre et l’homme, les noirs sont graduellement entraînés dans le système d’attraction dont les Antilles forment le centre, et s’agglomèrent peu à peu dans les régions tropicales du Nouveau-Monde. Plus n’est besoin d’être prophète pour affirmer que les plages du golfe du Mexique et ces îles merveilleuses qui déroulent leur demi-cercle brisé autour de la mer des Caraïbes appartiennent désormais aux races mélangées.

Quoi qu’il en soit des destinées futures de la race africaine en Amérique, on peut maintenant considérer l’institution de l’esclavage comme frappée à mort dans les États-Unis. Nous ne cherchons point à nous dissimuler les obstacles de toute nature que doit surmonter la république avant de rentrer dans cette carrière de progrès qu’elle parcourait d’une allure si rapide. L’abîme de la dette, déjà si profond, se creusera davantage ; des milliers d’hommes, parmi lesquels bien des héros, tomberont à côté de ceux qui dorment sur les champs de bataille ; d’immenses désastres, proportionnés à la grandeur du crime national commis contre les Africains, s’abattront encore sur les deux fractions hostiles du peuple et les réduiront peut-être à une commune misère ; mais, quoi qu’il arrive, il est désormais certain que les planteurs doivent renoncer à fonder un empire stable sur le principe de la servitude des nègres. Quand même, ce qui nous semble absolument impossible, les démocrates séparatistes du nord justifieraient le nom de copperheads ou de serpens mocassins qu’ils se sont donnés sans pudeur, quand même ils réussiraient traîtreusement à déterminer une scission temporaire de quelques états du nord-ouest, le grand ennemi, c’est-à-dire l’esclavage, n’en serait pas moins obligé de reculer devant le travail libre. Les rudes pionniers des campagnes de l’Illinois et des états limitrophes ont encore plus d’intérêt que les industriels de l’est à ne pas souffrir la concurrence des planteurs, et, quelles que soient les péripéties de la guerre civile, la lutte entre les principes ennemis ne peut avoir qu’une issue fatale aux propriétaires d’esclaves. Même le danger sera d’autant plus grand pour ceux-ci qu’ils résisteront plus longtemps. Abrutis par la servitude et la superstition, les nègres américains ne se sont point encore révoltés, et la ferme espérance qu’ils ont de recevoir bientôt leur liberté contribue à leur faire prendre leur infortune en patience ; mais si le triomphe momentané du sud enlevait aux esclaves la confiance dans l’avenir, si leur chaîne, maintenant allégée, devenait plus lourde à porter, peut-on supposer qu’ils acceptassent sans résistance une servitude sans espoir, « cette autre forme de la mort ? » Il ne faut point l’oublier, les massacres de Saint-Domingue eurent lieu lorsque les noirs, affranchis déjà depuis près de dix années, reçurent l’ordre d’abdiquer le titre de citoyens et de reprendre leurs anciens travaux comme bêtes de labour.

Ainsi, vainqueurs ou vaincus, les esclavagistes ont également à redouter les résultats de la guerre. La paix même serait pleine de dangers pour eux, car ele accroîtrait les ressources du nord beaucoup plus rapidement que celles du sud, et hâterait la colonisation des territoires libres. Du reste, telle est la supériorité des états restés fidèles à l’Union qu’ils peuvent mener de front la guerre et les arts de la paix, et menacer ainsi doublement la confédération séparatiste. Le Kansas, le Dacotah, l’Utah, le Nevada, toutes les contrées du far west se peuplent de pionniers et rattachent la Californie aux régions centrales de la république par une série de campemens et de villages. Le territoire du Colorado compte aujourd’hui 75,000 habitans, et cependant il y a quatre années à peine que Denver, sa capitale, a été fondée par trente abolitionistes, envoyés précédemment dans le Kansas pour s’y établir avant tous les autres colons et y défendre la liberté du sol. L’arrivée constante d’émigrans étrangers que la guerre n’a point effrayés[12], surtout l’augmentation naturelle de la population du nord, qu’on ne saurait évaluer actuellement à moins de 400,000 par an, suffisent déjà pour assurer le peuplement rapide de ces territoires. En outre le congrès vient d’accélérer encore la colonisation en votant lehomestead-bill ou loi des foyers domestiques. Ce bill accorde à tous les soldats de l’armée fédérale et à tous les chefs de famille, Américains ou naturalisés, qui n’ont pris aucune part à la rébellion, 64 hectares de terre, à la seule condition que le colon habite sur son domaine et le cultive lui-même. Attirés par ces avantages, les agriculteurs yankees et étrangers se dirigent vers le sud-ouest, tandis que les planteurs, inquiétés par la proximité d’hommes libres, battent graduellement en retraite avec leurs esclaves vers les rivages du golfe du Mexique. Un grand nombre de propriétaires du Texas, de la Louisiane, de la Floride, ont même abandonné le continent et se sont réfugiés dans l’île de Cuba pour y fonder de nouvelles plantations. Avant la guerre, l’émigration se faisait en sens inverse : au mépris des lois les Floridiens allaient recruter leurs nègres sur les côtes de Cuba.

On pourrait, jusqu’à un certain point, apprécier l’importance des résultats obtenus en évaluant le nombre de nègres devenus libres depuis le commencement de la guerre. Ceux qui ont entre les mains leurs certificats d’émancipation ne sont guère plus de 80,000[13] ; mais il faut ajouter à ces affranchis plus de 400,000 noirs des états du centre et de la Louisiane qui, tout en gardant le nom d’esclaves, sont pratiquement émancipés et travaillent à la seule condition de toucher un salaire régulier. Ils constituent déjà la huitième partie de l’ancienne population servile, et leur affranchissement représente pour les planteurs une perte d’au moins 1 milliard, plus que doublée sans aucun doute par la dépréciation générale des noirs qui sont restés à la condition d’immeubles[14]. On pourrait aussi compter parmi les émancipés les 500,000 nègres libres que les législatures esclavagistes avaient en grande partie condamnés à une nouvelle servitude, et que les derniers événemens ont empêché de mettre en vente. Enfin les petits blancs eux-mêmes, qu’une logique inévitable condamnait d’avance à partager tôt ou tard le sort des nègres, et pour lequels les planteurs texiens de l’Arizona et du Nouveau-Mexique avaient ingénieusement établi un système d’esclavage temporaire, sont redevable de leur liberté future à cette guerre qui les décime.

Ainsi les faits nous autorisent à croire que si l’Union est encore en danger, l’esclavage du moins ne sortira pas triomphant de la lutte. L’institution patriarcale s’en va, et quoi qu’en disent les impatiens, elle disparaît beaucoup plus rapidement que les mœurs américaines ne pouvaient nous le faire espérer. Des millions de noirs auxquels la loi n’accordait pas d’existence morale vont entrer dans le concert de l’humanité et pourront lui rendre d’autres services que celui de labourer péniblement la terre ; en même temps des millions de blancs qui s’étaient accoutumés à mépriser le travail et se seraient crus dégradés, s’ils avaient fait œuvre de leurs mains, apprendront que l’homme s’ennoblit par le labeur et contribueront à la prospérité générale. Les habitans des états du nord gagneront aussi à la libération des esclaves du sud, et, sachant désormais que la liberté civique ne doit pas être un privilège de peau, ils n’offriront plus le honteux spectacle d’une république comptant des îlotes parmi ses membres. Une fois débarrassée de ce lourd fardeau de l’esclavage, la société américaine pourra marcher d’un pas plus rapide vers la réalisation d’autres progrès et commencer une nouvelle ère. Certes c’est une chose immense que la fin prochaine de cette funeste institution dont l’histoire se confond avec celle même de l’humanité depuis les premiers jours de la vie des peuples. Cependant, à l’exception de quelques milliers d’abolitionistes confians dans la puissance des idées, républicains et démocrates du nord s’étaient lancés tête baissée dans le conflit sans prévoir aucunement le résultat de leurs efforts patriotiques, sans vouloir autre chose que le maintien de l’Union. La veille même de l’installation du président, le congrès avait voté d’enthousiasme un amendement à la constitution, interdisant à jamais d’abolir la servitude des noirs dans aucun des états de la république. Maintenant, deux années à peine après le vote de cet amendement mémorable, que d’ailleurs la nation n’a point ratifié, l’émancipation des esclaves est inaugurée dans les états du centre, l’affranchissement est décrété par le président Lincoln dans les états du sud. L’esclavage, désormais condamné, épuise ses dernières forces à prolonger la guerre civile, à continuer la série de ces chocs sanglans qui mettent à l’épreuve le courage et la persévérance des deux fractions hostiles du peuple. Ces malheurs serviront-ils d’enseignement aux nations qui possèdent encore des esclaves ? Les planteurs brésiliens et cubanais se laisseront-ils entraîner en aveugles vers la ruine, ou bien comprendront-ils que leur seul moyen de salut est de travailler résolûment à l’abolition de la servitude ? Qu’ils se hâtent, s’ils veulent échapper au désastre qui menace les propriétaires d’esclaves dans le pays voisin.


ÉLISEE RECLUS

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1863.
  2. Lors du recensement de 1862, on comptait dans le district fédéral 3,181 noirs asservis et 11,131 Africains libres. En 1860, les évasions et les enlèvemens avaient réduits les esclaves au nombre de 2,989. Les indemnités touchées par les 900 propriétaires de ces nègres se sont élevées au total de 900,000 dollars, soit à 300 dollars par affranchi. Un marchand d’esclaves de Baltimore avait été chargé de fixer la valeur monétaire de tous les noirs libérés.
  3. Dans le territoire du Nouveau-Mexique, plus de 600 indiens se trouvaient au nombre des esclaves.
  4. Avant la guerre, le sol libre constituait à peu près le tiers de la république ; il en forme aujourd’hui les trois quarts.
  5. Lorsque Butler quitta la Nouvelle-Orléans, 67,000 personnes avaient prêté le serment de fidélité ; 21,020 avaient inscrit leurs noms sur la liste des ennemis de l’Union.
  6. En 1830, un planteur louisianais, M. Mac Donough, imagina de vendre successivement à ses esclaves chacun des jours de la semaine. En quatorze ans et demi, ses nègres avaient tous racheté la liberté de la semaine entière, et les profits de son ingénieuse spéculation permirent à M. Mac Donough de s’acheter une chiourme d’esclaves deux fois plus considérable que la première.
  7. Si la proclamation présidentielle avait pu être suivie d’un effet immédiat, elle aurait libéré 3,120,000 esclaves, et maintenu 830,000 noirs dans la servitude.
  8. En juin 1860, les officiers chargé du recensement ont compté dans ces états 5,449,163 personnes de race blanche et 3,521,110 esclaves (61 et 39 pour 100) ; aujourd’hui le territoire encore occupé par les séparatistes compte environ 4,500,000 blancs et 3,100,00 noirs (59 et 41 pour 100).
  9. Par une coïncidence remarquable, une prophétie qui depuis longtemps avait grand cours dans le sud fixait l’ère de la liberté à l’année 1862.
  10. Ces quatre états, dont l’un est formé d’une partie de la Virginie preoprement dite, possédaient ensemble, lors du recensement de 1860, une population esclave de 245,000 personnes. Il est probable que les sommes allouées s’élèveront à 15 millions de dollars pour le Missouri, à 10 millions pour le Maryland, à 1,500,000 dollars pour la Virginie occidentale, et à 150,000 dollars pour le Delaware.
  11. Le Kentucky et le Tenessee comptaient, en 1860, 501,202 esclaves.
  12. Pendant l’année 1862, plus de 114,000 personnes ont débarqué dans les ports des États-Unis, et sur ce nombre 76,306 appartenaient à la classe des émigrans. En outre la république américaine a gagné 7,290 habitants par ses échanges de colons avec le Canada.
  13. On en compte 18,000 dans la Caroline du sud et dans la Floride, plus de 6,000 dans le Kansas, près de 10,000 à Washington et dans les environs, 2,000 à New-Bern, 20,000 sur les bords du Mississipi en amont de Vicksburg, à peu près autant dans la Basse-Louisiane, 10,000 en Pensylvanie et à Baltimore.
  14. Dans certains comtés du sud, les négresses se vendent maintenant plus cher que les nègres, parce qu’elles sont plus soumises et n’osent pas s’enfuir.