Les Sables mouvants/3/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 177-244).

II

Tranquillement, comme une petite bourgeoise pratique, Marcelle Fontœuvre organisa sa nouvelle vie. « Oh ! disait sa mère, Marcelle va aux Beaux-Arts comme une midinette bien sage va à l’atelier de couture, parce qu’il le faut. » On la voyait partir le matin avec l’auréole de ses cheveux blonds bouffant sous le canotier, sa robe de toile unie serrée à son corps délicat. Dans la cour plantée d’arbustes verts, elle se mêlait silencieusement aux groupes de ses compagnes d’atelier. C’étaient pour la plupart des filles coquettes, coiffées et vêtues avec une recherche apparente de l’esthétique. L’une avait emprunté son chapeau au Moyen âge, l’autre, ses bandeaux aux Vénitiennes du xvie siècle, la troisième sa tunique aux nobles baronnes des vitraux ou des missels. Elles passaient hiératiquement avec une préoccupation touchante de la beauté, qu’elles fussent ruskiniennes ou modern-style. Mais Marcelle avait toujours son allure de grande pensionnaire, qui lui donnait l’air d’une intruse dans ce milieu. À l’atelier, quand toutes les élèves s’uniformisaient dans la blouse, les coiffures savantes sauvegardaient encore les originalités personnelles. Ces chevelures noires ou blondes, celles où s’entremêlaient des velours, de l’or, de l’argent, des broderies, celles qui gardaient une simplicité virginale et voulue, celles qui découvraient des nuques blanches et fines, celles qui se tordaient lourdement sur un beau cou charnu, émergeaient de ce moutonnement des dos blancs à fronces serrées. Là encore la petite tête fine de Marcelle se faisait remarquer par quelque chose de puéril, un aspect d’écolière.

Seldermeyer, le patron qui aimait assez pronostiquer à l’égard des nouvelles venues, qui disait volontiers à la Russe, voisine de Marcelle, ou à la Niçoise au ruban cerise : « Vous avez un tempérament certain ; vous serez une coloriste », restait perplexe et triste même devant les froides études de la petite Fontœuvre. « Encore une ratée de l’avenir ! » pensait-il sans doute. Et elle ne se rebutait pas, ne se distrayait jamais du modèle. Ses brosses, sur sa palette, faisaient un gâchis multicolore. Son application ne se relâchait jamais. Et la ruche pouvait bourdonner autour d’elle ce qu’elle écoutait en elle-même, c’étaient toutes les théories de procédés qu’elle avait entendu clamer chez ses parents par Nugues, Vaupalier, Juliette Angeloup, Nelly Darche : les taches, les points, l’empâtement, le clair-obscur, les complémentaires, les oppositions. Et à cela se mêlait la vieille méthode de Seldermeyer qui parlait un autre langage. Et ce n’était pas tout encore, car en outre de ces incertitudes sur la pratique même du métier, qui la laissaient affolée devant sa toile, elle souffrait encore de la formation de son goût artistique qui se développait alors péniblement.

Que fallait-il admirer, aimer, imiter ? Souvent, avant la fin de la séance, elle se lavait prestement les mains, ôtait sa blouse, piquait dans ses cheveux les épingles de son canotier, et filait par la rue Bonaparte.

Là, elle flânait de boutique en boutique, à toutes les devantures des marchands d’estampes. Tous les chefs-d’œuvre de la peinture universelle défilaient alors devant ses yeux en reproductions photographiques. C’étaient toujours les mêmes. La Joconde, une Vierge de Botticelli, la Femme au manchon de Gainsborough, Madame Vigée-Lebrun et sa fille, la Source d’Ingres. C’était un ensemble obsédant, qui la magnétisait. La Joconde surtout, qui la suivait sans cesse de ses yeux obliques, la troublait. Elle préférait, à cette tranquillité de l’œuvre parfaite, la peinture tourmentée et heurtée des portraits de mademoiselle Darche. Elle aurait penché volontiers vers les hardiesses modernes, la peinture à coups de pouce, les modelés qui apparaissent, quand on s’approche, comme une carte géographique en relief. Non, ni Vinci, ni le Titien, ni Rubens, ni Rembrandt, ni les Primitifs, ni les Florentins, ni les Hollandais, ni les Watteau, ni les officiels de l’Empire, ni l’Homme au Gant, ni l’Infante de Velasquez, ni les paysages assombris de Poussin, ni les courtisans à perruque de Largillière, ni la mythologie gourmée du baron Gérard, ne lui plaisaient autant qu’une toile à procédé, une image obtenue au hasard des touches, comme une réussite de coups de pinceau, et qui était un ragoût pour son appétit d’originalité. Mais l’implacable Joconde surgissait dix fois à chaque devanture, comme la Muse de tout cet art ancien, de ces tableaux noircis ; elle regardait Marcelle de ses yeux bridés, tantôt ironiques et tantôt indulgents ; elle semblait dire, avec son air si apaisé, si patient, avec son immortelle sécurité : « Tu y viendras, mon enfant… »

Parfois, l’après-midi, Marcelle allait copier des Antiques dans la grande Galerie. Du toit de verre tombait une clarté intense. C’était une vraie basilique où un peuple héroïque, en sa blancheur de marbre, dessinait des gestes de beauté. Toutes les Vénus, tous les Apollon, tous les Hercule dressaient leurs formes pures entre les colonnes du Parthénon et celles du temple de Jupiter. Ici, une flamme brûlait Marcelle ; aucun doute, aucune incertitude ne gâtait sa joie. Ses yeux se remplissaient de ces nobles formes : l’esthétique sacrée de l’anatomie humaine l’enivrait. Elle aurait voulu dessiner tout à la fois ; elle allait d’une statue à l’autre, hésitante, pleine d’une convoitise, rêvant de reprendre à son compte l’œuvre en la copiant. Finalement, elle s’arrêtait devant la petite Venus genitrix, si chaste…

Et elle sortait de là exaltée, le cerveau en feu, frémissante.

À la maison, les mêmes conversations l’attendaient toujours ; elle les sentait retomber sur son enthousiasme comme de l’eau sur des flammes. Madame Fontœuvre avait des ennuis d’argent. Cousine Jeanne avait encore prêté cinq louis. François s’était présenté comme secrétaire chez un député, mais la place était déjà prise. Le père aurait voulu organiser une exposition de ses animaux chez Vaugon-Denis, et les obstacles surgissaient les frais, trop élevés pour sa bourse ; le peu de goût que les fils Vaugon-Denis, successeurs du vieux marchand de tableaux, montraient pour le genre animalier. Les nerfs de Marcelle, tendus par l’exaltation, grinçaient sous le choc de ces difficultés domestiques. Excédée de tous ces déboires, elle quittait la salle à manger en claquant les portes et venait s’enfermer dans le petit cabinet qui lui servait de chambre. Là, elle restait à la fenêtre, à épier la lune comme autrefois.

Ah ! qu’elle souffrait ! Combien elle était peu faite pour cette existence mesquine. Sans doute personne ne l’aimerait. D’ailleurs, malgré ses lectures qui ne lui laissaient plus ignorer grand’chose, elle conservait un mépris, un dédain de l’amour, un dédain d’enfant, d’adolescente flegmatique. Beaucoup de ses compagnes d’atelier avaient des amants ; elle les trouvait humiliées, asservies pour s’être données à ces jeunes hommes si médiocres. Ce qu’elle aurait voulu, c’était la fortune et la gloire. Et elle sanglotait sur l’appui de la fenêtre jusqu’à l’heure où, en face, madame Dodelaud, en bonnet de nuit, venait au balcon du premier pour arroser ses fleurs.

Et à qui se confier ? Elle avait bien essayé de rechercher l’intimité de François, qui n’était pas un méchant garçon. Mais sa liaison avec la comtesse Oliviera absorbait le jeune homme. Il avait dit à Marcelle : « Tu sais, elle est ma femme, maintenant. »

— Ah ! tu es heureux, au moins, toi ! s’était écriée sa sœur ; tu as enfin quelque chose de bon dans ta vie.

— Tu crois ça ! depuis qu’elle est ma femme, elle ne m’amuse plus. Je ne la croyais pas si sotte.

— Elle t’aime beaucoup ? demandait Marcelle avec curiosité.

— Ah ! elle m’en embête !

Souvent elle les imaginait enlacés, et, bien que cette vision lui déplût, qu’elle la chassât, elle y revenait sans cesse.

Elle se prit d’une pitié attendrie pour Nelly Darche. Deux ou trois fois par semaine, elle allait avenue Kléber. La pauvre artiste ne se consolait pas de son abandon et pleurait toujours Fabien avec les mêmes larmes passionnées. La visite de Marcelle était sa seule joie. Elle s’épanchait près de la jeune fille, racontait ses souvenirs d’amour, et cela se terminait toujours par la même phrase :

— Méfie-toi des hommes, ma pauvre chérie !

— Oh ! moi, disait Marcelle, je me contenterai de mon art.

Un soir du mois de juin, comme elle était sortie après le dîner pour acheter un tube de couleur rue Bonaparte, et qu’elle s’éternisait à la devanture des magasins, elle sentit quelqu’un près d’elle. Durant une minute, sa fierté et sa pureté prenant toujours au tragique ces grotesques aventures de la rue, elle s’abstint de regarder qui était là. Puis, quand elle leva machinalement la tête, son regard croisa celui de Nicolas Houchemagne qui, souriant, l’observait depuis un moment.

C’était l’heure où les auvents glissaient, d’un bout à l’autre de la rue, le long des glaces, aux devantures. La chaussée déserte n’était plus troublée que par le fracas périodique des autobus. Il faisait tiède, un peu orageux, la nuit ne semblait pas tout à fait venue, et la boutique où ils s’attardaient restait seule ouverte, avec ses fouillis de chefs-d’œuvre à la vitrine illuminée. Nicolas demanda :

— Voyons, qu’est-ce que vous admiriez ? Où va votre goût dans tout ceci ? Je voudrais savoir…

Une seconde fois les yeux verts, avides et peureux, se levèrent sur l’artiste et s’abaissèrent en silence.

— Mais oui, vous m’intéressez, petite cousine, reprit Nicolas. Je me doute que vous pensez beaucoup plus que vous ne le dites.

— Oh ! oui !

Marcelle avait dit ces deux mots douloureusement, passionnément, comme un cri de détresse, les yeux une troisième fois plongés dans ceux de Nicolas ; puis, tout de suite, comme si un sceau s’était brisé et que son cœur débordât enfin :

— Je suis une aveugle qui cherche, qui cherche seule ; personne ne s’occupe de moi ; mon patron n’est qu’un maître de dessin. J’aurais besoin d’une lumière. Vos théories m’attirent et me repoussent en même temps. Mais sans cesse elles me hantent. Nicolas, je voudrais être votre élève. Oui, il me semble qu’auprès de vous je serais en confiance, que j’accepterais les yeux fermés toutes vos idées, que je me laisserais conduire.

Houchemagne était très touché, très attendri. Certes, il avait une foule de disciples, surtout parmi ce groupe de jeunes artistes qui avaient entrepris la rénovation de l’imagerie religieuse. Mais c’étaient de jeunes hommes faits ; leurs idées étaient nées en même temps que les siennes, plutôt que de son influence. Tandis que cette enfant était une petite fille réfractaire que sa parole seule avait troublée, et si puérile avec ses dix-sept ans ! si gamine encore un être à former entièrement. Ils s’étaient acheminés ensemble vers le quai. Il répondit :

— Mais je serais bien content de vous convaincre.

— Je n’ai qu’une peur, dit Marcelle avec une sorte de recueillement, c’est d’opposer mon matérialisme franc, net et sûr, à vos rêveries qui me charment, mais ne me trompent pas. J’aime tant ce qui est vrai !

— Mais le rêve est quelquefois plus vrai que la réalité, Marcelle, en art surtout ! Voyez, j’ai peint saint François conversant avec les oiseaux, prêchant les poissons. Vous me direz : « Vous avez peint un mensonge, jamais les hommes et les bêtes n’ont entendu un même langage » ; peut-être ; mais il n’en demeure pas moins sûr que rien ne pouvait mieux que cette légende représenter l’âme véritable et céleste du saint. Comment l’exprimer, la faire passer dans l’âme populaire, cette âme presque divine ? Par des attitudes, des poses d’extase ? Mais, Marcelle, de génération en génération, même pour les plus sceptiques, le cher saint François restera toujours, dans l’imagination humaine, le pauvre homme si doux et si pur qui parlait aux petits oiseaux. Et je vous défie de trouver un trait plus vrai que celui-là pour le faire concevoir.

Marcelle baissait la tête. Ils avaient dépassé le magasin des Dodelaud et marchaient, sous les arbres, contre le parapet, frôlant les boîtes closes des bouquinistes. La nuit ne se décidait pas à tomber, et dans ce crépuscule, la façade du Louvre, de l’autre côté de l’eau, paraissait s’allonger interminablement avec ses colonnes cannelées, ses nobles frontons cintrés ou triangulaires, alternés, ses toits composites.

Nicolas continuait :

— Voyez au contraire comme le matérialisme est faux en vous réduisant aux apparences ! Tenez, regardez venir cette pauvre vieille femme sordide qui s’avance. Un naturaliste la prendra telle quelle, avec ses yeux bordés de rouge, sa bouche déformée, son visage ravagé par quelque attaque de paralysie. Mais l’idéaliste se rappellera sa jeunesse, sa vie féconde, ses maternités, ses luttes pour ses petits, ses efforts, ses deuils, ses déchirements, ses privations, sa mort prochaine ; et il en fera un être où vibre tout ce qui est humain, tout ce qui est amour, dévouement, tendresse, douleur, dans un cœur de vieille femme. Or, dites-moi, lequel aura fait le portrait le plus fidèle ?

Il s’arrêta court pour poser cette question ; il vit Marcelle les yeux fermés ; une larme coulait sur sa joue. Elle ne répondait rien. Il poursuivit :

— On commence par tâcher de se faire une âme humble, simple, docile, une âme d’enfant, car avant d’entreprendre une œuvre d’art, il faut entrer dans une disposition morale spéciale, se faire l’homme de son tableau. Ah ! si l’on pouvait être un saint pour peindre des anges, être doux et bon pour envisager la beauté, être parfait pour concevoir le Sauveur !

Marcelle soupira :

— J’ignore tout de l’enseignement spirituel ; je ne suis même pas baptisée ; mais je ne pourrai jamais croire, il me semble.

Là-dessus ils se turent : Marcelle effrayée d’en avoir tant dit, Nicolas mettant une pudeur à exprimer le mysticisme profond qui était en lui. Alors ils revinrent à la maison qu’habitaient les Fontœuvre. Le commis des Dodelaud fermait la devanture. Ils pénétrèrent sous le porche. Marcelle murmura timidement :

— Je vous reverrai quelquefois ?

— Venez quand vous voudrez rue Visconti, Jeanne et moi serons bien heureux.

Elle dit, les yeux à terre :

— Vous commanderez, je vous obéirai.

Et il la vit fuir dans l’escalier sombre où régnait la lumière jaune et sale des becs de gaz.

Marcelle alla droit à sa chambre, si étourdie, si oppressée, qu’elle se laissa tomber sur son lit. Un choc mystérieux venait de faire éclater le printemps dans le jardin aride de cette âme. Son sang parcourait tout son être dans une course folle. Elle tremblait des pieds à la tête. Le seul souvenir de celui à qui elle venait d’ouvrir son cœur, son seul nom l’affolait. Et elle se disait, au fond de sa chambre obscure, avec une stupéfaction divine :

— C’est l’amour ! C’est l’amour ! J’aime Nicolas !

Mais elle ne pouvait tenir en place ; maintenant elle allait et venait, se heurtait partout dans l’obscurité de sa chambre, comme un oiseau qui se débat contre les parois de sa cage. Elle suffoquait. Puis, des coups de couteau la transperçait : Nicolas l’aimerait-il ?

Car elle voulait son amour. Il le lui fallait, entier, passionné, fou. Elle voulait être aimée comme Nelly Darche avait aimé Fabien, être regardée comme Nicolas avait regardé cousine Jeanne, un soir, à l’atelier.

Cousine Jeanne ! voilà que soudain cette pensée lui figeait le sang dans les veines. Elle allait donc lui prendre son mari ? Mais le scrupule ne dura pas longtemps. La bête féminine puissante, terrible et inconsciente venait de s’éveiller en Marcelle. Cousine Jeanne ne comptait plus. Le bonheur de Nicolas, c’était elle seule, Marcelle, qui le détenait. Elle arriverait à lui les mains pleines de bonheur ; et elle serait la première disciple d’Houchemagne, sa continuatrice ; il lui insufflerait son génie. Ainsi le mysticisme du peintre se présentait à elle comme une volupté raffinée dont il lui apprendrait à jouir.

Le lendemain, ses parents, ses compagnes d’atelier, Seldermeyer qui corrigea son dessin, virent la même petite fille endormie, silencieuse, impénétrable qu’ils connaissaient. Elle se maîtrisait si parfaitement qu’il était impossible de soupçonner même un peu d’activité cérébrale en cette grande enfant dont tout le monde croyait que sa croissance rapide l’avait stupéfiée. À la sortie de l’École, le soir, elle descendit jusqu’à la rue Visconti et sonna chez les Houchemagne, mais elle ne vit que cousine Jeanne : Nicolas était sorti.

Nicolas préparait alors sa Multiplication des pains, la toile la plus considérable qu’il eût jamais entreprise, qui rappellerait, pour les proportions, les Noces de Cana elles-mêmes. Jamais, lors de la conception d’aucune autre œuvre, il n’avait connu d’ivresse aussi sereine, aussi paisible. Il était parvenu au maximum de son talent, était le maître absolu de sa palette, ne redoutait plus en rien la facture. Pour la composition, elle lui était venue sans recherches, sans tâtonnements, sans effort. Et il travaillait huit, dix heures par jour à ses études de tête, à ses croquis, sans fièvre, dans une exaltation légère et délicieuse, dans un bonheur surhumain. Entre temps, il s’appliquait à ce qu’il appelait la préparation intérieure, cherchait à recueillir partout des miettes de substance spirituelle, des souffles d’inspiration divine. Dès que le jour baissait, il sortait, courait aux vieilles églises, s’enfermait à Saint-Séverin, à Saint-Germain-l’Auxerrois, à Notre-Dame. Jeanne l’avait amené, par sa persuasion, à une foi rudimentaire il priait tout en s’enivrant de la mystique chrétienne ; il priait au bas des nefs gigantesques, au fond des chapelles obscures, au pied des vitraux gothiques. Il était en quête des vieux chemins de croix, des antiques Ecce Homo de pierre, des tableaux enfumés de sacristie, des crucifix anciens, de toutes les représentations possibles du Sauveur. Et il revenait le soir près de Jeanne avec une âme attendrie, lui contant ce qu’il avait rencontré, ressenti, goûté. Jeanne souriait, ne disait rien, reconnaissait parfaitement en Nicolas cet état de transe béatifique de l’artiste en gestation. Il lui était sacré. Parfois il lui faisait relire à haute voix, dans l’Évangile, son texte : « En ce temps-là Jésus s’en alla de l’autre côté de la mer de Galilée, qui est le lac de Tibériade, et une grande multitude le suivait parce qu’ils voyaient les miracles qu’il faisait… Jésus donc ayant levé les yeux et vu qu’une très grande multitude était venue à lui, dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains pour que ceux-ci mangent ? » Arrivé là, Nicolas lui faisait signe de s’arrêter ; le silence reprenait ; Jeanne voyait des larmes inonder le visage de son mari. En d’autres moments, il récitait par cœur des bribes de l’Évangile : « André, frère de Simon-Pierre, lui dit : « Il y a ici un petit garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons. Mais, qu’est-ce que cela pour tant de monde ! » Jésus dit donc « Faites asseoir ces hommes. » Or, il y avait beaucoup d’herbe dans ce lieu… »

Alors, il fermait les yeux, son tableau lui apparaissait fini, avec un paysage gazonné, sa foule innombrable, les apôtres André, Philippe, le petit garçon, et, au premier plan, Jésus regardant la multitude.

Un matin, Jeanne en revenant de chez sa couturière, lui avait ramené un charmant petit Italien rencontré dans la rue. Il comprit tout de suite et récita en le voyant :

« Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge… »

Il en avait fait du premier coup la figure définitive de ce petit garçon évangélique. Les apôtres étaient à peu près tous trouvés, seul le Christ restait encore à chercher. Lorsque Jeanne demandait :

— Et bien ! as-tu commencé ?

Nicolas savait qu’il s’agissait de la figure du Sauveur et répondait avec un peu de tristesse :

— Non, pas encore ; j’attends…

Ce soir-là, avant de sortir, il avait confié à Jeanne :

— Maintenant, je suis à la recherche d’un saint. Oui, je cours les sacristies, les sermons, les messes ; dans la rue je suis les vieux curés qui paraissent vénérables ; quelquefois je les aborde, je leur demande un renseignement, je les fais causer. Quand ils sont tout à fait engageants, je leur raconte mon cas : « Monsieur l’abbé, je voudrais peindre Notre-Seigneur et je tremble avant d’aborder une si grande tâche. Dites-moi ce que la tradition nous en apprend. » Mais ils ne savent pas, ils balbutient. Ah ! si je trouvais un saint aux paroles divines !

Jeanne, touchée jusqu’au cœur, l’avait pris dans ses bras.

— Mon chéri, c’est toi le Saint, toi si grand, si bon, si pur. Je ne connais pas en toi l’ombre du mal. Depuis ton enfance candide, quel péché y a-t-il eu dans ta vie ? Tu n’as pas un ennemi, tu ne penses qu’à aider les camarades, et tu es resté dans ton triomphe humble comme le petit vigneron de Triel que tu as été jadis. Mon chéri, tu as l’âme de Fra Angelico ; tu peindras le Sauveur comme lui a peint la Vierge. Pourquoi chercher un saint ?

— Ah ! reprenait-il, comme obsédé par cette idée, un homme devant qui l’on se jetterait à genoux, un François d’Assise moderne…

Ce fut le lendemain qu’il mit sous les yeux de Jeanne un premier croquis de son Christ. Le Sauveur se présentait de trois quarts, droit. dans les plis de sa tunique, au moment où il prononce les paroles évangéliques : « Où achèterons-nous assez de pain pour que ceux-ci mangent ?… » La figure à peine construite en quelques coups de crayon, était déjà hiératique et inspirée, rayonnante de tendresse et de bonté divines. Jeanne s’émerveilla :

— Que sera-ce quand tu le peindras !

Et toute la journée il s’acharna sur ce croquis, le finissant, cherchant des plis pour la robe, la souplesse du geste, plus de tradition dans la physionomie. Il disait à Jeanne :

— Tu comprends, il faut absolument que mont bon Dieu soit selon le cœur des fidèles, faute de quoi je l’aurai fait mensonger…

À cinq heures, le valet de chambre vint le chercher ; mademoiselle Fontœuvre l’attendait en bas. Cette fois, c’était au tour de cousine Jeanne d’être sortie. Marcelle espérait que Nicolas la recevrait enfin dans son atelier. Elle rêvait d’un lieu inaccessible où l’intimité près de lui serait si délicieuse, où elle le connaîtrait vraiment ; mais il descendit et la garda dans le petit parloir de sa femme.

Qu’elle était pâle et tremblante ! Il remarqua cette extraordinaire blancheur de sa peau de blonde qui lui donnait un petit air immatériel…

— Vous voyez, je suis venue, lui dit-elle, oppressée à ne pouvoir parler ; que faut-il faire pour être changée ? Je vous écoute.

Vraiment aujourd’hui il se sentait une grande curiosité, presque un attrait vers cette enfant. Il était aussi un peu troublé à la pensée qu’à partir de cet instant, il possédait une âme entre ses mains, une âme qu’il pourrait modeler à sa guise. Il hésita, puis il lui dit :

— Je ne suis pas un apôtre, Marcelle ; je ne vous catéchiserai pas. Puisque vous avez été élevée en dehors de la foi chrétienne, et que je ne puis vous l’imposer, je vous laisserai chercher ailleurs vos sources. Mais que ce soit toujours dans les conceptions les plus élevées, les plus surhumaines. Tenez, étudiez la mythologie grecque, lisez l’Iliade. Vivez quelque temps au-dessus de la vie, parmi les géants.

Elle ne répondait pas, ne le regardait pas. Elle était assise près de lui, dans sa robe de toile si étroite, d’où sortait son cou d’un blanc de pastel. Et soudain elle prononça :

— Est-ce que je puis vous dire tout ?

— Mais oui, Marcelle, vous savez bien que je suis votre vieil ami.

Elle s’intimida encore une seconde, et cette gêne puérile d’un enfant, qui essaye de se révéler et n’y parvient pas, était charmante. Quelle fraîcheur de petite fille, quelle nouveauté de printemps, quel mystère insondable !

— Vous savez, je ne suis pas bien heureuse, prononça-t-elle d’une voix sans timbre et tremblante. Papa et maman sont très bons, ils m’aiment beaucoup… seulement ils ne comprennent pas comme vous, ils ne sont pas artistes comme je voudrais l’être, je ne peux pas l’expliquer… je le sens…

Elle pleura un peu, puis se redressa, les pupilles élargies, laissant transparaître enfin l’exaltation cachée qui la dévorait à l’insu de tout le monde, depuis sa treizième année.

— Je voudrais sortir de la vie, m’évader de la laideur, de la trivialité, de la médiocrité. Je m’ennuie, je m’ennuie, Nicolas ! Puisque mon corps est rivé au coin de misère ou végète ma famille, je veux que mon âme, au moins, voyage, monte toujours, connaisse les sommets. Soyez mon conducteur, emmenez-moi dans votre rêve ; je suis si malheureuse, si malheureuse !

Elle perdait tout contrôle sur ses paroles. Son jeune amour, ses désirs artistiques se confondaient. Et elle était tout à fait transfigurée ; ce qu’il y avait de dur, de cruel dans son visage, avait fait place à la beauté de la douceur, à celle de l’enthousiasme. Alors une grande émotion envahit Nicolas : l’enfant qu’il avait désiré, qu’il n’avait jamais eu, dont il portait comme un deuil mystérieux, il se mit à le chérir en cette petite fille. Elle avait l’âge auquel les pères se complaisent cette exquise adolescence qu’ils aiment tant à suivre, à diriger, qui les émerveille ; et cette petite Marcelle se confiait si puérilement, si simplement à lui !

— Revenez me voir, lui dit-il. Nous ferons de grands voyages dans tous les pays de l’Art, de la Beauté.

Après qu’elle fut partie, Nicolas se remit à ses croquis, mais l’image de Marcelle était toujours devant lui, excitant sa curiosité, l’intriguant par le mystère de son âge équivoque. Qu’y avait-il au juste dans ce jeune être ambigu, ni femme, ni enfant ? Ne serait-elle pas un jour une grande artiste ? Il l’espérait presque, tant il la sentait diverse, déconcertante, multiple. Alors, en même temps que la féminité de cette petite fille, il verrait, selon son désir, naître un talent ?

Mais comment conquérir son intimité ? Il comprenait si peu les femmes, il les connaissait si mal ! Il jetait un regard en arrière, et quand il pensait que jamais, de toute sa vie, nulle autre que Jeanne n’avait été tenue dans ses bras, il en éprouvait comme une infériorité, une faiblesse. Savait-il même leur parler ? Véritablement, pour les aborder, il en était encore au point d’un garçon de quinze ans qui ne sait que jouer, dire des sottises. Serait-ce le moyen de ravir à cette adolescente le secret de sa formation morale ? Ne faudrait-il pas au contraire composer un personnage, se montrer altier, impérieux, la dominer ? Dès huit heures, le lendemain matin, Marcelle était rue Visconti, demandant Houchemagne. Le sentiment qui la possédait ne connaissait ni mesure, ni calcul. Le désir de voir Nicolas l’emportait en elle sur toute idée de prudence, de réserve, et elle arrivait le rire aux lèvres, folle d’allégresse. Elle lui prit les mains, lui communiquant son rire rien qu’à le regarder :

— Nicolas, écoutez, je voudrais quelque chose…

Et c’était encore une énigme pour lui que la joie de cette grande fille taciturne, la gaieté de ses yeux verts qu’il avait toujours connus aussi froids que des gemmes. Il répondit, un peu dérouté :

— Dites quoi, ma petite Marcelle, et vous l’aurez.

Elle l’amusa cinq minutes encore de ses réticences, et finit par avouer pourquoi elle avait manqué l’École ce matin, bien qu’il y eût un modèle joliment intéressant. Voilà : elle mourait d’envie de connaître l’atelier d’Houchemagne. Oh ! cela au point d’en rêver la nuit, d’en être malade. N’était-elle pas son disciple, n’avait-elle pas promis de le suivre ? Alors, quel enseignement vaudrait jamais le spectacle de ses toiles en œuvre, de ses études, de ses méthodes de travail ? Elle serait si heureuse, si heureuse de le voir peindre, seulement une fois, seulement une heure !

Alors, il parut très contrarié. Quel ennui que la demande de Marcelle fût précisément celle-là ! Oh ! il aurait voulu, il aurait voulu de tout son cœur la satisfaire. Mais cette chose-là n’était pas possible ; jamais, à personne, il n’avait ouvert sa porte ; personne au monde, sauf Jeanne, ne l’avait vu travailler.

— Et ce n’est pas un parti pris, un principe ridicule, Marcelle, ajoutait-il avec un vrai chagrin ; je vous assure, il y a là pour moi une impossibilité. Il me semble que montrer mon travail serait tarir mes idées, me condamner à l’impuissance, et quand même je me résignerais d’avance à un tel résultat, je ne pourrais pas encore laisser voir l’élaboration de mon œuvre ; quelque chose en ma conscience se révolte à cette pensée comme à celle d’une mauvaise action. Ne vous moquez pas, ma petite Marcelle, il me semble que j’y perdrais de ma respectabilité, de mon orgueil d’homme, de ma dignité d’artiste. Et puis, c’est encore plus subtil que je ne puis le dire. Entre mon œuvre et moi il y a comme une intimité, un tête-à-tête inviolable. Elle est en moi, mystérieusement ; personne ne la soupçonne ; je la mets au monde lentement, laborieusement, et un regard, même ami, viendrait s’interposer entre elle et moi ? Bien plus, on la verrait informe, débile, inachevée, on la jugerait avec mépris, on la méconnaîtrait ? C’en serait assez pour qu’un mauvais sort pesât sur elle, et je crois que je cesserais de l’aimer. Non, Marcelle, je ne peux vous montrer mon atelier, c’est impossible.

Elle ne répondit rien de tout un moment. Sa gaieté avait disparu ; elle avait repris son air glacial ; mais nul chagrin ne se lisait sur sa figure. Elle parla d’autre chose. Ce fut à la maison que sa peine éclata. Ce refus de Nicolas l’avait déchirée. Elle pleura et sanglota plus de deux heures, dans sa chambre, en se tordant les mains, en suffoquant. Une grosse colère de petite fille montait du fond de son cœur contre Nicolas, et jamais elle ne l’avait tant aimé, pourtant ; alors, le sens des ruses féminines s’éveilla en elle tout d’un coup, et elle résolut de bouder quelques jours pour essayer son pouvoir.

Ce soir-là, Jenny Fontœuvre revint tout émue de la rue d’Anvers. En l’absence de miss Spring qui se trouvait en Angleterre, la pauvre Synovie faisait une terrible fièvre typhoïde. Et sans soins, sans secours, seule dans ce grand diable d’atelier où l’on étouffait, en cette saison, elle attendait les deux visites que sa concierge lui rendait en courant le matin et le soir. Jenny Fontœuvre en avait les larmes aux yeux. Son exaltation était extrême. Elle disait :

— Va-t-elle mourir ainsi ? va-t-on la laisser mourir ainsi, une telle artiste, une telle amie !

Et elle fit une proposition : elle et Marcelle auraient pu prendre alternativement la garde : la mère veillerait la malade la nuit, la fille la soignerait le jour. Mais Marcelle se récria. Manquer l’atelier en ce moment où il y avait un modèle unique, où justement Seldermeyer la trouvait en progrès ! Après tout, mademoiselle Arnaud ne lui était rien. C’était très fâcheux qu’elle fût malade, mais tout le monde ne naissait pas sœur de charité.

— Oh ! quel égoïsme ! disait la mère, tout attristée.

Jamais Marcelle n’avait donné beaucoup de marques d’altruisme, mais à cette heure elle se sentait, pour le genre humain tout entier, une indifférence tranquille et cruelle. On pouvait lui dépeindre toutes les souffrances, toutes les misères, rien ne bougeait en son cœur. Il n’y avait que la pensée de Nicolas qui pût l’émouvoir ; mais dans quel état de vibration, d’exaltation la mettait cette pensée incessante qui multipliait sa vie !

On ne put retenir madame Fontœuvre à la maison cette nuit-là. Dès le dîner, elle reprit le chemin de Montmartre.

Blanche Arnaud étaient couchée au fond de l’atelier, dans un petit lit de fer inconfortable, et la veilleuse qui brûlait près d’elle éclairait seule ce vaste hangar où, le long des murailles, des portraits surgissaient comme de pâles fantômes. L’odeur de fleur d’oranger dont l’abreuvait la concierge, flottait dans l’air, et l’on n’entendait que deux bruits dont les rythmes s’harmonisaient : le tic tac d’un gros réveil placé sur une chaise près du chevet, et le souffle de la malade. Un vasistas ouvert dans le vitrage laissait pénétrer un peu d’air tiède, et l’on voyait encore sur le chevalet une toile inachevée, un visage de femme où les yeux seuls, d’un bleu intense, vivaient, finis, parfaits, dans un ovale encore nuageux.

La malade avait une fièvre terrible. À peine si elle s’étonna de revoir Jenny Fontœuvre. Celle-ci s’apitoya de la trouver si brûlante, si douloureuse, en cet abandon ; et, bien qu’elle ne fût pas riche à ce moment-là, elle redescendit chez le pharmacien pour des cachets, de l’alcool à frictions. Et elle passa une nuit lamentable, allongée tout habillée sur le petit lit de miss Spring, se levant de temps à autre, à la lueur de la veilleuse, pour lotionner ce pauvre corps en feu, le couvrir de linge frais, l’alléger des couvertures trop pesantes.

Le lendemain, Marcelle ne vit pas sans humeur sa mère revenir les yeux cernés et le teint jauni, avec une nouvelle préoccupation celle de se procurer immédiatement la somme nécessaire aux soins de mademoiselle Arnaud.

— Il faut faire de l’argent tout de suite, disait-elle, ou bien mettre cette pauvre Blanche à l’hôpital.

Enfin l’idée lui vint d’abandonner pour quatre-vingt francs, à un gendre des Dodelaud, qui n’y voulait pas mettre davantage, sa grande corbeille. de chrysanthèmes, son Salon de l’année précédente. Jusqu’ici, ç’avait été son orgueil de refuser un tel marché. Cette toile-là, dont elle était bien contente, cela valait au moins vingt-cinq louis. Pour deux cents francs encore, elle l’aurait laissée aller. Mais quatre-vingts ! Et elle s’était privée d’une robe d’été dont elle avait le plus grand besoin, plutôt que de céder. Et, ce soir-là, elle dit tout simplement à Marcelle, en décrochant la toile :

— Cours vite porter cela aux Dodelaud ; explique-leur que j’ai réfléchi, que je laisse mes fleurs pour quatre louis ; ils vont te payer sur-le-champ ; cela nous tirera d’affaire pour le moment.

— Ne pourrais-tu envoyer Brigitte ? répliqua Marcelle.

À ce moment, l’amour était en elle comme une démence, comme une ivresse. Il lui semblait qu’elle baignait dans le feu, dans la lumière, dans le soleil, et que tout ce qui se passait en dehors de son cœur, tout ce qui n’était pas Nicolas, c’était la nuit, les ténèbres ; pire, c’était quelque chose d’infime et de méprisable. Jenny Fontœuvre était outrée. Jamais elle n’aurait soupçonné chez Marcelle un tel manque de cœur. Elle attrapa le tableau par le châssis et s’en fut elle-même chez les Dodelaud vendre pour quelques francs son œuvre préférée.

Cependant, toute une semaine, elle s’éreinta en ces courses continuelles de la rue d’Anvers au quai Malaquais. Madame Nugues l’aidait parfois dans ses veilles, mais le bébé empêchait qu’elle pût disposer de son temps. D’ailleurs son travail de catalogue l’occupait à la journée près de son mari, comme une artisane. Au premier argent qu’ils touchèrent, ils apportèrent du champagne à mademoiselle Arnaud, qui entrait en convalescence.

À ce moment, Marcelle avait tenu bon et n’était pas encore retournée rue Visconti. Aux Beaux-Arts, elle ne donnait pas un coup de pinceau. Elle était immobile à sa place, les yeux sur le modèle. Pourtant elle ne voyait rien ; elle pensait à Nicolas, elle l’appelait, le désirait, se disait qu’elle mourrait s’il ne l’aimait pas, Seldermeyer survenait, voyait cet accès de paresse, la malmenait ferme. Ou bien parfois sa voisine, la Russe, prononçait de sa voix musicale :

— Eh bien, Fontœuvre, vous êtes longue à travailler !

Oui, elle pensait à mourir. Vivre avec ce fardeau sur le cœur devenait un supplice. Au fond, elle espérait que Nicolas serait venu l’attendre à la sortie de l’École. Mais il n’avait pas fait un pas vers elle. Et elle goûtait d’avance la joie qu’il y aurait à se tuer sous ses yeux pour lui laisser un impérissable remords.

Un après-midi que madame Fontœuvre, exténuée, s’était couchée, Marcelle se décida enfin à se rendre chez Blanche Arnaud. Celle-ci, qui ne quittait pas encore son lit, manifesta une joie sans mesure à voir la jeune fille. Elle baisa ses longues mains maigriotes.

— Ah ! que vous êtes bons tous ! Ah ! que c’est délicieux de posséder de tels amis ! On me plaint, mais je suis heureuse, trop heureuse.

Marcelle nonchalamment s’assit près du lit et, sans écouter ce flux de paroles, observait cette femme mûre dont l’intimité lui dévoilait les derniers charmes. Elle examinait en leur nudité ces bras opulents, cette gorge pleine, et, dans les cheveux embroussaillés, ce visage animé où luisaient de grands yeux bruns, pleins de tendresse. Elle se demandait pourquoi cette Blanche Arnaud avait ainsi vieilli sans amour, et son égoïsme ne put retenir un cri :

— Oh ! c’est triste d’être seule. Moi, j’ai si peur de rester seule aussi !

— Toi, ma chérie, tu te marieras aisément, ta condition est bien différente de la mienne ; tu as tes parents, des relations, tu es fraîche et charmante.

Elle soupira, puis reprit :

— Toutes les femmes n’ont pas le même sort. Et elle était si émue que son attendrissement confinait à l’exaltation. Elle glissa bien vite aux épanchements.

— Ma petite Marcelle, tu n’es plus une enfant et je puis te dire à présent bien des choses. Marcelle, j’aurais pu n’être pas seule…

Ses paupières s’abaissèrent un instant ; sa poitrine se gonfla, et, après un petit silence, elle ajouta :

— On m’a aimée, Marcelle… on m’a aimée beaucoup.

Marcelle la regardait de ses yeux étonnés.

— Tu sais, ma petite, je n’ai jamais été bien jolie, mais j’ai eu vingt ans, et j’avais de la ligne, et mes premiers portraits, j’y mettais déjà toute mon âme. Je puis bien l’avouer, j’en ai fait de beaux. Et c’est ce jeune talent qui avait fait impression sur un grand peintre. Je ne te le nommerai pas, petite, car, un jour ou l’autre, tu le rencontreras aussi, et c’est un secret que cet amour qu’il eut pour moi.

— Vous ne l’aimiez pas, vous ? demanda Marcelle.

— Moi !… oh ! ma chérie !

Deux grosses larmes sortirent des yeux de la malade et roulèrent sur l’oreiller ; elle reprit :

— Moi je ne l’aimais pas ? Tiens ! aujourd’hui, faible comme je suis après ce jeûne de vingt-cinq jours, s’il entrait soudain, s’il arrivait ici, je crois que je mourrais.

— Eh bien alors ?

— Il n’était pas libre, Marcelle ; il avait une femme à laquelle il ne pouvait faire aucun reproche ; il m’aurait aimée clandestinement, en fraude ; je serais entrée avec lui dans cette boue de l’adultère dont on ne peut jamais se laver ensuite. Oh ! je n’ai pas voulu, je n’ai jamais voulu. Dieu ! que j’ai souffert, pourtant ! Mais j’ai mon Art.

Elle regardait peureusement cette grande fille. impassible qui, peut-être, dans l’orgueil de ses dix-sept ans victorieux, allait se moquer d’un si pauvre roman. Mais Marcelle ne pensait pas à l’ironie ; elle embrassait d’un regard la misère de cet atelier si lamentable, ce vaste grenier vitré, où de vieux meubles boiteux, des fauteuils usés jusqu’à la corde, des chaises vermoulues criaient la pauvreté navrante, où les admirables toiles des murs, elles-mêmes, étaient comme voilées par cette cendre grise qui semble répandue dans les logis sordides ; et à son esprit troublé, l’ensemble de ces choses attristantes devint l’appareil de l’austère vertu. Puis, avec une curiosité nerveuse qu’expliquait assez la fièvre de sa passion :

— Comme vous devez regretter aujourd’hui !

Mademoiselle Arnaud fit dans le lit un mouvement de doute, d’incertitude ; sa main grasse, mais exsangue, de malade, passa sur son front et elle finit par dire :

— Non, je ne regrette pas. Je suis en paix maintenant.

Mais cette paix qu’elle avouait avec mélancolie parut si abominable à Marcelle, qu’un peu d’émotion jaillit enfin du cœur de l’adolescente. Ses yeux devinrent humides ; elle embrassa Blanche Arnaud, puis n’eut plus qu’une idée : fuir, fuir ce logis de paix atroce, de paix sépulcrale. Non, elle ne voulait pas cette paix-là ; non, elle ne voulait pas mourir non plus. Ce qu’elle voulait, c’était vivre, connaître l’ivresse de l’amour, le paroxysme du bonheur ; c’était les bras de Nicolas pour s’y enfermer, la bouche de Nicolas pour la baiser, ses yeux pour y plonger les siens. Ses tempes battaient, ses oreilles bourdonnaient. Elle quitta brusquement Blanche Arnaud et se trouva, sans savoir comment, après avoir marché cinq minutes. en aveugle, oppressée, à bout de souffle, sur l’esplanade de Montmartre.

Une chaleur torride pesait sur Paris qui, en bas, fumait sous le soleil. La ville était noyée d’une buée fauve ; on aurait dit un lac de vapeur brûlante dont émergeait seulement là-bas, la coupole étincelante des Invalides. Et la température suffocante ayant fait le vide des promeneurs autour de la basilique, la frêle Marcelle était seule sur l’Esplanade embrasée, debout, contemplant à ses pieds la cité grise dont la rumeur sourde emplissait l’air. Elle se moquait du soleil, de l’atmosphère de fournaise, de la poussière qui lui entrait au yeux et aux narines. Une idée venait de la clouer sur place, frémissante jusqu’au vertige parmi cet océan indistinct des toits, il y avait un toit sous lequel, à cette minute précise, était Nicolas. Ses prunelles perçaient la brume, elle s’orientait. À force de fixer des points de repère, elle découvrit les tours de Saint-Sulpice semblables à deux colonnes trapues. Puis Notre-Dame se dessina vaguement, et Marcelle délimita le trajet de la rue Bonaparte, celui de la rue Visconti. Nicolas était là, à cette place certaine…

Comment ! Elle avait pu demeurer dix longues, dix affreuses journées si près de lui sans le revoir ! Aujourd’hui la seule pensée qu’en un point précis de cette immensité, au fond d’une chambre lumineuse, il travaillait en silence, la plongeait dans une extase.

Tout d’un coup, elle reprit sa course comme une hallucinée, descendit en hâte les escaliers. À la première station de voitures, elle prit un taxi-auto et donna l’adresse d’Houchemagne.

Ces dix jours sans sommeil, presque sans nourriture, l’avaient pâlie, et de plus, à cette minute, elle se transfigurait. Elle avait à ses lèvres minces un divin sourire, et ses yeux agrandis, angoissés par la passion, la rendaient parfaitement belle. Ce qu’elle faisait là, elle n’en savait rien ; elle allait à Nicolas, tout simplement, mais poussée par une telle puissance que rien au monde à ce moment ne l’aurait arrêtée. D’ailleurs, elle ne voyait aucun obstacle. Moralement, le chemin qui la menait à Nicolas était pour elle cent fois plus libre, plus uni, que les rues et les avenues ne l’étaient à la machine glissante et trépidante qui la précipitait vers l’homme qu’elle aimait. Elle sentait avec délices diminuer la distance. En traversant le boulevard, elle eut un petit choc au cœur ; elle en eut un second en passant la Seine ; elle arriva.

— Madame vient de sortir, lui dit la femme de chambre. Madame a reçu une dépêche et elle est allée au téléphone pour avoir des nouvelles de monsieur de Cléden qui se meurt ; mais monsieur est à l’atelier ; si mademoiselle veut, j’irai le chercher.

Marcelle répondit tranquillement :

— Inutile de le déranger. Il m’attend pour une leçon. C’est moi qui vais monter.

La domestique ne s’étonna point, et se retirant, lui laissa gravir l’escalier jusqu’à cet atelier mystérieux où personne encore, sauf les modèles d’Houchemagne, n’avait pénétré. Marcelle allait à petits pas légers et ne s’arrêta qu’à la porte.

C’était une porte à moulures grises, assez étroite ; Marcelle ferma les yeux, eut une lente aspiration, et très doucement, sans frapper, tourna le bouton.

L’atelier d’Houchemagne, du peintre fameux dans les deux continents, du génie le plus incontesté de l’heure, lui apparaissait, et elle eut une commotion de surprise : il était semblable à un vaste hangar aux murs blancs, sans un ornement, sans un bibelot, sans une tenture. Seules, quelques chaises de paille le meublaient, avec un pauvre poêle de faïence blanche et un pupitre de hêtre pour les cartons. Face au vitrage voilé de calicot, se dressait l’immense toile commencée où la composition s’accusait déjà en traits de fusain, et là-bas, au fond, devant un léger chevalet, Nicolas Houchemagne, debout, travaillait à son étude du Christ. Marcelle avait ouvert la porte si doucement qu’il ne s’était aperçu de rien. Elle demeura quelques secondes haletante, puis son désir l’emporta, un cri lui jaillit des entrailles : « Nicolas ! » et elle courut à lui.

Il se retourna et la vit traverser l’atelier, si nouvelle, si transformée qu’il la reconnut à peine. Puis elle s’arrêta devant lui sans une parole, le regardant.

Alors lui, qui depuis une semaine, dans le secret de sa conscience scrupuleuse, repoussait d’instinct l’image obsédante de cette petite fille, trouvant insolite et inquiétant l’intérêt qu’il prenait à sa personne, sentit le trouble qu’elle lui causait se préciser soudainement. Ce fut une illumination. Depuis un temps indéterminé, depuis surtout ce soir où ils s’étaient promenés ensemble sous les platanes du quai Malaquais, elle était entrée en lui, il la portait vivante. Il s’efforça de se maîtriser pour lui demander sévèrement :

— Que voulez-vous, Marcelle ?

Elle leva sur lui un regard si misérable, si suppliant, que tout le sang-froid de Nicolas l’abandonna. Il lui prit les mains, l’attira vers lui, disant avec douceur :

— Vous avez peur que je vous gronde, petite Marcelle, pour avoir violé la consigne et forcé ma porte ; vous tremblez ; mais je ne vous gronderai pas. C’est moi qui étais bien sot de vous refuser ce plaisir. Vous avez bien fait de venir. Ne craignez plus ; je ne suis pas si méchant ; je vous montrerai tout ici.

Elle répliqua, la gorge serrée :

— Laissez-moi m’asseoir un moment près de vous, sans rien dire ; je n’ai plus… je n’ai plus de forces…

Il courut lui chercher une des chaises de paille où elle se laissa tomber. Elle ferma les yeux, et lui demeura debout devant elle, effrayé, la croyant souffrante, se retenant de l’embrasser comme on embrasse un petit enfant malade.

Et, pour la seconde fois, un éclair de lucidité traversa son âme. Il se redressa, eut un regard fier d’artiste puissant sur ces murs de chaux où s’accrochaient son Sphinx, son Taureau ailé, le Centaure ; où l’on voyait les merveilleuses ébauches du triptyque de Saint François, où la Multiplication des Pains, colossale, s’esquissait triomphalement, annonçant déjà l’œuvre maîtresse, la plénitude du talent ; et il se retrouvait bien étonné d’apercevoir dans ce repaire de travail, d’où il avait farouchement chassé tous les intimes, cette frêle forme de jeune fille si humble, si craintive.

En cette adolescente qui le désarmait, l’attendrissait, sommeillait pourtant la bête féminine inconsciente et terrible qu’il ne connaissait pas, dont il ne pouvait ni se méfier, ni se garder. Seule une alarme obscure l’avertissait du péril, mais de quelle voix lointaine et sourde !

— Nicolas, murmurait Marcelle, si je mourais, auriez-vous un peu de chagrin ?

— Mourir ! répéta-t-il angoissé, vous parlez de mourir ; mais vous êtes la santé même. Mourir ! vous voudriez mourir ?

Elle ne répondit pas de tout un instant, accablée. Il souffrait de sa souffrance. De nouveau, il lui prit les mains et les caressa dans un trouble extrême. Alors elle se mit debout, et avec un soupir déchirant, les yeux dans ses yeux :

— Vous ne me comprenez pas ?… non ?…

— Ah ! Marcelle ! dit Nicolas en se détournant, que va-t-il arriver de nous ?

Elle s’abattit dans ses bras en sanglotant, et ils s’enlacèrent en pleurant ensemble. Ce fut Houchemagne qui se reprit le premier et la repoussa.

— Nous ne pouvons pas nous aimer, Marcelle, ce serait abominable ; je ne suis pas libre, moi ; pensez à Jeanne. N’attendons pas que ce sentiment mauvais nous envahisse ; il est temps encore de réagir.

— Réagir ! fit-elle, en se redressant. Réagir ! mais votre amour c’est ma vie ! Cesser de vous aimer, Nicolas ? Mais vous ne voyez donc pas ce qui se passe en moi ? Je ne suis plus rien qu’une chose qui vous aime.

Il tomba à genoux devant elle en se bouchant les yeux et les oreilles.

— Ayez pitié de moi, taisez-vous, ne voyez-vous pas que moi aussi, moi aussi… Et je ne peux pas, pourtant, je ne veux pas !

Marcelle prononça :

— C’est pour cela que je veux mourir.

Alors, il a reprit dans ses bras, saisi d’une inquiétude folle. Non, ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ; elle ne se tuerait pas ? Mais, plus il la regardait, plus il comprenait que cette fille taciturne et volontaire pouvait accomplir tout ce qu’elle aurait décidé. Elle disait :

— Croyez-vous que j’aurais peur ? La mort, je m’en moque. Vivre sans votre amour ! ah ! non, non. Bien d’autres qui ne me valaient pas ont eu la minute de courage nécessaire, je l’aurai, allez Nicolas !

Et il vit que c’était sûr, qu’elle ferait comme elle aurait dit, qu’en le quittant, elle courrait à la Seine. Alors, des sentiments désordonnés le bouleversèrent une pitié violente, une admiration pour cette frêle enfant virile, et un désir de disputer à la mort ce corps mystérieux de vierge. Il la prit au poignet :

— Non, reste, je ne veux pas que tu meures ; je t’aimerai. J’aime Jeanne, je t’aimerai aussi. Ce se sera ignoble, mais tu vivras.

Elle redevint farouche :

— Je veux être aimée seule. Cousine Jeanne ne sait pas t’aimer ; je serai ton amante, ta seule amante. Tu ne peux pas comprendre ce que je suis ; personne ne m’a connue. J’ai plus de cent vies en moi. Mon aspect est un mensonge ; tu ne sais pas ce que je puis aimer. Tiens, je n’ai à te dire qu’une chose, mon amour est le frère de ton génie, il l’égale. Cousine Jeanne, je…

Elle s’arrêta net, pour dissimuler l’expression de haine qu’avait prise soudain son regard. Nicolas, tremblant, l’écoutait et l’admirait, dominé peu à peu par la femme toute-puissante qu’était cette prétendue petite fille.

— Tu seras la seule, mais promets-moi que tu vivras.

— Avec ton amour ! Ah ! si je vivrai, Nicolas ! Et elle le couvrait de baisers enfantins, mêlant son ignorance et sa passion dans son impudeur. Un bruit dans la maison la fit sursauter ; il la repoussa :

— Arrête… si c’était Jeanne, que ferions-nous ?

Puis aussitôt revenant à lui, et avec une amertume qui le crispait tout entier.

— Tu vois, tu vois où nous en sommes, se cacher ainsi, quelle abjection, quelle honte ! Va-t’en, laisse-moi, je n’ai pas le droit de t’aimer. C’est atroce de trahir Jeanne.

— Ta femme, reprit-elle toute frémissante, c’est moi.

Alors, il perdit la tête tout à fait. Marcelle n’était plus l’enfant inaccessible dont un homme délicat ne s’approche qu’avec respect, avec timidité, avec retenue ; l’enfant virginale gardée par la fraîcheur même de son âme ; c’était une force implacable de la nature, une puissance physique qui l’aspirait irrésistiblement, la bête fascinatrice dont il devenait la proie. Sa figure même était changée ; en une heure, sous l’orage physiologique de cette passion, elle avait atteint à la beauté parfaite, avec son col superbe, et ce nez admirable d’une longue ligne droite, qui parachevait sa physionomie hermétique. Son mystère affolait Nicolas. Encore une minute et les scrupules de cet homme très pur furent comme des oiseaux étouffés qui crient encore un peu, puis dont la voix diminue, s’éteint et meurt dans le silence…

Quand, après une heure, glaciale, impassible plus que jamais, Marcelle quitta l’atelier d’Houchemagne, ils étaient liés l’un à l’autre par l’indissoluble lien de l’amour.

Nicolas Houchemagne était resté debout au milieu de l’atelier, immobile, les bras croisés, sans un geste, sans un regard. Il sentait que des ruines croulaient toujours en lui, que sa vie morale continuait de s’effondrer, que tout s’engloutissait dans le cataclysme. Et cependant, il vivait. Il vivait plus que jamais ; les ruines étaient en feu, et le brasier flambait.

C’était fini, il était tombé vulgairement comme les autres ; fini de s’estimer, fini de travailler dans la paix, fini d’exister sereinement dans l’intimité de Jeanne, fini de cette vie laborieuse et simple que, jusqu’à trente-six ans, il avait menée, gardant, en dépit de son génie, une sorte d’enfance intérieure. Il n’était plus lui-même ; un homme méprisable venait de naître en lui, qui lui serait désormais à charge jusqu’à la mort.

Enfin, ce qu’il attendait se fit entendre ; un bruit de pas légers dans l’escalier le retour de Jeanne.

Elle ouvrit la porte, elle entra les yeux rougis et gonflés. L’immobilité singulière de Nicolas, debout au milieu de l’atelier, elle l’attribua à une certaine anxiété qu’il aurait eue, la sachant en conversation avec le château de Cléden.

Mon pauvre Nicolas, fit-elle en retenant ses larmes, je m’en doutais, mon père est perdu. Nicolas hésita, puis se maîtrisant :

— Veux-tu que nous partions dès ce soir ?

Elle releva sa voilette et son admirable beauté apparut défaite par la douleur qu’elle endurait ; mais il y avait dans sa peine tant de douceur, tant de résignation et de tendresse, qu’ainsi, elle charmait encore davantage. Elle répéta :

— Que nous partions ? Mais, Nicolas, tu ne peux m’accompagner, j’irai seule.

— Comment ! je n’irai pas avec toi ?

Elle s’approcha de lui, et, brisée par le chagrin, elle eut cependant assez de force pour se redresser, pour reprendre son rôle d’inspiratrice, pour dire en l’enlaçant :

— Je sais que tu ne peux quitter ton œuvre à cette heure, mon Nicolas ; c’est l’instant le plus délicat, le plus difficile et aussi le plus décisif de ta crise d’artiste. Tu comprends, moi, je sens et je suis toutes les phases de ta création. Aujourd’hui, tu es à la veille de parfaire ta figure du Sauveur, qui sera le chef-d’œuvre de ta vie ; je sais que tu l’as en toi, qu’elle vient au jour de minute en minute, que demain, peut-être elle sera là, vivante, pour la joie éternelle du Monde, et moi, une pauvre femme qui souffre comme tant d’autres, j’exigerais que, pour ma consolation. particulière, tu compromisses ton œuvre en allant ressentir d’atroces émotions ? Non, Nicolas, tu resteras à ton chevalet en pensant à moi.

— Il faut que je parte avec toi, balbutia Houchemagne d’une voix sourde. Je ne puis t’abandonner, ma pauvre Jeanne.

À ce mot de compassion, la jeune femme cessa de se contenir ; ses larmes jaillirent à flots, elle se mit à parler avec une abondance désolée de son père, de son enfance, des soins qu’il lui donnait, si maternels, si surprenants chez un homme. Elle rappelait tous ses souvenirs : il l’avait veillée treize nuits, lors d’une scarlatine. L’hiver, il se privait des soirées auxquelles il était invité pour ne pas la laisser seule au château. Ah ! les promenades exquises qu’ils faisaient au printemps. Mon Dieu ! comme il l’avait chérie ! Et elle se tordait les mains.

— Je pars avec toi, reprenait Nicolas, il faut que je parte.

Alors, elle le mena devant le chevalet où l’image du Christ se dressait déjà au trait noir, si troublante.

— Ma consolation, dit-elle en pleurant, ce sera ta gloire, ce sera le succès de ce tableau. Cela me sera bon au retour, quand je te reviendrai meurtrie, de goûter la beauté de ton œuvre. Je suis forte, tu sais, je saurai souffrir.

— Ma pauvre Jeanne ! ma pauvre Jeanne ! répétait-il en la contemplant d’un regard étrange.

Quand elle eut fait en hâte, avec sa femme de chambre, les préparatifs de départ, elle vit Nicolas accourir à elle avec une sorte d’effarement. Il venait de passer une heure seul, dans l’obscurité de son atelier ; l’ivresse de sa faute se dissipait, la honte lui montait du fond de l’âme, et il se sentait si faible qu’il cherchait un appui.

— Jeanne, ma bonne Jeanne, suppliait-il, emmène-moi, il faut que tu m’emmènes ; je ne peux pas rester tout seul ici.

À ces mots, elle crut à un accès de découragement, à une lassitude ; elle se mit à l’exhorter, à lui montrer la réussite proche, et elle évoquait la toile avec tous ses personnages, grouillante de foule, palpitante de vie, radieuse de divinité. Et Nicolas qui, depuis huit années, s’exaltait à ces sortes de discours, s’y enflammait, y retrouvait toujours l’excitation nécessaire, s’irrita aujourd’hui de les entendre résonner à faux, de trouver Jeanne si incompréhensive, si loin de la vérité. Il lui en voulait de ne pas deviner la trahison, de ne pas le sauver du péril. Il la comparait à l’autre. Jeanne aussi jadis s’était offerte à lui. « Je suis la servante de votre génie », lui avait-elle dit suavement. Mais Marcelle était venue, enfantine et passionnée, l’abreuver, d’un coup, du plus impétueux amour. Ah ! qu’il était pâle et insipide aujourd’hui, l’amour angélique de l’inspiratrice ! Et encore c’était elle qui refusait de le sauver, qui le rejetait à l’autre.

— Soit, fit-il, je reste.

Le lendemain, bien que Marcelle et Nicolas ne se fussent donné aucun rendez-vous, il sortit de bonne heure pour la rencontrer dans la rue. À huit heures et demie, il la vit déboucher de la porte cochère, longer la vitrine des Dodelaud, sourire en l’apercevant. Ah ! que ce sourire lui fut délicieux ! Il y retrouvait tout le goût de son amour et la fraîcheur de fleur de son enfantine maîtresse. Était-ce donc vrai qu’à trente-six ans, en pleine maturité, il était aimé de cette adolescente ?

Leurs mains s’étreignirent ; ils ne se dirent. rien et marchèrent côte à côte jusqu’à l’entrée des Beaux-Arts. Arrivés là, Marcelle demanda seulement :

-Allons jusqu’à la porte de la rue Bonaparte.

Ils tournèrent le coin du quai, s’engagèrent dans l’étroite rue. Bientôt les grilles de l’École apparurent avec sa cour profonde, ses fragments d’architecture délicate, ses portiques parmi la verdure. Mais là Nicolas, retenant Marcelle, dit à son tour :

— Viens, Jeanne est partie, nous serons seuls.

Et elle le suivit de cet air béatifique qui la rendait méconnaissable.

Quand ils se retrouvèrent encore une fois en tête à tête dans le grand atelier inondé de lumière, Nicolas prit Marcelle dans ses bras.

— Maintenant que je suis à toi, lui dit-il avec une ferveur qui faisait trembler sa voix, il faut que je te livre tout le secret de ma vie d’artiste ; tu me verras travailler comme tu l’as désiré, Marcelle : tu connaîtras mes transes et mes joies ; tu connaîtras mon œuvre informe et imparfaite ; je t’associerai à mes rêves.

Puis la serrant avec un frémissement fou :

— Et tu auras un grand talent ; je veux que tu sois une divine artiste. Tout ce que je sens, je le ferai passer en toi. Tu es en même temps mon amante et mon élève, Marcelle.

Elle répondit :

— Je ne voudrais plus d’autre maître que toi.

Alors il la mena devant l’immense esquisse où les silhouettes se découpaient en noir sur la toile blanche. Là, il se mit à conter le sujet de son tableau. À gauche, sur une pente gazonnée, s’était répandue la foule, tout entière orientée vers Jésus, suspendue à ses lèvres. Au premier plan, un peu à gauche, se tenait le Sauveur avec ses disciples. Tous ces pauvres gens mouraient de faim, et ils n’y pensaient même pas. Heureusement que le Sauveur veillait sur eux. Et c’était cette sollicitude adorable, ce mystère, dont Nicolas avait voulu faire l’âme de son tableau.

— Connais-tu cet évangile, Marcelle ? demanda-t-il.

— Non, dit Marcelle, je ne le connais pas.

Il eut une sensation subtile et étrange : qu’elle était d’une autre race que lui, parlait une autre langue ; mais ce ne fut que fugitif, et il ouvrit les cartons pour étaler par terre les innombrables études préparatoires. Tous deux s’agenouillèrent, et devant les yeux de Marcelle passèrent d’admirables dessins où la maîtrise d’Houchemagne s’accusait dans chaque trait. C’était Philippe, André, c’étaient des têtes de femmes extasiées, puis la foule. C’était aussi le petit enfant qui avait cinq pains d’orge et deux poissons, c’étaient des morceaux de draperie pour la tunique du Christ. Enfin, c’étaient des paysages.

Marcelle était saisie d’admiration. Puis elle voulut revoir le Sphinx, le Centaure. Elle allait, s’arrêtant à chaque toile, parcourant des yeux la grande pièce sévère :

— Je l’adore tel qu’il est, l’atelier de ton génie, dit-elle soudain. Certes, je ne me le figurais pas si dénudé, et quand il m’est apparu hier, j’ai eu, je t’assure, une singulière émotion ; mais tu m’y sembles plus grand, plus beau…

Et l’enlaçant presque avec violence :

— Et puis, ce sera le sanctuaire où nous nous aimerons, n’est-ce pas ?

Nicolas eut un sursaut qui le dégagea. Ses yeux étonnés se fixèrent sur Marcelle.

— Nous aimer ici ! Oh ! y penses-tu ? Mais ce n’est pas possible, ma pauvre chérie. Tu crois que je pourrai travailler, reprendre mon œuvre, la revoir en face, quand le souvenir de nos baisers flottera encore entre ces murs ? Nous aimer ici, dans cette pièce où il n’y a jamais eu que mon art et moi, où je n’ai même pas introduit une idée étrangère !

Sa voix commençait à trembler ; il poursuivit :

— Nous aimer ici, ma pauvre petite ! Tu n’as donc pas compris que nous sommes deux malheureux, que notre amour est odieux, qu’une honte est dans toutes nos caresses ! Marcelle, j’ai trahi la femme à qui je devais tout, oui, mon talent et mon bonheur, je devais tout à Jeanne, et je me suis repris à elle qui me chérit toujours avec la même générosité, la même bonté, la même tendresse. Ah ! je t’aime, oui, je suis à toi pour toujours ; mais je suis tombé, je suis tombé plus bas que personne, et je me méprise, je me hais. Nous avons fait le mal, Marcelle, notre amour est maudit, et il faut le cacher, il ne faut pas que mon œuvre le voie !

Il eut un sanglot déchirant et s’abattit par terre, au pied du chevalet où, sur la toile blanche, la figure divine s’esquissait, majestueuse. De longs soubresauts soulevaient ses épaules ; il pleurait en criant :

— Ah ! Marcelle, qu’avons-nous fait ! qu’avons-nous fait !

Mais elle, droite et sévère, un léger tremblement aux lèvres, et d’une voix qu’une secrète colère altérait :

— Odieux, maudit, notre amour ? Je me demande pourquoi. Quel mal faisons-nous ? Cousine Jeanne ne pourra jamais savoir et n’aura nul chagrin ; alors ? C’est bon de s’aimer. Si tu m’avais repoussée, je serais morte à présent.

Et, s’agenouillant tout près de lui pour le reprendre, elle ajouta plus doucement :

— Comment peux-tu trouver une honte à notre tendresse !

Il la contempla longuement, et de nouveau l’attirant dans ses bras :

— Ma pauvre petite fille, c’est moi seul qui suis coupable ; toi, tu ne savais pas ; tu me faisais le don de ton amour comme un petit enfant offre son sourire. C’est moi, l’homme conscient et averti, qui ai seul péché. Tu es pour moi au-dessus de toutes les femmes ; pour que tu sois heureuse, je consens à n’être toute ma vie qu’un misérable.

— Tu me reprocheras souvent notre pauvre amour…

— Non, Marcelle, jamais ; je souffrirai seul.

— Si je suis venue te faire souffrir, autant disparaître. Veux-tu ?… dis un mot, ce ne sera pas long.

Alors il eut une frénésie de passion pour la retenir. La perdre après l’avoir serrée dans ses bras, après avoir goûté son amour ? Ah ! toutes les tortures morales, oui ; mais que jusqu’à la fin il pût conserver au moins sa présence, ses baisers, la bienheureuse folie de s’aimer si fort !

Dès ce jour-là, Nicolas décida qu’il chercherait deux jolies chambres dont ils feraient le logis de leur amour. L’atelier serait réservé aux leçons d’art, à ces causeries où il reforgerait le talent de Marcelle. Et pendant que la jeune fille, à l’heure de la sortie de l’École, regagnait le quai Malaquais, lui, s’en alla au hasard des rues, guettant les écriteaux appendus aux façades, faisant avec accablement ce premier pas dans le chemin tortueux et clandestin de l’adultère.

Lorsque Marcelle rentra pour déjeuner, une grande nouvelle avait bouleversé la maison. Hélène revenait. Elle revenait au foyer paternel à dix-neuf ans, avec l’âme inconnue que lui avait pétrie avec tant de soins, tant de zèle, tant de sagesse traditionnelle, la sainte madame Trousseline. Paris lui était maintenant nécessaire pour ses études ; elle devait y commencer son stage et s’inscrire pour l’année scolaire à l’École de Pharmacie, et ce n’était pas trop tôt que de chercher dès maintenant l’officine autorisée où elle s’initierait à la pratique du métier choisi. Les Fontœuvre. éprouvaient de ce retour une émotion extraordinaire.

— Es-tu contente, Marcelle ? questionna Jenny Fontœuvre au déjeuner. On ne sait jamais ce que tu penses.

— Que sais-je, moi ! fit Marcelle ; à peine si je connais Hélène. C’est une étrangère que je ne demande qu’à aimer. Voilà tout.

— Qu’est-ce que Marcelle a donc de changé ? dit alors François en dévisageant sa sœur.

— Tu me trouves laide ?

— Non, au contraire.

Le père et la mère, à leur tour, observèrent Marcelle. À la vérité, ils ne s’étaient pas aperçus qu’elle devint si jolie.

— On m’a toujours tant répété que j’étais affreuse, dit Marcelle amèrement.

Madame Fontœuvre ajouta seulement :

— Hélène aussi, nous la trouverons transformée.

La pauvre Fontœuvre avait trop de soucis pour s’occuper beaucoup du physique ni du moral de sa fille : le loyer, les fournisseurs, François qui commençait à faire des dettes, c’était beaucoup pour son esprit léger que l’idée d’une toile, la façon de traiter un fond, de disposer des fleurs dans une corbeille suffisaient à absorber. Elle parvenait toujours à se tirer d’affaire. Les Dodelaud, ou les fils Vaugon-Denis, plaçaient de temps en temps un tableau du ménage, ou bien, de-ci, de-là, procuraient un portrait. Mais après combien d’angoisses arrivaient les cinq cents francs nécessaires ! François gagnait maintenant cinq louis par mois chez un architecte ami de son père. Mais, au printemps, il avait saigné ses parents pour offrir à la comtesse Oliviera un voyage en Suisse qu’elle s’était butée à obtenir de lui. Il lui restait attaché par faiblesse, par veulerie, suivant ses caprices avec une sorte d’écœurement. Et la vieille Juliette Angeloup, qui se complaisait à cette fade idylle, disait avec délice à Jenny Fontœuvre, lorsque sa fille avait entraîné le malheureux garçon dans quelque extravagance :

— Eh bien ! voilà que les enfants ont encore fait des folies.

Jenny souriait, par complaisance. Cette maîtresse détraquée ne lui convenait guère pour son fils, d’autant moins qu’elle ne lui trouvait ni esprit ni cœur. Mais c’était ainsi. Qu’y faire ?

Hélène arriva de Saintes le lendemain, les paupières encore rougies d’avoir quitté la chère grand’mère. C’était une belle grande fille aux yeux noirs qui ressemblait à son père. Marcelle et sa mère trouvèrent qu’elle avait extrêmement bonne mine, mais que sa toilette datait un peu. Elle portait une de ces robes provinciales si bien cousues qu’on ne peut ni les déformer, ni les user, et qu’il faut bien mettre deux années de suite, tant elles gardent bonne façon. Sa fraîcheur faisait ressortir la pâleur parisienne de la maigriote Marcelle.

— Tu es bachelière, toi, lui dit François, tu as de la veine.

— C’est bien, cela, ma petite Hélène, ajouta Pierre Fontœuvre, d’être une femme savante et d’avoir gardé ta simplicité de jeune fille.

— La belle affaire aujourd’hui d’être bachelière ! reprit Hélène avec un bon rire.

Elle devait occuper l’étroit cabinet où couchait madame Trousseline lors de ses voyages à Paris. Elle passa tout un jour à y ranger, avec tant d’ordre, ses bibelots et ses livres, qu’elle trouva de la place pour tout et qu’on aurait dit une véritable chambre. Ce qui ravissait les parents, c’était cette aisance avec laquelle on la voyait passer des occupations féminines les plus vulgaires aux soucis de sa carrière. Elle faisait l’étonnement de Pierre Fontœuvre lorsqu’elle expliquait son plan : trouver, son stage une fois fait, un emploi dans une grande pharmacie parisienne, et y continuer ses études tout en gagnant sa vie, ce qui serait un tour de force, étant donné la fréquence des cours, mais ne l’effrayait pas. Puis bientôt elle quittait la causerie familiale pour aller retrouver Brigitte. Elle tenait de madame Trousseline une foule de vieilles recettes culinaires, des secrets de province pour conserver les fruits, fabriquer des liqueurs, et confectionner mille bonnes choses. Quand la blanchisseuse rapporta le linge, elle entreprit de le visiter.

Le premier jour, les deux sœurs s’observèrent en silence, curieuses l’une de l’autre et se tenant pourtant sur la réserve comme deux femmes qui s’ignorent mutuellement. Mais dès le lendemain, Hélène, qui pressentait en Marcelle une jeune fille totalement différente d’elle-même et comme un monde nouveau où il lui tardait de pénétrer, commença de se livrer personnellement pour obtenir des confidences. Elle parla de Saintes, des histoires de la ville, puis de sa propre enfance, et même du goût qu’elle avait eu, à seize ans, pour un jeune docteur dont elle avait attendu vainement une demande en mariage. Mais Marcelle, qui n’était à la maison qu’un corps sans âme, toujours absente, ne pensant qu’à Nicolas, écoutait sa sœur avec indifférence, répondait par des mots distraits, plus impénétrable et taciturne que jamais.

— Voudrais-tu te marier ? lui demanda Hélène ingénument.

— Moi ! répondit Marcelle avec un frémissement de tout son être, je ne me marierai jamais. Ce jour-là, Houchemagne venait dîner chez les Fontœuvre. Il arriva très ému. Un télégramme lui avait appris la mort de M. de Cléden. Les Fontœuvre connaissaient peu cet oncle très casanier, qu’on ne voyait qu’à de rares intervalles ; mais ils aimaient tendrement la charmante Jeanne et s’affligeaient de son deuil. Jenny insinua même :

— Comme elle doit souffrir, seule, là-bas !…

Et Houchemagne, qui, resté sous le prétexte de son travail, n’avait pas, depuis le départ de sa femme, touché une brosse, n’osa pas se disculper. Il répondit seulement :

— Oui, elle doit souffrir…

Hélène et sa mère se mirent à discuter les questions du deuil. Marcelle, pour un conseil professionnel, entraîna Nicolas à l’autre bout de l’atelier.

— Ta femme va rester plusieurs jours là-bas, je pense. Nous aurons le temps de faire notre nid, hein ?

— Oh ! ne dis pas cela ! supplia l’artiste ; pense à sa douleur.

— Tu l’aimes encore ; je la déteste.

Elle le regardait, en parlant, jusqu’au fond de l’âme ; il en frissonna, et aussitôt un cri d’amour fut sur ses lèvres ; il ne se réprima qu’avec peine, en observant que, là-bas, Hélène s’était tue et les regardait.

Au dîner, qu’une tristesse assombrissait, on parlait peu, quand Marcelle, souverainement heureuse et incapable de jouer un chagrin qu’elle était si loin de ressentir, étonna tout le monde en prenant la parole.

— Tu sais, dit-elle à son père, je ne serai décidément pas de ton école. C’est Nicolas qui est dans le vrai ; c’est lui que je veux suivre ; il sera mon maître.

— Et l’atelier, et Seldermeyer ? s’écria Jenny Fontœuvre, effrayée.

— Je ne demande pas mieux, répondit Houchemagne, que de donner des conseils à Marcelle. Mais il serait bon qu’elle continuât ses cours. Seldermeyer est un excellent patron pour la technique et il faut avant tout que Marcelle possède un solide métier.

Elle soupira. Ils brûlaient l’un et l’autre de s’appartenir entièrement, même dans l’art. Il était jaloux de l’enseignement d’un autre ; elle réprouvait le moindre avis qui ne tombait pas des lèvres de Nicolas. Mais les cours des Beaux-Arts étaient nécessaires à leur mensonge. Quant au pauvre Fontœuvre, il répondit avec une amertume que Marcelle ne remarqua même pas ;

— Tu es bien libre, ma petite, tu es bien libre. Houchemagne, ce soir-là, partit fort tard. Il ne pouvait se résoudre à quitter Marcelle. Il trouva le moyen de lui glisser à l’oreille qu’il l’attendrait le lendemain, à l’heure du cours. C’était pour la conduire à l’appartement qui devait abriter leurs rencontres. Mais jusque-là, que ferait-il ? Un devoir, qu’il trouvait abominable, s’imposait à lui : écrire à Jeanne une lettre affectueuse, la tromper à chacun de ses mots, jouer une tendresse qu’il n’avait plus. La pitié, un respect presque religieux pour cette admirable femme, une sourde colère contre ses droits d’épouse, un contre-coup de la haine que Marcelle éprouvait pour elle, tous ces sentiments luttaient en lui, le martyrisaient. En rentrant chez lui, il se mit à son écritoire, et déchira coup sur coup deux lettres trop aimantes, dont il trouvait l’hypocrisie indigne de lui. Le regret incessant qu’il avait de Marcelle, dès qu’il ne jouissait plus de sa présence, l’empêchait de dormir et rendait ses nuits pénibles. Plutôt que de se coucher, il monta à son atelier, l’éclaira et vint s’arrêter devant son tableau.

La toile demeurait toujours ce qu’elle était. cinq jours auparavant, quand Jeanne était partie. Il n’avait pas non plus ajouté un trait à son étude du Christ. Comment, au retour de sa femme, expliquerait-il son oisiveté ? Il essaya de se recueillir. Dans le mystère de cette nuit silencieuse, — il était environ une heure du matin, — il lui semblait que le désordre de sa vie intérieure allait s’apaiser, que les pures idées si nettes, si calmes, d’autrefois, l’illumineraient de nouveau. Et il se prenait le front à deux mains ; mais sa conception même le fuyait. Il ne pouvait plus avoir d’autre souvenir que celui de Marcelle. Toujours il voyait apparaître le délicat visage hermétique à la minute précise où le sourire en détendait les traits, en livrait le mystère. C’était comme une hallucination. Il lui semblait qu’en avançant la main, il aurait touché Marcelle.

Alors il supputait les jours. Encore une semaine et, les funèbres cérémonies terminées, Jeanne reviendrait. Il avait le temps, en donnant un effort excessif, de parachever son Christ pour montrer à sa femme un travail en apparence normal. Et il reprit son fusain pour ajouter, dès cette nuit, quelques traits à la silhouette encore indécise. Mais les préoccupations de l’appartement choisi la veille l’assaillirent. C’étaient, dans une maison neuve, derrière le Panthéon, deux grandes pièces blanches au rez-de-chaussée, où les amants se leurreraient de leur union illusoire. À prix d’or, il avait obtenu d’un tapissier que ce logement fût prêt le lendemain. Le serait-il ? Marcelle trouverait-elle, en arrivant, la douceur, le bien-être qu’il désirait ? Aussitôt, l’espoir de cette première rencontre, de cette matinée d’ivresse dans ce logis immaculé, lui donna un battement de cœur. Ses bras s’ouvrirent. Il se surprit à prononcer des mots de tendresse. Et à ce moment, debout devant sa toile, il vit enfin ce grand dessin noir, ce Christ si pur, si compatissant qui était son œuvre, qu’il avait créé dans la sérénité, quelques jours plus tôt. Un désespoir le prit ; il jeta le fusain qui se brisa, et s’abattit sur une chaise, si torturé de l’horreur de lui-même, qu’il lui semblait ne pouvoir continuer à vivre.

Quand ils arrivèrent rue de l’Arbalète le lendemain, ils ne furent pas seuls des ouvriers posaient, aux grandes fenêtres, les rideaux de mousseline blanche qu’il avait voulus pour accentuer en ces deux pièces le caractère virginal de jeunesse dont il voulait envelopper toujours son enfantine maîtresse. Elle exultait, admirait tout, pleurait de joie. Mais Nicolas venait d’être serré au cœur par une atroce pensée, en voyant travailler les ouvriers, en entendant planter les derniers clous. Tout ce luxe qu’il avait choisi pour Marcelle, ces tapis de Perse si clairs, si coûteux, ces tables laquées qu’il avait exigées d’un xvi siècle authentique, ces délicats fauteuils recouverts de brocart blanc, ce lit copié sur celui de Trianon, et qui était une folie, ce n’étaient pas ses minces ressources d’artiste désintéressé qui les solderaient. Lui qui, sans besoins personnels, s’était livré à son art ingénument, en dehors du moindre souci d’argent, lui qui, des mois entiers, s’absorbait dans l’exécution de grandes toiles invendables, sûr de n’en tirer jamais un profit matériel, et qui, de ce fait, ne possédait strictement rien en propre, venait de s’engager sans calculer en des prodigalités qu’il ne pouvait même apprécier. Comment admettre que la fortune de Jeanne les supporterait ? Mais comment s’acquitter autrement de ses dettes ? Et de nouveau toute la lie de son trouble bonheur lui remontait aux lèvres.

— Ah ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse ! répétait Marcelle, extasiée.

Dès qu’ils furent libres, elle courut à lui les bras ouverts ; mais lui, tout frémissant et caressant seulement ses mains :

— Si tu voulais, aujourd’hui tu serais seulement ma petite fille, une petite fille douce et docile comme tu sais l’être et avec qui je causerais paisiblement. Notre pauvre vie amoureuse commence, Marcelle, douloureuse, misérable d’être si coupable ; pourtant, il faut que nous l’ordonnions pour le moindre mal, que nous ne ménagions pas les sacrifices qui purifient ; il faut que Jeanne ne souffre pas ; il faut que nous sachions quelquefois nous sevrer l’un de l’autre pour qu’elle puisse conserver l’ignorance de son abandon. Veux-tu ?

Marcelle se redressa, toute blême.

— Est-ce que moi je ne souffre pas par elle ? Si tu ne lui étais pas lié, est-ce que je ne t’aurais pas tout entier, à la face du monde ? Pense que tu m’aimes, toi le plus grand artiste du siècle, et que je n’ai même pas l’orgueil de le dire à cause de cette femme ! Ne serait-ce pas son tour de souffrir ? Tiens, pour me venger d’elle, je voudrais presque qu’elle nous surprit, qu’elle comprît bien que ta vraie, ta seule amante désormais, c’est moi !

Et Nicolas malgré lui, en serrant Marcelle contre son cœur, éprouvait un désir semblable qui l’épouvantait.

— Ma chérie, je t’en prie, rachetons un peu de notre faute par un effort sur nous-mêmes. Si tu voulais, avant le retour de Jeanne, nous ne nous verrions plus et je tâcherais de travailler pour qu’elle ne s’inquiétât pas d’une inexplicable inaction, pour qu’elle trouvât, dans la progression de mon œuvre, une compensation à ses peines.

Marcelle le regardait fixement.

— Comme tu es bon, toi ! finit-elle par dire avec une sorte d’envie.

C’était donc décidé, durant la semaine entière ils se priveraient de toute rencontre. Elle en venait, par servilité féminine, à accepter, sans rien. y comprendre, cette loi du sacrifice que son amant lui imposait. Lui comptait non seulement utiliser cette séparation pour son œuvre, mais se plonger dans cette souffrance avec tout l’élan de sa nature mystique, comme s’il devait laisser, au fond du bain douloureux, la honte de son adultère.

D’ailleurs, dès ce matin-là il trouva sa récompense. Il put écrire à Jeanne une lettre débordante de pitié, une lettre sincère, jaillie de son cœur, qui, une fois partie, lui laissa un peu d’apaisement. Et remontant alors à son atelier, il retourna aux esquisses qu’il avait faites d’après des modèles divers un jeune Grec, entre autres, fourni par Vaupalier, et un vieil Italien familier des Beaux-Arts. En deux heures, avec sa facilité coutumière, il eut construit, de son dessin à la fois ferme et doux, une tête de Christ définitive. Sa nuit fut longue, sans sommeil, hantée par l’image de Marcelle, et la lutte commença dès le matin, quand vint l’heure où elle se rendait à l’atelier et où il pouvait au moins, rien qu’en descendant, l’apercevoir dans la rue. Cependant il ne faiblit pas, et, pour chercher une diversion à son désir, revint à sa toile pour la revoir au jour.

Mais à son chevalet, un cri de douleur lui échappa. Où était le divin visage de ses rêves ? où était la divine mansuétude, la divine noblesse capable de faire trembler la foule, la divine toute-puissance ? Qu’avait-il fait ? Nul ne frémirait jamais devant cette tête banale, nul ne pleurerait. Aucune émotion ne ravagerait les âmes à la vue de son tableau.

Et frénétiquement, d’une boule de mie de pain, il effaça son travail de la veille ; dès lors le Christ apparut drapé dans les plis de la tunique, avec le geste impérieux du Tout-puissant, et une large tache grise semblant masquer la tête.

Plus de deux heures, Houchemagne demeura accablé devant sa toile, triste comme un damné, effrayé par l’obligation de travailler malgré tout, d’avoir à produire, dans un délai irrévocable, un labeur au-dessus de ses forces. Jeanne reviendrait, Jeanne allait revenir ; que dirait-elle devant cette figure informe ?

De tout le jour suivant, il n’eut pas le courage d’entrer dans son atelier. Le besoin de revoir Marcelle le tourmentait de plus en plus ; mais il résistait à la tentation, sûr que cette victoire le relèverait un peu de sa déchéance. Cependant, l’après-midi, il courut s’enfermer rue de l’Arbalète, et c’était dans le désir inavoué qu’elle y viendrait peut-être. Et le soir, l’attente l’avait exaspéré, à un tel point, qu’il était sans force pour lutter davantage et qu’il s’achemina vers le quai Malaquais. Les Fontœuvre sortaient de table quand ils le virent arriver. On remarqua sa mine défaite. Il s’en expliqua sur une migraine. Et Marcelle était rigide, illisible. Il vint à elle en dernier ; ils se serrèrent la main en silence. Ils ne savaient s’ils souffraient ou s’ils goûtaient leur plus grande joie possible. On s’occupa beaucoup d’Hélène. La chère petite était servie par une chance miraculeuse. Un vieux pharmacien de la rue du Bac, charmé par son intelligence, ses idées originales de femme nouvelle et son petit air grave, l’acceptait pour le temps de son stage et promettait de la garder comme élève, son année finie, si elle répondait à ce qu’il augurait de sa mine. Pierre Fontœuvre ne tarissait pas sur cette histoire qu’Houchemagne dut entendre dans tous ses détails. Hèlène riait comme une grande enfant, se voyait déjà pesant des poisons, roulant des pilules, pilant des poudres, collant des cachets. Pendant ce temps, Nicolas et Marcelle étaient enfin l’un près de l’autre et se recueillaient dans leur bonheur. Parfois leurs regards se croisaient en silence. Ils ne purent rien se dire de toute la soirée, et cependant telle était la véhémence et l’expression de leur désir en leur regard, que ni l’un ni l’autre n’eut un doute sur l’engagement muet qu’ils prirent en se quittant. Et en effet, le lendemain, à l’heure où, à l’atelier des femmes, Seldermeyer arrivait pour la leçon, au fond des chambres blanches, là-bas, derrière le Panthéon, Nicolas et Marcelle, — toute résolution, toute promesse oubliées, — étaient aux bras l’un de l’autre.

À la fin de cette nouvelle journée de faiblesse qui lui avait laissé comme une épouvante de sa lâcheté, Houchemagne était venu s’enfermer de nouveau dans son atelier. Un dernier espoir lui restait encore ; c’était que la fièvre passionnelle, l’intensité de vie qu’il avait goûtée aujourd’hui, exaltat son talent. Tous les grands artistes, ne les a-t-on pas dits soulevés par l’enthousiasme de la femme ? Tous n’ont-ils point passé pour de grands voluptueux ? Alors lui, Houchemagne, allait se surpasser, aujourd’hui que, dans son sang, dans ses membres, il sentait encore couler comme la vie de Marcelle.

Et il avait roulé l’échelle devant sa toile pour commencer, sur-le-champ, à mettre de la couleur. Tout de suite son élan avait été au petit garçon de l’Évangile, et, la palette à la main, il s’arrêta devant lui, croyant entendre encore la voix de Jeanne lisant le texte :

« Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge et deux poissons. »

Il en avait fait, d’après nature, une très solide étude ; en le transposant sur la toile, il l’avait encore embelli. Ah ! que c’eût été bon de peindre comme autrefois, avec une paix naïve qui le faisait semblable à cet enfant ! On dit que l’amour grandit un homme, qu’il l’élève. « Suis-je plus grand aujourd’hui, se disait-il, aujourd’hui que j’ai trahi Jeanne, que j’ai, en pleine maturité, et alors que mes cheveux grisonnent déjà, possédé une adolescente, une enfant ; que je me sens tiré, lié à elle par des traits tout-puissants ; aujourd’hui que je ne suis plus maître de mes volontés, que mon imagination me domine, que mes idées fuient, qu’une sorte de stérilité a gagné mon cerveau… »

Il posa quelques touches ; elle lui parurent mauvaises ; contre son habitude, il gratta et recommença.

« Et pourtant, se disait-il encore, je suis heureux ; je suis souverainement heureux. J’aime Marcelle. Oh ! que je l’aime ! Rien ne ressemble à l’amour. Une heure d’amour vaut toute la vie. Jamais je n’ai connu pareil bonheur. Tous mes succès ? Quelle misère auprès de ce que je sens quand elle me noue au cou ses bras si délicats ! Qu’ils sont fins et jolis, ses bras nus ! et son épaule de petite fille, quelle fragilité, quelle grâce ! »

Il rêvait à elle. Il s’assit sur le degré de l’échelle. Une heure passa. Il avait revécu sa matinée d’amour, et devant lui son tableau s’étendait tout blanc, avec ses linéaments noirs et quelques taches roses, grotesques, sur la joue d’un enfant.

Alors, une telle honte le saisit à constater cette chute morale, que, pris d’une colère effroyable, il lança sa palette à terre. Elle se fendit en morceaux ; il la vit brisée, avec les couleurs mêlées et étalées sur le plancher, et il se sentit perdu, sans espoir possible de relèvement, comme si cette compagne fidèle de sa vie artistique eût été son propre symbole.

La nuit, une nuit tardive de juillet, gagna lentement le grand atelier que la lune ensuite vint éclairer. Houchemagne n’avait même pas répondu à l’appel de ses domestiques qui le sollicitaient pour le repas du soir. Le temps passa. De nouveau des pas retentirent dans l’escalier ; il eut un sursaut d’impatience contre l’importunité de ses gens ; mais la porte s’ouvrit, et il aperçut une longue robe noire, un voile de crêpe sous lequel luisaient des cheveux d’or lumineux.

— Jeanne ! cria-t-il, c’est toi !

— Oui, c’est moi, murmura-t-elle en relevant son voile ; oui, c’est moi.

Et sa divine beauté rayonna de nouveau dans l’atelier. Elle essayait de sourire à Nicolas. Elle était oppressée d’être montée trop vite ; on sentait que, pour venir à lui plus tôt, elle avait excédé ses forces. Elle s’approcha, lui tendit ses lèvres, lui tendit ses bras, et c’étaient les gestes sacrés d’une adoration déjà ancienne, une adoration d’épouse que huit années de pensée commune, de dévouement, de soins, de maternelle tendresse rendaient augustes. Nicolas, dans son désespoir, le comprit : c’était la plus noble partie de lui-même qui lui revenait ce soir. Ils s’embrassèrent longuement. Toutes les paroles. de Jeanne étaient des mots d’amour. Elle n’avait pu demeurer là-bas plus longtemps ; elle ne pouvait vivre sans Nicolas. Elle avait eu comme un pressentiment qu’il était triste, qu’il avait besoin d’elle. Alors, sans écrire, sans même télégraphier, sans vouloir surtout s’occuper de régler aucune odieuse question d’intérêt, elle était revenue par le train le plus rapide. Ah ! qu’elle avait souffert dans cet affreux voyage ! comme elle avait été privée de son appui unique pendant ces déchirantes scènes de la fin, les adieux à son père mourant, à son père mort !

Nicolas répétait, comme hébété :

— Ton pauvre père ! ton pauvre père ! Mais il est heureux, lui. Oh ! ne le plaignons pas !

— C’est l’idée de ton travail qui m’a soutenue dans mon chagrin, reprenait Jeanne. Maintenant, montre-moi ma récompense. Fais la lumière, veux-tu ?

Froidement, sans desserrer les lèvres, Nicolas obéit. Il y eut une seconde d’éblouissement, puis tout sortit des ténèbres ; la toile du chevalet avec le Christ sans visage, la grande composition où quelques taches marbraient la joue du petit. garçon, et la palette brisée d’où le vermillon avait lentement coulé sur le parquet en un caillot rouge. Jeanne demeura plusieurs minutes sans rien dire, consternée. Puis son regard chercha Nicolas, l’interrogea.

— Je n’ai pas pu, dit-il avec une rage contenue, je n’ai pas pu. Je suis fini ; comme cela, vois-tu.

Et il lui montra les débris de la palette.

Plus elle l’observait, moins elle le reconnaissait. Un avertissement lui vint que, pour eux, tout allait changer, et elle eut une épouvante dont l’horreur dépassa ce qu’elle avait ressenti en voyant mourir son père. Puis l’accablement de Nicolas lui fit pitié sans le questionner, sans manifester aucune surprise, elle l’enlaça, reprit son rôle.

— Nicolas, Nicolas, songe à ce que le monde attend de toi ; ce tableau, il l’escompte comme une joie promise ; des milliers de gens s’en iront meilleurs après l’avoir contemplé. Tu doutes de toi, mais ferme les yeux et confie-toi à ta maîtrise. On te l’a dit cent fois, tu es Ingres, et tu es Vinci, et tu as trente-six ans ! Tu es dans toute ta puissance, et, je le sais bien, moi, cette œuvre qui va naître de toi, nul artiste, dans aucun siècle glorieux, ne l’aura jamais égalée. Ce sera beau comme l’Évangile. Tous les yeux des femmes se mouilleront devant ton tableau. Oh ! je la vois moi, telle qu’elle sera dans deux, dans trois mois peut-être, quand tu auras vaincu cette crise. Et en parlant, elle posait ses lèvres sur le front de son mari. Il respirait comme le parfum de leur vie conjugale. Il se sentait repris par les liens de l’habitude. Ne serait-il pas bon de s’endormir ce soir, en oubliant tout, sur cette épaule maternelle, sur ce cœur ami dont il pouvait tout attendre, dont il vivait depuis tant. d’années. Oh ! dormir enfin, dormir comme un enfant entre les bras de Jeanne !…

Puis un éclair l’illumina : le souvenir, l’être même de Marcelle l’avait traversé comme un éclat de foudre. N’allait-il pas maintenant consentir à ces habitudes ignominieuses, les trahir toutes deux, à tour de rôle, tromper tantôt Marcelle et tantôt sa femme ?

Jeanne allait souffrir ; mais qu’y faire ? Elle en mourrait peut-être, mais il fallait briser leurs liens. Sa douleur serait une conséquence de l’adultère. Toute faute se paye ; elle serait la première victime : c’était ainsi. Parce qu’il était tombé, parce qu’il avait péché, le cœur de sa femme innocente, ce cœur qui avait été son aliment et son refuge, serait broyé. C’était la loi. En péchant il avait implicitement consenti toutes les souffrances qui devaient découler de sa faute. Il n’avait donc plus qu’à frapper Jeanne. Quant à lui, il se refusait à déchoir davantage.

Elle le reprit, l’attira, le serra contre elle, et sa noble tendresse s’exprimait royalement dans toutes ses attitudes d’amante. Mais lui, brusquement, se défendit, se détourna d’elle.

— Nicolas, tu ne m’aimes plus !

Elle l’avait crié sans grand étonnement, sans grande terreur, sans presque le penser. Alors lui résolument, implacablement, comme il l’aurait tuée, lui jeta en plein cœur :

— Non !