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Les Stances érotiques, morales et religieuses de Bhartrihari/00

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PRÉFACE.


L’importance, au point de vue de la science du langage, de la philosophie et même de l’histoire à l’état inorganique, des monuments de la littérature indienne, surtout de ceux qui remontent à l’époque védique, n’est plus aujourd’hui révoquée en doute par personne ; mais s’ils marchent incontestablement de pair sur ce terrain avec ce que l’antiquité classique nous a légué de plus précieux, il serait téméraire de risquer la même affirmation relativement à leur valeur littéraire. Il est non moins certain, qu’à cet égard, les meilleurs ouvrages sanscrits ne sauraient être comparés aux chefs d’œuvre de la Grèce et de Rome. Non-seulement le caractère spécial de la civilisation de l’Inde s’est opposé à l’éclosion de l’éloquence en général et de l’histoire oratoire et philosophique ; non-seulement les bords du Gange n’ont vu naître ni de Démosthènes, ni de Thucydides, ni de Cicérons, ni de Tites-Lives, ni de Tacites, mais, même dans les genres qui se sont développés parallèlement de part et d’autre, l’avantage est toujours resté aux occidentaux, et Vâlmîki est aussi loin d’Homère que Kâlidâsa de Virgile. Cependant et sans entrer dans un examen détaillé de la question qui m’entraînerait trop loin, je ne crois pas me tromper en disant que la littérature sanscrite classique est de toutes celles qu’a produites l’Orient la plus digne à tous égards d’être connue de nous. Elle est riche, variée et originale ; elle est l’expression de la vie intellectuelle d’un peuple dont l’origine est la même que celle des nations de l’Europe ; elle embrasse dans son vaste développement une longue suite de siècles ; elle nous révèle toute une forme de la civilisation humaine qui nous serait inconnue sans elle. J’ajoute qu’indépendamment de ces côtés si divers par lesquels les ouvrages sanscrits sont en mesure d’intéresser même ce qu’on est convenu d’appeler le grand public, ils présentent assez d’agrément, et j’oserai dire de beautés, pour flatter le goût des dilettantes, assez de traits caractéristiques et de particularités inédites pour stimuler l’appétit des curieux et assez de similitudes ou de contrastes avec les productions littéraires de l’Occident pour agréer aux critiques. Je ne parle pas des savants, des philosophes et des littérateurs de profession pour qui tous les fruits de l’intelligence humaine sont à ce seul titre profitables et remplis d’enseignements.

Ce n’est donc pas, ce me semble, me proposer une tâche vaine et stérile que de vouloir mettre à la portée de tous la fleur d’œuvres si dignes d’attention, d’étude, et parfois même d’admiration. Celles, du reste, que j’ai l’intention de traduire, ou ne l’ont pas encore été en notre langue, ou attendent encore pour la plupart, malgré les travaux dont elles ont fourni la matière, un introducteur auprès du public lettré proprement dit. J’entends que ces traductions ont été faites sur des textes insuffisants et fautifs, quand elles ne sont pas défectueuses au point de vue de la fidélité et du style, ou trop exclusivement scientifiques et dans des rapports de vassalité trop servile à l’égard de la linguistique et de la philologie.

Est-ce à dire que j’aie l’intention de sacrifier l’exactitude à l’élégance ? Rien n’est plus loin de ma pensée. En allégeant, autant que possible, mes traductions de tout appareil érudit, en donnant dans la mesure où elle le comporte un tour moderne et occidental à la phraséologie indienne, j’ai le ferme désir de n’omettre aucun trait essentiel et caractéristique des originaux. Je veux rendre tout entière et avec sa couleur propre la pensée de mes auteurs, mais en m’imposant en même temps la loi d’essayer de plaire. En résumé, si j’atteignais à mon idéal, l’indianiste pourrait me consulter avec confiance et le lettré ne serait pas rebuté par un style qui, sous prétexte de littéralité absolue et d’exégèse grammaticale, encourrait à juste titre le reproche d’être incorrect, diffus et obscur. Tel est mon dessein : les critiques qui daigneront s’occuper de mes travaux verront si j’ai réussi dans une certaine mesure à le réaliser en mariant l’agréable à l’utile, bien qu’en pareille matière cet antique problème soit aussi difficile à résoudre que de s’asseoir sur le tranchant d’un glaive, pour me servir d’une comparaison un peu hyperbolique, empruntée au poète que je présente aujourd’hui à mes lecteurs, — Bhartrihari.

Qui était-il ? D’où était-il ? À quelle époque a-t-il fleuri ? sont trois questions auxquelles il est également difficile de satisfaire d’une manière précise dans l’état actuel de nos connaissances sur l’histoire littéraire de l’Inde ancienne. Il y a bien une légende qui répond à tout. À l’en croire, Bhartrihari aurait été le frère et le prédécesseur du célèbre Vikramâditya qui régnait à Ujjayinî, capitale du royaume d’Avanti ou de Mâlava, situé dans la partie nord-ouest de l’Inde, vers l’an 56 avant J.-C. Mais pour admettre ces données, il faudrait bouleverser tout ce qui est considéré comme acquis sur la chronologie littéraire de l’Inde. En s’appuyant sur les dates généralement admises, deux circonstances s’opposent absolument à ce qu’on fasse remonter les stances attribuées à Bhartrihari, du moins dans leur ensemble, à une époque aussi reculée que le premier siècle avant l’ère chrétienne : c’est le caractère souvent très-artificiel du style dans lequel elles ont été produites et l’état d’avancement des doctrines védantiques, telles qu’elles sont exposées dans les distiques religieux de notre poëte. Il semble impossible, en effet, à en juger par ces indications, de considérer comme contemporaines des grands poëmes épiques, d’un style en général fort simple, ces stances écrites avec tant de recherche, et même d’en fixer la composition à une époque précédant celle où vivait le grand organisateur du védantisme, Çankara Achârya, c’est-à-dire au viie ou au viiie siècle avant J.-C. ; et contrairement à ce que j’ai avancé dans mon Étude sur les Centuries de Bhartrihari, où je croyais pouvoir en limiter la date entre le iie siècle de notre ère et le ve, je serais tenté de la placer maintenant entre le viiie et le xe, au moins pour la première centurie et la troisième.

Si le style de Bhartrihari fait souvent la part trop large aux jeux de mots de toute espèce pour ne pas nous obliger à regarder les petits poèmes qui portent son nom comme d’une époque assez basse, la pensée est heureusement restée chez lui plus naturelle que l’expression. Les trois catégories de distiques dans lesquelles il a tracé de brèves images s’appliquant aux faces diverses de chacune de grandes divisions de l’activité de l’homme — le plaisir et l’amour, la conduite civile et les rapports sociaux, les spéculations religieuses et le souci des choses d’outre-tombe — sont semées d’idées gracieuses, justes, profondes, et quelquefois sublimes.

Bhartrihari n’est pas moins remarquable par la variété et la vivacité de ses tours. Chose rare dans l’Inde, le poëte qui obéit aux mouvements spontanés de la pensée et dont l’émotion ou la passion guide la plume perce souvent chez lui sous le versificateur occupé d’allitérations puériles ou de comparaisons dont la rhétorique fait tous les frais.

La chaleur et le naturel de nos stances résultent d’une disposition d’esprit particulière à l’auteur. Il a pris la vie terrestre au sérieux et n’a pas dédaigné d’observer les choses humaines. La plupart des autres poëtes sanscrits sacrifient tout à l’idéal ou plutôt à l’imaginaire ; le nôtre a eu souci de la nature et de l’homme. En le lisant, on prend à quelques égards une idée assez précise et assez diverse de l’aspect et surtout des mœurs de l’Inde vers les premiers siècles du moyen âge. Son œuvre nous est d’autant plus précieuse que de tels renseignements sont plus rares dans la littérature indienne.

Ces divers titres ont valu au petit livre de Bhartrihari une quasi popularité en Europe, du moins auprès des indianistes. Le texte de ses trois séries de cent distiques[1] chacune a été fréquemment édité et traduit.

Par un hasard assez étrange, une partie des stances de Bhartrihari a été introduite en Occident longtemps avant qu’on n’y connût l’existence de la langue et de la littérature sanscrites. Un pasteur protestant, appelé Abraham Roger, qui avait passé aux Indes orientales en 1640, en rapporta les matériaux d’un livre qu’il fit paraître en 1651, sous le titre d’Histoire de la religion des Brahmes, et dans lequel était contenu « deux cents proverbes du sage Bartrouherri traduits sur la version hollandaise du brahmine Padmanaba. » C’étaient les stances morales que Roger intitulait : « De la conduite raisonnable de l’homme, » et les stances religieuses désignées sous ce titre : « Le Chemin qui conduit au Ciel. » Quant à la centurie de l’Amour, le brâhmane Padmanaba, mû par un sentiment de pudeur que lui suggérait la licence de certaines stances, refusa de l’expliquer à Roger. L’ouvrage du pasteur fut traduit en français par le médecin Thomas Lagrue, sous le titre de : Théâtre de l’idolâtrie ou la Porte ouverte pour parvenir à la connaissance du Paganisme caché, etc. Amsterdam 1670. Inutile de dire que la pensée de Bhartrihari traduite, par un brahmane, du sanscrit en hollandais et, par Lagrue, du hollandais en français, ne nous est parvenue ainsi qu’extrêmement défigurée.

Près de deux siècles s’écoulèrent avant que la publication du texte original ne permît aux savants d’Europe de prendre une connaissance directe des stances du poète indien. Un Allemand, le savant Bohlen, en publia en 1833 à Berlin la première édition européenne[2] Le texte sanscrit était accompagné d’une traduction latine et d’explications et de notes très-nombreuses et très-étendues. En dépit de l’érudition de Bohlen, l’insuffisance des manuscrits et le peu de ressources dont disposait à cette époque la philologie sanscrite ne lui permirent pas de surmonter toutes les difficultés d’une pareille tâche, dont les résultats restèrent nécessairement défectueux à certains égards. Mais de nombreux travaux postérieurs améliorèrent insensiblement le texte. Citons l’édition d’Hæberlin dans son anthologie sanscrite (Calcutta 1847) ; la traduction grecque de la deuxième et de la troisième centurie par Galanos ; les Variæ lectiones ad Bohlenii editionem Bharthriharis sententiarum pertinentes e codicibus extractæ, par Schiefner et Weber, Berlin 1850 ; l’édition de la deuxième centurie dans la chrestomathie de Benfey, Leipzig, 1853 ; la recension de Schütz et de Stenzler ; trois éditions indiennes lithographiées parues vers 1860. Cette série de publications relatives à notre auteur, a rendu possible l’édition excellente et, pourrait-on dire, définitive qu’en a enfin donnée M. Otto Bœthlingk dans ses Indische Sprüche, Saint-Pétersbourg 1863-1865. Elle est accompagnée d’une très-bonne traduction allemande et des variantes fournies par les éditions précédentes ; c’est celle qui a servi de base à ma traduction, comme elle avait déjà fourni les éléments de mes Études sur les Poètes sanscrits de l’époque classique. Bhartrihari, les Centuries. Paris, Maisonneuve et Cie, 1871.

Indépendamment de la traduction française partielle et de troisième main de Lagrue, les stances de Bhartrihari ont été publiées en notre langue par M. Hippolyte Fauche (Bhartrihari et Tchaaura. Paris 1852. Franck), le traducteur laborieux de Kâlidâsa, du Râmâyana et du Mahâbhârata. La mémoire de M. Fauche a droit à beaucoup d’indulgence, car il a beaucoup travaillé et, à ce qu’il semble, avec une grande bonne foi ; cependant il faut bien dire que sa traduction de Bhartrihari faite sur l’édition de Bohlen, participe nécessairement aux défauts du texte dont il s’est servi, et, chose plus grave, que, dans son respect exagéré pour l’original sanscrit, il a traité le français avec un dédain devant lequel l’orthographe même n’a pas toujours trouvé grâce.

Pour établir la supériorité de son interprétation sur celle de Lagrue, M. Fauche a mis en regard l’une de l’autre quelques stances traduites par son prédécesseur et par lui. Je me permettrai de l’imiter pour une stance seulement prise parmi celles qui lui ont servi à cet usage, la vingt-troisième de la centurie du renoncement[3].

TRADUCTION DE M. FAUCHE.
 
LA MIENNE.
Ce qu’il y a de plus propre à casser le nœud qui retient liés à nous les honneurs grands et désirés ; ce qui est pour un bouquet des plus éminentes vertus ce que la lune est pour le nymphéa épanoui qui se fane à son flambeau nocturne ; ce qui est comme une hache qui sape l’arbre de l’aimable pudeur ; c’est le ventre, ce vase difficile à remplir et qui produit la misère.   Ce pot difficile à remplir qu’on appelle le ventre se plaît à contrefaire : comme le voleur, il est très-habile à couper la bourse de la dignité ; comme la lune dont le pur éclat fait fermer les lotus de jour, il éteint toutes les meilleures qualités ; comme une hache, il tranche la liane luxuriante de l’honneur.

Cette comparaison faite, et dans les conditions les plus favorables à M. Fauche, je demanderai au lecteur, en prenant congé de lui, si, dans l’hypothèse où les stances de Bhartrihari sont dignes d’être traduites en français, le travail de M. Fauche pouvait être regardé comme suffisant ? Je doute peu d’obtenir une réponse qui ne soit la justification de mon entreprise.



  1. Bien qu’elles portent le titre de Centuries et que dans cette traduction je ne fasse figurer que cent distiques par série, les éditions en contiennent un peu plus. Je me suis arrêté au chiffre rond parce que la plupart des stances supplémentaires ne sont pas les meilleures et qu’on ne paraît pas bien fixé encore sur leur nombre.
  2. Elle avait été précédée d’une édition indigène fort défectueuse (Serampour, 1804.)
  3. Voici le texte de cette stance :

    Abhimatamahâmânagranthiprabhedapatîyasî
    Gurutaragunagrâmâmbhojasphutojjvalacandrikâ |
    Vipulavilasallàjjâvallîvidârikuthârikâ
    Jatharapitharî dushpûreyam karoti vidambanâm. ||