Les Signes parmi nous/21

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 154-167).

21

La plus large des rues est en travers des autres, qui vont dans le sens de la rive, et celle-là du nord au sud.

Il y eut du monde, encore plus de monde ; on a vu, parmi tout ce monde, passer le ménage Mudry, lequel ménage Mudry revient de faire du bois dans les forêts de la commune ; c’est un droit qu’ont les pauvres gens depuis la guerre.

Le ménage Mudry passe avec son bois ; la mère tire, le père pousse, trois des enfants suivent à distance, le plus petit est assis sur le tas. Longue route ; ils sont bien fatigués. Et on le voit assez aux pieds de la mère Mudry, qu’elle traîne sur le pavé dans des bottines à élastiques crevées, — dont on ne voit guère, d’ailleurs, que les pieds, le haut de sa personne étant caché par le surplombement.

Ça pend de tout côté, ça râpe la terre par derrière, la charrette n’a plus de roues ; le gros buisson que c’est a l’air de glisser à ras le pavé ; et les branches dont il est fait sont des branches de toute sorte (frêne, chêne, sapin, hêtre, verne) et il faut dire encore que la plupart sont vertes, mais où est le temps qu’on avait du bois sec ?

« Moi, je mets la quantité qu’il m’en faut pour le lendemain dans le four de mon fourneau ; il sèche à mesure ; » le ménage Mudry a passé ; les hirondelles sont descendues encore ; sans le vouloir, quand on les voit venir, on fait avec la tête un mouvement de côté.

— Elle avait plié des draps toute la nuit, c’est pourquoi elle était tellement fatiguée. Elle m’a dit : « Et puis pas seulement les bras… »

Parce qu’ayant plié ses draps, elle s’était mise à les compter, et comptait jusqu’à cent, puis avait peur de s’être trompée, et elle recommençait à compter…

C’est Madame Crisinel qui raconte la mort de sa sœur à une de ses connaissances : « Elle avait quarante-deux. »

— Alors pas rien que les vieux, comme vous voyez ! Les vieux, les pas vieux, les très vieux, les pas très jeunes, les très jeunes ; ah ! misère de nous !

Elles disent cette chose encore, mais on ne va plus en avoir le temps, à cause des changements et des changements et des changements.

Non qu’ils se fassent tout d’un coup, mais c’est comme quand la flamme prend à une place : elle a vite fait de prendre partout.

Déjà on a commencé à entendre le lac, bien qu’il n’y ait pas encore de vent.

Et, à présent, est-ce le lac ? non, le lac s’exprime autrement.

Ça ne vient pas non plus d’où vient le lac, ça vient du côté de la verrerie ; la chose n’est pas pour étonner quand on sait l’espèce de gens qui y travaillent depuis la guerre.

Et tout-à-coup le petit tambour bat ; une femme a dit : « Oh ! non, pas ça ! »

Elle s’est sauvée chez elle, elle a fermé sa porte.

Caille l’a suivie, il cherche à ouvrir, mais la porte est fermée à clef. Caille qui marchait devant le tambour, et il cherche à ouvrir.

Elle ouvre sa fenêtre :

— Allez-vous en, je vous dis ! Laissez-nous tranquilles ! Comme s’il n’y avait pas déjà assez de malheurs !…

Seulement, il est poussé à présent ; il aurait beau ne pas vouloir, on veut pour lui ; quelqu’un veut pour lui, ce quelqu’un lui dit : « Va ! » il va ; le cortège des gamins a continué son chemin : « Voulez-vous vous sauver, vous ! Même les enfants qui s’en mêlent ! »

Qu’est-ce qu’ils ont ? Ils sont enragés : « Voulez-vous filer ! on vous dit !… »

La mère de celui qui tient le drapeau vert et blanc lui court après, mais il court plus vite qu’elle.

Et ce ne serait rien encore sans cet homme avec ses brochures, mais voyez-vous le front qu’il a de vous aborder comme il fait, on a beau ne pas l’écouter, il parle ; on se détourne, il fait le tour de vous ; et pour ce qu’il a à vous dire ! Tous les malheurs qu’il fait lever ! Il vous annonce la fin du monde. Il dit qu’il faut vite se repentir, sans quoi on n’aura plus le temps. Il dit que les temps sont venus ; le ciel va tomber, la terre va s’ouvrir, les morts sortiront. « Taisez-vous ! » il ne se tait pas. Il vend ses brochures, les choses y sont écrites ; même quand il n’est plus là, il est là. Il sait bien ce qu’il fait, allez ! et qu’on est curieuses et qu’on n’a pas la tête forte. Et, voyez-vous ? en voilà déjà une ! Écoutez, elle dit : « Qui sait ? » Déjà une ! C’est la femme du grand Lambelet et pourtant elle ne se laisse pas si facilement manier d’ordinaire, eh bien : « Il a peut-être raison. » Voilà où elle en est ! Il faut dire qu’il fait un drôle de temps. On ne tient plus debout. Je n’ai jamais eu si soif de ma vie. À tout moment, je vais boire au seau de la cuisine ; est-ce parce que l’eau est trop fraîche ? elle me met le feu au palais. Plus je bois, plus il me faut boire. Et puis ces morts, ces maladies, sans compter toutes les horreurs qui se font par le monde. Et voilà, il vient, il vous dit : « C’est annoncé. » Et le mauvais temps aussi est annoncé. Il fait lever le mauvais temps. Parce qu’il est parlé d’un grand feu qui s’allumera et ça commencera par des tonnerres et des tremblements de terre… Alors, alors, si c’était vrai ?…

Elle voit l’hirondelle raser le pavé, tourner à angle droit, longer le mur ; l’hirondelle jette son cri.

« Le voilà ! »

Caille sort d’une maison, entre dans celle d’à côté.

— Empêchez-le !

Comment l’empêcher ? Et puis encore, s’il disait vrai ?

Et une qui parle bas : « Moi, je crois qu’il dit vrai, tu sais. »

On a vu venir un nuage ; on dirait un oiseau à tête de cheval.

Regardez, quelle vitesse ! Eh bien, est-ce qu’il y a du vent ?

Elles regardent le ciel, qui est comme de la terre mouillée ; le nuage qui passe dessus est tout pâle… Il est annoncé.

Le Livre dit que des Chevaux Ailés viendront, un Roux, un Noir, un Pâle ; et le Roux bannira la paix : est-ce qu’on n’est pas en guerre ? le Noir tiendra une balance et le prix des choses dont on a besoin pour vivre sera doublé ; est-ce que ce n’est pas déjà fait ? le Pâle, le Pâle, lui, s’appelle mort et sépulcre.

— Compte voir un peu seulement, dit cette cinquième, rien que depuis une semaine ça en fait huit !

Mort et sépulcre.

— Autant en une semaine à présent qu’au temps d’avant en une année… Alors, si c’était le Cheval !

Elles défont ce groupe, elles en refont un. Et Caille qui sort à nouveau : vite elles rentrent, elles, dans l’allée et quand il est de nouveau entré, c’est à elles de ressortir, parce qu’elles ont peur à la fois et sont attirées : « S’il venait vers nous, qu’est-ce qu’on ferait ? » « Moi j’aimerais quand même entendre ce qu’il dit. »

Elles cherchent alors des yeux le nuage, il n’est plus là ; passé, parti. Comment est-ce qu’on l’appelle déjà ? Mort et sépulcre.

Mort et sépulcre ! À qui le tour ?

Et la réponse n’a pas tardé : c’est le tour du pauvre Aloys : le cœur lui a cassé comme casse une branche sèche.

Il est mort, il vient de mourir, c’est son tour ; neuf alors, vous entendez bien, neuf en huit jours !

Un enterrement aujourd’hui, deux demain. Et après-demain, qu’est-ce que ce sera ?

On voit encore briller un petit moment l’aiguille d’or de l’horloge, l’aiguille d’or s’éteint.

Les pierres ont de la chance qui ne pensent pas et ne sentent rien ; on voudrait être comme les pierres qui ne pensent ni ne sentent. L’aiguille s’est éteinte, le coq, un instant après, s’est éteint ; tout prend une couleur comme si on avait des lunettes noires ou comme quand on brûle de la broussaille et une grosse fumée brune se met entre le jour et vous.

Et là-bas, contre la pente de l’eau, il y a toujours Pinget et son aide ; ils sont tout clairs contre la pente. Elle est comme un toit d’ardoise lavé par la pluie, ils sont blancs contre elle et devant (cette pente d’eau là, qui monte, monte encore, puis casse ; et elle est pour finir une ligne droite sur rien.)

Ça bouge sourdement sous eux, ça fait un mouvement comme quand la chenille rampe. Point de vagues et on est soulevé. Ça monte et ça redescend sur place. Ce n’est pas pour les yeux, c’est pour les jambes et pour le ventre. Et aussi ce bruit qu’il y a, comme quand une pendule bat, ces grandes vieilles à caisses comme des cercueils dressés, et elles battent à gros coups sourds qui semblent venir de dessous la terre.

Il faut croire que même le poisson n’est pas rassuré ; on n’a rien pris. Signe que ça va se gâter tout à fait, quand il descend ainsi vers le fin fond où il se tient à plat, comme des couteaux mis en tas sur une table de cuisine ; pas la peine de continuer ; passe-moi le filet, Félix ; mais est-ce qu’ils en font du bruit, aujourd’hui !

Ils regardèrent tous les deux ; ils virent seulement que le ciel avait baissé encore au flanc du mont, gagnant insensiblement vers en bas, comme fait le niveau de l’eau dans un bassin de fontaine qu’on vide.

Et ils ne virent rien de plus, mais, si on ne voyait rien, on entendait. Et c’était à présent comme s’ils regardaient avec les oreilles, à cause que ce grand cri occupa une place dans l’espace qu’ils visaient, l’occupa un peu de temps, ne l’occupa plus.

Un accordéon l’avait remplacé.

Et écoutons pendant qu’on peut ; bientôt, en effet, la voix des joueurs de harpe, des musiciens, des joueurs de flûte et des trompettes ne sera plus entendue ; alors écouter un moment encore, parce que bientôt on ne pourra plus.

Ceux de l’auberge coururent à la fenêtre, adieu le drapeau vert et blanc. Ils voient un drapeau couleur de sang. Une des ouvrières avait prêté son mouchoir de cou, et ces autres, l’ayant attaché dans le bout d’une perche à haricots, ils l’avaient fait marcher devant, étant derrière sur quatre rangs.

L’accordéon se tord, se détord ; eux se donnent le bras autour ; quand ils virent l’auberge, ils se mirent à siffler.

Dommage qu’on n’ait pas son fusil, mais ils sont pour le moment trois fois plus nombreux que nous, on fait le poing dans sa poche. Huées, sifflets, et Clinchant :

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

Ils mettent un doigt de chaque main dans la bouche et soufflent de toutes leurs forces, sans que l’accordéon s’arrête de faire dégringoler ses notes qui font penser à des pommes de terre quand on attaque le tas d’en dessous ; quelques-uns avaient leurs cannes de verrier qu’ils portaient sur l’épaule, comme des commencements de fusils ; et les femmes plus loin :

— Mon Dieu !

C’est tout ce qu’elles ont dit.

On rentre vite chez soi, on regarde de derrière les contrevents.

— Ou bien des fous, ou bien des brigands, voilà le monde à présent.

Et on vit tourner le cortège, on le vit suivre la grande rue, suivre à nouveau d’un bout à l’autre cette autre rue : c’est l’affaire qu’on soit vu.

Et de bien faire comprendre à tout le monde ses intentions, qui on est, ce qu’on veut ; comme le fait déjà, assez, n’est-ce pas ? notre drapeau, capitalistes que vous êtes quand même !…

Tourne le cortège.

Tourne encore une fois le cortège. S’en retourne d’où il est venu.