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Les Sables mouvans (RDDM)/05

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Les Sables mouvans (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 481-524).

LES SABLES MOUVANS

(i)

DERNIERE PARTIE (2)

XIII

Quand, ce matin d’octobre, Seldermeyer de son allure un peu tremblotante de septuagénaire, entra dans l’atelier de femmes, aux Beaux-Arts, instinctivement son regard se dirigea vers la longue silhouette de Marcelle Fontœuvre et vers son étude de figure peinte. Depuis la rentrée, Marcelle l’intéressait. Elle peignait mieux et avec une aisance, une facilité qui aurait pu faire croire à un métier très ancien. Et ce qui semblait curieux au vieil homme, c’était la transformation qu’avait subie la petite fille de l’an passé. Ce matin, parmi toutes ces têtes penchées, si diverses, si disparates, cette fine tète coiffée de blond pâle, atteignait h la perfection de la beauté. Quant au sérieux un peu boudeur de l’adolescente, il était devenu la gravité sereine d’une femme. Seldermeyer examina un instant le modèle, un vieillard à longue barbe grise, maigre comme Saturne, puis se posta debout derrière Marcelle, sans rien dire.

On n’entendait pas un souffle. Les élèves étaient une trentaine, les unes courbées sur le chevalet, les autres, les yeux levés sur le grand corps nu du modèle que la fatigue faisait osciller doucement. Et toutes leurs toiles aux dimensions pareilles répé-

(1) Copyright bij Colette Yver 1912.

(2) Voyez la Revue des 1" et 15 octobre, 1" et l’i novembre.

TOME xii. — 1912. 31 taient, dans l’hémicycle formé par les chaises autour de la sellette, les différens aspects du modèle. On aurait dit la succession d’images d’un film cinématographique. Les hautes fenêtres, les hautes boiseries ouvragées du xviiie siècle, avec leur douce peinture gris perle, répandaient un jour cendré où il semblait que la chair blanche du vieillard fut par elle-même lumineuse. La porte s’ouvrit : toutes les têtes se retournèrent. C’était la massière qui entrait, en jaquette et en chapeau, très affairée à cause du concours semestriel qui devait s’ouvrir la semaine suivante. Il lui fallait parler au patron au sujet de la première épreuve, l’esquisse, qui se faisait en loge, avec les hommes. L’insuffisance des locaux donnait à murmurer. Elle aurait voulu obtenir des réduits moins inconfortables, où n’eussent manqué ni la lumière, ni l’espace, et elle réclamait l’appui de Seldermeyer pour sa requête. C’était une charmante fille aux airs d’enfant, une blonde délicate qui dissimulait son autorité sous un aspect timide. Après quelques minutes d’entretien, elle quitta le patron et disparut de nouveau. Alors Seldermeyer revint à Marcelle et lui dit seulement :

— C’est bien. Continuez. N’ayez pas peur de forcer les lumières.

La Russe rougit de jalousie quand il lui déclara qu’elle était en baisse, « que cela n’allait pas du tout. » D’ailleurs, il était pressé, expédia la plupart des élèves, et une dernière fois, avant de partir, revint contempler silencieusement l’étude de Marcelle.

Alors le modèle poussa un grognement, s’étira les bras et sauta à terre. Aussitôt ce fut un vacarme assourdissant. Trente blouses blanches furent debout, des cris de lassitude ou de victoire éclatèrent, des cris perçans de préau d’école, de troupeau féminin lâché en liberté. Une voix entonna un refrain de la rue, que dix autres reprirent en chœur. La Niçoise, jolie fille brune et cambrée, aux yeux d’escarboucle sous sa coiffure excentrique, s’écria :

— Vous savez, père Domingo, il faut manger de la soupe, ou si vous continuez à maigrir pareillement, il ne vous restera plus qu’à poser pour la Mort.

Il commença à se plaindre de ses crampes, de ses rhumatismes. Personne ne l’écoutait. La Russe, qui était douée d’un contralto puissant, pérorait au milieu d’un cercle d’amies. Elle Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/487 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/488 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/489 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/490 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/491 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/492 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/493 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/494 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/495 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/496 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/497 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/498 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/499 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/500 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/501 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/502 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/503 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/504 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/505 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/506 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/507 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/508 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/509 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/510 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/511 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/512 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/513 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/514 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/515 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/516 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/517 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/518 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/519 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/520 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/521 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/522 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/523 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/524 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/525 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/526 Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/527 s’en était emparé pour obtenir de lui le secret de cette mort foudroyante. C’aurait été, pour cet homme dépourvu de vie intérieure, un soulagement et un sujet de résignation que de savoir le nom de la maladie si brève qui avait emporté l’artiste ; et, jusque dans ce coup du sort, il ne voulait pas de mystère. François Fontœuvre s’était arrêté au lit, et son regard ne se détachait pas de ce visage de cire à l’immobilité terrifiante. Hélène, assise au fond, sous le Sphinx, égrenait son chapelet.

Et tous ceux qui avaient connu Nicolas, ceux qui l’avaient combattu, ceux qui l’avaient aimé, ceux qui s’étaient enflammés pour son œuvre et ceux qui avaient proclamé sa déchéance, les artistes, les critiques, les journalistes, restaient là, fascinés par les grands êtres surhumains accrochés aux murailles, par la figure inachevée du Christ, mais surtout par le mort. Les lèvres qui avaient tant parlé naguère du monde invisible ne bougeaient plus ; les mains inspirées qui avaient essayé de le peindre étaient liées pour toujours ; l’homme ardent qui, soulevant le manteau de plomb du matérialisme, avait tenté d’emporter les masses vers l’idéal, n’était plus. Mais la leçon du monde invisible sortait plus puissante que jamais de ses lèvres fermées, de ses mains immobiles, de son impassibilité. Une voix émanait de lui, qui perçait jusqu’à leur conscience les êtres troublés invinciblement attardés ici, et leur posait la redoutable interrogation que les morts laissent aux vivans : « Savez-vous où je suis allé ? »

Colette Yver.