Les Sables mouvants/1/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-48).

LES SABLES MOUVANTS


PREMIÈRE PARTIE

I

Je viens vous souhaiter la bonne année en passant, mes amis, dit Addeghem, l’omnipotent critique d’art, en pénétrant dans l’atelier du ménage Fontœuvre.

Et aussitôt, comme il s’avançait, essoufflé des cinq étages et majestueux de sa redoutable autorité, la charmante Fontœuvre quitta son chevalet, courut à lui, devançant à peine son mari qui, précipitamment, posait sa pipe et son journal pour s’empresser près du vieil homme.

— Oh ! cher maître, comme c’est gentil, comme c’est gentil !

Jenny Fontœuvre, menue, brune et jolie, avec sa vivacité d’oiseau, son gracieux talent, son courage, faisait l’admiration du critique. Serrée dans sa blouse blanche d’artiste, elle lui venait au coude ; il la regardait bénévolement, en lui tenant les deux mains ; puis il dit, de sa grosse voix de Flamand, enrouée par quarante ans de brasseries et de criailleries artistiques :

— Hein ! Fontœuvre, vous permettez que je l’embrasse, votre femme, pour le premier janvier ?

En même temps, il mettait deux baisers sonores sur les joues maigriotes de la jeune femme.

— Mais regardez-la donc, continuait-il, on dirait une petite pensionnaire en sarrau ! Elle paraît vingt ans !

— Oh ! oh ! mon cher maître, et ma grande fille de dix ans, et François, et Marcelle ? Je suis une vieille maman, au contraire, avec mes trois enfants.

Le mari riait en considérant Jenny, « sa chère Jenny », comme il disait toujours, plus épris, racontait-on, de cette courageuse compagne après douze années d’union qu’au premier mois de la lune de miel. C’était un joyeux garçon, méridional, à l’air bourgeois, et qui déclarait lui-même, quand il se voyait devant une glace avec son poil noir épais, son sourire bonhomme, son embonpoint précoce, ses yeux vifs de Toulousain : « J’ai la tête d’un chef de gare. » Il professait le dessin dans trois pensionnats de Neuilly, où son extérieur pacifique plaisait aux dames directrices. Entre temps, il faisait agréablement le paysage, la nature morte, la copie de tableaux, ou le portrait. Ne s’attribuant d’ailleurs aucun génie, quand il parlait de son art, il ne disait généralement pas autre chose que « le boulot ».

À ce moment, Addeghem qui se frayait un chemin vers le feu, à travers le désordre de l’atelier, aperçut contre la baie vitrée la silhouette d’une vieille dame assise. Il salua.

— C’est maman, s’écria Jenny Fontœuvre, c’est maman.

— Oui, dit le gendre à son tour, ma belle-mère est venue de Saintes nous conduire pour les fêtes notre fille aînée, Hélène, qu’elle élève là-bas.

Le critique s’inclina de nouveau, offrit ses hommages. Plus menue encore que sa fille, tout émaciée dans sa robe provinciale, la grand’mère avait quelque chose d’exquis dans la finesse, et cette noblesse de visage des vieilles femmes qui ont beaucoup pleuré.

— Voilà qui est bien, se crut obligé à dire le critique vous vous êtes réunis pour ce jour de l’an ; c’est tout à fait traditionnel, c’est délicieux, Ah ! les anciens usages, la famille ! la famille !

Il se montait l’imagination, s’émouvait presque, lui, vieux bohème égoïste et sceptique. Mais la petite Fontœuvre se mit à rire.

— Oh ! moi, la tradition, je m’en fiche. Le jour de l’an ou un autre, c’est tout pareil. Pour ma part, je ne souhaite la bonne année à personne.

Le visage de madame Trousseline s’attrista. Elle ne protesta pas, mais c’était comme si le Passé eût été offensé dans ce cœur de vieille femme, aux propos étourdis de la femme artiste.

— Vous permettez ? demandait Addeghem en prenant un tabouret près du feu de coke auquel il présentait sa bottine ; j’ai attrapé un sacré coup de froid en passant le pont des Arts…

Fontœuvre comprit alors la vérité le grand homme, vieux garçon, en peine de son après-midi de premier janvier, et apercevant leur maison quai Malaquais, était venu se chauffer chez eux. Or, Addeghem ne se prodiguait pas ; et, de plus, il faisait ou défaisait à son gré la fortune d’un artiste. La petite Fontœuvre, avec son sens pratique aiguisé, entrevit rapidement tout le parti qu’on pouvait tirer de cette visite et de cet abandon.

Il faut prendre une tasse de thé, dit-elle gentiment, en se penchant vers le vieillard. Et comme il acceptait d’enthousiasme, tout disposé à savourer ce bien-être familial qu’il était venu inconsciemment chercher ici, Jenny Fontœuvre, avec une prestesse de petite fille, gagna la porte, disparut en appelant, d’un signe, sa mère.

Toutes deux par un corridor obscur se rendirent à la cuisine.

Brigitte, la vieille cuisinière, — un ancien modèle déformé que l’excellent Fontœuvre avait recueilli jadis par charité, — achevait la vaisselle. Elle essuyait « mesdemoiselles les assiettes », comme elle disait dans sa manie devenue agaçante de personnifier tous les objets, de leur donner un sexe ou un âge arbitraire. Madame Fontœuvre, tout en enlevant sa blouse, s’adressait à sa mère.

— Il n’y a pas à hésiter, il faut retenir Addeghem à dîner. Le bonhomme peut nous être utile excessivement ; un article de lui dans le Figaro, et l’on est lancé du coup. C’est une chance de l’avoir à sa table. L’ennui, c’est que…

Puis se retournant vers la cuisinière :

— Brigitte, vite du thé.

— Ah ! bougonna la vieille femme, voilà que « monsieur mon fourneau » est éteint maintenant ; il va falloir allumer le gaz.

— L’ennui, continua Jenny Fontœuvre, c’est que je ne suis guère en fonds. J’avais pensé à un vol-au-vent et à une volaille truffée qu’on trouverait rue du Bac ; seulement, voilà… nous en avons eu déjà une pour la Noël, et le rôtisseur a envoyé sa facture hier.

Madame Trousseline, sur le seuil de la cuisine, suppliait des yeux sa fille afin qu’elle ne parlât pas ainsi devant une servante. Mais la jeune femme, comprenant, reprit :

— Oh ! cela ne fait rien, Brigitte sait bien…

Et elle récapitula :

— Voyons : un potage jardinière, le vol-au-vent, la poularde ; Brigitte réussit merveilleusement les croquettes de pommes de terre…

— Les pommes de terre, dit Brigitte en promenant une allumette sur la rampe à gaz qui crépita, il n’y en a plus.

— Ah ! ma pauvre maman, s’écria Jenny Fontœuvre en se tournant vers madame Trousseline, ce n’est pas rose, la vie ! Tiens, veux-tu que je te dise ? Il me reste aujourd’hui un louis dans la maison ; et c’est pour les étrennes de la concierge qui jetterait mes lettres au feu si je ne lui faisais pas cette largesse. Je sais bien que Pierre touchera son mois de leçons à Neuilly vers le quatre ou le cinq. Mais c’est ce dîner d’aujourd’hui… Et le vin, Brigitte, où en sommes-nous, du vin ?

— Madame, il reste une demie de champagne depuis le réveillon. Quant aux bouteilles de bourgogne, ces jeunes filles ont toutes filé. Monsieur Nugues et monsieur Vaupalier s’en sont mêlés, l’autre jour.

— En vérité, Jenny, je ne te comprends pas, murmura tristement madame Trousseline ; vous êtes deux à travailler, et je vois que tu as des dettes partout, au point de ne pouvoir obtenir, chez tes fournisseurs, cinq jours de nouveau crédit !

Jenny Fontœuvre était devenue sérieuse, désolée même. Des larmes montèrent à ses yeux, ses jolis yeux rieurs, fendus en amande, sous les larges bandeaux plats de ses cheveux.

— Nous ne sommes pourtant pas des bohèmes, dit-elle en réprimant une grosse envie de pleurer. Regarde, je mets cette robe depuis un an, toujours la même. J’avais une femme de chambre, je l’ai renvoyée, et c’est cette pauvre Brigitte qui fait tout dans la maison. Souvent nous buvons de l’eau, je t’assure. Seulement, la peinture ne se vend plus. Mes toiles s’entassent dans l’atelier. C’est très bien de travailler, mais quand c’est pour le roi de Prusse, ça n’enrichit pas.

— Dans ces conditions-là, mon enfant, on n’invite pas les grands hommes pour leur servir des poulets truffés et du champagne. On se donne. une loi et l’on vit selon ses ressources.

— Mais, comprends donc, maman : ce dîner, cette mise de fonds que je fais aujourd’hui, c’est un placement sûr, à intérêts énormes. Addeghem me fera connaître. Il ira criant partout : « Avez-vous vu les fleurs de la petite Fontœuvre des merveilles ! C’est interprété ! Il y a là un sens des valeurs !… » Je doublerai mes prix, on s’arrachera mes toiles, et Pierre aura de la vogue. Mon dîner d’aujourd’hui ? mais il me sera remboursé mille fois avant un an. Les succès, vois-tu, chez nous, sont en raison directe des réceptions.

— Ce n’est pas avec de tels principes, à base de désordre, que tu as été élevée, ma fille, dit la vieille dame qui s’éloigna en soupirant.

Restée seule avec Brigitte qui préparait les tasses pour le thé, Jenny Fontœuvre lui demanda :

— Ma petite Brigitte, vous seriez vraiment gentille de m’avancer cinquante francs. La bonne femme se redressa, essuya ses mains dans un torchon propre et fit semblant d’hésiter un moment, pour la forme. En réalité, un contentement indéniable éclatait sur son large visage couperosé. Elle attendait cette démarche ; elle la désirait, grillant d’obliger ses maîtres, ce qui était aujourd’hui la suprême satisfaction de sa vanité peuple, cette vanité qu’avait exaltée jadis dans les ateliers célèbres sa réputation de belle fille superbement plantée. Elle savait d’ailleurs ne rien perdre, étant comblée par les Fontœuvre dès que ceux-ci vendaient une toile.

— Comme madame voudra, déclara-t-elle enfin, noblement.

— Brigitte, vous n’êtes pas une domestique ordinaire, murmura madame Fontœuvre, émue aux larmes.

— Monsieur et madame, c’est tout pour moi, répondit-elle, encore beaucoup plus attendrie que sa maîtresse.

Dès lors, tout souci ôté, Jenny Fontœuvre recouvra sa gaieté d’oiseau et revint à l’atelier, où son mari et Addeghem passaient la revue des toiles.

L’atelier, énorme, prenait jour sur une cour du quai Malaquais. C’était le gros morceau du logement, le sacrifice, la folie qui coûtait aux Fontœuvre cinq cents francs à chaque terme, alors que le reste de l’appartement se composait de petites pièces sombres, basses, étriquées, où, l’hiver, la lampe brûlait souvent du matin au soir. Des taches tendres, rose clair, bleu céleste, plaquaient la muraille au-dessus du linteau des portes. C’étaient des panneaux de fleurs peints par Jenny Fontœuvre-Trousseline à vingt ans. Des faisceaux de toiles accotés contre le mur, montraient la trame et le châssis. Sur un piano long, la série bien connue des Tanagras s’alignait gracieusement. Dans un angle, un moulage des colonnes du Parthénon, lumineuses en leur blancheur de plâtre, donnait à la pièce un air grandiose. Partout ailleurs, c’était la cohue des paravents, des chevalets, des petites tables, des sièges hétéroclites, et, ouatant le tout d’un air de demi-luxe, un tapis persan, tout neuf, s’allongeait sous les pieds, sentant encore l’odeur du bazar oriental. Justement, comme Jenny Fontœuvre entrait, son mari exhibait devant le critique un portrait qu’elle achevait de sa petite Marcelle. Anxieuse, elle épia la physionomie de son juge : Addeghem se reculait, clignait de l’œil, penchait la tête.

À la fin, il laissa tomber ce satisfecit :

— C’est délicat. C’est très délicat.

— C’est ma petite fille, dit Jenny Fontœuvre ; je la crois assez ressemblante.

Et elle appela :

— Marcelle ! viens tout de suite !

Cependant, Addeghem s’attardait à des détails, à de petits conseils. Pour que toute cette chair rose chantât sur le fond orangé, il manquait une tache vive ; oui, par exemple un ruban dans les cheveux. Hé ! pourquoi pas un ruban cerise, hardi, éclatant, révolutionnaire ?

Il riait, le nez contre la toile, cherchait chicane à des tonalités, aux ombres de la chevelure, aux modelés du cou, lorsqu’une portière se souleva comme sous la patte de velours d’un chat ; une enfant de huit ans s’arrêta dans ce cadre, froide, méfiante, le sourcil froncé ; elle avait les traits du portrait, mais ce qu’elle possédait par surcroît, l’ardeur cachée de la vie, une passion, un emportement, une personnalité d’exception, tout ce qui n’était pas dans l’image, le grand critique ne le discerna pas, non plus que la mère artiste. On se contenta de comparer les couleurs. Quand on l’eut bien regardée, la mère la renvoya. Mais à cet ordre, elle grimpa sur un fauteuil Louis XIII, et s’assit les membres raides, comme en bois.

— Cher maître, dit alors Jenny Fontœuvre, vous dînez avec nous ?

Addeghem d’abord refusa. Non, non ; il était venu leur faire cette courte visite parce qu’il les aimait beaucoup l’un et l’autre. Certainement, il les aimait beaucoup ; il trouvait gentil leur petit ménage presque bourgeois, si uni dans le travail, si exemplaire au milieu des scandales de leur monde. Mais il n’allait pas troubler, en vieux gêneur, leur réunion familiale du nouvel an. Et voilà que de nouveau il s’attendrissait. Ses yeux, fatigués et rougis par les nuits de café, devenaient humides, il secouait les boucles grises de ses cheveux. Jenny Fontœuvre alors fit signe à son mari.

— Si, si, nous vous gardons, cher maître, dit Fontœuvre qui comprit.

— Vous nous ferez tant de plaisir ! supplia la charmante femme en lui prenant les mains.

À la fin, il dit oui. À ce moment, Brigitte apportait le guéridon à thé. Elle avait une telle coquetterie de propreté, qu’avec ses cinquante-quatre ans, la nature de ses ouvrages quotidiens, le contact du fourneau, des fritures, des eaux grasses, elle reprenait une sorte d’élégance rien que de nouer, à sa taille encore belle, un tablier blanc. Elle qui avait promené jadis, par les ateliers fameux, ses pieds nus de nymphe, des pieds nacrés au talon rose, y marchait aujourd’hui humblement, chaussée de galoches, en bonne vieille femme heureuse de servir les autres.

On abreuva le grand homme de la tisane bouillante. Ses soixante ans se réchauffaient à ces petits soins. Pendant qu’il buvait, madame Fontœuvre glissa à l’oreille de Brigitte :

— Tâchez d’avoir une langouste ; maman se chargera de la mayonnaise.

La question du service l’inquiétait ; elle faisait semblant de goûter au thé, de croquer un biscuit ; elle répondait sans entendre au critique bavard qui lui parlait d’une exposition de la rue Laffitte. Soudain, une idée lui traversa l’esprit : monsieur et madame Dodelaud, les antiquaires d’en bas, qui raffolaient de Marcelle, ne refuseraient pas de prêter pour la soirée leur jeune femme de chambre. Elle s’approcha du fauteuil où s’était campée la petite fille et lui parla bas.

— Cours vite, ma petite Marcelle, raconte tout à cette bonne madame Dodelaud ; dis-lui qu’elle me rendrait bien service en m’envoyant Mariette…

Mais la fillette impassible déclara :

— Non, ça m’ennuie.

— Il le faut, je t’assure, Marcelle ; c’est très important. Tu me tirerais d’embarras. Puis madame Dodelaud t’aime tant ! Elle te promènera dans son magasin ; tu verras les saintes vierges en bois, les commodes avec leurs bêtes de cuivre, et les robes d’argent des dames d’autrefois. Tu diras aux Dodelaud que, s’ils peuvent se passer de Mariette tout de suite, elle mettrait le couvert ; même ils pourraient me faire apporter une boîte d’argenterie.

— Non, je n’irai pas.

Comme une idole inexorable, elle était nichée au fond de son fauteuil ; elle ne faisait aucun éclat, aucun geste. Sa petite face têtue bougeait à peine dans son mouvement obstiné de refus.

— Dis pourquoi, au moins !

— C’est pas la peine, puisque je ne veux pas y aller.

Jenny Fontœuvre, exaspérée, se redressa, vaincue.

— Je ne peux pourtant pas la fouetter comme on le faisait autrefois ! murmura-t-elle entre ses dents.

Et elle courut à la salle à manger pour charger du message le petit François qui avait neuf ans.

On sonna. Brigitte, qui s’en allait aux commissions, ouvrit. C’était Nugues, le paysagiste, un petit homme fluet, tout en cheveux roux, serré dans un complet de velours bleu. Quand il entrait, on ne voyait que ses boucles rousses, sa longue barbe acajou, tandis qu’une forte odeur d’absinthe et de pipe se répandait dans la pièce. Aujourd’hui, il apportait un bouquet de violettes à madame Fontœuvre et il l’embrassa.

— Que vous êtes sot d’avoir dépensé vingt sous pour moi ! dit la jeune femme. Vous auriez mieux fait de vous payer une choucroute, mon pauvre Nugues.

Maintenant, il embrassait Fontœuvre à gros baisers sonnants, et il murmurait :

— Ta femme qui croit qu’en un jour comme celui-ci, on a un pareil bouquet de violettes pour vingt sous !

Mais les Fontœuvre, ravis de pouvoir obliger un ami, s’empressaient de le présenter à Addeghem. C’était Nugues, un garçon de très grand talent ; tout le monde connaissait de lui ces jolis paysages faits de taches multicolores : Addeghem hochait la tête. Oui, en effet, il croyait avoir vu ; c’était très distingué, très mystérieux. En fin de compte, il s’embrouilla. On comprit qu’il parlait d’un autre. Nugues, mortifié, mordait sa moustache rouge. C’était un pauvre diable qui logeait dans un garni et travaillait à tour de rôle dans les ateliers des camarades, lorsqu’il n’était pas à peindre au bord de l’eau à Meudon ou à Nogent. Royalement, il se faisait nourrir par les amis, n’ayant jamais voulu s’abaisser à crayonner pour deux louis un dessin industriel, et, quoique d’une petite inspiration, demeurait un peintre inspiré que grandissait sa foi dans son art.

Soudain, comme Jenny Fontœuvre allumait elle-même les lampes, trottinant, glissant sa menue personne parmi les petites tables, Addeghem demanda négligemment :

— Avez-vous quelquefois entendu parler d’Houchemagne, Nicolas Houchemagne ?

Et comme ni les Fontœuvre, ni le paysagiste ne connaissaient ce nom, il précisa :

— Un jeune qui a un mérite inouï. C’est Vaugon-Denis, le marchand de tableaux, qui me l’a présenté. Vaugon-Denis prépare en ce moment, rue Laffitte, une exposition assez singulière des œuvres de cet Houchemagne, qui a représenté les êtres surhumains, les différents génies de toutes les théogonies antiques et modernes. Il y a un Centaure tout à fait impressionnant, et aussi, dit-ont, un Ange chrétien. Comprenez-vous cela, un artiste du vingtième siècle qui peint des anges comme Fra Angelico ?

Nugues fit une grimace. Par politesse, Fontœuvre dessina un geste évasif. Jenny déclara :

— Oui, c’est drôle, des anges !

— Un gentil garçon, un très gentil garçon, continua le grand homme, et qui a déjà sa légende. C’est un fils de paysans. Il a appris à peindre chez un ornemaniste, n’a jamais franchi le seuil des Beaux-Arts, s’est fait lui-même, quoi ! — et avec cela, beau comme un Titien. Je suis un vieil idiot, j’aurais dû vous l’amener ce soir, il vous aurait beaucoup plu.

— Mais, cher maître, dit Fontœuvre pour faire sa cour, il n’est peut-être pas encore trop tard. Nous serions enchantés de le connaître.

— Eh bien ! c’est une idée ! fit en toute simplicité Addeghem ; envoyez-lui donc un bleu pour le prier à dîner ce soir. Puisqu’il y en a pour moi, il y en aura bien pour lui, n’est-ce pas, madame Fontœuvre ? ajouta-t-il avec son sans-gêne d’homme adulé qui sait flatter les gens en se mettant à l’aise chez eux.

Ce qu’il n’avouait pas, c’est que Vaugon-Denis lui avait montré le Centaure d’Houchemagne, et qu’il en avait une envie, un désir frénétique de vieil amateur passionné, et qu’il voulait se le faire offrir à force de bienveillance excessive pour le jeune homme que le marchand de tableaux luit avait recommandé. Il le protégeait ostensiblement. Il le prônait partout, chez les bourgeois pour lui procurer des commandes, chez les artistes pour lui recruter des disciples. Il fallait qu’on pût dire un jour : « C’est Addeghem qui a fait Houchemagne. » Il fallait surtout qu’Addeghem eût le Centaure.

Et, pour que ce fût plus gentil, il rédigea lui-même l’invitation sur le papier gris perle de Jenny Fontœuvre. Le jeune homme habitait rue de Vaugirard ; il sortait peu. Le pneumatique avait toutes chances de le toucher d’ici huit heures du soir. Ce fut Pierre Fontœuvre qui courut à la poste. Sur le seuil, comme il partait, sa femme le retint.

— Téléphone donc chez Bouchy pour commander quatre douzaines de petits fours glacés en papillotes.

— Mais… interrompit le peintre, le visage effaré.

— Tranquillise-toi, mon gros, dit-elle en lui souriant, j’ai tout ce qu’il faut…

— Tu es un trésor, conclut-il, en lui baisant la bouche derrière la porte.

Juste à ce moment, quelqu’un s’arrêtait sur le palier, et les Fontœuvre, en apercevant une longue silhouette flexible, dans la pénombre, s’écrièrent ensemble :

— Tiens ! Nelly Darche !

Cette mince personne au lorgnon de cristal, à la voix grave, à la taille d’un mètre soixante-quinze, c’était, en effet, mademoiselle Darche, la jeune impressionniste déjà célèbre. Ancienne camarade d’atelier de Jenny Fontœuvre, qu’elle méprisait pour sa peinture mais estimait pour son caractère, elle lui témoignait de l’amitié ; et, comme elle était souvent reçue chez les Fontœuvre, elle avait coutume, au premier janvier, d’apporter des marrons glacés à Marcelle.

— Excusez mon mari et venez vite, ma chérie, lui dit Jenny en la prenant par le bras. Nous avons Addeghem ; vous allez faire connaissance.

— Il a éreinté mon dernier salon, fit l’élégante fille.

— Raison de plus ; il n’osera plus recommencer s’il vous connaît.

Dans l’atelier, où Addeghem était demeuré avec Nugues dans un muet tête-à-tête, les présentations se renouvelèrent. La grande Darche et la petite Fontœuvre riaient maintenant aux hyperboles grandiloquentes dont usait le critique pour louer le talent de la nouvelle venue. Ah ! certes, elle avait de l’invention et de l’originalité comme on n’en trouvait pas du côté des hommes. Elle était une pure fille de Manet.

— Mais non, monsieur, se récria la jeune artiste, l’arrêtant là ; je ne me réclame pas du tout de Manet, je ne me réclame que de moi-même.

C’était une orgueilleuse au franc-parler qui n’avait peur de personne.

— Pardon, fit Addeghem, comparez avec l’Olympia votre Tunisienne du dernier Salon ; je m’en souviens fort bien ; c’était exactement la même inspiration, et aussi, dans les chairs, malgré la différence de tonalités, le même parti pris.

— Si l’on imitait toujours quelqu’un, reprit hardiment Nelly Darche, que deviendrait l’évolution de l’Art ? Nous peindrions encore comme monsieur Ingres. Moi, je ne copie que mon modèle, et mon œil est le seul maître de mon interprétation.

— Monsieur Ingres, monsieur Ingres… Mais tout de même, mademoiselle, sans parlez de votre talent qui est hors de pair, savez-vous que beaucoup d’évolutionnistes modernes gagneraient à regarder un peu plus les tableaux de monsieur Ingres ?

— Il savait dessiner, prononça enfin Nugues, mais ce n’était pas un artiste.

— Oh ! fit Jenny Fontœuvre.

— Jeunesse ! jeunesse ! déclama gaiement Addeghem, qui ne redoutait rien tant, au fond, que de passer pour rétrograde.

Là-dessus, l’adroite Fontœuvre inquiète du ton que prenait la conversation, l’orienta sur une vieille amie commune, mademoiselle Angeloup, la doyenne des femmes peintres, qui tenait encore sa palette d’une main si ferme. Nelly Darche et madame Fontœuvre plaisantèrent ses cheveux coupés court, ses faux-cols d’homme. Une femme avait-elle besoin de se singulariser parce qu’elle était artiste ? Mais Addeghem la défendit.

— Vous en parlez bien à votre aise, jeunes femmes d’aujourd’hui, qui avez trouvé la voie toute faite, un atelier à votre disposition aux Beaux-Arts, un Salon pour vos œuvres et une opinion publique favorable. Il y a cinquante ans, quand la petite Angeloup escortée de son père, s’en allait copier les Velasquez au Louvre, elle était bafouée par les rapins, qui ne voyaient en elle que le ridicule d’une jeune fille timide, empiétant sur leurs privilèges. Alors, elle a voulu cesser d’être une jeune fille timide ; elle a rasé ses magnifiques cheveux, elle a supprimé de sa toilette toute grâce féminine et elle les a regardés en face, les rapins, en leur disant qu’elle était un homme comme eux. C’était très crâne. Et vous, mesdames, vous ne dites pas que si vous pouvez aujourd’hui conserver tout votre charme, c’est un peu à la mise baroque de cette aïeule que vous le devez.

Et tout le monde rit, quand précisément, sur cette phrase du grand homme, Juliette Angeloup ouvrit la porte. Tous la connaissait ici. On l’entoura.

— Nous parlions de vous ! Justement nous parlions de vous !

Son valet de chambre était derrière elle, chargé d’énormes paquets. Elle faisait sa tournée d’étrennes. C’était la part des petits Fontœuvre. qu’elle apportait. On appela les enfants pendant qu’elle déballait elle-même les jouets. Marcelle avait les yeux luisants de désir devant cette fée Carabosse ; en effet, cette vieille artiste qui caressait et léchait ses tableautins avec des brosses de soie pour arriver à une peinture jolie, unie et comme sucrée, qui ne produisait que des images tendres, fraîches, éthérées, ressemblait à une sorcière avec son embonpoint, sa taille courte et ses cheveux en brosse, drus, secs, hérissés sous un chapeau d’amazone. Et elle avait des gestes onctueux pour délier les ficelles ; elle sortait du papier une poupée mécanique, une automobile véritable :

— Voilà pour la petite, et voilà pour le petit. François, le garçonnet mièvre et blanc qui portait encore, six mois auparavant, ses boucles flottantes, caressait la machine de ses doigts effilés. Marcelle, brutale, avait empaumé la poupée, et sa grande sœur Hélène, très sage, très sérieuse pour ses dix ans, lui faisait des remontrances. Alors Jenny Fontœuvre remercia ; c’était trop, ils étaient comblés ! D’un mot la vieille femme la fit taire. Une idée vint à Jenny Fontœuvre : retenir à dîner mademoiselle Angeloup avec Addeghem. On parlait d’une liaison qu’ils auraient eue jadis. Ce n’était pas exact. À la vérité, elle en avait eu bien d’autres ; cette laideur avait été aimée pour sa bonté, pour son esprit, et pour quelque chose d’indéfini et d’excessivement charmeur qui attirait toujours la sympathie, quelquefois l’amour. Et tout le monde la savait la mère de la jeune comtesse Oliviera, qui n’avait pas vingt-cinq ans.

— Ah ! certes oui, que j’accepte ! s’écria-t-elle lorsque Jenny Fontœuvre eut formulé son invitation. Dîner avec vous, mes enfants, passer en famille ma soirée de premier de l’an, au lieu d’aller moisir toute seule dans mon trou, puis-je hésiter ? Ma petite Fontœuvre, tu es gentille, il faut que je t’embrasse.

Alors, elle ôta son chapeau, se mit à l’aise ; et, après avoir renvoyé le valet de chambre en lui faisant dire qu’elle ne rentrerait qu’à onze heures, elle alla demander une cigarette à son vieil ami Addeghem. Aussitôt, tout le monde fuma, sauf Jenny Fontœuvre qu’un lambeau de respect pour les convenances mondaines, datant de son éducation provinciale et sévère, avait toujours retenue devant la cigarette. Peu à peu le tapage s’enfla dans l’atelier. Sous les colonnes du Parthénon les trois enfants jouaient, et l’on entendait le ronflement sourd de la petite auto sur le plancher. Entre Addeghem, Nugues et mademoiselle Darche, une querelle artistique s’élevait. Jenny Fontœuvre et mademoiselle Angeloup s’y mêlaient. Lorsque Fontœuvre rentra, un nuage de fumée obscurcissait les lampes, et le bruit des voix était tel qu’il dominait le roulement des jouets mécaniques.

— Tu sais, lui dit sa femme à voix basse, Angeloup dîne.

— Et bien ! reprit-il sur le même ton, il faut garder aussi Nelly Darche.

— Et moi ? dit carrément Nugues, qui les avait entendus, est-ce qu’on me laissera m’en aller coucher sans souper ?

Tous riaient. On ne lui répondit même pas. Jenny Fontœuvre, alors, fit signe au petit François et l’entraîna vers la cuisine.

Le cliquetis des casseroles annonçait le retour de Brigitte. Elle commençait à perdre la tête au milieu des apprêts du dîner ; elle exhiba les commissions : le petit garçon s’amusait des antennes de la langouste. Madame Fontœuvre demanda :

— La poularde sera-t-elle belle, Brigitte ?

— Oh ! madame, un morceau d’empereur ; oui, on peut le dire, une véritable mère poularde ; elle arrivera ici à huit heures tapant, sur deux pattes à pantalon blanc.

— C’est que, Brigitte, nous allons être onze à table.

Brigitte s’exclama :

— Onze !

Les bras lui tombèrent. Madame compta : outre monsieur Addeghem, elle avait été forcée de prier mademoiselle Angeloup, mademoiselle Darche, monsieur Nugues et encore un autre monsieur.

La cuisinière se désola. Jamais on n’aurait assez de vin, et les cinquante francs étaient épuisés. Elle en avait encore mis de sa poche.

— Pour dix ou douze francs, soupira Jenny Fontœuvre, on aurait eu un très beau pâté de foie gras…

— Que madame ne s’inquiète pas, dit Brigitte, j’en fais mon affaire, du pâté, et aussi du vin, si François se charge des cinq étages.

Après un nouvel élan de reconnaissance vers Brigitte, Jenny Fontœuvre s’en alla chercher sa mère pour lui confier le soin de la mayonnaise. En passant, elle donna un coup d’œil au couvert qu’organisait la jeune femme de chambre de madame Dodelaud. Elle fit ajouter quatre assiettes et enfin gagna le petit cabinet où l’on dressait le lit de madame Trousseline à chacun de ses voyages à Paris.

— Maman, es-tu là ?

Une veilleuse crépitait sur la table, et à cette faible lueur, les pieds sur une chaufferette, serrée dans un châle, la vieille dame frileuse, assise dans un fauteuil, égrenait son chapelet. Son pâle visage reflétait la lumière de la flamme jaune qui flottait sur l’eau.

— Maman, comment ! tu restes à te morfondre ici, quand nous sommes tous dans l’atelier ! Viens donc, tu verras, nos amis sont très gentils.

— J’irai, mon enfant, dès que j’aurai fini mon chapelet.

— Ah ! oui, ton chapelet, fit la jeune femme avec sa condescendance d’artiste peu dévote. C’est égal, ce n’est pas d’une gaieté folle, ici, et cette lampe sépulcrale n’a rien de réjouissant.

— Je ne m’ennuie pas, ma chérie, je suis avec mes souvenirs, avec mes morts.

À l’imagination vive de Jenny Fontœuvre, ces simples mots évoquèrent des figures disparues : son père, le commandant Trousseline, son grand frère ; une sœur de dix-huit ans, et les bons vieux grands-parents ; tous peuplaient la petite chambre, invisiblement, y mettaient une tiédeur mystérieuse. Attendrie, la jeune femme s’agenouilla devant sa mère, caressa les mains ivoirines et délicates où les rhumatismes douloureux faisaient saillir les jointures.

— Chère maman, viens donc avec nous ; tu es très décorative, tu sais ; tu es si jolie, si fine ! Nos amis t’aimeront beaucoup. Seulement, il faut que je te prévienne de la qualité de nos invités en faveur desquels tu seras forcée à beaucoup d’indulgence. Je veux dire que ce ne sera pas le cas d’exhiber tes grands principes, parce que nous avons ce soir la vieille Angeloup, qui a eu nombreux amants dans sa jeunesse et même après. Et aussi Nelly Darche, une fille aux pensées très hardies et qui ne se fait pas scrupule d’aimer un beau garçon quand ça lui chante. Oh ! c’est une honnête femme ; mais je lui ai connu jusqu’ici deux ou trois liaisons. Quant à Nugues, il est anarchiste, naturellement, mais c’est un si brave type ! Pour Addeghem, c’est un vieux viveur…

Ayant ainsi mis sa mère en garde contre les bévues possibles, madame Fontœuvre s’avisa tout à coup que la vieille femme, scandalisée par ce tableau de mœurs, allait se récrier. Mais non ; madame Trousseline se taisait. Un silence se fit dans la chambre mi-obscure. Toujours agenouillée, un sourire errant aux lèvres, la petite Fontœuvre revoyait les idylles successives de la grande Darche ; d’abord, à l’École, c’avait été un élève architecte. Maintenant, c’était un jeune médecin qui aurait voulu l’épouser, alors qu’elle aimait mieux vivre de son métier. Mais le plus plaisant pour Jenny Fontœuvre, c’était qu’un homme se fût jamais épris de cette affreuse mère Angeloup… Soudain, une goutte tiède tomba sur son poignet ; elle leva les yeux et vit le pâle visage inondé de larmes. Alors elle couvrit sa mère de baisers, lui demandant ce qu’il y avait, quelle peine elle lui avait causée.

— Ma pauvre enfant, dit madame Trousseline, dans quel milieu es-tu venue créer une famille ! Autour de toi les ignominies s’accumulent ; tu n’en as même pas le dégoût. Tu accordes ton amitié sans t’inquiéter d’abord si tu dois ton estime : ou plutôt, une trop facile tolérance te conduit à ne tenir compte ni du bien, ni du mal.

— Ah ! le bien et le mal ! fit la jeune femme agacée, on ne sait jamais où ça commence, où ça finit.

— Si, on le sait, Jenny ; il y a des lois bien précises, et je te les ai apprises autrefois, comme mes parents me les avaient apprises à moi-même. Nous autres, nous marchions sur un terrain ferme où nous sentions que tous nos morts avaient passé avant nous. C’était comme la route qui conduit chez nous à la campagne, et que nous voyons s’allonger si droite, si facile, piétinée, durcie par tous les gens du pays qui cheminent là depuis des siècles. On ne s’égare pas sur ces routes-là, ma fille. Mais toi, toi qui as été élevée, pourtant, dans ces principes certains, stricts, bien déterminés, qui, jusqu’à vingt ans, est restée dans ces vieux chemins de la tradition où l’on ne risque pas de se perdre, dès que tu as mis le pied sur ces sables mouvants de la vie parisienne, tu as brisé tous les liens qui t’attachaient au Passé, et je te trouve sans direction, sans une seule idée morale assurée. Oh ! je crois pouvoir certifier la pureté de ta vie à toi ; tu ne l’enliseras jamais dans cette boue. L’impulsion que tu as reçue te dirige encore malgré toi ; mais tes petits, François, Marcelle, qui te restent confiés, sur quelle base solide fondes-tu leur loi morale ? Quelles certitudes leur donnes-tu ? Que leur enseignes-tu, en un mot ?

— Le fait est, répondit Jenny Fontœuvre, devenue très triste que ce n’est guère facile d’élever des enfants. On se demande de quel droit les punir. Ils ont leur volonté eux aussi, qui vaut bien la nôtre, parfois. Et puis, je crois que je les aime trop, mes pauvres mioches.

— Je les aime trop, moi aussi, dit amèrement la grand’mère en s’essuyant les yeux.

Mais Jenny Fontœuvre ne pouvait supporter la vue de ces larmes. Elle prit de force le bras de madame Trousseline et entraîna sa mère vers l’atelier en disant que la gaieté qui régnait là-bas aurait vite fait de noyer ses inquiétudes.

En effet, quand elles entrèrent, enlacées, le rire perlé de Nelly Darche, le rire puissant d’Addeghem, celui du joyeux Fontœuvre résonnaient dans l’énorme pièce, en faisaient un cénacle de fête. C’était Juliette Angeloup qui excitait cette joie ; elle avait pris à partie Nugues, le pointilliste :

— Oui, mon garçon, je dis que vous êtes des farceurs, vous et tous ceux qui ont inventé de mettre de la physique dans des tableaux, et d’y faire de la décomposition de la lumière. Dé-compo-si-tion ! Ah ! c’est bien le mot, mais décomposition du goût, de la simplicité et du bon sens. La nature aussi a ses procédés, mais comme elle se garde de les faire paraître, comme elle les dissimule, comme elle fabrique sa cuisine à l’insu de nos yeux pour leur réserver une jouissance reposante ! Quand elle fait monter des fleuves une buée bleue pour estomper les collines lointaines, est-ce qu’elle vous montre sa chimie ? et quand elle fait une rose, est-ce qu’elle accumule les taches pour que cette fleur vibre, pour qu’elle soit une lumière ? et quand elle fait une belle femme, bon sang ! et qu’elle inonde d’un rayon de soleil sa chair blonde, est-ce qu’elle lui donne pour cela la petite vérole ?

Nugues ne riait pas ; il était tout crispé.

— L’artiste n’est pas un photographe, disait-il, en tapant du pied. Sa grandeur n’est pas de reproduire servilement, mais de créer. Je veux, moi, avec mes multiples couleurs, refaire tout seul, en petit, ce que la nature fait en grand ; si le procédé éclate, tant pis ; je veux que mes toiles bougent quand on les regarde, je veux que ça remue, que ça frémisse, que ça vive, nom d’un chien ! La beauté de l’œuvre d’art n’est pas dans le contentement bête de qui la contemple, mais dans l’effort créateur de qui l’a mise au monde.

— Nugues a raison, appuya Nelly Darche en assurant son lorgnon, le peintre ne doit pas s’occuper de la satisfaction du spectateur, mais de la seule volupté que lui procure l’arrangement des couleurs. Ainsi, on me reproche la crudité de mes tableaux. Qu’est-ce que cela peut me faire ? Le voisinage d’un chou et d’une orange me transporte ; j’habille une femme d’une draperie aubergine et je lui mets un voile bleu de ciel ; tant mieux si ça hurle, tant mieux si ça fouette l’œil : alors, c’est la joie, c’est la fête.

La vieille Angeloup suffoquait.

— Hein ! Addeghem, vous les entendez ? Ah ! Je me vois encore le prédire à ce pauvre Manet : « Mon ami, vous êtes le Jean-Jacques d’un quatre-vingt-treize de l’Art qui finira dans la folie. » Voyons, Addeghem, pontife, manitou, donnez de la voix, arrêtez ces jeunes gens sur la pente, sauvez l’Art français de la déchéance.

— Que voulez-vous ! dit-il après une hésitation ; que puis-je contre ce courant de modernisme ? Puis, ils sont respectables, ces jeunes ; ils ont des idées, beaucoup d’idées… Au fait, pourquoi l’Art resterait-il emprisonné éternellement dans les mêmes lois ?

— Alors, pour favoriser malgré tout l’innovation, vous consentez à voir peindre de la laideur ? demanda la vieille Angeloup.

— Hé ! hé ! ma chère, répondit Addeghem, rien n’est quelquefois plus beau que le laid.

Elle souffla avec mépris une grosse bouffée de fumée, et ne répliqua plus.

— Nugues, interrogea Jenny Fontœuvre, est-ce vrai que l’État a payé dix-huit cents francs l’Effet de soleil sur la Seine, de Vaupalier ?

Alors, tout le monde parla du prix des toiles. La conversation devint générale, et, secrètement, plus passionnée encore que lorsque c’était des manières de peindre qu’on discutait. Addeghem lui-même prêta l’oreille à ce froissement de billets. de banque qui semblait être dans l’air. On citait les tarifs de tel ou tel camarade. Nugues, avec des larmes dans les yeux, racontait que son plus chic paysage, Notre-Dame vue du Pont de la Tournelle, une petite toile qu’il aimait bien, où toutes les couleurs de la pierre étaient notées à ce point qu’on sentait un coup de vent souffler sous les arcs-boutants de l’abside, eh bien ! il avait dû la donner pour deux louis ! Addeghem établissait des règles. Entre les prix de famine et les prix excessifs, il devrait y avoir des chiffres moyens. Et de nouveau, Jenny Fontœuvre, Nelly Darche, Juliette Angeloup faisaient des évaluations.

Il était sept heures. La petite bonne des Dodelaud entr’ouvrit la porte de l’atelier sans bruit ; personne n’entendit entrer Nicolas Houchemagne. Soudain, Addeghem, qui était adossé au marbre de la cheminée, fit un grand geste :

— Le voilà ! le voilà !

On se retourna. Un homme d’environ vingt-huit ans, d’une très haute taille, la barbe en pointe courte et frisée, souriait, hésitait, n’avançait pas, cherchant à deviner, dans tout ce groupe, la maîtresse de la maison. Addeghem alla le prendre par le bras :

— Madame Fontœuvre, déclama-t-il avec emphase, et vous tous, beaux sires et dames de la palette ici assemblés, je vous présente Nicolas Houchemagne, le Léonard du vingtième siècle. Il avait dit « Léonard » sans penser, pour le plaisir d’une phrase ronflante. Maintenant, il nommait tous les convives, faisait les honneurs du logis, et il cherchait madame Trousseline ; mais silencieusement, tout à l’heure, au plein de la causerie, elle s’était éclipsée pour la mayonnaise. Jenny Fontœuvre s’empressait près du favori d’Addeghem, lui disait des choses charmantes.

— Ce cher maître nous a rendus si curieux de vous ! Il paraît que vous avez des idées si étonnantes, que l’exposition que vous préparez est si magistrale !

Lui souriait toujours, plus accablé que touché par ce flot de louanges qu’il prenait fort bien pour de la monnaie courante. Jenny s’était préparée à mettre à l’aise ce fils du peuple que le petit apparat de son dîner allait déconcerter, peut-être. Mais voici qu’il ne paraissait nullement timide. Il n’avait encore rien dit ; il avait seulement salué avec simplicité, et tout le monde se taisait, on était interdit. La vieille Angeloup examinait le nouveau venu. Nelly Darche le comparait à Nugues, à Pierre Fontœuvre, au vieil Addeghem.

— Je suis confus, prononça-t-il enfin ; on est beaucoup trop bon.

— Mon cher, dit Addeghem, j’ai eu l’idée de vous faire venir ici ; vous êtes dans un milieu de vrais artistes. Tous, vous vous comprendrez.

Et le critique lui refaisait l’histoire de chacun. Cette petite Fontœuvre, c’était un peintre délicieux ; il verrait d’elle, tout à l’heure, un étonnant portrait de fillette. Et Fontœuvre, quelle sûreté dans le dessin ! et Nugues, quelle sincérité ! et Darche, quelles colorations ! et sa vieille amie Angeloup, quelle distinction !

— Mais je n’ignore personne ici, fit Houchemagne finement, je connais mes salons.

Et comme, par un bienfaisant hasard, il se rappelait fort à propos une panthère, signée Fontœuvre, qui était, l’an passé au Grand Palais, il fit les compliments d’usage. Dès lors, Pierre Fontœuvre l’adopta. Ils furent amis. L’éloge prononcé par le peintre inconnu avait inondé de vanité ce gros garçon ; i l’entraîna dans un coin de l’atelier pour lui montrer quelques études. Nugues suivit. Addeghem disait tout bas à ces dames :

— Hein ! est-il beau ! N’est-ce pas le François Premier du Titien ? Voyez son profil, la fente de l’œil un peu bridé, la finesse de la ligne du nez, et jusqu’au sourire royal. Je vous dis, un physique d’empereur ! Et avec cela…

Il prit un ton plus confidentiel, et, le dos de la main sur la bouche :

— Et avec cela, raconte-t-on, une Sainte-Vierge… Oui, mes enfants, c’est positif, paraît-il. Jamais une heure de noce. Rien. Le travail dans la pureté absolue de la vie. Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Juliette Angeloup hochait la tête gravement ; puis, jetant au feu le reste de sa cigarette :

— Bigre ! déclara-t-elle.

Fontœuvre, là-bas, dénouait les cordes qui liaient de vieilles toiles. C’était un déballage hétéroclite de torses, de natures mortes, de femmes nues, d’animaux. Avec une excessive politesse, Houchemagne examinait le tout ; cherchait, à intervalles, un mot flatteur. Il alla même jusqu’à interroger son hôte sur ses projets. Qu’exposerait-il cette année ?

— Ah ! répondit Fontœuvre, j’y pense beaucoup. L’important, n’est-ce pas, c’est de dénicher une idée originale qui frappe le public, qui retienne la foule. Tout est là. J’ai rêvé quelque chose de très neuf, de très bien, qui pourrait donner un certain effet.

— Et ce serait ?… fit Houchemagne qui s’intéressait.

Fontœuvre, modeste, expliqua :

— Un épisode de la grève des boueux. Traité en teintes grises, avec un paysage de neige fondue, de crotte, de balayures accumulées, et au premier plan sept à huit types d’alcooliques, hommes et femmes, drapés de hardes sales, je crois que ce ne serait pas mal. J’ai même déjà pris des croquis pour le geste canaille de mon premier balayeur, lançant un coup de talon dans une boîte à ordures.

Nugues déclara :

— Ça pourrait être épatant.

Houchemagne, qui cherchait sans doute un biais pour ne pas émettre d’opinion, se reculait doucement vers les colonnes géantes. Soudain, on entendit un craquement, puis, presque en même temps, un cri aigu, perçant, lamentable :

— Ma poupée !

Et du groupe des trois enfants qui s’étaient cachés pour jouer derrière le socle des colonnes, surgit Marcelle en petite lionne, le sourcil froncé, les lèvres serrées, l’œil terrible. Houchemagne, en opérant sa retraite, avait mis le pied sur la poupée mécanique de mademoiselle Angeloup, que la fillette avait oubliée à terre. Il était consterné ; il se baissa ; c’était l’écrasement complet, le petit corps automatique défoncé, les rouages sortant, pareils à des entrailles de cuivre. Au cri de l’enfant, tout le monde était accouru ; Houchemagne s’était agenouillé, tenant toujours les débris vêtus de satin vert. Auprès de lui, Marcelle, raide et impénétrable, ne versait pas une larme. Les autres faisaient cercle. Houchemagne dit :

— La pauvre petite ! la pauvre petite !

Il était vraiment très chagriné ; ce rugissement d’enfant lui était allé au cœur. N’était-ce pas pitié d’avoir peiné cette jolie petite fille ? Il la contemplait ; il analysait en peintre ces joues potelées, ces yeux verts à la vie intense. À la fin, il prit doucement la main de la fillette, demandant si elle voulait lui pardonner. Mais aussitôt, les yeux verts s’emplirent de méchanceté, l’enfant tira la langue au peintre et s’enfuit derrière un paravent. Ce fut si preste et si comique en même temps, que le gros rire d’Addeghem éclata en claironnement, et Nelly Darche aussi riait si fort que son lorgnon alla se briser à terre. Les Fontœuvre étaient vexés, Juliette Angeloup criait :

— Tu en auras une autre, ma mignonne !

Houchemagne dit à Nugues :

— J’aime mieux ça que des pleurs. Je ne peux pas voir un enfant pleurer.

Mais Nugues, confidentiellement, répliqua :

— Bah ! ne vous agitez donc pas tant ! c’est une petite peste. Croyez-m’en, monsieur, je suis parasite dans la maison, je sais à quoi m’en tenir. Heureusement, à cet instant, madame Trousseline, qui rapportait de l’office un peu de fièvre au visage, vint prévenir sa fille que tout était prêt.

— Mon cher maître, demanda Jenny Fontœuvre au critique, avec un brin de cérémonie, voulez-vous offrir votre bras à maman, que nous passions à la salle à manger.

Elle se rappelait encore, dans le laisser aller de son milieu, les dîners chez le général, les réceptions du commandant Trousseline, le décorum provincial. Elle fit un signe à Houchemagne, qu’elle choisissait comme cavalier ; les couples s’organisèrent et se rendirent à table par le vestibule étroit où des lampes éclairaient des toiles aux murailles.

Tout s’accomplit avec la plus stricte correction dans la petite salle à manger, où une ancienne armoire normande servait de buffet. La table s’allongeait, superbement servie. Brigitte, qui en son temps avait plus d’une fois soupé sur le boulevard, s’était souvenue du surtout : les pommes et les oranges étincelaient dans la mousse sous une gerbe de primevères et de camélias roses, pendant que la lourde argenterie des Dodelaud mettait sur la nappe un luxe de bon aloi.

— Eh bien ! peintre des Anges, interpella gaiement Addeghem qui, assis à la droite de Jenny Fontœuvre, devait se pencher pour s’adresser à Houchemagne, que dites-vous de ce potage ? Je ne parle pas des jouissances qu’il procure à notre palais, mais de celles de notre œil. Voyez donc les colorations délicieuses de ces fins légumes. Elles doivent être assurément trop tendres pour la farouche mademoiselle Darche, mais je suis sûr que ma vieille amie Angeloup se régale.

— Ma foi, dit Houchemagne en riant, je n’ai nullement la gourmandise artistique. Je me délecte, et c’est tout ; et les légumes n’ont jamais intéressé que mon appétit.

Nugues, et surtout Nelly Darche, levèrent sur l’homme qui parlait ainsi un regard de commisération. Quoi ! est-ce qu’un poireau princièrement habillé et, par exemple, les rapports qui naissent du voisinage des carottes et des petits pois, n’étaient point mille fois plus intéressants que les vagues mythologies de ce jeune homme ? Cependant, lorsque Houchemagne eut répondu à leurs regards par son tranquille sourire, ils n’insistèrent pas. Et la fine Jenny, qui sentait déjà très vivement l’antagonisme naître entre cet idéaliste et les autres, fit dévier la causerie.

— Ce potage est l’œuvre de ma pauvre Brigitte. Vous savez, mademoiselle Angeloup, ma cuisinière, celle qu’on appelait Rose, dans les ateliers, il y a trente ans, et qui vous a posé votre Hébé.

— Ah ! si je me souviens de Rose ! s’écria Juliette Angeloup, illuminée. Ah ! la belle fille ! Ah ! les belles hanches de satin ! Quelle chair d’aurore, quelle ligne ! et ce pied, ce pied en accent circonflexe et d’une telle substance qu’il semblait n’avoir jamais foulé que des gazons humides !

La jeune femme de chambre, la taille ronde comme un fût de bouleau, tout en noir, avec les falbalas d’un tablier blanc qui lui grimpait aux épaules, passait le vol-au-vent. La poularde avait été apportée un instant sur la table, pour l’œil ; maintenant Brigitte la découpait à la cuisine. Jenny Fontœuvre lançait des regards satisfaits sur le couvert. On plaignait tout haut Brigitte forcée de récurer les casseroles, malgré les brillants souvenirs de son passé.

— Mais, déclara Nelly Darche en décortiquant de la pointe de son couteau un aileron de la poularde, une femme n’a jamais de passé.

Et comme on s’étonnait, tout habitué que l’on fût à ses paradoxes :

— Hé ! non ; peu d’hommes en ont ; quant à la femme, elle ignore totalement ce que c’est. Brigitte, lorsqu’elle pèle un oignon, ne pense pas plus à ses attitudes plastiques d’autrefois, que si la Rose printanière qu’elle fut jadis était sa voisine. C’est pourquoi Vaupalier a pu très raisonnablement épouser Dudu, qui était une petite diablesse de modèle, et qui fait aujourd’hui une très sortable madame Vaupalier.

— Comment ! s’écria Jenny Fontœuvre, il a épousé Dudu ?

— Et il n’a pas eu tort ; primo, parce que désormais Dudu n’a jamais existé ; secundo, parce que Dudu était une bonne fille qui n’a jamais fait le mal de sa vie.

— Sauf que depuis l’âge de treize ans, dit Jenny Fontœuvre, elle traînait par les ateliers et les garnis des peintres ses formes de petite sauterelle.

— Bast ! fit Juliette Angeloup, qui, ce soir, avec la corne de sa serviette brutalement enfoncée dans son faux-col, ses cheveux drus, ses lèvres fortes, avait tout à fait l’air d’un vieux monsieur très petit, où est le mal ?

— En effet, reprit Jenny Fontœuvre, où est le mal ?…

Nicolas Houchemagne regardait sans cesse madame Trousseline, son visage blanc et fripé, ses yeux flétris, tendres et graves, et ce modelé, ce modelé si dramatique, si discret et si émouvant des vieilles femmes qui ont courageusement souffert. Il lisait toute une vie sur ce visage-là. Et il regardait aussi, de l’autre côté de Fontœuvre, Juliette Angeloup qui disait : « Où est le mal ? »

Après l’interruption joyeuse que provoqua l’entrée de la langouste, cette tache de lumière rouge que Nelly Darche, la paupière clignotante, caressait voluptueusement du regard, la conversation s’aiguilla sur la morale.

— Le jour où vous voudrez me prouver, déclarait Juliette Angeloup, qu’une jolie fille, libre, n’a pas le droit d’aimer où elle veut, vous ne trouverez pas ça, en fait de bonnes raisons.

Et elle faisait craquer sous sa dent l’ongle blanc de son pouce étroit de vieille dame.

— Évidemment, tonnait Addeghem ; il n’y a qu’un précepte de morale qui soit indiscutable : ne nuire à personne. Mais condamner l’amour ! L’amour entre deux êtres qui ne relèvent que d’eux-mêmes, il n’est que douceur, bénédiction, sourire ! Il est beau comme la vie. Qu’il emplisse les rues, qu’il emplisse le monde !

Nugues riait tout seul en observant les deux bouteilles de bourgogne vidées, à droite et à gauche du grand homme.

— Seulement, ajouta Jenny Fontœuvre, il ne faut pas que l’amour s’accompagne d’une trahison ; il rentrerait alors dans la catégorie des fautes envers autrui ; exemple une femme trompant son mari, son ami.

— Attendez, répliqua Nelly Darche, si autrui ne sait rien, s’il ne souffre pas, si son bonheur lui reste, il n’y a pas de faute envers lui. Je connais un peintre, dont je tairai le nom, que sa maîtresse trahit, comme vous dites tragiquement, ma petite Fontœuvre ; mais elle fait des merveilles pour qu’il l’ignore, lui étant très attachée. Jamais il ne connaîtra la vérité. Alors…

— Là, je ne pense plus comme vous, mon enfant, dit mademoiselle Angeloup. Cette femme pêche contre la loyauté.

— À propos, dit Jenny Fontœuvre, tout en ordonnant d’un signe qu’on repassât la langouste, que devient cette pauvre Synovie ?

Et se penchant vers Nicolas Houchemagne, elle expliqua :

— Synovie, c’est Blanche Arnaud que nous appelions ainsi aux Beaux-Arts à cause de ses confidences constantes, — des épanchements, vous comprenez…

— J’aime beaucoup les portraits de mademoiselle Arnaud, fit le jeune homme ; c’est de la sensibilité saignante, si je puis dire…

— C’est qu’elle est elle-même tellement sensible ! continua Jenny Fontœuvre. Elle n’est guère heureuse. Positivement, elle meurt de faim. Elle n’a pas trouvé à se marier. Aucun homme n’aurait voulu prendre à charge cette femme si vibrante, si artiste et si pauvre. C’était cependant un cœur débordant de tendresse. Elle a connu de grandes tentations, mais elle est très puritaine ; elle a franchi victorieusement les passes difficiles. Maintenant elle vieillit ; elle a trente-huit ans…

Juliette Angeloup à son tour raconta ce qu’elle savait de neuf. Synovie avait déménagé. Elle habitait maintenant à Montmartre avec miss Spring, son amie. Elles vivaient en commun pour n’avoir qu’un atelier à payer, qu’une cuisine à faire. Et c’était pitié que ce grand diable d’atelier, ouvrant sur le cimetière, avec deux lits derrière des paravents, la cuvette sur le fourneau, et ces admirables toiles au milieu d’une telle misère, les têtes mélancoliques de Blanche Arnaud, les intérieurs si recueillis, si flamands de miss Spring.

Et pour finir :

— Ah ! pauvre Synovie ! cependant, si elle avait voulu, au lieu de vieillir solitaire dans cette pauvreté !…

Personne n’en disait plus long, Tous pensaient au célèbre peintre qui l’avait aimée, qu’elle avait adoré sans qu’ils eussent même échangé un baiser.

— Sa vertu ne lui a pas porté bonheur, fit distraitement Jenny Fontœuvre.

— Mais si, reprit doucement, tranquillement Nicolas Houchemagne ; sa vertu lui a servi, puisqu’elle peint de si beaux portraits.

Madame Fontœuvre, qui buvait manqua de s’engouer tant elle rit :

— Comme vous êtes amusant, monsieur Houchemagne ! Sans avoir l’air d’y toucher, vous dites des choses…

— Mais je ne dis rien de plaisant, madame.

À ce moment, on salua d’un silence le passage de la salade et du foie gras. Cela c’était un comble.

— Ma chère, disait la vieille Angeloup, je n’oserai plus vous inviter.

Pierre Fontœuvre regardait sa femme ; il exultait et montrait ses dents blanches dans sa barbe noire. Madame Trousseline, les yeux fixés sur la nappe, étouffait un soupir. Pour prendre le café, on revint à l’atelier. Il y eut une dispute parmi les enfants. Le petit François voulait retourner jouer avec ses sœurs derrière les colonnes, mais Hélène avait pris une chaise près de mademoiselle Angeloup, et s’obstinait à rester là, suspendue aux lèvres de la vieille artiste. Marcelle rôdait autour d’Addeghem qui, très excité, racontait à Nugues et à Nelly des histoires scabreuses. Madame Trousseline se rapprocha de sa fille.

— Jenny, observa-t-elle à voix basse, tu devrais envoyer ces enfants au lit ; les conversations qui se tiennent ici ne sont pas pour leurs oreilles.

— Ma pauvre maman, s’écria madame Fontœuvre, crois-tu que je fasse attention aux propos qu’ils peuvent saisir ? Marcelle en entend de toutes sortes. S’il fallait surveiller chacune de ses paroles devant ces mioches, ce serait gai ! Et quand même ils seraient dégourdis quelques années plus tôt, ils n’en seraient que mieux armés pour la lutte. Marcelle travaillera un jour pour gagner sa vie. Je veux qu’elle soit une fille avertie quand je la lancerai seule sur le pavé de Paris.

— Jenny, reprit la vieille dame avec sa douceur triste, il importe de laisser grandir l’enfant dans l’ignorance du mal. Cet aveuglement contribue à la pureté de ses pensées, à celle de l’atmosphère morale où se forme sa jeune âme. Hélène est d’une nature curieuse. Je la réprimande sans cesse à ce sujet ; combien de fois l’ai-je surprise à fouiller mes armoires, à rechercher des lettres oubliées pour les déchiffrer, à feuilleter les volumes dans la bibliothèque de son grand-père. Heureusement, voici que sa première communion approche. La pauvre chérie fait effort pour se corriger. J’ai pu l’observer un jour, en plein combat, devant un dictionnaire dont je lui avais défendu la lecture. Elle se croyait seule ; ses petites mains se portaient sur le livre avec une sorte de passion ; elle était pâle, frémissante, son corps tremblait ; mais elle fermait les yeux de toutes ses forces ; sans doute ma défense lui revenait en mémoire et les exhortations de son confesseur. Tout le désarroi d’une lutte terrible, je l’ai lu sur son pauvre visage. Enfin, elle s’est éloignée sans avoir seulement soulevé la couverture.

La jeune femme n’entendait plus, elle avait aperçu, dans le nuage des cigarettes qui envahissait de nouveau l’atelier, Houchemagne penché sur une photographie que portait un guéridon. Et, avec sa mobilité d’esprit, oubliant les réflexions de madame Trousseline, elle courut au peintre.

— Hein ! vous êtes en admiration ? N’est-ce pas, monsieur, qu’elle est jolie, ma cousine ?

Houchemagne prit le carton, l’examina de plus près, s’absorba une minute dans sa contemplation, puis :

— Oui, elle est très belle.

La photographie représentait un profil de jeune fille. Au-dessous des bandeaux blonds et légers, à la Vierge, le nez, les narines avaient une finesse excessive. Houchemagne répéta :

— Elle est très belle.

C’était, expliqua Jenny Fontœuvre, la propre nièce de madame Trousseline. Elle habitait, avec son père, un vieux manoir au fond de la Bretagne. Elle s’appelait Jeanne de Cléden. C’était une fille adorable, une Ruskinienne, une emballée. Quel dommage qu’elle n’eût point été là ce soir ! Mais, sans doute, Houchemagne reviendrait ; alors, il la verrait, car elle passait un mois à Paris chaque hiver. Peut-être arriverait-elle bientôt.

— Oui, elle est très belle, redit une troisième fois Nicolas Houchemagne en reprenant la photographie.

Jenny Fontœuvre lui dit à l’oreille :

— Vous m’intimidez beaucoup, et cependant, je voudrais vous montrer maintenant le portrait de ma petite fille.

Avec une extrême bonne grâce, Houchemagne accompagna la petite Fontœuvre jusqu’à son chevalet. De toutes les personnes présentes, la vieille madame Trousseline mise à part, c’était encore cette gentille femme qu’il préférait pour son naturel, son amabilité, sa sincérité. Il lui trouvait des yeux tendres et charmants. Elle reprit, en mettant sa toile en lumière :

— Soyez bien franc ; dites-moi ce que vous en pensez. Oh ! vous savez, je ne suis pas une artiste éthérée comme vous. Je cherche à faire mon métier passablement, pour gagner ma vie, et je ne vise pas plus haut.

— Oh ! oh ! il ne faut pas appeler l’art un métier, madame, fit Houchemagne, moitié rieur, moitié scandalisé.

— Comment voulez-vous que je dise ? Je travaille par obligation : les temps sont durs. Vous êtes garçon, monsieur, libre de n’exister que pour votre art. Une femme mariée, une mère de famille qui a de gros soucis matériels, peut aimer sa peinture, certes ; mais ce n’est plus la grande flamme, la flamme unique, telle que vous la connaissez, vous.

Houchemagne dit tout bas, avec une sorte de pudeur :

— Tout ce qu’on donne de soi à son art, il vous le rend ; plus on est désintéressé avec lui, plus il est généreux ; il faut s’offrir à lui comme à un dieu. Alors, il vous comble. Avec lui, la parcimonie est un mauvais calcul. Certes, une femme mariée se doit toute aux siens. Mais, quand, artiste, elle est en face de sa toile, alors, qu’elle oublie le reste, qu’elle appelle l’ivresse, qu’elle peigne comme si son œuvre était le but de l’Univers, qu’elle soit pareille à un créateur de mondes !

— Ah ! si vous saviez ! reprit-elle avec des larmes qui lui perlaient aux cils, quand je prends ma palette, que je commence à mettre de la couleur, je me trouve si sotte ! L’exécution m’est pénible, je ne suis pas sûre de moi ; j’ai peur des empâtements, j’hésite, je gratte. La journée se passe ; le lendemain, je recommence : et c’est ma vie. Et pourquoi ? pour que, pendant six semaines, dans une salle, le public passe devant ma toile sans seulement y jeter un regard. Après quoi, elle sera accrochée à quelque mur. Voilà à quoi aboutit un tel effort, une telle dépense d’énergie, une telle lutte…

Houchemagne repartit :

— L’émotion qu’une âme élevée reçoit devant une véritable œuvre d’art, est d’une nature telle que l’artiste ne doit rien regretter, — eût-il arraché, en enfantant cette œuvre, des bribes de son cœur, — s’il donne cette émotion à une seule âme.

— Ah ! bien ouiche ! s’écria la petite Fontœuvre, en rentrant ses larmes. Croyez-vous que mes tableaux aient jamais donné une émotion à personne ? Regardez ce portrait.

Il y eut un silence. Houchemagne cherchait l’éclairage, s’écartait un peu. À la vérité, le portrait lui semblait bien banal ; mais il n’aurait pas voulu, pour un empire, chagriner la charmante femme, et il finit par dire :

— Vous avez beaucoup de talent ; mais vous êtes une petite sceptique. Vous ne voulez pas être émue en travaillant. Il faut pleurer de joie quand on peint. Je puis bien vous l’avouer à vous toute seule quand j’ai fait mon Taureau ailé à tête humaine, d’après des croquis pris au Louvre et après avoir bien étudié l’histoire de la Chaldée, et que j’ai senti venir la figure, ce visage surnaturel de génie assyrien, ah ! mon cœur a crevé ; j’étais comme un homme qui a perdu père et mère. J’étais fou. Il faut sortir de la vie pour travailler. Cette étude d’enfant est fort jolie ; l’aimerais plus d’ardeur dans les yeux, mais vous peignez exquisement, madame.

— Comme c’est gentil de me dire ce que vous ne pensez pas ! répondit Jenny Fontœuvre.

Il protestait. Elle continua :

— Est-ce que vous ne voudriez pas vous marier, monsieur Houchemagne ? Je vous demande cela parce que je vous trouve très sympathique et que je vous prépare un tour de ma façon.

Il hocha la tête.

— Non, non ; pas de mariage. Mon art me suffit. Il me donne trop de volupté. J’ai mon compte de bonheur…

— Vous épouserez Jeanne de Cléden, la jeune fille au bandeaux.

— Ni elle, ni aucune autre.

— Elle est très riche, elle est très belle, vous en deviendrez amoureux.

— Écoutez, madame, fit Houchemagne gravement, les plus belles femmes que j’aie vues, je les ai toujours fait servir à mon art ; la femme ne sera jamais pour moi qu’un modèle. Je ne serai jamais amoureux.

— Qu’est-ce que vous dites ? interrogea Addeghem qui venait prendre congé de madame Fontœuvre.

Il était onze heures. Tous les convives se retirèrent ensemble. Il partirent en un groupe bruyant dont les propos et les éclats de gaieté retentirent un instant encore dans l’escalier. On s’était donné rendez-vous, pour le quinze janvier, chez Vaugon-Denis, rue Laffitte, à l’exposition des œuvres de Nicolas Houchemagne.