Les Théories de la chaleur/03

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LES THÉORIES DE LA CHALEUR

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III[1]



CHALEUR ET MOUVEMENT

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I

« La chaleur est le résultat d’un mouvement, lisons-nous dans les notes posthumes de Sadi Carnot. Alors il est tout simple qu’elle puisse se produire par la consommation de puissance motrice et qu’elle puisse produire cette puissance… Mais il serait difficile de dire pourquoi, dans le développement de la puissance motrice par la chaleur, un corps froid est nécessaire, pourquoi, en consoïnmant la chaleur d’un corps échauffé, on ne peut pas produire du mouvement. »

La théorie de Carnot, telle que son auteur l’avait développée, était manifestement en contradiction avec l’hypothèse que la chaleur est un mouvement ; elle contredisait la loi de l’équivalence de la chaleur et du travail qui, elle, découle logiquement de cette hypothèse. En changeant les bases de cette théorie, en la faisant reposer sur l’axiome : tout cycle de Carnot qui fait passer de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud exige un travail fourni par les forces extérieures, Clausius a fait disparaître cette évidente contradiction ; la théorie de Carnot, telle que Clausius l’a développée, ne heurte plus la loi de Mayer : elle n’est plus explicitement incompatible avec la théorie mécanique de la chaleur ; en résulte-t-il qu’elle soit compatible avec elle ? L’une des théories repose sur l’hypothèse que la quantité de chaleur dégagée par un corps qui change d’état équivaut, en partie, à la perte de force vive éprouvée par les molécules de ce corps, en partie au travail effectué par, les forces extérieures ou intérieures appliquées à ces molécules ; l’autre repose sur l’hypothèse qu’un cycle de Carnot ne peut, sans travail fourni par les forces extérieures, faire remonter de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud ; entre ces deux hypothèses n’existe-t-il pas une incompatibilité implicite, une contradiction qui, pour n’être pas éclatante, n’en aurait pas une moindre portée logique ? C’est une question qu’un physicien peut et doit se poser.

Pour répondre à cette question, pour démontrer que le deuxième principe de la thermodynamique s’accorde avec la supposition que la chaleur est un mouvement, il n’est qu’une méthode : prendre, comme point de départ, l’hypothèse de la nature mécanique de la chaleur ; au besoin, préciser, particulariser cette hypothèse par quelques suppositions accessoires évidemment compatibles avec elle ; puis, de ces prémisses, déduire, par un raisonnement rigoureux, la démonstration de l’axiome de Clausius ou d’une proposition équivalente.

C’est la voie qu’ont suivie Boltzmann, Clausius, et plus récemment Helmholtz ; ils ont assimilé un corps à un système de points matériels animés d’un mouvement très petit et très rapide ; ils ont supposé ce mouvement tel que l’état moyen du système fût sensiblement le même à tout instant ; ils ont admis que la force vive moyenne de ce mouvement était proportionnelle à la température absolue du corps, et ils ont cherché à déduire des théorèmes de la dynamique, appliqués à de semblables systèmes, les lois que Clausius avait rattachées aux idées de Carnot.

Leurs efforts ont-ils été couronnés de succès ? Malgré les ressources d’analyse mises en œuvre par ceux qui les avaient entreprises, ces recherches, il faut bien l’avouer, ont leurré les espérances qu’elles avaient suscitées ; sans entrer dans des détails techniques qui ne seraient pas de mise en cette étude, reconnaissons qu’elles sont parvenues à rattacher aux lois de la dynamique les propriétés des transformations réversibles, non sans donner prise à quelques critiques et à quelques objections ; mais avouons qu’elles n’ont pu, jusqu’ici, rendre compte des propriétés des modifications non réversibles — c’est-à-dire de toutes les modifications réelles. — Ces insuccès ne sont-ils que provisoires ? L’avenir nous réserve-t-il une réduction pleinement satisfaisante des lois énoncées par Sadi-Carnot et Clausius aux principes de la dynamique ? Ou bien, au contraire, les principes de la dynamique sont-ils, à jamais et par essence, incapables d’expliquer le second principe de la thermodynamique ? Bien que ce dernier avis paraisse téméraire au premier abord, c’est vers lui que penchent plusieurs physiciens qui ont fait de ce problème l’objet de leurs méditations ; qu’il me suffise de citer le nom de M. H. Poincaré : « Le mécanisme est incompatible avec le théorème de Clausius » ; telle est la conclusion qu’énonce l’illustre géomètre.


II


Le discrédit n’avait pas attendu que l’on signalât ces difficultés pour atteindre les hypothèses touchant la nature mécanique de la chaleur ; l’infécondité d’une théorie qui avait, à son origine, excité de vastes espoirs, la théorie cinétique des gaz, avait, depuis longtemps, provoqué la méfiance des physiciens à l’encontre de ces hypothèses.

La chaleur est un mouvement des plus petites parties des corps ; ce mouvement est extrêmement rapide, mais la trajectoire qu’il fait décrire à chaque particule demeure toujours enfermée dans un espace très étroit ; telles sont les assertions qui servent de fondement à la théorie mécanique de la chaleur. Ces assertions renseignent, assurément, sur la nature de la chaleur, mais les renseignemens qu’elles fournissent sont bien généraux, bien peu détaillés ; les esprits curieux éprouvent quelque peine à s’en contenter ; ils veulent pénétrer plus intimement les particularités du mouvement qui constitue la chaleur, connaître la forme de la trajectoire décrite par chaque particule, déterminer la loi des forces que ces diverses particules exercent les unes sur les autres.

Assurément, les molécules ne doivent pas être soumises aux mêmes forces, ni décrire les mêmes trajectoires, dans un corps solide que dans un liquide ou dans un gaz, dans une vapeur facilement liquéfiable que dans un gaz permanent. S’il est une catégorie de corps où l’on ait chance de découvrir les lois du mouvement calorifique, c’est assurément la famille des gaz difficiles à liquéfier, des gaz parfaits ; toutes les propriétés mécaniques et thermiques de ces corps sont connues ; elles sont régies par des équations d’une simplicité et d’une uniformité remarquables ; cette simplicité avait déjà attiré l’attention des physiciens qui suivaient l’hypothèse du calorique ; c’est aux gaz parfaits que Laplace avait appliqué leur supposition pour la suivre jusqu’à ses dernières conséquences ; c’est donc par l’explication purement mécanique des propriétés des gaz parfaits qu’il convient de commencer l’analyse du mouvement que nous nommons chaleur.

D’ailleurs, tout n’est pas à créer dans cette explication ; les principes qui lui doivent servir de points de départ sont déjà trouvés au moment où refleurit la théorie mécanique de la chaleur ; l’invention de ces principes se relie, par une tradition ininterrompue, aux origines mêmes de la physique moderne.

Torricelli et Pascal ont établi que l’air pouvait exercer une pression ; Boyle, pour appuyer leur sentiment, entreprend des expériences dont les résultats fournissent à son disciple Richard Townley la loi de compressibilité de l’air : la force élastique de l’air est en raison inverse du volume que cet air occupe. En 1676, Mariotte établit cette loi par de nouvelles observations. Bacon disait déjà de l’expansibilité des corps en général, et de l’air en particulier : « Puisque c’est là une chose (et je ne sais s’il en est une autre qui l’égale) visiblement fondamentale et universelle, nous devons nous préparer à l’aborder ; car tant que nous ne l’aurons pas saisie, la philosophie sera entièrement décousue et comme dissoute. » Les découvertes de Boyle, de Townley, de Mariotte n’étaient pas de nature à diminuer l’importance que Bacon attribuait à ce problème.

Les cartésiens cherchèrent à le résoudre conformément à leurs principes.

Descartes s’était formé de Texpansibilité et de la compressibilité des corps une idée qui découlait logiquement de la manière dont il se représentait l’essence de la matière ; l’essence de la matière n’est autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur ; une même matière occupe donc toujours le même volume. Si un corps nous semble occuper un volume variable, tantôt plus grand, tantôt plus petit, c’est qu’en réalité, dans l’espace qui croît ou décroît, il y a deux corps : l’un, fixe en quantité, mais dont les parties séparées s’écartent ou se rapprochent les unes des autres ; c’est le corps que nous percevons, le corps auquel nous attribuons la raréfaction ou la condensation ; l’autre, que nous n’apercevons pas, se trouve en quantité variable dans les intervalles laissés libres par les parties du premier, plus abondant lorsque le premier semble dilaté, moins abondant lorsqu’il semble comprimé. La matière de l’éponge occupe un volume invariable, mais elle paraît se gonfler lorsque l’eau vient en remplir les pores, se contracter lorsque l’eau s’écoule.

Telle est l’idée fondamentale sur laquelle reposent toutes les théories émises par les cartésiens au sujet de l’élasticité de l’air.

Pour les uns, les molécules qui composent l’air sont percées de pores, de canaux contournés en spirale ; un fluide subtil coule comme un torrent dans ces pores, et la pression qu’il exerce sur leurs parois tend aies redresser ; pour les autres, au nombre desquels on doit citer Robert Boyle, les molécules de l’air sont des ressorts, des lames élastiques roulées en hélice qui cherchent à se distendre. Newton trouvait ces explications insuffisantes : « On aura beau, disait-il, se représenter les molécules de l’air comme des lames élastiques et rameuses, comme des branches d’osier pliées sur elles-mêmes et enchevêtrées, on parviendra difficilement à expliquer l’expansibilité de l’air ; on ne le peut faire qu’en attribuant aux molécules une force répulsive qui les oblige à se fuir l’une l’autre. » Mais l’explication de Newton, qu’allait adopter l’école de Lavoisier et de Laplace, n’était pas de nature à satisfaire les cartésiens.

En 1702, Amontons prouvait qu’un égal accroissement de chaleur augmente d’autant plus la pression de l’air que l’air est chargé d’un plus grand poids. Naturellement, l’Histoire de l’Académie explique cette découverte au moyen des principes communément admis : « La raison en est que l’action de la chaleur consiste en une infinité de petites particules très agitées qui pénètrent les corps. Quand elles entrent dans une masse d’air, elles en ouvrent et en développent les lames spirales, non seulement parce que ce sont de nouveaux corps qui se logent dans leurs interstices, mais principalement parce que ce sont des corps qui se meuvent avec beaucoup de violence. De là vient l’augmentation de ce volume d’air. Que s’il est enfermé de manière qu’il ne se puisse étendre, les particules de feu qui tendent à ouvrir ces spires, et ne les ouvrent point, augmentent par conséquent leur force de ressort, qui cesserait si elles s’ouvraient librement. »

Parent avait été frappé de la découverte d’Amontons : « Ce phénomène, dit l’Histoire de l’Académie pour 1708, lui a fait naître une idée qui peut paraître hardie : c’est que l’air n’a point de ressort. Que l’air eût un ressort, ç’a été apparemment, au temps de, la découverte, un paradoxe fort étrange, et aujourd’hui ce n’est pas un moindre paradoxe qu’il n’en ait point. » Il faut donc imaginer, selon Parent, que les parties de l’air ne sont ni des lames pliées qui s’ouvrent, ni des spires qui se déroulent, ni rien d’analogue ; ce sont de simples petites molécules inertes qui flottent dans une matière éthérée infiniment plus subtile et toujours violemment agitée. Plus la matière éthérée est abondante, plus elle se meut avec rapidité, plus les molécules d’air tendent à s’écarter les unes des autres ; de là l’apparente élasticité de l’air, Cette élasticité, les molécules de l’air ne l’ont pas par elles-mêmes ; si elles pressent les parois des vases qui les renferment, si elles refoulent le mercure du manomètre, ce n’est pas par une force qui leur soit propre, c’est simplement par suite du mouvement que leur communique l’agitation de la matière éthérée.

Parent n’avait fait que développer, en l’appliquant aux corps gazeux, une idée que Malebranche avait émise, dès 1674, dans sa Recherche de la vérité.

Quelle est la cause qui retient si étroitement unies les diverses parties d’un corps dur, d’une barre d’acier par exemple ? La question avait été posée à Descartes : « Je n’y veux, avait répondu le philosophe, aucune autre colle ni ciment que le repos. » L’insuffisance de l’explication sautait aux yeux. Malebranche attribue la cohésion qui retient unies les diverses parties d’un corps dur à la gravitation de l’éther, c’est-à-dire, selon les principes cartésiens, à des tourbillons de matière subtile ; ce sont également les mouvemens de l’éther qui expliquent le ressort des corps élastiques. « Il faut que les corps élastiques se redressent par l’effort de quelque mouvement. En effet, si l’on ne veut raisonner des corps et de leurs propriétés que sur les idées claires que l’on en peut avoir, on n’attribuera jamais à la matière d’autre force ou d’autre action que celle qu’elle tire de son mouvement… C’est donc une nécessité de dire que le mouvement qui fait la force des corps à ressort est celui de la matière subtile ou invisible qui les environne et qui en pénètre les pores. »


III


Si Parent avait été précédé par Malebranche dans l’explication de l’élasticité, Malebranche, à son tour, avait été devancé par Leibniz.

Dans sa Theoria motus concreti, publiée à Mayence en 1671, Leibniz n’hésite pas à affirmer que « tous les corps sont élastiques ; si, après les avoir comprimés, on les abandonne à eux-mêmes, le mouvement gyratoire de l’éther les ramène de suite à leur état primitif. » Tous les effets que produit l’air s’expliquent par le concours de deux causes : la gravité de l’air et la tendance qu’il a à s’épandre, à se dilater. Cette tendance, Leibniz lui donne le nom d’élater ; mais cette force expansive, cet élater, n’a pas pour cause l’air lui-même ; il s’explique par les mouvemens tourbillonnaires de la substance éthérée, par les chocs de celle-ci sur les molécules d’air. Leibniz s’étonne qu’un physicien de la valeur de Boyle ait cru pouvoir expliquer le ressort de l’air en assimilant ses molécules à des boucles laineuses ou à des spirales qui reprennent leur forme lorsqu’on les a comprimées : « Ce n’est pas par sa propre force qu’un ressort fléchi se débande », mais par un effet de la gravitation éthérée.

Pendant tout le XVIIIe siècle, le gros des physiciens suit le sentiment de Newton ; les actions à distance expliquent le pouvoir expansif des gaz, comme les autres phénomènes célestes et terrestres ; elles sont le fondement de cette théorie des fluides aériformes qui prendra son plein développement dans la Mécanique céleste de Laplace ; plus tard, elles fourniront à Poisson et à Navier les lois générales de l’élasticité des corps solides. Cependant, un petit groupe de philosophes, fidèles aux principes essentiels de là doctrine de Descartes, développe la théorie de la force expansive des gaz que Parent avait esquissée. C’est en Suisse que fleurit, isolée au milieu de l’Europe newtonienne, cette école que l’on pourrait justement nommer l’École des BernouUi.

L’amitié qui unissait Leibniz aux chefs de la famille Bernoulli explique sans doute les tendances antinewtoniennes de cette grande famille de géomètres, tendance bien vivace, que Daniel et Jean II Bernoulli proclamaient encore en 1746 : « Tout se fait dans le monde par la matière et le mouvement, écrivaient-ils. Ce principe de Descartes a quelque chose de frappant, et il paraît si clair au premier abord qu’on peut s’étonner qu’il ait été contesté, je ne dirai pas par quelques-uns des anciens philosophes, mais par nos plus grands philosophes modernes, tels que Newton, et un grand nombre d’autres que son autorité a entraînés et qui tous ont introduit le principe de l’attraction mutuelle de la matière, existante et innée dans la matière même et produite uniquement par la volonté immédiate et efficace de Dieu. Ce principe ne passe-t-il pas notre raison? « 

Dès 1683, Jacques Bernoulli, à l’imitation de Leibniz, cherche dans les mouvemens tourbillonnaires de la matière subtile l’explication de l’élasticité de tous les corps; pour lui, comme pour Malebranche, la gravitation de l’éther cause la cohésion des corps durs; la pression de l’air n’est pas seulement l’effet de son poids, mais aussi de sa « résistance passive » ; et cette résistance passive, analogue à l’élater de Leibnitz, est elle-même produite par la gravitation de la matière éthérée.

Son frère, Jean I Bernoulli, développe et précise cette idée. En 1724, l’Académie des sciences avait proposé comme sujet de prix la détermination des lois de la communication du mouvement entre corps parfaitement durs ; Jean Bernoulli interpréta ce mot dur dans le sens d’élastique, et saisit cette occasion d’exposer, au sujet de l’élasticité, une hypothèse analogue à celle de Malebranche, de Leibniz, de Jacques Bernoulli. L’interprétation qu’il avait donnée à la question de l’Académie ne fut point approuvée et sa pièce fut rejetée ; mais il fut plus heureux lorsqu’on mit au concours, pour l’année 1726, les lois du choc des corps à ressort.

« Tous les physiciens, dit Jean Bernoulli, admettent une matière subtile qui, par son mouvement, soit la cause première du ressort des corps, » Ce qu’il sagit de découvrir, ce sont les détails du mécanisme par lequel l’agitation de l’éther produit la force élastique des diverses espèces de matière et, en particulier, des gaz.

Dans un récipient plein de gaz, Jean Bernoulli imagine un éther très subtil, pénétrant aisément les pores de tous les corps, en particulier ceux que présentent les parois du récipient, traversant en tout sens ce récipient avec une extrême rapidité. Dans ces torrens de matière subtile, nagent « quantité de corpuscules trop grossiers pour pouvoir s’échapper au travers des pores du récipient » ; divers de figure et de grosseur, ils « laissent entre eux des intervalles si spacieux, que tous ces corpuscules, ramassés en un tas, n’occuperaient peut-être pas la cent millième partie du récipient. » Ces petites masses, emportées par le cours violent de la matière subtile, se meuvent confusément, se heurtant les unes les autres ; « mais ces corpuscules, agités ainsi en tout sens, s’embarrassant les uns les autres par des mouvemens rectilignes opposés, chacun d’eux se trouvera bientôt déterminé à se mouvoir de la manière où il sera le moins un obstacle au mouvement des autres corpuscules, je veux dire à changer son mouvement droit en un mouvement circulaire autour d’un centre. » Il se formera ainsi, dans le récipient, un grand nombre de surfaces sphériques, dont chacune sera comme couverte d’une multitude de petits mobiles, et tournoiera autour de son centre particulier. La force centrifuge due à ces mouvemens gyratoires expliquera les effets que l’on attribue à la force élastique de l’air. « Considérons, à présent, les dispositions que prendront dans le récipient toutes ces surfaces sphériques, et l’effort qu’elles font les unes sur les autres et contre les parois intérieures du récipient, et nous comprendrons que toutes les surfaces, grandes et petites, de tous les degrés, seront dispersées dans l’étendue du récipient de la même manière dont Descartes a conçu que l’univers était rempli de tourbillons de toute forme et de toute grandeur. »

Ces considérations formaient plutôt une ébauche de théorie qu’une théorie ; elles prirent une forme plus précise dans la Xe section de l’Hydrodynamique, publiée en 1738 par le fils aîné de Jean I Bernoulli, Daniel.

Daniel Bernoulli se représente les particules qui composent un gaz comme animées d’un mouvement extrêmement rapide ; elles choquent les parois qu’elles rencontrent, et l’effet que produit chacune d’elles sur la paroi heurtée est mesuré par la force vive qu’elle possède au moment du choc ; ces chocs innombrables, répétés à des intervalles très courts, produisent l’apparence d’une pression uniforme et constante ; la grandeur de cette pression est proportionnelle au nombre de molécules qui viennent heurter la paroi dans un temps donné et à la valeur moyenne du carré de la vitesse avec laquelle se meuvent les particules.

Laissons invariable la température et diminuons le volume du gaz ; le carré moyen de la vitesse qui anime les molécules ne variera pas, mais le nombre de particules qui heurtent une surface donnée dans un temps donné augmentera ; il augmentera précisément dans le rapport où le volume du gaz a diminué ; la tension du gaz sera donc en raison inverse de son volume, conformément aux observations de Boyle, de Townley, de Mariotte.

Maintenons, au contraire, au gaz un volume invariable, mais élevons-en la température ; le nombre de molécules qui frappent une paroi dans l’unité de temps ne changera pas, mais ces molécules seront, en moyenne, animées d’une plus grande vitesse ; la tension du gaz augmentera donc, et l’augmentation qu’elle éprouvera sera proportionnelle à sa valeur initiale. Ainsi s’explique l’expérience d’Amontons.

« On voit bien, écrivait Daniel Bernoulli en 1746, que cette idée de l’air répond parfaitement à toutes ses propriétés ; elle explique en quoi consiste son élasticité, sa qualité de souffrir de grandes condensations et dilatations, pourquoi son élasticité est à peu près en raison réciproque de son volume, pourquoi cette élasticité est augmentée par la chaleur, qui cause une plus grande agitation dans les parties de l’air, et enfin pourquoi cette élasticité est en raison doublée de la vitesse avec laquelle les parties sont agitées. Je puis même démontrer, sur certaines expériences qu’on a faites, quelle doit être la vitesse absolue, dans ce mouvement d’agitation, pour un degré de chaleur donné, quelle est la grosseur de ces parties par rapport à leur intervalle moyen, en quel volume l’air peut être condensé par une force infinie, quelle est la vitesse du son, quel doit être le son absolu d’un tuyau d’orgue de hauteur donnée, etc. Et tous ces résultats ont un caractère de vérité qui frappe et qui confirme merveilleusement l’idée que je viens de donner des fluides élastiques tels que l’air. »

Ce passage était gros de promesses ; Daniel Bernoulli ne les a pas toutes tenues ; les connaissances expérimentales de son époque lui auraient difficilement permis d’aborder les recherches qu’il indique touchant la grosseur des molécules gazeuses et la grandeur de leurs intervalles. Quant à ses découvertes en acoustique, elles sont au nombre de ses plus beaux titres de gloire, mais ses hypothèses sur la nature des substances gazeuses n’y ont point de part.

Dans son Hydrodynamique, Daniel Bernoulli prend les molécules gazeuses en mouvement, sans se soucier de la cause de ce mouvement : a-t-il abandonné l’hypothèse que ce mouvement est dû lui-même à l’agitation d’une matière plus subtile ? Assurément non. En 1746, l’Académie des sciences jugeait un concours dont le sujet, proposé en 1744, était la nature et les propriétés de l’aimant. Trois mémoires furent couronnés : le premier était de M. Du Tour, le second de Léonard Euler ; le troisième était dû à la collaboration de Daniel Bernoulli et de son frère Jean II Bernoulli. Ces trois pièces se proposaient d’expliquer les propriétés de l’aimant, selon les principes cartésiens, au moyen de torrens de matière subtile. Les frères Bernoulli considèrent cette matière subtile magnétique comme un simple fluide élastique, semblable à l’air, ce qui leur donne occasion d’exposer leurs idées touchant la fluidité et touchant l’élasticité des fluides ; ils regardent l’air comme un amas de petits corps agités en tout sens et s’entre-choquant continuellement. « Cette agitation confuse, ajoutent-ils, doit sans doute être entretenue par un fluide beaucoup plus subtil, qui traverse l’air. » Ainsi, en 1746, Daniel et Jean II Bernoulli se tiennent à l’hypothèse essentielle sur la cause du ressort que leur oncle Jacques Bernoulli avait émise en 1683, que leur père Jean I Bernoulli avait développée en 1726. Cette famille de géomètres pouvait s’appliquer justement le mot de Cicéron, que les Nouveaux principes de méchanique et de physique tendans à expliquer la nature et les propriétés de l’aimant portaient en devise : In sententiâ permaneto, enimvero nisi alia vicerit melior.

L’enseignement de Daniel Bernoulli à l’université de Baie suscita en Suisse une pléiade de physiciens ; au moment où l’on voit la plupart des esprits chercher dans les attractions et les répulsions exercées à distance entre les molécules matérielles, l’explication de toutes les lois de la mécanique céleste et terrestre, ces physiciens gardent les principes de la cosmologie cartésienne et font reposer toutes leurs théories sur le mouvement et le choc. Parmi eux, nous trouvons Lesage qui rend compte de l’attraction universelle par le heurt des corpuscules ultramondains sur les molécules matérielles ; qui, au moment où l’existence du fluide calorifique est incontestée, explique l’expansibilité de ce fluide par l’agitation d’une matière plus subtile qui circule dans ses pores ; Trembley,qui s’indigne de voir Lavoisier traiter des fluides expansibles sans se préoccuper de l’essence de l’expansibilité ; De Luc, qui adopte et développe les hypothèses de son ami Lesage touchant le calorique ; qui attribue l’élasticité des gaz et des vapeurs au mouvement du feu qui les pénètre ; qui explique le mouvement des molécules du feu par le mouvement de particules plus subtiles, les corpuscules lumineux, « de sorte que la lumière est la première cause de l’expansibilité de tous les fluides terrestres, coërcibles et pondérables, incoercibles et impondérables, qu’elle forme par union plus ou moins intime avec d’autres substances » ; c’est enfin Pierre Prévost, l’ami, le disciple, l’exécuteur testamentaire de Lesage, qui expose la théorie de la chaleur rayonnante selon les idées de Lesage et de De Luc.


IV


Nous voici arrivés au début du XIXe siècle. En Angleterre, les idées newtoniennes commencent à perdre du terrain, les idées cartésiennes à reprendre l’avantage ; Humphry Davy constitue les gaz de tourbillons de matière et d’éther et esquisse une théorie analogue, en bien des points, à celle de Jean I Bernoulli ; cette théorie sera développée par Rankine, au moment de la renaissance de la théorie mécanique de la chaleur, renaissance à laquelle elle contribuera pour une part importante ; de leur côté, Waterston et John Herapath adoptent une idée semblable à celle que Daniel Bernoulli avait exposée dans son Hydrodynamique ; ils forment les gaz de molécules qui se heurtent dans un mouvement rapide dont ils ne cherchent pas la cause ; cette hypothèse est reprise par Joule, au moment où Krœnig la développe en Allemagne.

Pour Joule, pour Krœnig, les molécules des gaz situées, en général, à des distances considérables les unes des autres et, par conséquent, n’exerçant les unes sur les autres que des actions insensibles, se meuvent en ligne droite d’un mouvement extrêmement rapide ; le mouvement de chaque molécule demeure rectiligne et uniforme jusqu’au moment où cette molécule arrive à très petite distance de l’une de ses semblables ; alors un choc se produit, et la molécule repart dans une autre direction ; lorsque les molécules gazeuses rencontrent une paroi solide, elles assaillent celle-ci d’un véritable bombardement, et leurs chocs innombrables, répétés à des intervalles très courts, produisent l’effet d’une pression continue ; cette pression est proportionnelle au nombre des chocs que l’unité de surface de la paroi reçoit pendant l’unité de temps, c’est-à-dire à la densité du gaz, — ce qui est la loi de Mariotte. — Elle est proportionnelle également à la force vive moyenne du mouvement moléculaire, c’est-à-dire à la température absolue, — ce qui est la loi de Gay-Lussac.

Sur ces prémisses, Clausius construit un édifice mathématique complet que Boltzmann, que O. E. Meyer, que Maxwell viennent tour à tour développer et modifier ; bientôt, la nouvelle théorie donne sur la nature et les mouvemens des molécules gazeuses les renseignemens les plus minutieux comme les plus imprévus : longueur moyenne du chemin parcouru par une molécule entre deux chocs, nombre, masse, dimensions des molécules, aucune de ces particularités que leur délicatesse semblait dérober à jamais à nos regards, ne lui demeure cachée ; surpris de ces résultats, l’esprit des physiciens connaît de nouveau cette ivresse que l’hypothèse de l’attraction moléculaire et ses merveilleuses conséquences versaient à plein bord aux contemporains de Laplace et de Poisson ; il semble que l’on ait enfin trouvé la forme définitive et comme le type éternel des théories physiques ; il semble que le rêve de Laplace soit près d’être réalisé, et que l’intelligence humaine soit devenue assez pénétrante pour suivre la trajectoire du moindre atome au sein d’un corps avec la même précision que l’orbite d’une planète dans les cieux.

Puis, peu à peu, les contradictions, les difficultés que l’on n’avait pas aperçues d’abord, mais qui s’élèvent une à une comme autant d’objections à la théorie cinétique des gaz, viennent attiédir l’enthousiasme qu’elle avait embrasé.

Les premiers auteurs de la théorie cinétique avaient assimilé les molécules de l’air et des autres gaz à de simples points matériels qu’une extrême vitesse emportait en ligne droite ; mais, dans cette hypothèse, le rapport de la chaleur spécifique sous pression constante à la chaleur spécifique sous volume constant prenait une valeur beaucoup plus grande que celle que l’expérience lui assigne. Pour réduire la valeur de ce rapport, Clausius est obligé de compliquer la théorie ; les molécules ne sont plus de simples points matériels sans dimension, mais de petits corps, dont la grandeur, si faible soit-elle, ne peut être négligée ; tandis que le centre de gravité de chaque molécule se meut en ligne droite, la molécule tourne autour de son centre de gravité, et des mouvemens vibratoires impriment à sa forme de périodiques variations.

Mais alors, une nouvelle difficulté surgit : pour rendre compte des diverses lois que l’expérience nous a fait connaître, Clausius est obligé de supposer que la force vive des mouvemens de rotation et de vibration est à la force vive des mouvemens de translation dans un rapport qui demeure le même sous toutes les pressions, à toutes les températures ; au premier abord, on n’entrevoit aucun moyen d’expliquer rationnellement cette loi étrange. Toutefois, Maxwell, en introduisant dans la théorie cinétique de nouvelles hypothèses, parvient à rendre compte de la constance du rapport des deux espèces de force vive ; mais les hypothèses nouvelles sont-elles toutes acceptables ? W. Thomson, sur ce point, contredit Maxwell, et, placés entre les opinions inconciliables de ces deux puissans esprits, les physiciens hésitent à se prononcer.

Non contente de déconcerter les physiciens par l’incertitude des hypothèses sur lesquelles elle repose, la théorie cinétique des gaz les décourage bientôt par son infécondité. Sans doute, appliquée à certains phénomènes de dissociation, elle conduit M. Naumann à la découverte d’une loi importante ; mais on ne tarde pas à reconnaître que cette loi se pouvait déduire des seules propriétés thermodynamiques des gaz parfaits, sans aucune hypothèse sur la nature des mouvemens qui animent leurs molécules ; dans ce même domaine de la mécanique chimique, certains faits fondamentaux, incontestables, fournissent d’irréfutables argumens contre les idées de Bernoulli et de Clausius à M. Hortsmannqui, d’abord, en avait été un chaud partisan. « On parvient, écrit-il en 1873, à des contradictions avec l’expérience, car on ne peut expliquer d’une manière satisfaisante ce fait maintes fois vérifié, que la masse des corps solides n’a pas d’influence sur le degré de dissociation. » Aussi, peu à peu, la confiance des physiciens abandonne-t-elle cette théorie vers laquelle, tout d’abord, elle s’était amoureusement portée.


V


Échec aux tentatives faites pour ramener les propositions de Sadi-Garnot et de Clausius aux principes de la dynamique ; échec aux essais d’explication cinétique des propriétés des corps gazeux ; en fallait-il davantage pour inspirer aux physiciens une extrême méfiance à l’égard des recherches qui se proposent de découvrir la nature du mouvement constituant la chaleur ? Si l’on ne voulait voir la ruine des hypothèses mécaniques entraîner dans leur chute l’édifice entier de la thermodynamique, il fallait à tout prix que celui-ci fût le moins possible fondé sur celles-là ; à la supposition que la chaleur est un mode du mouvement, il ne fallait plus demander qu’un minimum de renseignemens, il ne fallait plus emprunter que les principes strictement nécessaires. D’ailleurs, Clausius, toujours si logique et si prudent, avait donné l’exemple et tracé la marche à suivre ; ses idées sur la nature du mouvement calorifique dans les corps gazeux étaient antérieures, nous le savons par son propre aveu, à l’époque où il conçut son célèbre mémoire sur la force motrice de la chaleur ; cependant, en rédigeant ce mémoire, il se garda avec soin de toute allusion aux hypothèses par lesquelles s’expliquaient, selon lui, les propriétés des gaz ; il évita que le caractère douteux et aventureux de ces hypothèses ne s’imprimât à aucun degré sur les deux principes qu’il donnait pour base à la thermodynamique ; lorsque, plus tard, il réunit en une même collection les divers mémoires qu’il avait publiés touchant la théorie de la chaleur, il eut soin de grouper dans une première partie tous ses travaux de thermodynamique pure, afin qu’ils se montrassent indépendans de ses recherches sur la théorie cinétique des gaz, publiées dans une autre partie ; l’exposé de la thermodynamique, qui formait la première partie de son œuvre, faisait un seul emprunt à l’hypothèse du mouvement calorifique : il la prenait pour prémisse de déductions qui aboutissaient au principe de l’équivalence de la chaleur et du travail.

Ces précautions prises par Clausius et, à son exemple, par la plupart des auteurs qui ont écrit touchant la thermodynamique, étaient-elles suffisantes pour calmer tous les scrupules, pour imposer silence à toutes les objections ? Assurément, aux hypothèses faites sur la nature de la chaleur, on ne prenait que ce qu’elles renferment de plus général, de moins détaillé ; mais n’était-ce pas encore leur trop emprunter ? On admettait, d’après elles, que les molécules d’un corps sont agitées de mouvemens de très petite amplitude, mais de très grande vitesse ; on admettait que la quantité de chaleur dégagée par un corps qui se transforme équivaut, pour une part, à la diminution de force vive du mouvement moléculaire et, pour une autre part, au travail effectué par les forces tant intérieures qu’extérieures ; on admettait que le travail effectué par les forces intérieures durant une modification ne dépend que de l’état du corps au début et de l’état du corps à la fin de cette modification ; assurément, ces suppositions séduisent l’esprit par leur clarté, leur simplicité, leur généralité ; peut-on, cependant, les regarder comme absolument certaines ? Ne peuvent-elles plus faire l’objet d’aucun doute ? Ne paraissent-elles pas incapables, après tout, de rendre compte de la loi de Clausius, prise sous sa forme complète et générale, sous la forme qui s’applique aux phénomènes non réversibles ? Cette incapacité n’est peut-être encore qu’une présomption, qu’une opinion particulière à certains physiciens enclins au scepticisme ; d’autres, plus confians, peuvent espérer de triompher un jour de cet obstacle ; mais ceux-ci mêmes sont bien forcés de reconnaître que leur espoir n’est pas une certitude ; qu’ils peuvent se leurrer ; que, peut-être, quelque jour, l’impossibilité de réduire le principe de Sadi-Carnot et de Clausius aux hypothèses fondamentales de la dynamique sera rigoureusement démontrée ; que serait la théorie de la chaleur au lendemain d’une semblable découverte ? Ce qu’elle était après que l’expérience de Rumford eut fait éclater à tous les yeux l’impossibilité de l’existence substantielle du calorique, ce qu’était l’optique après que les recherches de Young eurent prouvé la fausseté de l’hypothèse de l’émission : une théorie à refaire.

N’est-ce pas, pour le physicien, un devoir tout tracé que de reprendre dès maintenant les fondemens de la thermodynamique et d’éviter, par de sages précautions, le trouble que jetterait dans la science la mise en suspicion, même momentanée, de cette doctrine ? D’ailleurs, cette revision est facile ; elle n’entraîne, dans l’exposition de la théorie de la chaleur, qu’une bien légère modification. Sans doute, l’ordre logique suivi par Clausius et ses successeurs invoque la supposition que la chaleur est un mouvement ; mais quel usage en fait-il ? Il lui demande seulement de servir de prémisse à la démonstration de ce théorème : lorsqu’un corps parcourt un cycle de modifications, la quantité de chaleur qu’il dégage est dans un rapport invariable avec le travail qu’effectuent les actions exercées de l’extérieur sur ce corps. Eh bien ! au lieu de faire de cette proposition un théorème, et de démontrer ce théorème par une conjecture sur la nature de la chaleur, pourquoi ne pas la considérer comme un principe, comme une hypothèse physique démontrée par l’ensemble de ses conséquences expérimentales, comme une sorte d’axiome analogue à celui dont Clausius a fait usage pour sauver la théorie de Carnot du naufrage où sombrait la croyance en une substance calorifique ? Les deux parties de la thermodynamique se développeraient alors par des procédés logiques semblables, indépendantes toutes deux de la supposition que la chaleur est un mouvement, indifférentes au sort que l’avenir de la science réserve à cette supposition. Telle est la méthode prudente que, sans cacher sa prédilection pour les explications purement mécaniques, G. Kirchhoff inaugura dans les leçons sur la théorie de la chaleur. Élève de Kirchhoff, M. G. Lippmann rapporta cette méthode en France et s’en fit le défenseur convaincu ; elle est aujourd’hui généralement adoptée dans l’enseignement de nos facultés et de nos écoles, dans nos manuels et nos traités.


VI


Lorsqu’un corps décrit un cycle fermé, la quantité de chaleur qu’il dégage est dans un rapport invariable avec le travail qu’effectuent les forces extérieures. Un corps qui décrit un cycle de Garnot ne peut emprunter de chaleur à une source froide pour en céder à une source chaude, à moins que les forces extérieures n’effectuent un certain travail positif. Telles sont les deux hypothèses fondamentales sur lesquelles repose la thermodynamique moderne. L’énoncé de ces deux hypothèses fait intervenir une même notion, la notion de la quaiitité de chaleur dégagée par un corps qui subit une modification. Quel sens attribue-t-on à ces mots : quantité de chaleur ?

Pour les cartésiens, la quantité de chaleur qu’un corps dégage en se modifiant, c’est la diminution de la quantité du mouvement qui anime les petites parties de ce corps.

Pour ceux qui, tout en gardant ce qu’il y a d’essentiel dans l’idée de Descartes, la corrigent en tenant compte des découvertes de Leibniz, la quantité de chaleur dégagée par un corps c’est la perte de force vive moléculaire qui accompagne la modification subie par ce corps.

Pour les tenans de la matérialité du calorique, la quantité de chaleur dégagée par un corps c’est la diminution de la masse du calorique qu’il renferme, soit à l’état libre, soit à l’état latent.

Pour les physiciens qui cherchent à concilier la découverte de Black avec l’idée que la chaleur est un mouvement, en appelant à leur aide les actions moléculaires, la quantité de chaleur dégagée par un corps c’est, en partie, la diminution de force vive du mouvement des diverses parties du corps, en partie, le travail effectué par les actions moléculaires.

Pour les partisans de la théorie mécanique de la chaleur, la quantité de chaleur dégagée se compose, en partie, de la diminution de force vive du mouvement moléculaire, en partie du travail effectué par toutes les forces, tant externes qu’internes, qui s’exercent sur le corps.

Bien diverses sont les pensées de tous ces physiciens ; toutes, cependant, se ressemblent en un point : pour tous ces physiciens, la quantité de chaleur est une abstraction dont la définition résulte du système théorique qu’ils adoptent ; c’est sur cette abstraction qu’ils raisonnent, c’est en vertu de sa définition qu’ils l’introduisent dans leurs déductions et dans leurs calculs. Sans doute, dans chaque application, ils substituent à cette abstraction un nombre concret, fourni par les indications d’un calorimètre ; mais c’est en analysant la notion abstraite de quantité de chaleur qu’ils justifient l’emploi du calorimètre, qu’ils fixent les règles suivant lesquelles les indications de cet instrument devront être combinées, corrigées, interprétées, pour fournir une évaluation approchée de la quantité de chaleur.

Aujourd’hui, c’est par un procédé inverse que les physiciens introduisent dans leurs théories la quantité de chaleur ; la quantité de chaleur n’est plus pour eux une notion abstraite définie par la théorie, approximativement mesurée, dans chaque cas particulier, par un calorimètre dont la même théorie explique et justifie l’emploi ; ce qu’ils introduisent dans leurs raisonnemens et dans leurs formules sous le nom de quantité de chaleur ce n’est pas autre chose que la mesure même fournie par le calorimètre ; elle ne se définit pas autrement. Selon la plupart des physiciens contemporains, la quantité de la chaleur qui est dégagée dans une modification, c’est, par définition même, une quantité proportionnelle au poids d’eau que cette modification porterait de la température 0° à la température 1°, ou encore une quantité proportionnelle au poids de glace que cette modification ferait passer à l’état liquide.

Or, en est-il bien ainsi ? Ce qu’on nomme quantité de chaleur dégagée dans une modification, est-ce simplement une quantité proportionnelle au poids de glace qui peut fondre durant cette modification ? N’est-on pas obligé d’ajouter à cette définition quelque complément tel que celui-ci : « en supposant que toute la chaleur dégagée par la modification soit employée à fondre la glace ? » Or, comment saura-t-on si toute la chaleur dégagée par la modification a été employée à fondre la glace, si l’on n’a pas, par ailleurs, quelque notion de la quantité de chaleur ? Que pourrait signifier ce complément si la quantité de chaleur dégagée était, par définition même, proportionnelle au poids de glace fondue ? La quantité de chaleur est-elle simplement ce que mesure le calorimètre ? Comment, s’il en est ainsi, s’expliquera-t-on que les physiciens, au lieu de prendre simplement pour valeur d’une quantité de chaleur le résultat brut d’une détermination calorimétrique, fassent subir à ce résultat des corrections variées, compliquées, sur la valeur desquelles leurs avis peuvent se partager ? N’est-ce pas parce qu’en réalité ils raisonnent sur une certaine quantité de chaleur abstraite, idéale, dont la notion existe plus ou moins nette, plus ou moins consciente, dans leur esprit ; parce que les propriétés qu’ils attribuent plus ou moins confusément à cette quantité de chaleur idéale justifient l’emploi du calorimètre comme instrument de mesure approchée des quantités de chaleur ; parce qu’en raisonnant sur cette quantité de chaleur idéale, ils reconnaissent la possibilité d’accroître par des corrections la précision de cette mesure ? Les soi-disant définitions modernes de la quantité de chaleur sont-elles autre chose que des exemples concrets, où se trouve impliquée une abstraction ? Mais ne faudrait-il pas une analyse minutieuse pour dégager cette idée des exemples où elle est enveloppée et pour en donner une définition claire ? Si les physiciens qui s’imaginent n’introduire dans leurs raisonnemens qu’une idée concrète ont, en réalité, dans l’esprit une notion abstraite de la quantité de chaleur à laquelle ils pensent nécessairement^ mais inconsciemment, alors qu’ils ne croient parler que de la grandeur mesurée par le calorimètre, que peut être cette notion confuse, indécise, latente, sinon un résidu des théories que l’on croit avoir entièrement abandonnées, un reste de l’hypothèse du fluide calorifique ou des suppositions mécaniques ? Aura-t-on vraiment chassé de la science ces hypothèses, tant que l’on n’aura pas donné de la notion de quantité de chaleur une définition claire et générale qui ne fasse aucun appel implicite et inaperçu à des suppositions aujourd’hui douteuses ou condamnées ?

Les oscillations des idées que les physiciens ont professées touchant la chaleur, comme les vicissitudes des théories de l’optique, sont un saisissant exemple de l’évolution qu’ont subie toutes les théories physiques depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Les idées abstraites qui sont les fondemens de ces théories, Descartes les construit uniquement avec des notions empruntées à la géométrie et à la cinématique, avec des figures et des mouvemens ; à l’élément géométrique Newton substitue l’élément dynamique : des points matériels, du mouvement, des attractions et des répulsions, voilà toute sa physique ; encore, toutes les fois qu’elle le peut, son école met-elle le repos là où les cartésiens avaient mis l’agitation. Durant sa jeunesse, le XIXe siècle, par une synthèse hardie et féconde de ces deux doctrines, crée une physique mathématique dont tous les élémens sont empruntés à la géométrie, à la cinématique, à la dynamique ; des corps diversement figurés, des mouvemens plus ou moins compliqués, des attractions et des répulsions variées, tels sont les matériaux avec lesquels il édifie les théories de l’optique, de la chaleur, de l’élasticité, de la capillarité, voire de l’électricité et du magnétisme. Mais, à son déclin, lassé des vicissitudes par lesquelles ont passé les définitions des idées abstraites employées en physique, il essaye de se passer de ces idées et de n’introduire dans ses raisonnemens que des notions concrètes, directement mesurables. En réalité, sous ses raisonnemens, les abstractions demeurent cachées et portent en elles la trace confuse des théories repoussées. Pour rejeter pleinement ces hypothèses et construire une physique qui en soit exempte, il faudrait reprendre sur nouveaux frais la définition des idées abstraites dont cette physique ne peut se passer. Quels sont les principes qui doivent nous guider dans cette revision des notions sur lesquelles reposent les diverses théories physiques ? Une étude attentive des lois qui, depuis près de trois siècles, régissent l’évolution de ces théories nous permettrait peut-être d’entrevoir les règles qu’il faut suivre pour en achever la réforme.

P. Duhem.
  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 15 juillet.