Les Signes parmi nous/08

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 57-74).
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Regarde pourtant comme tout est tranquille dans le pays ; regarde comme tout y est en ordre, regarde comme tout s’y explique.

Le lac a dit : « Prenez mon sable, » les carrières de molasse : « Prenez notre molasse. »

Il y a aussi des bancs de terre glaise, elle a dit : « Prenez-moi, pétrissez-moi avec de l’eau, faites-moi cuire au four. »

Et ils ont obéi. Et ils se sont décidés pour le plus pratique. Ils ont tenu compte des choses avec bon sens et simplicité ; ils se sont servi de ce sable, de cette molasse, de cette terre glaise ; et c’est ainsi qu’il s’est trouvé que ce qui est posé sur le sol sort de ce sol, et les dehors et les dedans sont en étroit compagnonnage.

Parenté qu’il y a, comme la plante est fille. Maisons qui ont, pareillement à la plante, des racines non étrangères à la terre où elles sont logées ; murs frères, murs cousins du caillou. C’est ici le pays de la solidité, parce que c’est le pays des ressemblances. Regarde, tout y tient ensemble comme dans le tableau d’un bon peintre. D’abord ils ont posé le lac, qui occupe la plus grande place ; ils ont posé le lac à plat. Puis, en bordure au lac, ils ont commencé à bâtir, en bordure au lac et jusque dedans, à cause des places où le roc affleure. Ils ont aligné là ces cubes à toits non débordants, couverts de tuiles non pas rouges, mais jaunes, non pas plates, mais bombées, celles de dessous en concavité, celles de dessus en convexité, et superposées par le bout ; voilà déjà qu’il ne va plus pleuvoir chez nous. Région du lac, région des beaux arrangements : regarde comme ils ont bien arrangé et aligné ces cubes, et ces cubes sont doubles. Ils ont pu se contenter d’eux, à cause qu’il y a l’eau devant, et, quand elle est calme, ils sont doubles. Première rangée au bord de l’eau, ils plantent un dahlia, ils plantent un laurier-sauce, ils plantent une planche d’oignons ; ces petits jardins enfermés, où l’ardeur des murs quand on entre vous saute contre, et la figue s’y fend fin juillet, laissant perler sa goutte qui colle aux doigts. Là ils sont pêcheurs, plus loin vignerons. Viennent en effet une deuxième rangée, une troisième rangée : c’est des maisons déjà plus grandes, et sans grange, ni écuries, mais avec cave et pressoir. Et puis plus loin encore vient où ils sont paysans, alors on a besoin de plus de place encore : il y a le foin, la paille, il y a sept vaches, en moyenne, un bœuf, deux chevaux, des cochons, les outils, les machines agricoles ; il faut une chambre pour l’ouvrier et deux ou trois pour la famille, outre un grenier et la cuisine ; ça commence à s’espacer. Et quand même ça reste arrangé, et ils ont tout bien arrangé, comme quand des soldats sont en ligne, utilisant le plat pour lieu de rassemblement ; des compagnies de toits sur plusieurs rangs de fantassins, avec le clocher gris de l’église qui dépasse et domine, comme un qui serait à cheval.

Ces grands villages du bord du lac, construits serré. Il y a des races, il y a des habitudes ; l’habitude est ici de voisiner extrêmement et on peut se tendre la main à certains endroits par-dessus la rue. Les toits forment croûte à distance, vaguement craquelés et fendillés pour l’œil, sous une teinte nuancée, comme est la teinte de la croûte du pain, qui va du plus sombre au plus clair ; et on dirait, en effet, à distance, un pain qui serait posé là, un pain pas bien levé, un pain un peu trop plat, mais un pain tout de même, comme pour une enseigne à ce pays du pain, — et le vin vous sera servi également, ainsi que vous l’assurent les coteaux plus en arrière.

Contentement de ceux qui sont d’ici, et contentement qu’ils avouent ; ils vous disent : « Voilà que c’est arrangé. » « Voilà le lac, ils disent, voilà nos habitations, voilà nos prés, voilà nos champs, nos vignes, nos routes, nos chemins ; on suit ces routes et ces chemins pour aller au travail et pour en revenir. Et il y a une barrière de montagnes tout autour de l’arrangement pour qu’il soit à nous plus encore. »

Une fillette de dix ans tire par la main son petit frère qui suit avec difficulté, parce qu’il a aux pieds ces gros souliers à semelles de bois appelés socques, et le secoue.

Elle regarde dans le noyer, mais les noix ne sont pas mûres. « Sale gamin ! » Elle le secoue : « Est-ce que tu viens ? ou bien, tu sais, je te lâche. Et, tu sais, le loup, eh bien ! le loup, il viendra te manger. »

Elle a sur le dos une hotte ; la hotte est couverte d’un linge blanc, parce que c’est les dix heures qu’elle porte dedans, pour son père, pour ses frères et pour le domestique.

Sur la machine rouge l’homme est assis ; le siège est tout petit, pour laquelle raison le fabricant lui a donné une forme copiée très exactement sur celles de l’homme, et le siège est tenu en l’air par une simple tige d’acier. La machine fait entendre un bruit comme une craquette de foire. Derrière la haie, à droite, il y a un verger et, à gauche, une haie aussi et, derrière, aussi un verger. On monte un peu, ça s’ouvre. Ils ont semé des pavots et du colza, cette année ; ils ont planté beaucoup de pommes de terre ; ils ont deux fois plus de blé qu’ils n’avaient ; ils ont fait un pays redevenu le pays d’autrefois, en plus du pays d’à présent ; la petite fille mouche son petit frère ; ça éclate de couleurs et des tapis divers sont étendus l’un à côté de l’autre, rien que pour faire joli, on dirait : tous ces roux, ces verts, ces violets, et du jaune, du blanc, du rose. C’est en légère inclinaison d’abord pour mieux s’offrir (la machine s’en va,) puis commence la vraie pente assez raide, qui s’appuie à son tour vers l’ouest à un plus haut mont.

Le lac, le village, les champs, les prés, les vignes : le reste, ne t’en inquiète pas. Ne t’inquiète déjà plus de cette crête rocheuse qui se voit, surplombant le haut du coteau, et encore moins, plus sur la gauche, de ce mur bleu-noirâtre, en soutien au ciel, qui est le Jura. Inquiète-toi seulement du pays et seulement, ensuite, de ce ciel en retour sur toi. Parce qu’il compte, lui aussi, quand même. Tu le vois blanc déjà vers cette fin de matinée, et comme une voûte de maçonnerie qui aurait été passée au lait de chaux. Solide, lui aussi, tranquille, avec un peu de dureté, surtout aujourd’hui, mais plus solide que jamais, plus tranquille, et sûr qu’on n’y a rien vu passer, nous autres, dites donc, et aucun Signe n’y est apparu. Pas le plus petit nuage, pas même une vapeur à l’intérieur de son bombement. Ciel de chez nous, pensent-ils encore, et sont dessous en confiance, ayant travaillé dès le petit jour, dont ils escomptent le produit. Beaucoup se reposent déjà, ayant retourné les derniers froments avec le manche de la fourche qu’on glisse par-dessous la natte des fétus, et on la fait tourner sur elle-même. Ils se reposent à l’ombre et dans l’étagement. Des fois il n’y a qu’un buisson et rien conséquemment qu’une petite maison d’ombre derrière ; d’autres fois, au contraire, un très grand rond est dessiné, alors y tient, bien sûr, sans peine la famille entière. Le maître a les mains autour des genoux, la femme est assise dans sa jupe. Le bras du domestique s’allonge contre son corps, il tient sa joue contre son poing. L’ouvrier, couché à plat ventre, est fait de deux morceaux, à cause de sa chemise blanche et de son pantalon de coutil. Et il n’y en a qu’un qui n’ait pas encore dételé, c’est le grand-père, qui est très vieux. Il va, il vient, se baisse, regarde à terre, hoche la tête, parle tout seul ; il a ses besognes à lui, et on ne sait pas bien lesquelles, mais on fait attention de ne pas le contrarier ; et cependant l’enfant qui crie est soulevé vers où le corsage, s’ouvrant, laisse à présent sortir, laisse pendre : alors le chat qui miaulait ne miaule plus.

Est-ce qu’on distingue les Signes ? quels Signes y aurait-il ici ? On ne voit que tranquillité, régularité. Ciel et terre, hommes, choses, tout qui déclare : tranquillité, déclare : régularité. Besogne tranquille, réglée ; on a sa ligne de conduite, on n’a pas envie d’en sortir. Monte seulement encore un peu pour mieux voir, si tu veux. Plus haut, les murs commencent ; un morceau de ces murs taché de vert pâle s’est avancé : c’est seulement alors qu’on constate le pulvérisateur, la lance du pulvérisateur. Ils sont ici en train de peindre leurs vignes vert-bleu, et se sont peints eux-mêmes, des pieds à la tête, par la même occasion, — le pantalon, la blouse, les mains, la figure, le chapeau, — la barbe pleine de ce vert, de ce vert jusque dans les yeux ; et c’est ainsi que, quand ils s’avancent contre les ceps pas encore sulfatés, ils ont l’air d’un pan de mur qui s’avance. Mais tranquillité là aussi, toutes ces vignes tranquillité, la bande des coteaux en arrière-fond tranquillité ; et assure-toi encore une fois de tout, maintenant que tu peux tout voir et l’œil porte si loin qu’il veut de tout côté : une barque là-bas pendue en l’air, plus près une voile posée sur un toit comme un papillon sur la fleur, un papillon plus gros que la fleur, une fleur un peu fanée…

Prran…

Qu’est-ce que c’est ? un train passe. On voit la toute petite garde-barrière être debout, avec son drapeau rouge, à côté de sa maison ; le train la cache un instant…

Pan… pan… pan…

La garde-barrière reparaît ; on voit ce lézard noir s’en aller, traînant derrière lui sa longue queue articulée ; la garde-barrière rentre chez elle.

Pan… pan… pan… pan…

Ils se lèvent pour essayer de voir, ils mettent la main au-dessus de leurs yeux, ils sont trop loin pour voir.

Pan… pan… pan…

Une femme lève les deux mains jusqu’à hauteur de ses oreilles comme pour les boucher avec ses doigts, et puis ne le fait pas ; ils se sont arrêtés de manger là où ils mangeaient, ils se sont mis debout où ils étaient assis…

Pan… prran… prran… pan… pan…

— Mon Dieu ! est-ce vrai ? encore un !

Prran… prran… prran… pan… pan…

— Qui est-ce ?

— Tais te voir !

Prran… Et quelques-uns descendent la route ; d’en haut on ne voit rien, on est trop loin ; mais, quand même, si on s’était trompé !

Quand tout ainsi est silence, que tout est tranquillité, l’espace, le trou que fait le lac, comme un trou d’air, un autre ciel, les bateaux qui pendent dedans, prran… prran… pan… pan… ces cultures à nous, les bien connues de nous, cette terre éprouvée, tant caressée de fois par nous, — quand même si on s’était trompé !

Si la terre ment ! Si tout ment !

Pan… prran… pan… pan…

Il y en a qui courent, ils suivent une première petite rue, une autre, ils tournent, ils arrivent à la grande : c’est là, c’est dans la grande, le tambour va devant, à présent on ne voit que trop ; mon Dieu ! encore un ! Ça fait sept ! Sept sur trente qu’ils étaient partis !

La chose vous est remise devant les yeux et est posée à nouveau devant vous ; ils meurent l’un après l’autre, prran… prran… pan… pan… pan… les plus jeunes, les plus forts, les mieux portants ; on les avait envoyés sur leurs deux pieds, ils vous reviennent dans une caisse ; on les avait envoyés en pleine santé, faisant plaisir à voir, grands et gras, gros et forts, ils vous reviennent fermentés, on n’ose pas ouvrir, ils vous font peur ; avant d’être morts, ils deviennent noirs, vite on ferme le couvercle sur eux, on le visse ; ne le dévissez pas, il fait chaud, ils ont voyagé, on les a mis dans le fourgon à bagages…

Prran… prran… pan… pan…

Le tambour va seul devant ; derrière c’est quatre soldats sur un rang.

Prran…

C’est quatre soldats sur un rang.

Pan… pan… pan…

C’est quatre soldats sur un rang qui vont au pas, mais pas le pas qu’ils ont ordinairement, un pas différent, un pas bien plus lent ; à côté c’est le commandant.

Quatre porteurs aussi, parce que c’est pesant ; pan… prran… pan… pan…

Ils ont mis le drapeau sur la bière pour faire ornement.

Et à côté de lui six hommes, lui qui ne voit plus, ni n’entend.

Trois à sa gauche, trois à sa droite, le fusil sur l’épaule et lui, ah ! mon Dieu, pour lui c’est fini, jamais plus, jamais plus il ne se servira de son fusil.

Prran… prran… prann… pan… pan…

Un enterrement militaire, encore un de ces enterrements, oh ! regardez le pauvre père qui suit : il n’avait que ce fils en âge de l’aider, ce fils lui a été repris.

Regardez-moi la peine qu’il se donne pour se tenir droit et aller quand même ; ces deux petits sont ses deux autres fils et puis il y a le grand-père, ce vieux qui marche avec une canne…

Prran… prran… pan… pan…

Dans d’autres pays, du moins, quand ils meurent, on sait pourquoi, on sait comment, leur mort sert à quelque chose ; ils reçoivent un éclat d’obus ou une balle ; c’est pour leur pays qu’ils meurent, ils voient les ennemis s’en aller de chez eux, mais les nôtres ?

Ils auraient mieux aimé se battre, ils n’ont pas pu. Il leur faut mourir pour rien. Il faut qu’ils nous soient pris sans utilité pour personne ; ils nous étaient pourtant utiles, à nous…

Prran…

Dans des hôpitaux, dans des hôpitaux, point de blessure, point de trou, point de plaie, rien qui se voie ; une maladie de dedans, on ne sait pas, une espèce de peste, mon Dieu ! ils étouffent, ils deviennent noirs ; pourquoi est-ce qu’on nous les a pris ?

Pan… pan…

Le bruit du tambour commençait à s’éloigner, le cortège arrivait dans le bout de la rue. On ne voyait déjà plus ceux qui allaient en tête ; les deux derniers seulement, encore un instant, furent vus, c’était le domestique et un cousin, deux jeunes gens ; ils étaient en dimanche ; ils étaient habillés comme quand on va aux filles, avec un chapeau de feutre noir, un vêtement gris foncé ; le col blanc tout propre dépasse un peu le collet du veston, parce qu’on met un col dans ces occasions.

Prran… ça meurt ; écoute, je n’entends plus rien ; c’est qu’ils ont tourné.

Il n’y a plus les murs des maisons pour agrandir le son, lequel au contraire est mangé par le vide d’au-dessus les champs ; là-bas, après qu’on a tourné, et on suit un temps le chemin et au bout du chemin est un portail de pierre.

Le cimetière avec ses murs qu’ils n’ont pas eu besoin encore d’abattre, mais qui sait, si ça continue ?…

On ressaute, c’est les trois salves : on tire à blanc à côté du trou.

On tire trois fois en l’honneur du mort, c’est l’adieu des soldats à un soldat, adieu, camarade ! — une fois, deux fois, trois fois, — comme quand un charretier, habile à manier le fouet et fier de son habileté, s’amuse.

Et puis plus rien, plus rien du tout ; le bruit d’ensuite ne s’entend pas à distance.

Quand ils commencent à prendre les mottes et d’abord les laissent tomber avec précaution une à une, faisant descendre le manche de la pelle le plus qu’ils peuvent dans le trou.