Les Signes parmi nous/05

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 34-41).
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5

Le soleil lui fit mal d’abord, avec ce ciel fraîchement rétamé, la route qui était comme une page non écrite.

Il se sentait pourtant tout encouragé (de quoi on a besoin quand même,) et se mit à marcher plus vite, malgré la chaleur qu’il faisait.

Dieu nous secourt, mais c’est alors à nous de lui prouver qu’on a mérité ce secours par encore plus de zèle et de docilité à ses ordres ; en conséquence de quoi, il visa sans retard la première des maisons qui se voyaient après l’auberge ; une belle, avec une grille, des lauriers-roses dans des tonneaux peints en vert, et une sonnette à poignée de cuivre.

Ce commencement de village consiste ainsi d’abord en bâtiments assez espacés, une ou deux fermes, des granges, des remises ; c’est plus loin seulement que la route devient rue et après seulement qu’elle a coupé une autre rue, mise en travers.

Là, des métiers vous regardent venir ; le tonnelier se tenait à côté d’une grande cuve en sapin qu’il était en train de cercler.

Le tonnelier-patron pose son marteau à bout étroit sur le cercle ; l’ouvrier, levant des deux bras sa masse de fer à long manche, donne le coup à la volée.

Et voilà la tine qui vous chante : « Venez voir comment on est. » Le coup. « Venez voir, et si on tient bien… » Le coup. « On nous croirait creusées au couteau dans du cœur, mais c’est qu’on a été soignées. » Et le coup qui vient : « Ça y est… On nous croirait coulées en béton ou en fonte… » Le coup. « Comme c’est la mode à présent, mais la vieille mode vaut mieux… »

« Parce qu’on peut chanter, nous autres, et on peut se faire entendre. »

En effet, latine ne s’en privait pas, toute la rue remplie par elle, la rue même pas assez importante pour la contenir en entier ; et, se répandant par-dessus les toits, elle allait au loin dans les champs s’annoncer à ceux qui y sont et sur le lac où il y a les bateaux et les barques, des hommes dans les bateaux, des hommes dans les barques.

Caille parut, le tonnelier dit non ; et la tine tout de suite après : « Non ! »

Double réponse, Caille n’insista pas ; il entrait déjà, quelques pas plus loin, dans l’atelier du menuisier.

Le menuisier était un nommé Veyre, et était socialiste.

Marquons encore les choses ici, puisque c’est un tableau d’elles qu’on cherche à faire et noter dans l’espace la place que chacune occupe, avant d’y inscrire leurs déplacements ; il frotte avec un tampon qu’il trempe dans un bol ébréché un panneau de noyer qu’il est en train de repolir, après l’avoir râclé et passé au papier de verre.

On entend la cuve derrière le vitrage continuer à gronder et à chanter ; lui, étend du silence sous le tampon, avec la politure qui se pose par petits cercles auxquels on revient et on revient en appuyant de plus en plus : la seule musique d’ici est celle du chardonneret dans sa cage ; et, parce qu’ils sont hors de prix, on a remplacé les carreaux cassés par des feuilles de papier d’emballage.

— Le verre, on n’y peut plus songer, dit Veyre ; rien que la vie des hommes, au jour d’aujourd’hui, qui soit pour rien !

Il regarda Caille :

— Mais entrez, entrez seulement. On n’a pas peur de discuter, nous autres ; on n’a rien contre vos brochures. Toute l’affaire est de savoir avec qui vous êtes et pour qui vous êtes… Posez-moi ça sur l’établi…

C’était la brochure bleue, et cette fois il ne fut pas question de prix, Caille n’ayant rien demandé et Veyre n’ayant rien offert, mais le chardonneret se baigne.

Il se met à pleuvoir des gouttes sur la manche de Caille ; Caille :

— Je suis comme vous pour la justice, mais la justice n’est pas de ce monde.

— Hein ?

Ça se gâte déjà. Veyre s’arrête de frotter, avec des doigts rouge sang collés ensemble et le tampon collé à sa paume qu’il dut décoller en s’aidant de la main gauche :

— Et quand est-ce qu’on l’aura ?

— Dans l’autre vie.

— Taisez-vous ! taisez-vous ! (il criait à présent.) C’est ça ! rester les bras croisés ; bonne affaire pour les bourgeois !… Moi, je suis pour la justice qu’on se fait soi-même. On en a assez des cadeaux de votre bon Dieu !…

Alors il se remit à frotter, puis il dit :

— On fera la révolution.

La brochure resta près des bouteilles et flacons, toutes gluantes autour du col et aux bouchons mal enfoncés ou de travers ; encore des vernis, des copals, toute espèce de produits qui généralement sentent bon ; le chardonneret, ayant éclaboussé jusqu’aux poutres du plafond, il se balance maintenant sur sa petite balançoire, faite de deux fils d’archal et d’un bout de roseau.

Le cordonnier venait plus loin dans une chambre en sous-sol, dont la fenêtre semblait, à son extrémité d’en bas, posée à même le pavé ; la rue se rétrécissait là singulièrement ; toujours les cordonniers sont où c’est le plus étroit, où c’est le plus sombre, qui aiment à être sous terre, alors leur figure se montre à hauteur de vos chaussures, tandis qu’ils en tiennent une autre paire sur leurs genoux. Et ils font avec leurs mains un drôle de mouvement, qui consiste à les écarter, puis les rapprocher, mécaniquement ; tout à fait comme ces cordonniers de carton articulés, qu’on voit fonctionner, en guise de réclame, dans les vitrines, le jour de l’an.

Avec un gros œil comique et mobile sur le côté de leur figure : voilà que ça va, c’est remonté ; mais dans la vie également tout est remonté ; la mécanique de la vie allait, le vrai cordonnier ressemblait à un faux ; ses mains ne s’arrêtèrent nullement, quand Caille heurta, entra ; Caille ensuite monta le petit escalier très noir, aux marches de molasse tellement entamées qu’elles font pente dans leur milieu.