Les Sables mouvants/5/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 327-352).

CINQUIÈME PARTIE

I

Quand, ce matin d’octobre, Seldermeyer de son allure un peu tremblotante de septuagénaire, entra dans l’atelier de femmes, aux Beaux-Arts, instinctivement son regard se dirigea vers la longue silhouette de Marcelle Fontœuvre et vers son étude de figure peinte. Depuis la rentrée, Marcelle l’intéressait. Elle peignait mieux et avec une aisance, une facilité qui aurait pu faire croire à un métier très ancien. Et ce qui semblait curieux au vieil homme, c’était la transformation qu’avait subie la petite fille de l’an passé. Ce matin, parmi toutes ces têtes penchées, si diverses, si disparates, cette fine tête coiffée de blond pâle, atteignait à la perfection de la beauté. Quant au sérieux un peu boudeur de l’adolescente, il était devenu la gravité sereine d’une femme. Seldermeyer examina un instant le modèle, un vieillard à longue barbe grise, maigre comme Saturne, puis se posta debout derrière Marcelle, sans rien dire.

On n’entendait pas un souffle. Les élèves étaient une trentaine, les unes courbées sur le chevalet, les autres, les yeux levés sur le grand corps nu du modèle que la fatigue faisait osciller doucement. Et toutes leurs toiles aux dimensions pareilles répétaient, dans l’hémicycle formé par les chaises autour de la sellette, les différents aspects du modèle. On aurait dit la succession d’images d’un film cinématographique. Les hautes fenêtres, les hautes boiseries ouvragées du xviiie siècle, avec leur douce peinture gris perle, répandaient un jour cendré où il semblait que la chair blanche du vieillard fût par elle-même lumineuse. La porte s’ouvrit toutes les têtes se retournèrent. C’était la massière qui entrait, en jaquette et en chapeau, très affairée à cause du concours semestriel qui devait s’ouvrir la semaine suivante. Il lui fallait parler au patron au sujet de la première épreuve, l’esquisse, qui se faisait en loge, avec les hommes. L’insuffisance des locaux donnait à murmurer. Elle aurait voulu obtenir des réduits moins inconfortables, où n’eussent manqué ni la lumière ni l’espace, et elle réclamait l’appui de Seldermeyer pour sa requête. C’était une charmante fille aux airs d’enfant, une blonde délicate qui dissimulait son autorité sous un aspect timide. Après quelques minutes d’entretien, elle quitta le patron et disparut de nouveau. Alors Seldermeyer revint à Marcelle et lui dit seulement :

— C’est bien. Continuez. N’ayez pas peur de forcer les lumières.

D’ailleurs, il était pressé, expédia la plupart des élèves, et une dernière fois, avant de partir, revint contempler silencieusement l’étude de Marcelle.

Alors le modèle poussa un grognement, s’étira les bras et sauta à terre. Aussitôt ce fut un vacarme assourdissant. Trente blouses blanches furent debout, des cris de lassitude ou de victoire éclatèrent, des cris perçants de préau d’école, de troupeau féminin lâché en liberté. Une voix entonna un refrain de la rue, que dix autres reprirent en chœur. La Niçoise, jolie fille brune et cambrée, aux yeux d’escarboucle sous sa coiffure excentrique, s’écria :

— Vous savez, père Domingo, il faut manger de la soupe, ou si vous continuez à maigrir pareillement, il ne vous restera plus qu’à poser pour la Mort.

Il commença à se plaindre de ses crampes, de ses rhumatismes. Personne ne l’écoutait. La Russe, qui était douée d’un contralto puissant, pérorait au milieu d’un cercle d’amies. Elle disait que la Beauté importait seule dans la vie, et que c’était à la Beauté que tout devait tendre, et que l’espèce dégénérant visiblement, il fallait aviser aux moyens d’en relever le type et la stature. Comme elle faisait une pause, toutes approuvèrent et commencèrent à suggérer des méthodes.

— Défendre l’union des avortons, opinait l’une.

— Étrangler tous les nouveau-nés mal bâtis, fit la Niçoise.

— Créer des gymnases comme en Grèce, déclarait une troisième.

— Et surtout, choisir de beaux hommes, mes enfants, reprit la Russe doctorale.

Des bravos éclatèrent avec de nouveaux cris. Une grande fille pâle, qui avait tous les stigmates de la phtisie, dansait la gigue. Elles étaient plus de vingt maintenant à chanter à tue-tête et sans arrêt la même ineptie.

Marcelle, dans un coin, ôtait sa blouse impassiblement, et vint se laver les mains.

— Tu pars, ma belle Fontœuvre, s’écria la Russe. On ne t’a pas entendue chanter, ce matin ?

Marcelle ne sourit même pas. Ces folies de l’atelier faisaient son supplice ; elle ne les supportait que par un effort de patience. Pendant que le modèle reprenait la pose, et que, dans un fracas de chaises heurtées et poussées, toutes les élèves se rangeaient alentour, elle enfilait un léger paletot noir, posait sur ses cheveux un petit chapeau à trois roses de soie, que Nicolas lui avait choisi, et s’en allait en serrant silencieusement quelques mains au passage.

Elle sortit par la rue Bonaparte, et, dans la rue des Beaux-Arts, à quelques pas de là, pénétra dans l’auto qui l’attendait. Deux bras s’ouvrirent pour la recevoir. Elle ferma les yeux, se laissa emporter mystérieusement aux côtés d’Houchemagne. Ils se tenaient la main sans rien se dire. Elle avait reconquis la paix, et comme la fierté de sa bravoure, depuis qu’elle avait laissé connaître aux siens l’état de son cœur. Quand, au matin de la nuit tragique, elle était rentrée pour trouver François mourant, elle avait dit à son tour au milieu des larmes que lui arrachait le récit de sa mère « Pardonne-moi, maman ! » Mais c’était de l’avoir trompée qu’elle s’excusait, car son inconscience était toujours la même, et elle se glorifiait au contraire d’être aimée. Et sa confession avait paru anodine dans le désarroi d’un tel moment. Plus tard, aux heures où l’on commença d’espérer pour François, la mère et le père se ressaisirent, et Pierre Fontœuvre, à bout d’émotions, assombri par tant de cauchemars, questionna Marcelle, la tourmenta, s’emportant contre elle terriblement.

— François avait des dettes, c’est vrai, mais il gardait le sens de l’honneur au point de vouloir disparaître lorsqu’il s’est vu insolvable. Tandis que toi, tu restes cyniquement notre honte.

— Votre honte ? Quelle honte y a-t-il dans l’amour ? En serais-tu venu à ne l’admettre que sous le manteau de la religion ou du mariage civil ? Non, n’est-ce pas ? tu n’as pas changé, tu es toujours celui que les aventures de Nelly Darche comblaient d’aise, et qui souriais d’indulgence à chacun de ses nouveaux amants. Mais c’est des jugements bourgeois que tu as peur. C’est à cela que se réduit ta belle morale. Car autrement, quel blâme peux-tu m’adresser ? et sur quoi le fonderais-tu ? Nous sommes deux êtres jeunes qui nous adorons. Où est le mal ?

— Pourquoi cet homme ne t’épouse-t-il pas ?

— Cela c’est son secret ; je ne puis vous le dire.

Ils en arrivaient à des imprécations vaines, dictées par la colère, sans trouver un argument qui pût toucher l’intelligente Marcelle. Alors, ils se cachaient même l’un de l’autre pour pleurer à la dérobée. Marcelle était comme sortie de leur cœur. Mais ne sachant sur quoi établir leur sévérité, et cherchant inutilement des raisons capables d’arracher leur fille à son amour, ils finissaient par tolérer sa conduite comme une fatalité. En somme, on existait sur ce tacite et douloureux accord. Et la virile Marcelle était heureuse, délivrée de la seule chose qui pesât à sa loyauté : un mensonge.

Ce jour-là, en arrivant dans les deux chambres blanches, elle laissa Nicolas parcourir des lettres reçues depuis la veille, et vint devant la glace, ôter son chapeau : elle paraissait vingt ans avec cette gravité qu’ont certaines blondes mystérieuses dont personne, hormis l’homme qu’elles aiment, ne peut rien savoir. Elle était sans coquetterie, sans parure, sans recherche, ne pensant qu’à se rendre agréable à Nicolas, à suivre son goût ; et jamais sa mise n’avait été plus simple. Quand elle fut assise dans le petit fauteuil blanc, sa place préférée, près de la fenêtre, elle l’appela :

— Nicolas ; écoute-moi bien, je voudrais faire un tableau.

Il était debout devant elle, la regardant avec respect comme un enfant fragile et sacré, ne l’encourageant à parler que par un sourire.

— Je crois que je puis y penser maintenant. J’ai vu que Seldermeyer avait été très étonné de mon étude, ce matin. Je suis désormais capable de bâtir une figure vivante, et sais-tu ? je veux peindre notre amour. Je cherche un beau symbole, palpitant, saisissant et vrai, dont tu seras fier, qui sera le monument de notre union. Aimes-tu mon idée, dis ?

Nicolas la contemplait toujours fixement, avec adoration ; il répondit seulement :

— Oui, oui, il faudra faire cela.

Et il sembla ne trouver rien d’autre ; mais il continuait de considérer Marcelle. Depuis qu’elle l’avait repris, il était ainsi devant elle, dans une sorte d’extase muette, incapable de dire son amour. Il l’aimait trop. Nul mot n’aurait suffi.

— Tout ce que tu m’as appris de l’Art et de la Beauté, continua Marcelle, bouillonne en moi, veut se faire jour, s’exprimer dans une œuvre. Oh ! j’ai des forces, va, pour travailler ; je travaillerai pour toi, selon toi, pour devenir ton orgueil. Le jour où je te montrerai mon tableau, pensé pour toi, peint pour toi, et qui sera l’apothéose de tout ce qu’il y a entre nous, je crois que je pourrai mourir de bonheur.

Il s’agenouilla devant elle, et lui prenant les mains :

— Moi, je suis fini, je ne ferai plus rien ; mais tu es mon enfant chérie ; je revivrai en toi. Mon œuvre, c’est toi qui la feras.

— C’est-à-dire que tu es mon maître, et que, de loin, je t’imiterai.

Alors il retomba dans ses idées noires.

— Non, non ; c’est fini, je ne ferai plus rien.

Il fallut toutes les tendresses de Marcelle pour l’apaiser. L’amour devait endormir sa tristesse, mais elle n’était qu’endormie. Il laissa Marcelle partir seule et revint lire les lettres dont il ne lui avait rien dit. C’étaient des réclamations d’argent. Ne possédant rien qui ne fût à Jeanne, quand il s’était agi de solder les dépenses assez élevées de l’installation des chambres blanches, affolé, incapable de résoudre pratiquement une question d’intérêt, il s’était mis entre les mains d’un usurier. Cet homme l’avait mesuré, et sachant tout ce qu’il en pourrait tirer, commençait à rappeler habilement à Nicolas ses engagements. La nécessité de travailler pour de l’argent et sous l’aiguillon du besoin, venait donc ajouter à ses angoissés. Qu’allait-il faire ? Et sur-le-champ il dut s’abaisser à écrire une lettre faite d’humilité et de formules obséquieuses, pour obtenir un délai.

Aux repas, il retrouvait Jeanne. Elle s’efforçait en sa présence à un stoïcisme impossible, essayant de ne laisser paraître d’autre disposition qu’une aménité souriante. Nicolas ne pouvait plus être pour elle l’idole adorée pendant huit années ; pourtant, un reste de culte conjugal, peut-être aussi la survivance d’un impérissable amour, lui inspiraient encore des prévenances et des soins pour celui qui la faisait tant souffrir. Mais, à tout moment, la douleur passait sur ses beaux traits, la défigurait. Nicolas fuyait son regard. Ils se parlaient à peine tout essai de conversation leur coûtait un travail, et ils se séparaient avec contentement. Nicolas remontait alors dans son atelier pour y chercher la solitude, pour échapper à Jeanne. Sur le chevalet, il voyait en entrant l’étude du Christ avec le visage encore informe où seuls les yeux avaient été parachevés. Ils étaient grands ouverts et terribles, empreints d’une sévérité sereine et tranquille. Jamais Houchemagne, dans aucune de ses figures, n’avait atteint cette intensité d’expression ; mais les autres traits, le nez, la bouche, étaient esquissés à peine et il en résultait un effet plus saisissant. Nicolas lui-même tressaillait quand il apercevait ce regard dans cette face blanche ; il en était obsédé, quelquefois effrayé. Il en vint à reculer le chevalet à l’autre bout de l’atelier, sous le Sphinx. Mais alors, n’étant plus distrait, il se remettait à considérer l’immense toile, sa Multiplication des Pains, si lamentable à force de s’éterniser là. L’envie le prenait parfois de la crever, d’en jeter au feu les lambeaux ; il s’amusait amèrement de cette foule contemplant le vide, de ce paysage au trait noir, de cet enfant surtout, l’enfant aux cinq pains d’orge et aux deux poissons, dont quelques taches de couleurs marbraient la joue. Mais jamais le désir de peindre ne l’effleurait plus. La fièvre intérieure qui l’agitait ne lui eût même pas laissé tenir un pinceau. Deux idées ne pouvaient se suivre logiquement dans son esprit. Le désespoir d’être retombé dans son adultère en faisait comme un damné vivant. Cependant, il savourait encore son supplice quand il pensait que c’était pour le bonheur ingénu de Marcelle qu’il l’endurait.

Enfin, il lui fallut aviser au moyen de payer ses dettes en faisant commerce de son art. Et, après avoir échafaudé mille combinaisons, il décida de se rendre chez les fils Vaugon-Denis.

C’étaient les derniers jours de l’exposition de Pierre Fontœuvre ; quelques personnes stationnaient dans les galeries. Nicolas entra, indifférent et las, et jeta un regard distrait sur les gazelles, les jeunes veaux aux taches rousses, les percherons gris aux croupes rondes qui garnissaient la muraille. Aussitôt, le vieux Vaugon-Denis, qui l’avait aperçu, le rejoignit, empressé. Il n’était pas seul. Addeghem et Vaupalier l’accompagnaient. Ce furent des exclamations quand on serra la main d’Houchemagne. Mais que devenait-il donc ? on ne le voyait plus ! Et on le dévisageait comme les hommes fameux qui ne prodiguent pas leur présence. Lui s’expliquait avec un sourire de timidité. Il était devenu très casanier. Il s’était enfermé de longs mois avec son œuvre ; même il n’avait pas quitté Paris de tout l’été.

Les deux vieillards l’écoutaient complaisamment le marchand de tableaux, qui se vantait de l’avoir fait, le critique vaniteux qui revendiquait l’honneur de l’avoir rendu Européen. Tous deux hochaient la tête comme devant un personnage qu’on a connu petit enfant et qui vous a un jour dépassé. Vaupalier qui, tout en émettant des réserves quant à son genre, reconnaissait à Houchemagne de la force et de l’adresse, l’examinait avec moins de religion et plus de curiosité ; car aujourd’hui, peintre officiel, décoré, arrivé, il jalousait toujours l’immense et mystérieuse supériorité de l’idéaliste. Frêle et menu comme autrefois, d’une correction de mise exagérée depuis qu’il était devenu l’amant de Nelly Darche, il clignait des yeux en regardant Nicolas, notait insidieusement l’amaigrissement de son visage, ses rides, le grisonnement de ses cheveux et la visible morsure du temps ou d’une lassitude physique sur le masque royal, naguère si vanté des femmes.

Nicolas, qui cherchait à motiver sa requête, continua :

— … Je me suis même un peu fatigué ; j’ai dû suspendre le travail commencé ; je voudrais maintenant me reposer, en peignant de petites choses faciles, des bibelots comme vous m’en demandiez autrefois, monsieur Vaugon-Denis, vous souvenez-vous ?

Le père Vaugon-Denis, traînant ses pantoufles à petits pas, alla s’asseoir sur un des canapés de la galerie et, levant sur Nicolas son visage rose et poupin, il lui dit de cet air un peu équivoque des vieilles gens dont on ne sait jamais, quand ils plaisantent, s’ils ne vous gourmandent pas avec ironie :

— Ah ! ah ! vous y venez donc ? vous y venez à mes petits tableautins que la clientèle réclame ? Voilà des années que je vous prêche, mon jeune maître, et vous étiez intraitable. Vous le savez bien, je vous l’ai dit, ils vous auraient payé cela les yeux de la tête ; mais vous demeuriez incorruptible ; rien ne pouvait vous arracher à votre œuvre, déclariez-vous. Pourtant, votre œuvre, entendons-nous ces petits tableautins-là en eussent encore été d’honorables fractions, et tous les honnêtes gens ne sont pas forcés d’avoir des cathédrales pour y appendre, aux murailles, un morceau de la taille de votre Sainte Agnès.

— Mais ils m’imposaient des sujets ! riposta Nicolas, ressaisi par un ressaut de son ancienne ardeur.

Vaupalier sourit avec une visible indulgence, Vaugon-Denis reprit :

— À peine… Le notaire du boulevard Malesherbes réclamait seulement moins de mysticisme, un peu plus de vie moderne, du mouvement contemporain, moyennant quoi il vous laissait libre pour la composition. Et le rentier de Neuilly, qui s’était entêté dans son désir d’acheter une toile de vous au point d’en tomber à une sorte de neurasthénie, me répétait toujours : « Dites-lui que je lui achète n’importe quoi et à n’importe quel prix, pourvu toutefois que ce ne soit pas un tableau de sainteté ! » Et en effet, mon jeune maître, cela se comprend assez. Comme le remarquait un jour une dame du monde à propos de vous, à moins que ce ne soit un Primitif ou une toile de l’École italienne, on ne peut plus guère aujourd’hui mettre dans un salon de sujets religieux.

Vaupalier, qui, avec son sens pratique, avait immédiatement jugé l’affaire, ne put s’empêcher d’observer tout haut :

— Houchemagne aurait pu s’en tirer avec de la mythologie.

— Ah ! reprit le vieux marchand en branlant la tête, c’est que la mythologie aujourd’hui, on n’aime plus beaucoup cela. Monsieur Vaupalier lui-même l’a bien compris. Voyez les succès de vente qu’il obtient ; et, sans diminuer son talent, je puis affirmer qu’il les doit beaucoup au choix de ses sujets bien vivants, bien de notre époque. Et, mon Dieu, que voulez-vous, l’humanité n’est pas transcendante, elle aime à retrouver dans l’œuvre d’art ses habitudes journalières. Le public n’est jamais tant charmé que lorsqu’il reconnaît dans la statuaire, dans la peinture, sa porteuse de pain, le terrassier qui lui refait sa rue, les mineurs dont il suit les grèves dans le journal. Un exemple monsieur Fontœuvre vient de vendre ici quatorze toiles. Ne croyez pas que les amateurs soient allés aux animaux les plus élégants, à ceux qui, dans le genre, représentent la plus haute esthétique. Non. Les amateurs se sont désintéressés des bêtes du Jardin des Plantes, au profit des bêtes de la rue ou de l’abattoir les bœufs, les veaux, les chevaux ; et, pour cette portée de petits chiens qui sort d’un panier, deux acheteurs se la sont disputée comme à l’encan.

Addeghem prit alors la parole. Vaupalier et Vaugon-Denis, qui s’étaient levés en parlant, se tenaient à ses côtés comme les assesseurs d’un juge ; et Nicolas, voyant le canapé derrière lui, s’y était assis par accablement. Addeghem disait : Mon petit, quand on est artiste, il faut être en communion avec son siècle. Votre idéalisme, Dieu sait si je l’ai encouragé à vos débuts, Dieu sait si je vous y ai maintenu par toute mon influence, si je l’ai prôné par mes articles, vanté dans les milieux littéraires, répandu même à l’étranger. C’est que je sentais là, pour un jeune, un merveilleux moyen de frapper l’attention, d’étonner le monde artiste. Quand j’ai vu votre Ange, mon flair ne m’a pas trompé ; j’ai prédit le succès, et les événements ont justifié mes dires. Mais je ne m’illusionne pas ; je n’ai jamais cru qu’un genre si particulier et fondé, en dehors de la vie, sur des rêves, pût satisfaire complètement le public. Il lui faut de la beauté, mais point inaccessible. Offrez-lui des muses de Folies-Bergère, et pas des Sainte Agnès. Vous avez une patte comparable à celle de Rubens, une puissance capable d’entreprendre les sujets les plus divers et d’y réussir avec une même facilité. Voyons mon petit Houchemagne, si vous nous laissiez un peu les habitants du Paradis pour nous faire de belles tranches de vie, palpitantes, prenantes. Nous sommes des gens du vingtième siècle, après tout ; il nous faut de la réalité !

Houchemagne ne répondait pas. Il était penché, le front dans les mains, et tous les mots d’Addeghem le transperçaient un à un en lui notifiant, comme rien ne l’avait fait encore, la faillite de son œuvre. Qu’avait-il à répondre ? Un artiste convaincu répond à ceux qui attaquent son idée, en leur montrant ce qu’il a produit. Allait-il exhiber sa Multiplication des Pains demeurée depuis quatre mois sur le chantier, ou son Christ dont il n’avait pas même su peindre le visage ? Alors encouragé par ce silence qui était comme un aveu de faiblesse et qui lui donnait de l’avantage, Addeghem porta des coups plus droits :

— Et puis, vous savez, si le public ne se fatigue pas, c’est vous qui vous lasserez. Oui, oui, on ne peut pas toujours planer, mon petit, Tenez, dites-moi ce que vous faites maintenant.

Nicolas souleva la tête. Comme il se serait emporté naguère contre une telle question ! Aujourd’hui rien ne lui importait, hormis Marcelle. Il répondit :

— Une scène évangélique pour le prochain. Salon…

— Et c’est tout ?

— C’est tout.

— Voyez-vous, voyez-vous ! reprit victorieusement Addeghem en se tournant vers Vaupalier.

Puis il continua :

— Avec votre tempérament, mon petit Houchemagne, ce n’est pas assez vous avez de quoi peupler un musée, et vous nous produisez quoi ? tout juste votre envoi de chaque année.

Vaupalier intervint :

— Vous n’imaginez pas, Houchemagne, quelle assurance, quelle solidité c’est pour un artiste de prendre appui sur le réel, sur le tangible, et quelle fécondité on y puise. On se sent vibrer avec l’Univers.

Nicolas se taisait toujours. À quoi bon batailler pour une œuvre qu’il avait été impuissant à accomplir. Et puis, n’avaient-ils pas raison, ces deux apôtres de l’horizon étroit ? est-ce qu’on n’était pas puni quand on voulait monter trop haut ? Et il regardait avec fixité, sur la muraille opposée, un énorme bœuf de boucherie, symbole brutal du matérialisme artistique de Fontœuvre, et qui s’imposait à lui, qui terrassait sa raison, qui le dominait. Il le savait maintenant ; il allait. renier son œuvre, il allait la trahir comme il avait trahi sa femme, pour tomber dans une peinture qui serait un mensonge à toute sa vie d’artiste. Il y viendrait, comme l’avait dit cruellement le vieux Vaugon-Denis, à ces petits tableautins recherchés des amateurs, conçus à la mesure de la médiocrité de la foule. Il peindrait peut-être des bœufs comme celui-ci, ou le passage d’un omnibus dans une rue populeuse, ou, comme Fontœuvre l’avait un jour rêvé, des boueux au milieu des ordures. Son adultère, après avoir consommé la déchéance de l’homme moral, après avoir conduit l’artiste à l’impuissance, le mènerait encore plus loin, à la mauvaise foi, à la duplicité. Et il se résignait à tout avec une indifférence mêlée d’orgueil. Il y avait de l’idolâtrie dans son amour, et il se glorifiait de s’être dépouillé du meilleur de lui-même pour le culte de Marcelle. Il pensait aux chambres blanches, au lit copié sur celui de Trianon, aux meubles précieux offerts à sa maîtresse…

Vaupalier reprit :

— Monsieur Addeghem a raison : l’Art est un reflet de l’époque où il fleurit ; il ne faut pas qu’un artiste entre en contradiction avec tout ce qui l’entoure, mais qu’il soit au contraire inspiré par le désir, par le besoin populaire. On ne fera plus d’Art religieux, mon cher, c’est fini ! D’où sortirait-il, et qui satisferait-il par nos temps de rationalisme irréductible ? L’Art, savez-vous où il ira chercher ses sources désormais ? Dans la religion de l’utilité. Oui, l’avenir trouvera des formes pour de belles usines, ou pour d’immortelles gares de chemin de fer ; et la peinture tournera toute au plaisir des yeux, à l’ornementation de l’architecture ; elle deviendra décorative. Voilà la vérité, Houchemagne.

Mais tout d’un coup, sous les cendres, la flamme d’autrefois se raviva en Nicolas ; il se rappela les ivresses qui avaient précédé l’exécution. de l’Ange, du Centaure, du Taureau ailé, ses extases d’Italie, le ravissement qui l’avait soulevé quand il peignait sa Sainte Agnès, ou le Triptyque de Saint François, et cette région supérieure, inexplorée de la raison, où l’emportait son rêve, où il est bon et même nécessaire d’entraîner l’humanité ; et un cri jaillit du tréfonds de son être :

— Alors, d’où suis-je sorti, moi ! et ma pauvre œuvre qui fut incomplète, c’est vrai, et misérable, mais qui était belle, je vous l’affirme, quand je la portais dans mon cerveau ! Et d’où venaient-ils, ceux qu’elle a émus, qui ont pleuré devant mes toiles, non à cause de mon dessin, de ma couleur, ou de ma composition, ou de mon talent, mais parce que je les ôtais à la laideur, à la médiocrité, à la vie. Étaient-ils donc des malades, ou des arriérés ? n’étaient-ils pas au contraire l’humanité vraie, qui comprend que la zone de l’Art dépasse celle de la vie matérielle, qui aime les vieux clochers, les cathédrales, les clairs de lune, l’inutile poésie, la légende ; celle que ne rassasie pas le réel et le tangible, qui s’inquiète, qui cherche, qui veut savoir où vont ses morts, qui veut savoir où elle va, et qui croit que l’infini ne s’exprime pas en termes algébriques ? Il y en a toujours de ces gens-là. Mon œuvre était pour eux ; et si elle est en ruine, c’est que j’y ai failli, moi, par faiblesse ; mais je vous jure qu’elle ira à d’autres, que d’autres la feront à ma place, parce qu’elle était l’Art lui-même.

Il avait des sanglots dans la voix, et les trois hommes qui l’écoutaient, ignorants du drame secret de son cœur et de l’éclipse de son génie, se regardaient sans comprendre cette extraordinaire nervosité de l’artiste. Vaupalier crut l’avoir blessé et s’excusa d’être allé trop loin, et le vieux Vaugon-Denis, non sans un certain air d’effroi, se récria. Abandonner sa série de grandes toiles spiritualistes, le genre sur lequel il vivrait toujours, jamais il ne lui conseillerait pareille. folie ce serait déconcerter le public et se tuer ! Mais fléchir un peu, consentir quelques concessions au goût des amateurs, faire la part de la grande réputation et celle des succès de vente, voilà ce qui serait la sagesse.

— Eh bien ! dit Nicolas qui s’était ressaisi, et avait repris sa résignation morne, que voulez-vous de moi ? Commandez-moi quelque chose, monsieur Vaugon-Denis.

— Ce sacré Houchemagne ! s’écria en riant Addeghem, vous allez voir qu’il nous prépare encore une surprise. Oui, oui, je sens qu’il va nous étonner une fois de plus. Quand le critique et Vaupalier, après quelques remarques sur les animaux de Fontœuvre, eurent quitté la galerie, Nicolas, resté seul avec le vieux marchand, reprit :

— Je ne plaisante pas. J’ai besoin de vendre une toile. Que veut-il, le neurasthénique ?

— Faites-lui n’importe quelle jolie petite femme que vous intitulerez du nom de quelque saison ; cela plaît toujours.

Dès le lendemain, Nicolas se mit à l’œuvre. Une jeune fille qui avait posé autrefois pour les cheveux de sa Sainte Agnès, accourut dès l’envoi d’un petit bleu. À peine chercha-t-il la pose. Toutes lui parurent bonnes. Le second jour, il commençait à peindre.

Jeanne, qui vint le soir à l’atelier où elle ne pénétrait plus que rarement depuis que la rechute de Nicolas avait brisé entre eux les derniers liens, s’écria :

— Que fais-tu ?

Et elle examinait avec stupeur cette banale bayadère. L’excessive facilité de Nicolas, ce qu’Addeghem avait appelé très proprement « la patte de Rubens », se jouait d’une étude si aisée. C’étaient toujours ces belles chairs saines et vivantes qui venaient comme à miracle sous son pinceau, et pour le visage, il était le parfait portrait du modèle. Mais, quelle insignifiance dans cette image d’une femme vulgaire ! Et Jeanne cherchait à déchiffrer l’énigme, à trouver l’idée secrète que rien ne révélait, à découvrir ici la mystérieuse inspiration qui animait toutes les autres toiles des murailles, et jusqu’au Christ inachevé, là-bas, au fond de l’immense pièce.

— Qu’est-ce que cela représente ? demanda-t-elle timidement.

— Ce que cela représente ? murmura Nicolas, les dents serrées, tu ne le devines pas ? Et bien ! cela représente mes besoins d’argent, mes besoins personnels.

Jeanne les yeux agrandis, le regardait, hésitant à comprendre.

— Il faut que je vende, continua Nicolas amèrement. Je ne suis plus qu’un tâcheron travaillant pour son salaire. Qu’importe mon tableau, pourvu que j’en sois payé !

Jeanne se détourna vers le vitrage et resta longtemps silencieuse. Au bout de plusieurs minutes, elle revint à son mari, tout en pleurs.

— Nicolas, lui dit-elle en lui prenant les mains dans un geste affectueux dont elle semblait se ressouvenir soudain, Nicolas !…

Mais elle ne put aller plus loin. Elle qui avait supporté stoïquement et sans faiblir l’aveu de la trahison, elle qui n’avait pas proféré une plainte en apprenant qu’elle n’était plus aimée, et qui avait toujours dissimulé ses larmes à son mari, perdait tout courage enfin devant la déchéance du génie de Nicolas. Voir celui qu’elle avait tant admiré s’avilir à une besogne commerciale, était au-dessus de ses forces. Elle eut une affreuse crise de sanglots dont Nicolas dut subir le spectacle déchirant. Jamais il n’avait connu d’elle qu’une douceur souriante, ou de petits chagrins qu’au temps de l’amour elle venait pleurer sur son cœur. Le désespoir d’une telle femme, sa soudaine défaillance lui causaient une pitié respectueuse et troublée.

— Ma pauvre amie, lui murmurait-il, ravagé d’émotion, ma pauvre amie, tu as subi avec héroïsme de plus cruelles blessures ; résigne-toi encore à celle-ci. L’art n’est plus, pour moi. Et c’est parce que je suis encore un peu un honnête homme, c’est par un reste de compassion pour ma pauvre conscience vaincue que je me fais mercenaire, afin d’avoir moins à rougir devant toi.

— Nicolas, reprit enfin Jeanne que cette voix. chérie ranimait, il ne faut pas, je t’en prie, il ne faut pas…

L’Inspiratrice renaissait en elle ; celle qui avait contribué aux chefs-d’œuvre de naguère ne pouvait se résoudre à la mort de l’Artiste. Amaigrie et vieillie par des mois de souffrances, elle redevenait belle et divine pour parler encore de l’œuvre devant ce qui en était la négation.

— Laisse cela, Nicolas, ce serait pour toi, pour moi-même la pire honte. C’est moi qui te le demande, tu vois bien. Tout nous était commun, que tout nous le soit encore, malgré tant de tristesses. Et tiens, n’effleurons même pas un tel sujet. Ce que j’exige de toi, c’est que tu renonces à signer des toiles indignes de toi, qui feraient une tache à ta gloire. Ne travaille plus s’il le faut, reste oisif, attends ; encore un peu de repos, et peut-être pourras-tu finir ton Christ. Écoute-moi je ne suis plus ta femme ; je suis la voix de la Destinée. Tu es fait pour de si grandes choses, Nicolas, si grandes !

— Ah ! s’écria Nicolas, emporté par un élan de son remords, ne vois-tu pas que je suis maudit ! Ils gardaient maintenant un silence désolé. À la fin, Jeanne, toute frémissante, balbutia :

— Oh ! j’ai tant prié Dieu qu’il t’arrache à cette femme !

Et Nicolas se mit à souffrir de cette phrase comme d’une menace terrifiante. Avait-elle fait cela ? et si elle l’avait fait ne serait-elle pas exaucée, elle qui était une sainte ? Était-il invraisemblable qu’il fût un jour séparé de Marcelle ? Que d’événements imprévus pouvaient survenir pour accomplir entre eux ce qu’ils n’avaient pas eu le courage de faire jusqu’au bout !

« Oh ! perdre Marcelle ! » pensait-il en frissonnant de douleur.

Et il en voulait maintenant à Jeanne dont il s’était un moment rapproché tout à l’heure.

D’ailleurs, nulle entente durable n’aurait su désormais s’établir entre eux, et, malgré les objurgations de sa femme, dès le lendemain, il reprit l’étude de blonde qu’il eut terminée aux premiers jours de novembre. Il travaillait sans honte, et même avec une sorte de paix, comme si l’humiliation d’aller à l’encontre de son rêve eût été la rançon de son péché. Sa seule pudeur en cela était de cacher soigneusement la toile les jours où Marcelle venait à l’atelier. Alors, il lui montrait silencieusement l’invariable état de ses grandes études arrêtées. Mais aujourd’hui, la grave Marcelle ne se réjouissait plus des ravages qu’elle avait apportés dans la vie de l’artiste. Ils l’effrayaient et l’attristaient davantage à mesure que l’amour, l’élevant au-dessus de son égoïsme, en faisait une vraie femme, et qu’elle échappait à elle-même pour être plus à Nicolas. Elle commençait à pressentir un amoindrissement de l’artiste, et, quand elle lui montrait ses travaux, les esquisses diverses qu’elle avait entreprises en vue de son tableau, s’il la complimentait, elle disait avec une humilité véritable :

— Que vaudront jamais les toiles sorties de mes mains en comparaison de celles que je t’ai empêché de faire !

— Ah ! qu’importe ! reprenait Nicolas, tout vibrant de bonheur, nous nous serons aimés !

Mais elle aussi connaissait maintenant une mystérieuse mélancolie qui lui arrachait des larmes quand elle était auprès de Nicolas, heureuse, fêlée, enveloppée d’une tendresse sans mesure. Elle pleurait sans savoir pourquoi, en regardant son amant ; elle pleurait en pensant qu’elle ne le posséderait jamais qu’à la dérobée, qu’elle ne donnerait jamais la paix à cette pauvre conscience bourrelée, et souvent tous deux s’étreignaient ainsi les mains à se les rompre, en savourant cet amour changé en douleur.

Lorsque Marcelle quittait l’atelier, Jeanne l’attendait en bas, au petit salon. Jeanne, des deux sœurs préférait de beaucoup Hélène si ouverte, si rieuse, et dont l’éducation lui rappelait la sienne. Mais elle choyait en Marcelle l’admiratrice de Nicolas, et elle se faisait montrer aussi les études de la jeune fille, heureuse quand elle y retrouvait l’influence de l’Idole. Parfois elle l’indiquait tout haut à Marcelle, alors celle-ci rayonnait d’orgueil et se prenait à aimer Jeanne. Désormais, sa confiance en l’amour de Nicolas l’exemptait de toute jalousie ; elle n’avait plus qu’à plaindre l’épouse abandonnée ; elle lui savait gré de chérir toujours celui dont elle lui avait volé le cœur ; et même secrètement elle commençait à l’admirer. Ainsi, par un étrange phénomène spirituel, ces deux âmes disparates se rapprochaient l’une de l’autre, de plus en plus.