Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 02/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 73-79).


LIVRE DEUXIÈME

LES DEUX MACAIRES



CHAPITRE I

LE TEMPLE DE L’OR

C’est au centre même de la Belgique, que s’élève l’élégante petite ville de Spa. Deux ou trois beaux hôtels garnis, une longue suite de bâtiments neufs, aux larges fenêtres, formant une cour quadrangulaire ; une grande rue, un petit temple rabougri, semi-classique ; quelques grandes villas régulières, presque belles, jetées çà et là sur la colline ; une gare qui a l’air d’avoir été déposée là, dans la matinée, comme un paravent d’occasion : tels sont les traits caractéristiques de Spa. À droite et à gauche de ce petit tas de boutiques et d’hôtels, s’étendent de sombres avenues de grands chênes qui semblent être les chemins qui mènent au paradis.

Dans la saison des eaux, Spa est une délicieuse oasis placée par la Providence dans ce rocailleux et ferrugineux pays. À des intervalles réguliers, le silence est interrompu par des bruits de roues et des tintements de cloches, par le claquement des fouets, les jurons sonores des postillons, et l’empressement tumultueux des garçons d’hôtel. C’est seulement alors qu’une sorte d’animation confuse se répand dans la petite ville ; c’est comme une apparition passagère, un trouble momentané de sa quiétude naturelle.

Cependant en somme ce calme n’est qu’apparent. Gagnez la grande maison aux fenêtres hautes et entrez. Quand vous êtes entré, vous vous trouvez nez à nez avec un domestique en livrée ; vous devez lui remettre votre canne, c’est la loi !

Une porte vitrée s’ouvre sur un salon où sont entassés des hommes, des femmes, les uns assis, les autres debout, faisant cercle autour d’une table recouverte d’un tapis vert. Tous ces gens sont là pour jouer ou regarder jouer, et vous, vous êtes dans la salle de jeu.

Ce salon n’est qu’une sorte d’antichambre, un salon de petit jeu.

Une autre porte ouvre sur une seconde salle. Les joueurs y sont presque tous assis ; derrière les chaises d’autres joueurs se promènent. L’on y voit également des femmes, mais en plus petit nombre que dans la pièce d’entrée ; ces femmes sont plus jeunes, plus belles, plus richement habillées que celles qui ne risquent que de la monnaie d’argent.

La plus jeune et la plus jolie de celles qui se trouvaient dans ce salon doré, une après-midi du mois d’août, neuf années après le décès de Tom Halliday, était une jeune fille. Elle se tenait debout derrière la chaise d’un Anglais qui avait l’air militaire : un assez bel homme, d’un certain âge, à la figure fatiguée, comme celle des viveurs.

La jeune fille tenait d’une main une carte et de l’autre une épingle avec lesquelles elle accomplissait un mystérieux travail, qui consistait à noter les coups gagnés ou perdus par son voisin. Elle était très-jeune et sur sa figure délicate se retrouvait, en traits plus fins, celle de l’homme dont elle surveillait le jeu ; mais tandis que ses yeux étaient gris et froids, les siens avaient cette indéfinissable profondeur que seuls les yeux noirs peuvent révéler. Elle était à la fois la plus jolie des femmes présentes et la moins bien habillée. La couleur de son léger manteau de soie était passée du noir au brun-rouge ; le chapeau de paille avait été brûlé par le soleil, et ses rubans de même ; néanmoins, on sentait qu’il y avait de sa part comme un effort pour paraître à la mode. La protestation de sa pauvreté se lisait surtout dans ses gants rayés, déteints, nettoyés. D’élégantes Parisiennes, des grandes dames belges regardaient l’Anglais et sa jolie fille avec un air d’arrogante surprise ; car il est interdit d’introduire des femmes mal vêtues dans ce temple de l’or. Il est presque inutile de dire que c’était surtout ses compatriotes féminins qui semblaient le plus mépriser la robe d’alpaga de la pauvre fille. Mais celle-ci ne s’en inquiétait guère ; elle ne perdait pas sa carte de vue, et, lorsqu’elle levait les yeux, c’était vers un point unique que se dirigeaient ses regards, vers les grandes portes qui fermaient le premier salon. Des flâneurs, allant et venant, ouvraient et fermaient fréquemment ces portes, tout doucement, presque sans bruit : des pas se faisaient entendre sur le parquet. La jeune fille levait les yeux, et, désappointée, se remettait à son jeu.

Elle attendait évidemment quelqu’un. Elle suivait attentivement le jeu de son père, elle marquait soigneusement sa carte ; mais elle accomplissait ces devoirs d’une façon purement mécanique, et c’était seulement lorsqu’elle regardait les portes de ce dangereux paradis qu’elle paraissait s’animer. Elle attendait quelqu’un qui était très-long à venir. Qui pourrait calculer le nombre d’amères déceptions et de cruelles souffrances que ressent une femme en une demi-heure ? Si jeune qu’elle fût, la pauvre fille connaissait déjà la souffrance.

L’homme jouait avec l’impassibilité d’un joueur expérimenté ; ses yeux quittaient rarement le tapis vert, et pas une seule fois il n’avait regardé en arrière, du côté de la jeune fille. Ce jour-là il gagnait, mais il acceptait sa bonne fortune aussi tranquillement qu’il avait souvent, à cette même table, supporté la mauvaise. Il paraissait poursuivre l’application d’un système qui lui était particulier. Les joueurs, ses voisins, regardaient avec envie la pile d’or qui grossissait, palpée par ses doigts nerveux. Des novices qui se tenaient à l’écart, après avoir perdu deux ou trois napoléons, contemplaient l’heureux Anglais, avec un mélange de curiosité et de pitié. Il avait toute l’apparence d’un gentilhomme déchu, d’un homme qui avait pu être autrefois un élégant militaire et en conservait encore toutes les prétentions, mais sans le pouvoir de les justifier.

Enfin, un éclair de satisfaction apparut brusquement sur le visage de la jeune fille. Elle venait de lever les yeux. Un observateur ne s’y fût pas trompé, eût tout de suite remarqué ce changement subit. La personne qu’elle attendait venait d’entrer.

Les portes s’étaient ouvertes pour donner passage à un homme de vingt-cinq ans environ, dont la belle figure brune et le costume négligé avaient quelque chose qui rappelait la personne et le génie de George Gordon, Lord Byron. Le nouvel arrivant était un de ces hommes que les toutes jeunes femmes admirent volontiers et dont se méfient les autres, celles qui savent un peu mieux ce que vaut le monde. Il y avait en lui du bohème, de l’étudiant débauché, débraillé, mais élégant. Le nœud de sa cravate était mal attaché, ses pantalons étaient trop larges, son veston de velours noir, qui sentait le Quartier-Latin à plein nez, scandalisait les irréprochables hôtes de Spa. Ce qui dominait en lui, c’était je ne sais quelle insouciance poétique et crâne tout à la fois. Il portait de belles moustaches noires, et, sous ses épais sourcils, brillait d’une pâle lueur un œil gris, mélancolique ; ses cils, très-longs, étaient soyeux.

Il se savait beau, mais il affectait de mépriser sa mâle beauté ; cependant dans l’abandon calculé de son costume, il y avait certainement de la prétention. À côté de lui, le joueur qui accompagnait la jeune fille faisait triste mine. Un abîme d’un demi-siècle séparait ce reste de beau, style Régence, et le gandin fringant du Quartier-Latin.

La jeune fille lança vers le nouvel arrivant un triste et rapide regard au moment où il s’avançait vers la table, et une légère rougeur colora ses joues lorsqu’il s’approcha d’elle. Il marcha droit vers la chaise ; il empestait le tabac ; il la salua d’un geste familier, amical et lui dit :

« Bonjour, Diana. »

Ce fut tout. La rougeur disparut ; la jeune fille pâlit ; elle reprit sa tâche avec la carte et l’épingle ; car, si dans ces quelques instants elle avait éprouvé un désappointement, c’était, sans doute, un désappointement auquel elle était habituée.

Le jeune homme circula autour de la table, jusqu’à ce qu’il trouvât une chaise libre, et il s’y assit, et après avoir regardé le jeu pendant quelques minutes, il se mit à jouer lui-même. Depuis le moment où il se laissa tomber sur ce siège vacant jusqu’à celui où il se leva, trois heures après, le jeu excepté, il ne parut pas avoir conscience de ce qui se passait autour de lui. La jeune fille le regarda à la dérobée, quelquefois, mais il ne sourcilla point, et la seule chose qu’elle put voir, ce fut le masque impassible d’un joueur de profession que le regard d’une femme ne saurait troubler.

Enfin, elle poussa un soupir, en appuyant fortement la main sur le dos de la chaise derrière laquelle elle se trouvait. Ce mouvement fut senti par l’homme qui y était assis, et, pour la première fois, il tourna les yeux de son côté.

« Vous êtes fatiguée, Diana ? lui dit-il.

— Oui, mon père, je suis très-fatiguée.

— Alors, donnez-moi votre carte, et allez-vous-en, répondit le joueur d’un ton maussade. Les jeunes filles se fatiguent de rien. »

Elle lui remit la mystérieuse carte perforée, couverte de trous d’épingle ; puis, après avoir rôdé quelque temps dans le salon et erré d’une fenêtre à une autre, elle finit par sortir. Elle passa dans une pièce voisine. Des enfants prenaient une leçon de danse aux sons d’un petit violon. Elle s’assit sur une banquette, resta là quelques instants, puis se leva, se mit encore à la fenêtre, et silencieuse, un peu inquiète, elle comptait les groupes élégants qui bavardaient, causaient, se reposaient dans l’ombre.

« Avec quel luxe extravagant l’on s’habille aujourd’hui, pensa-t-elle, et combien ma toilette paraît pauvre à côté de celles-ci. Cependant, si je demande à papa un ou deux napoléons sur ce qu’il a gagné aujourd’hui, il me regardera des pieds à la tête, en me disant que j’ai une robe, un manteau et un chapeau, et me demandera ce qu’il peut me falloir de plus. Je vois ici des jeunes filles dont les pères sont si bons pour elles et si fiers d’elles ! Des filles laides, couvertes de soie, de dentelles, de rubans, de tout ce qui coûte très-cher. Imbéciles !… sottes !… qui me regardent comme si j’étais une bête sauvage, d’une espèce inconnue. »

Les salons étaient garnis d’immenses glaces dans lesquelles Diana Paget, triste, irritée, se voyait partout reflétée, dans son misérable accoutrement. Depuis peu de temps seulement, elle s’était aperçue qu’elle pouvait, comme une autre, avoir droit à des attentions. Son père, qui ne pouvait ou ne voulait lui donner une tenue convenable, affectait, lorsqu’il réprimandait sa fille, de le prendre de très-haut, sur un ton rigide, austère. Redoutant qu’un jour, elle ne s’enorgueillît de sa beauté, il avait pris soin de lui inspirer, dès son plus jeune âge, la pensée qu’elle était une véritable incarnation de tout ce qu’il y a d’inférieur, d’insignifiant, de gauche.