Aller au contenu

Les Voyages de Cyrus/VIII

La bibliothèque libre.


G.-F. Quillau (2p. 149-224).


LIVRE  HUITIÉME.


BABYLONE siege de l’Empire des Rois d’Assyrie avoit été fondée par Semiramis, mais Nabucodonosor lui avoit donné ses principales beautés. Ce Conquerant après avoir terminé de longues & de difficiles guerres, se trouvant dans une pleine tranquillité, s’appliqua à faire de sa Capitale une des merveilles du monde.

Elle étoit située dans une vaste plaine arrosée par l’Euphrate ; les canaux tirés de ce fleuve rendoient la fertilité du terroir si grande, qu’il rapportoit autant au Roy que la moitié de son Empire[1].

Les murs de la Ville bâtis de larges briques, épais de cinquante coudées, & hauts de deux cens, formoient un quarré parfait, dont le circuit étoit de vingt lieues. Cent cinquante tours regnoient de distance en distance le long de ces murs inaccessibles, & commandoient sur toute la campagne voisine.

Cent portes d’airain s’ouvroient de tous côtés à une foule innombrable de peuple de toutes les Nations ; cinquante grandes rues traversoient la Ville de l’un à l’autre bout, & formoient en se croisant plusieurs quarrés spacieux, qui renfermoient des Palais superbes, des Places magnifiques, & des Jardins délicieux.

L’Euphrate couloit au milieu de Babylone ; un pont construit sur ce fleuve avec un art surprenant joignoit les deux parties de la Ville. Aux deux extrêmités de ce Pont se voyoient deux Palais, le vieux à l’Orient, & le nouveau à l’Occident ; près du vieux Palais étoit le Temple de Belus ; du centre de cet édifice sortoit une pyramide haute de six cens pieds, & composée de huit tours qui s’élevoient les unes sur les autres toujours en diminuant. Du sommet de cette Pyramide, les Babyloniens observoient le mouvement des astres ; c’étoit leur principale étude, & c’est par-là qu’ils se sont rendus celebres chez les autres Nations.

De l’autre côté du Pont paroissoit le nouveau Palais qui avoit huit milles de tour[2]. Ses fameux Jardins entourés de larges terrasses, s’élevoient en Amphitheatre à la hauteur des murs de la Ville. La masse entiere étoit soutenue par plusieurs arcades, dont les voutes couvertes de grandes pierres, de roseaux enduits de bitume, de deux rangs de briques, & de plaques de plomb, rendoient le tout impénetrable à la pluye & à l’humidité. Là se voyoient des allées à perte de vûe, des bosquets, des gazons, des fleurs de toutes les especes, des canaux, des reservoirs, des aqueducs pour arroser & embellir ce lieu de délices, assemblage merveilleux de toutes les beautés de la nature & de l’art.

L’auteur, ou plûtôt le createur de tant de prodiges, égal à Hercule par sa valeur, & superieur aux plus grands hommes par son génie, après des succès incroyables étoit tombé dans une espece de manie ; il se croyoit transformé en bête, & il en avoit la ferocité.

Cyrus ne fut pas plûtôt arrivé à Babylone, qu’il alla trouver la Reine Amytis : Cette Princesse étoit plongée depuis près de sept ans dans une tristesse profonde ; mais elle commençoit à moderer sa douleur, parceque les Juifs qui étoient alors captifs dans la Ville, lui avoient promis la guérison du Roy dans peu de jours. La Reine attendoit ce moment heureux avec une vive impatience ; les prodiges qu’elle avoit vûs operer par Daniel avoient attiré sa confiance.

Cyrus respecta l’affliction d’Amytis, & évita de lui parler du dessein principal de son voyage ; il sentit que la conjoncture n’étoit pas favorable pour traiter des affaires politiques ; il attendit la guérison du Roy sans l’esperer : Cependant il chercha à contenter la curiosité qu’il avoit d’apprendre la Religion & les mœurs des Israëlites.

Daniel n’étoit pas alors à Babylone ; il étoit allé visiter, & consoler les Juifs répandus par toute l’Assyrie. Amytis donna à Cyrus la connoissance d’un illustre Hebreu nommé Eleazar. Le Prince ayant sçu que le peuple de Dieu ne regardoit point la frénesie du Roy comme une maladie naturelle, mais comme une punition divine, en demanda les causes à Eleazar.

Nabucodonosor, dit le sage Hebreu séduit par les impies qui l’entouroient, parvint enfin à un tel excès d’irréligion, qu’il blasphêma contre le Très-Haut, & pour couronner son impieté, il fit de nos vases sacrés, & des richesses qu’il avoit rapportées de son expedition dans la Judée, une Statue d’Or d’une grandeur démesurée. Il la fit élever, & consacrer dans la Plaine de Dura, & voulut qu’elle fût adorée par tous les peuples qui lui étoient soumis.

Il fut averti par des songes divins, qu’il seroit puni de son idolatrie & de son orgueil, même dès cette vie : Un Hebreu nommé Daniel, homme celebre par sa science, par sa vertu, & par sa connoissance de l’avenir, lui expliqua ces songes, & lui annonça les jugemens de Dieu qui étoient prêts à éclater sur lui.

Les paroles du Prophete firent d’abord quelque impression sur l’esprit du Roy ; mais entouré de prophanes qui méprisoient les Puissances Celestes, il négligea le songe divin, & se livra de nouveau à son impieté.

Un an après tandis qu’il se promenoit dans ses Jardins, admirant la beauté de ses ouvrages, l’éclat de sa gloire, & la grandeur de son Empire ; il oublie qu’il est homme, & devient idolatre de ses superbes imaginations. Une voix se fit entendre du Ciel, & prononça ces paroles : Votre Royaume passera en d’autres mains : Vous serez chassé de la compagnie des hommes : Vous habiterez avec les animaux : Vous brouterez l’herbe comme une bête pendant sept années entieres, jusqu’à ce que vous reconnoissiez que le Très-Haut a un pouvoir absolu sur les Royaumes, & qu’il les donne à qui il lui plaît.

Sur le champ Dieu le frappe, & lui ôte la raison ; il fut saisi d’une maladie frénetique, & tomba dans des accès de fureur ; on essaya en vain de l’enchaîner ; il rompit tous ses fers & s’enfuit dans les montagnes comme un lion rugissant ; nul n’ose l’approcher sans courir risque d’être déchiré ; il n’y a que le jour du Sabbat où il ait des momens de repos, & des intervalles de raison ;[3] il tient alors des discours dignes de l’admiration des hommes. Il y a bien-tôt sept ans qu’il est dans cet État, & nous attendons dans peu de jours sa délivrance totale selon la prédiction divine.

Dans tous les Pays où je passe, s’écria Cyrus en soupirant, je ne vois que de tristes exemples de la foiblesse & des malheurs des Princes ; en Egypte Apriés se laisse immoler par son amitié aveugle pour un favori perfide ; à Sparte deux jeunes Rois alloient perdre l’Etat sans la sagesse de Chylon ; à Corinthe le sort funeste de Periandre & de sa famille laisse à toute la posterité un exemple plein d’horreur des malheurs qu’entraîne la tyrannie ; à Athenes Pisistrate est détrôné deux fois ; à Samos Policrate se laisse éblouir jusques à persecuter l’innocence ; en Crete les successeurs de Minos ont anéanti le plus parfait de tous les Gouvernemens ; ici Nabucodonosor attire la colere du Ciel par son impieté : Grand Oromaze ! n’avez-vous donc donné des Rois aux Mortels que dans votre colere ? La grandeur & la vertu sont-elles incompatibles ?

Le matin du jour du Sabbat, Cyrus accompagné d’Eleazar, vint au lieu où se tenoit le Roy de Babylone ; ils virent l’infortuné Prince descendre des montagnes, & se coucher sous des saules qui bordoient l’Euphrate. En l’approchant ils garderent le silence ; il étoit étendu sur l’herbe, les yeux tournés vers le Ciel ; il poussoit de temps en temps des soupirs mêlés de larmes améres. Au milieu de ses malheurs, on découvroit encore en lui un air de grandeur, qui marquoit que le Très-Haut en le punissant, ne l’avoit pas entierement abandonné. On n’osoit lui parler par respect, ni interrompre la douleur profonde où il sembloit être plongé.

Cyrus vivement frappé de la triste situation de ce grand Prince demeura immobile ; on voyoit en lui toutes les marques d’une ame saisie de terreur & de compassion. Le Roy de Babylone l’observa, & lui dit sans le connoître : Le Ciel me permet d’avoir des intervalles de raison pour me faire sentir que je ne la possede point en propre, qu’elle me vient d’ailleurs, qu’un Etre superieur me l’ôte, & me la rend quand il veut, & que celui qui la donne, est une intelligence souveraine qui tient la nature dans sa main, & qui peut l’arranger, ou la déranger comme il lui plaît.

Autrefois aveuglé par l’orgueil, & corrompu par la prosperité, je disois en moi-même, & à tous les faux amis qui m’environnoient : Nous sommes nés comme à l’aventure, & après la mort nous serons comme si nous n’avions jamais été ; l’ame est une étincelle de feu qui s’éteindra lorsque notre corps sera réduit en cendres : Venez donc, jouissons des biens presens : Hâtons-nous d’épuiser tous les plaisirs : Enyvrons-nous des vins les plus exquis : Parfumons-nous d’huiles odoriferantes : Couronnons-nous de roses avant qu’elles se flétrissent : Que la force soit notre unique loi, & le plaisir la regle de toutes nos actions : Faisons tomber le juste dans nos piéges, parcequ’il nous deshonore par sa vertu : Interrogeons-le par les outrages & les tourmens, afin de voir s’il est sincere.[4] C’est ainsi que je blasphémois contre le Ciel. Voilà la source des malheurs qui m’accablent : Helas ! je ne les ai que trop mérités.

A peine a-t-il prononcé ces paroles, qu’il se leve, s’enfuit, & se cache dans la forêt voisine. Le discours de Nabucodonosor redoubla le respect de Cyrus pour la Divinité, & augmenta le desir qu’il avoit de s’instruire à fond de la Religion des Hebreux ; il vit souvent Eleazar, & entra peu à peu avec lui dans une liaison étroite. L’Eternel toujours attentif aux démarches de Cyrus qu’il avoit choisi pour la délivrance de son peuple, vouloit préparer ce Prince par les entretiens du sage Hebreu, à recevoir bien-tôt les instructions du Prophete Daniel.

Depuis la captivité des Juifs les Docteurs Hebreux répandus dans les Nations s’étoient appliqués à l’étude des sciences prophanes, & cherchoient à concilier la Religion avec la Philosophie. Pour cet effet ils adoptoient ou abandonnoient le sens litteral des Livres sacrés, selon qu’il s’accordoit ou s’opposoit à leurs idées. Ils enseignoient que les traditions des Hebreux étoient souvent enveloppées d’allegories suivant l’usage des Orientaux, mais ils prétendoient les expliquer. C’est ce qui donna naissance depuis à la fameuse secte des Allegoriques.

Eleazar étoit du nombre de ces Philosophes ; on le regardoit avec raison comme un des plus grands génies de son siecle ; il étoit versé dans toutes les sciences des Chaldéens & des Egyptiens ; il avoit eu plusieurs disputes avec les Mages de l’Orient, pour prouver que la Religion des Juifs étoit non seulement la plus ancienne, mais aussi la plus conforme à la raison.

Cyrus ayant entretenu plusieurs fois le sage Hebreu de tout ce qu’il avoit appris en Perse, en Egypte & en Grece sur les grandes révolutions arrivées dans l’univers, le pria un jour de lui expliquer la doctrine des Philosophes Hebreux sur les trois États du monde.

[5] Nous n’adorons, répondit Eleazar, qu’un seul Dieu, infini, éternel, immense : Il s’est nommé Celui qui est pour marquer qu’il existe par lui-même, & que tous les autres Etres n’existent que par lui. Riche de ses propres richesses, heureux par sa felicité suprême, il n’avoit pas besoin de produire d’autres substances pour accroître sa gloire ; mais il a voulu par un noble & libre effort de sa volonté bienfaisante créer plusieurs ordres d’intelligences pour les rendre heureuses.

L’homme forme d’abord l’idée de son ouvrage avant que de l’executer ; mais l’Eternel conçoit, produit, & arrange tout par le même acte sans travail & sans succession. Il pense, & tout d’un coup se presentent devant lui toutes les manieres par lesquelles il peut se peindre au dehors : Un monde d’idées se forme dans l’entendement divin. Il veut, & soudain des Etres réels semblables à ses idées remplissent son immensité : La vaste nature est produite, distincte & separée de l’essence divine.

Le Createur s’est dépeint en deux façons, par de simples Tableaux, & par des Images vivantes. De-là deux sortes de creatures essentiellement distinguées, la nature materielle, & la nature intelligente. L’une ne fait que representer quelques perfections de son original ; l’autre le connoît, & en jouit. C’est ainsi qu’il y a une infinité de spheres remplies d’Intelligences qui les habitent.

Tantôt ces Esprits s’abîment dans leur origine, pour en adorer les beautés toujours nouvelles ; quelquefois ils admirent les perfections du Créateur dans ses ouvrages ; c’est leur double bonheur. Ils ne peuvent pas contempler sans cesse la splendeur de l’essence divine ; leur nature foible & finie demande qu’ils se voilent de temps en temps les yeux. Voilà pourquoi la nature materielle fut produite ; c’étoit pour le délassement des Intelligences.

Deux sortes d’Esprits perdirent ce bonheur par leur infidelité ; les uns appellés Cherubins étoient d’un ordre superieur ; ce sont à present les Esprits infernaux. Les autres appellés Ischims étoient d’une nature moins parfaite ; ce sont les ames qui habitent actuellement les corps mortels.

Le Chef des Cherubins approchoit plus près du trône que les autres Esprits : Comblé des dons les plus éminens du Très-Haut, il perdit sa sagesse par le vain amour de lui-même : Enyvré de sa propre beauté, il se regarda, & s’éblouit par l’éclat de sa lumiere, il s’enorgueillit d’abord, se révolta ensuite, & entraîna dans sa rebellion la plûpart des génies de son ordre.

Les Ischims s’attacherent trop aux objets materiels ; ils oublierent dans la jouissance des plaisirs créés la souveraine felicité des Esprits. Les premiers s’éleverent trop par vanité ; les autres s’abaisserent trop par volupté.

Alors une grande révolution arriva dans les Cieux ; la sphere des Cherubins devint un cahos ténébreux où ces Intelligences malheureuses déplorent sans consolation la felicité qu’elles ont perdue.

Les Ischims moins coupables, parcequ’ils n’avoient péché que par foiblesse, furent condamnés par le Tout-puissant à animer des corps mortels. Dieu permit qu’ils tombassent dans une espece de léthargie, pour oublier leur ancien état. La terre qu’ils habitoient, changea de forme ; elle ne fut plus un lieu de délices, mais un exil pénible, où le combat continuel des élemens assujettit les hommes aux maladies & à la mort. Voilà le sens caché du grand Législateur des Hébreux, quand il parle du Paradis terrestre, & de la chûte de nos premiers Peres. Adam ne représente pas un seul homme, mais toute l’espece humaine. Chaque nation a ses allégories, nous avons aussi les nôtres : Ceux qui s’arrêtent à la lettre, en sont blessés, & trouvent dans nos livres des expressions qui paroissent trop humaniser la Divinité ; mais le vrai sage en pénetre le sens profond, & y découvre les mysteres de la plus haute sagesse.

Les ames détachées de leur origine n’eurent plus entr’elles un principe d’union fixe ; l’ordre de la géneration, les besoins mutuels, & l’amour propre, devinrent ici bas les seuls liens de notre societé passagere, & prirent la place de la justice, de l’amitié & de l’amour de l’ordre, qui réunissent les Esprits celestes.

Il arriva plusieurs autres changemens dans ce séjour mortel, changemens conformes à l’état des ames qui souffrent, qui méritent de souffrir, & qui doivent être guéries par leurs souffrances.

Enfin le grand Prophete que nous appellons le Messie, viendra rétablir l’ordre dans l’univers : C’est lui qui est le Chef & le Conducteur de toutes les Intelligences : Il est le premier né de toutes les créatures ; la divinité s’est unie à lui d’une maniere intime dès le commencement des temps ; c’est lui qui venoit entretenir nos premiers peres sous une forme humaine ; c’est lui qui apparut sur la montagne sainte à notre Législateur ; c’est lui qui a parlé aux Prophetes sous une figure visible ; c’est lui qu’on appelle par-tout le Desiré des Nations, parcequ’il leur a été connu quoiqu’imparfaitement par une tradition antique dont elles ignorent l’origine ; c’est lui enfin qui viendra triomphant sur les nues pour rétablir l’univers dans sa splendeur & sa félicité primitive.

Voilà le plan general de la Providence : Le fondement de toute la Loi, & de toutes les Propheties, est l’idée d’une nature pure dès son origine, d’une nature corrompue par le péché, & d’une nature qui doit être renouvellée un jour. Ces trois grandes vérités nous sont dépeintes dans nos Livres sacrés sous plusieurs images différentes. La captivité des Israelites dans l’Egypte, leur voyage par le désert, & leur arrivée dans la terre de promission, nous représentent la chûte des ames, les peines qu’elles souffrent pendant cette vie mortelle, & leur retour dans la Patrie celeste.

Cyrus transporté, & presque hors de lui, n’osoit interrompre le Philosophe : Voyant enfin qu’il ne parloit plus, Vous me donnez, lui dit-il, une plus haute idée de la Nature divine que les Philosophes des autres Nations : Ils ne m’avoient représenté le premier Principe que comme une souveraine Intelligence qui a débrouillé le cahos d’une matiere éternelle ; mais vous m’apprenez que Celui qui est, a non seulement arrangé cette matiere, mais qu’il l’a produite, qu’il lui a donné l’être comme le mouvement, & qu’il a rempli son immensité de nouvelles substances aussi-bien que de nouvelles formes. Vous ne me faites voir dans l’univers qu’une seule Divinité suprême, qui donne l’existence, la raison, & la vie à tous les Etres : Voilà le Dieu d’Israel si supérieur à ceux de tous les autres peuples.

Je vois de plus que votre Theologie est parfaitement conforme à la doctrine des Perses, des Egyptiens, & des Grecs sur les trois états du monde.

Zoroastre instruit des sciences des Gymnosophistes, m’a parlé du premier Empire d’Oromaze avant la revolte d’Arimane, comme d’un état où les esprits étoient heureux & parfaits : En Egypte la Religion d’Hermès nous représente le régne d’Osiris, avant que le monstre Typhon eût percé l’œuf du monde, comme un état exempt de malheurs & de passions : Orphée a chanté le Siecle d’or, comme un état de simplicité & d’innocence ; chaque Nation forme une idée de ce monde primitif selon son génie ; les Mages tous Astronomes l’ont placé dans les astres ; les Egyptiens tous Philosophes en ont fait une République de Sages ; les Grecs qui aiment les images champêtres, l’ont dépeint comme un séjour de Bergers.

Je remarque encore que les Sybilles ont annoncé l’avenement d’un Heros qui doit descendre du Ciel pour ramener Astrée sur la terre ; les Perses l’appellent Mythras, les Egyptiens Orus, les Grecs Jupiter Conducteur & Sauveur : Ils different, il est vrai, dans leurs peintures ; mais tous conviennent des mêmes vérités : Tous sentent que l’homme n’est plus ce qu’il étoit, & qu’un jour il prendra une forme plus parfaite : Le mal a commencé, le mal finira : Dieu ne peut pas souffrir une tache éternelle dans son ouvrage ; voilà le triomphe de la lumiere sur les ténebres ; voilà le tems fixé par le destin, pour la destruction totale de Typhon, d’Arimane & de Pluton infernal : Voilà le periode prescrit dans toutes les Religions pour rétablir le Régne d’Oromaze, d’Osiris, & de Saturne.

Cependant, continua Cyrus, il se presente ici une grande difficulté que nul Philosophe n’a pû me résoudre. Je ne conçois pas comment le mal a pû arriver sous le gouvernement d’un Dieu bon, sage, & puissant ; s’il est sage, il a dû le prévoir ; s’il est puissant, il a pû l’empêcher ; s’il est bon, il a dû le prévenir. Montrez-moi de quoi justifier la Sagesse éternelle : Pourquoi Dieu a-t-il créé des Etres intelligens capables du mal ? Pourquoi leur a-t-il fait un don si funeste ?

La liberté, répond Eleazar, est une suite nécessaire de notre nature raisonnable. Etre libre, c’est pouvoir choisir ; choisir, c’est préferer. Tout Etre capable de raisonner & de comparer, peut préferer & par conséquent choisir. Voilà la différence essentielle entre les corps & les esprits ; les uns sont transportés nécessairement par-tout où la force mouvante les pousse, les autres ne se laissent mouvoir que par la raison qui les éclaire. Dieu ne pouvoit pas nous donner l’intelligence, sans nous donner la liberté.

Ne pouvoit-il pas, reprit Cyrus, nous empêcher d’abuser de notre liberté, en nous découvrant la Vérité avec une évidence si parfaite, qu’il nous eût été impossible de nous méprendre ? Quand le Bien suprême se montre avec son attrait infini, il ravit tout l’amour de la volonté : Il fait disparoître tout autre bien, comme le grand jour dissipe les ombres de la nuit.

La lumiere la plus pure, réplique Eleazar, n’éclaire point, quand on ne veut pas voir ; or toute intelligence finie peut détourner ses yeux de la Vérité. Je vous ai déja dit que les esprits ne peuvent pas contempler sans cesse la splendeur de l’Essence divine ; ils sont de tems en tems obligés de se voiler les yeux : C’est alors que l’amour propre peut les séduire, & leur faire prendre un bien apparent pour un bien réel. Ce faux bien peut les éblouir, & les distraire du Bien véritable. L’amour de nous-mêmes est inséparable de notre nature. Dieu en s’aimant, aime essentiellement l’ordre, parcequ’il est l’ordre lui-même ; mais la créature peut s’aimer sans aimer l’ordre ; par-là tout esprit créé est nécessairement & essentiellement faillible. Demander pourquoi Dieu a fait des intelligences faillibles, c’est demander pourquoi il les a fait finies, c’est demander pourquoi il n’a pas créé des Dieux aussi parfaits que lui-même, c’est vouloir l’impossible.

Dieu ne peut-il pas, dit enfin Cyrus, employer sa toute-puissance pour forcer des intelligences libres à voir & à goûter la Vérité ?

Sous l’Empire de Dieu même, répond Eleazar, le despotisme & la liberté, sont incompatibles : Le goût, la volonté & l’amour, ne se forcent point. Dieu fait tout ce qu’il veut dans le ciel & sur la terre ; mais il ne veut pas employer sa puissance absolue, pour détruire la nature libre des intelligences : s’il le faisoit, elles n’agiroient plus par choix, mais par force ; elles obéiroient, mais elles n’aimeroient pas : Or Dieu veut être aimé ; voilà le seul culte digne de lui : Il ne le demande pas pour son propre avantage, mais pour le bien de ses créatures : Il veut qu’elles soient heureuses, & qu’elles contribuent à leur bonheur ; qu’elles soient heureuses par amour, & par un amour de pur choix ; c’est ainsi que leur mérite augmente leur félicité.

Je commence à vous entendre, dit Cyrus ; le mal moral ne vient point de l’Etre souverainement bon, sage & puissant, qui ne peut pas manquer à sa créature, mais de la foiblesse inséparable de notre nature bornée, qui peut se tromper & s’égarer. Expliquez-moi à présent quelle est la cause du mal physique. La bonté infinie de Dieu n’auroit-elle pas pû ramener à l’ordre ses créatures criminelles, sans les faire souffrir ? Un bon pere auroit tort de se servir de punitions, s’il pouvoit gagner ses enfans par la douceur.

Je vous ai déja dit, répondit Eleazar, que nous sommes capables d’un double bonheur : Si Dieu nous continuoit après notre revolte, la pleine jouissance des plaisirs créés, nous n’aspirerions plus à l’union avec le Créateur ; nous nous contenterions d’une félicité inférieure, sans chercher la suprême beatitude de notre nature. Le seul moyen d’empêcher à jamais des Etres libres de retomber dans le désordre, est de leur faire sentir pour un temps les funestes suites de leur égarement. Dieu doit à sa justice la punition des coupables, pour ne pas autoriser le crime ; mais il la doit aussi à sa bonté, pour corriger les criminels. Le mal physique est nécessaire pour guérir le mal moral, & la souffrance est l’unique remede du péché.

Je vous comprens, dit Cyrus, Dieu ne pouvoit pas priver les esprits de liberté sans les priver d’intelligence, ni les empêcher d’être faillibles sans les rendre infinis, ni les rétablir après leur chûte que par des peines expiatrices, sans blesser sa justice & sa bonté. Exemt de toutes sortes de passions, il n’a ni colere ni vengeance : Il ne châtie que pour corriger : Il ne punit que pour guérir.

Oui, répond Eleazar, tous souffriront plus ou moins, selon qu’ils se sont plus ou moins égarés : Ceux qui ne se sont jamais éloignés de leur devoir, surpasseront à jamais les autres en connoissance & en bonheur ; ceux qui tarderont à revenir de l’égarement, seront toujours inférieurs en perfection & en félicité. La réunion des esprits à leur premier Principe, ressemble au mouvement des corps vers leur centre ; plus ils en approchent, plus leur rapidité augmente. Voilà l’ordre établi par la Sagesse éternelle ; voilà la loi immuable de la Justice distributive, dont Dieu ne peut se dispenser sans manquer essentiellement à lui-même, sans autoriser la revolte, sans exposer tous les Etres finis & faillibles à troubler l’harmonie universelle.

La conduite de Dieu ne nous choque que parceque nous sommes finis & mortels : Elevons-nous au-dessus de ce lieu d’éxil ; parcourons toutes les régions celestes, nous ne verrons le désordre & le mal que dans ce coin de l’univers. La terre n’est qu’un atome en comparaison de l’immensité ; tous les siecles ne sont qu’un moment par rapport à l’éternité : Ces deux infiniment petits disparoîtront un jour ; encore un moment, & le mal ne sera plus ; mais notre esprit borné & notre amour propre, nous grossissent les objets, & nous font regarder comme grand ce Point qui entr’ouvre les deux éternités.

Voilà, continua Eleazar, tout ce que l’esprit de l’homme peut imaginer, pour rendre intelligibles les voyes de Dieu : C’est ainsi que nous confondons la raison par la raison même ; c’est par ces principes que nos Docteurs imposent silence aux Philosophes des nations qui blasphement contre la Sagesse souveraine, à cause des maux & des crimes que nous voyons ici-bas. Au reste, notre Religion ne consiste pas dans ces speculations, elle est moins un systême philosophique qu’un établissement surnaturel, Daniel vous en instruira ; il est aujourd’hui le Prophete du Très-Haut : L’Eternel lui montre quelquefois l’avenir comme present, & lui prête sa puissance pour operer des prodiges ; il doit revenir bien-tôt à Babylone, il vous fera voir les oracles contenus dans nos Livres sacrés, & vous apprendra les desseins de Dieu sur vous.

C’est ainsi qu’Eleazar instruisit Cyrus : Le Philosophe Hébreu fatiguoit en vain son esprit pour approfondir les mysteres impénetrables de la Sagesse divine ; ce qu’il y avoit de défectueux dans ses opinions, fut bien-tôt redressé par les instructions plus simples & plus sublimes de Daniel, qui revint à Babylone peu de jours après.

C’étoit le tems marqué par les Prophetes pour la délivrance de Nabucodonosor ; sa frénesie cessa, & la raison lui fut rendue. Avant que de rentrer dans sa Capitale, il voulut rendre un hommage public au Dieu d’Israel dans le même lieu où il avoit fait éclater son impieté.

Il ordonna à Daniel d’assembler les Princes, les Magistrats, les Gouverneurs des Provinces, tous les Grands de Babylone, & de les conduire dans les plaines de Dura où il avoit fait élever quelques années auparavant la fameuse Statue d’or. Revêtu de sa Robe Imperiale, il monte sur une éminence, d’où il pouvoit être vû de tout le peuple ; il n’avoit plus rien de feroce, ni de sauvage ; malgré l’état affreux où l’avoient réduit ses souffrances, on découvroit sur son visage un air tranquille & majestueux : Il se tourne vers l’Orient, il ôte son diadême, & se prosterne le visage contre terre. Après avoir adoré l’Eternel pendant quelque temps dans un profond silence, il se leve, & parle ainsi : Peuples assemblés de toutes les nations, c’est ici que vous avez vû autrefois les marques éclatantes de mon orgueil insensé ; c’est ici que je voulus usurper les droits de la Divinité, & vous forcer d’adorer l’ouvrage de mes mains : Pour punir cet excès d’irreligion, le Très-Haut m’a condamné à brouter l’herbe avec les animaux pendant sept années entieres ; les temps sont accomplis : J’ai levé mes yeux vers le Ciel, j’ai reconnu la puissance du Dieu d’Israel ; le sens & l’esprit me sont rendus. Votre Dieu, continua-t-il en se tournant vers Daniel, est véritablement le Dieu des Dieux, & le Seigneur des Rois : Tous les habitans de l’univers sont devant lui comme un néant : Il fait tout ce qu’il lui plaît dans le ciel & sur la terre : Sa Sagesse égale sa puissance, & toutes ses voyes sont pleines de justice : Il humilie les superbes quand il veut, & releve ceux qu’il avoit humiliés. Apprenez, Princes ; apprenez, peuples ; apprenez tous, à rendre hommage à sa grandeur, & à sa gloire.

A ces mots, l’assemblée poussa des cris de joye, & remplit l’air d’acclamations en l’honneur du Dieu d’Israel : Nabucodonosor fut reconduit avec pompe à sa Capitale, & reprit le gouvernement de son Royaume ; il éleva Daniel aux plus grandes dignités, & les Juifs furent honorés des premieres charges dans toutes les Provinces de son Empire.

Peu de jours après Amytis presenta Cyrus à Nabucodonosor : Le Roy des Assyriens reçut le jeune Prince avec tendresse, & l’écouta favorablement.

Cependant les Grands de Babylone qui entroient dans le Conseil du Roy, représenterent vivement qu’il seroit dangereux d’irriter la Cour d’Ecbatane dans un tems où les forces de l’Etat avoient été très-diminuées par les troubles survenus pendant la maladie du Roy ; que la bonne politique demandoit qu’on fomentât les discordes des Medes & des Perses, afin que ces deux ennemis pussent s’affoiblir mutuellement ; & qu’enfin le Roy pourroit profiter de leur division pour étendre ses conquêtes.

Nabucodonosor revenu de ces fausses maximes par les malheurs qu’il avoit éprouvés, ne se livra point aux projets ambitieux de ses Ministres : Cyrus profita de ces dispositions pour faire connoître au Roy les avantages qu’il trouveroit dans une alliance avec Cambyse : Il fit sentir à Nabucodonosor que les Medes étoient les seuls rivaux de sa puissance en Orient ; qu’il étoit de son interêt de ne pas laisser accabler les Perses, mais plûtôt de s’en faire des amis qui serviroient de barriere à son Empire contre les entreprises de Cyaxare, & qu’enfin la Perside par sa situation étoit un pays très-propre à faire passer les Babyloniens dans la Medie, en cas que ce Prince ambitieux voulût les attaquer.

Le Prince de Perse parla dans les Assemblées publiques & particulieres avec tant d’éloquence & de force ; il montra pendant le cours de cette négociation qui dura plusieurs mois, tant de candeur & de bonne foi ; il ménagea les Grands avec tant de délicatesse & de prudence, qu’il gagna tous les esprits ; l’alliance fut jurée d’une maniere solemnelle, & Nabucodonosor y demeura fidéle tout le reste de sa vie.

Cyrus impatient de voir les Livres sacrés des Juifs qui contenoient des oracles sur sa grandeur future, entretenoit tous les jours Daniel : Le Prophete de son côté ne cherchoit qu’à instruire le jeune Prince de la Religion des Hébreux ; Daniel ouvrit enfin les Livres d’Isaïe qui avoit annoncé Cyrus par son propre nom, cent cinquante ans avant sa naissance, comme un Prince que Dieu destinoit à être le Conquerant de l’Asie, & le liberateur de son peuple.

Cyrus fut saisi d’étonnement & de respect, en voyant une prédiction si claire & si circonstanciée ; chose inconnue chez les autres peuples, où les Oracles sont toujours obscurs & équivoques.

Eleazar, dit-il au Prophete, m’a déja montré que les grands principes de votre Theologie sur les trois états du monde, s’accordent avec ceux des autres Nations : Il m’a donné l’idée d’un Dieu créateur que je n’ai point trouvée chez les autres Philosophes : Il a levé toutes mes difficultés sur l’origine du mal par la nature libre des esprits : Il ferme la bouche à l’impieté par ses raisonnemens sublimes sur la préexistance des ames, sur leur chûte volontaire, & sur leur réparation finale ; mais il ne m’a point parlé de l’établissement surnaturel de votre Religion. Je vous conjure par le Dieu que vous adorez, de répondre à mes questions : Votre tradition a-t-elle la même source que celle des autres peuples ? Vous a-t-elle été transmise par un canal plus sûr ? Votre Législateur étoit-il un simple Philosophe, ou un Homme Divin ?

Je sçai, répond Daniel, tous les efforts qu’ont fait nos Docteurs pour accommoder la Religion au goût des sages de la terre ; mais ils s’égarent, & se perdent dans une foule d’opinions incertaines ; il y a toujours quelque endroit par où la vérité leur échappe. Nos pensées sont foibles, & nos conjectures trompeuses ; le corps appesantit l’ame, & cette demeure terrestre abbat l’esprit qui veut s’élever trop haut.

Le desir de tout pénetrer, de tout expliquer, & de tout ajuster à nos idées imparfaites, est la plus dangereuse maladie de l’esprit humain ; le plus sublime effort de notre foible raison, est de se taire devant la Raison souveraine. Laissons à Dieu le soin de justifier un jour les voyes incomprehensibles de sa Providence ; notre orgueil & notre impatience font que nous ne voulons pas attendre ce dénouement ; nous voulons devancer la lumiere, & nous la perdons de vûe.

Oubliez donc toutes les speculations subtiles des Philosophes ; je veux vous parler un langage plus simple & plus certain : Je ne vous proposerai que des faits palpables, dont les yeux, les oreilles, & tous les sens de l’homme sont juges.

Vous avez appris par la doctrine universelle de toutes les nations, que la nature humaine est déchûe de la pureté de son origine : En cessant d’être juste, elle cessa d’être immortelle ; les souffrances succederent au crime, & les hommes furent condamnés à un état malheureux, pour les faire soupirer sans cesse après une meilleure vie.

Pendant les premiers tems qui ont suivi cette chûte, la Religion n’étoit point écrite ; sa morale se trouvoit dans la raison même, & la tradition des Anciens transmettoit à la postérité la connoissance des Mysteres : Il étoit alors aisé de conserver cette tradition dans sa pureté, parceque les mortels vivoient plusieurs siecles.

Les connoissances sublimes de ces premiers hommes n’ayant servi qu’à les rendre plus criminels, toute la race humaine fut détruite hors la seule famille de Noé, afin d’arrêter le cours de l’impieté, & la multiplication des vices ; les Cataractes du Ciel s’ouvrirent, les eaux sortirent des abymes, & produisirent un déluge universel dont il reste encore quelques vestiges dans la tradition de presque toutes les Nations. La premiere constitution de l’univers changée d’abord par la chûte de l’homme, fut affoiblie de nouveau par cette inondation ; les sucs de la terre furent alterés, les herbes & les fruits n’eurent plus leur premiere force ; l’air chargé d’une humidité excessive fortifia les principes de la corruption, & la vie des hommes fut abregée.

Les descendans de Noé s’étant répandus par toutes les régions de la terre, oublierent bien-tôt cet effet terrible de la colere de Dieu, & se livrerent à toute sorte de crimes.

Ce fut alors que l’Eternel voulut se choisir un peuple, pour être le dépositaire de la Religion, de la morale, & de toutes les vérités divines, afin d’empêcher qu’elles ne fussent dégradées & perdues par l’imagination, les passions, & les vains raisonnemens des hommes.

Abraham mérita par sa foi & par son obéissance d’être le Chef & le Pere de ce peuple heureux ; Dieu lui promit que sa postérité seroit multipliée comme les étoiles du Ciel, qu’elle possederoit un jour la terre de Chanaan, & que le Desiré des Nations en naîtroit dans la plénitude des temps.

La famille naissante de ce Patriarche foible dans ses commencemens, descend en Egypte, s’y accroît, & devient esclave : Epurée pendant quatre siecles par toute sorte de malheurs, Dieu suscite enfin Moyse pour la délivrer.

Le Très-Haut après avoir éclairé notre Libérateur par les lumieres les plus pures, lui prête sa Toute-puissance pour prouver sa mission divine par les merveilles les plus éclatantes ; la nature entiere est changée & dérangée à tout moment.

Le superbe Roy d’Egypte refuse d’obéir aux ordres du Tout-Puissant ; Moyse remplit sa Cour de signes effrayans de la vengeance celeste ; les rivieres se changent en fleuves de sang ; une foule d’insectes venimeux porte les maladies & la mort sur les plantes, les animaux, & les hommes ; le tonnerre mêlé d’une pluye de grêle répand par-tout ses exhalaisons pestiferées ; une obscurité profonde qui succede aux éclairs, efface pendant trois jours entiers les lumieres du Ciel ; un Ange exterminateur détruit dans une seule nuit tous les premiers nés de l’Egypte.

Le peuple de Dieu sort enfin de son éxil, Pharaon le poursuit avec une armée formidable ; une colonne de feu nous éclaire pendant la nuit, & un nuage épais couvre notre marche pendant le jour. Moïse parle, la mer se sépare en deux, nos Peres la traversent à pied sec ; soudain les vagues impétueuses se réunissent avec fureur pour abîmer la nation infidéle.

Les Israelites errent pendant quarante ans dans le désert, où ils éprouvent la faim, la soif, l’intemperie des élemens : Ils murmurent contre Dieu ; Moïse parle de nouveau : Une nourriture miraculeuse descend du Ciel ; des rochers arides deviennent des fontaines d’eau vive ; la terre s’entr’ouvre, & engloutit ceux qui refusent de croire, sans voir l’accomplissement des promesses.

C’est dans ce désert affreux que Dieu publie lui-même sa Loi sainte, & qu’il dicte tous les rites & les statuts de notre Religion : Il appelle notre Conducteur sur le sommet du Sinaï ; la montagne s’ébranle ; l’Eternel fait entendre sa voix au milieu des tonnerres & des éclairs ; il déploye son pouvoir redoutable pour frapper des esprits moins sensibles à l’amour qu’à la crainte.

Cependant la bonté de Dieu n’éclatte pas avec moins de majesté que sa puissance : Celui que les cieux & la terre ne peuvent contenir, veut habiter d’une maniere sensible parmi les enfans d’Israel, & diriger lui-même tous leurs pas. Un Temple mobile s’éleve par son ordre ; l’Arche d’Alliance est construite ; l’Autel est sanctifié par la presence de la gloire du Très-Haut ; les rayons d’une lumiere celeste environnent le Tabernacle, & du milieu des Chérubins le Seigneur gouverne son peuple, & lui fait connoître à tout moment ses volontés.

Moyse écrit par l’ordre de Dieu même notre Loi, & notre histoire, preuves éternelles de la bonté souveraine, & de notre ingratitude ; il met ce Livre peu avant sa mort entre les mains de tout le peuple ; il falloit le consulter à chaque instant pour connoître non seulement la Religion, mais aussi les Loix Politiques ; chaque Hebreu est obligé de le lire une fois par an, & de le transcrire au moins une fois pendant sa vie : On ne pouvoit alterer, ni corrompre ces Annales sacrées, sans que l’imposture fût découverte & punie comme un crime de leze majesté divine, & comme un attentat contre l’autorité civile.

Moyse meurt ; nos Peres sortent du desert. La nature obéit à la voix de Josué notre nouveau Conducteur, les fleuves remontent vers leur source, le soleil suspend son cours ; les murs des plus fortes Villes s’écroulent à l’approche de l’Arche, les Idoles se brisent à son aspect ; les Nations les plus belliqueuses sont dispersées devant les armes triomphantes des Hebreux, qui se rendent enfin maîtres de la Terre promise.

A peine ce Peuple ingrat & leger est-il établi dans ce Pays de délices, qu’il s’ennuye de l’Empire de Dieu, & veut être gouverné comme les autres Nations. L’Eternel lui accorde un Roy dans sa colere ; le premier de nos Monarques est rejetté pour sa desobéïssance ; David regne selon le cœur de Dieu, il étend ses conquêtes, & le Trône est affermi dans sa Maison ; mais il n’est permis qu’à Salomon son fils, le plus sage & le plus pacifique de nos Princes, d’élever un Temple superbe à Jerusalem. Le Dieu de paix fixe son séjour sur la montagne de Sion ; le miracle de l’Arche se perpetue ; la Majesté divine remplit le lieu saint ; & du sanctuaire redoutable on entend tous les jours des Oracles qui répondent à la voix du Pontife.

Pour rappeller à tout moment la memoire de tant de prodiges, & pour en démontrer la verité à tous les siecles futurs, Moyse, Josué, nos Juges & nos Monarques, établissent des Fêtes solemnelles, & des Cérémonies augustes : Une Nation entiere concourt hautement, universellement, successivement à rendre témoignage à ces miracles par des monumens continués de generation en generation.

Tandis que les Israëlites demeurent fidéles, le Dieu des armées les protege & les rend invincibles selon ses promesses ; mais aussi-tôt qu’ils se laissent corrompre, il les livre en proye à leurs ennemis ; il les châtie cependant en pere, sans les abandonner entierement : Dans chaque siecle il suscite des Prophétes qui nous menacent, nous éclairent, & nous corrigent : Ces Sages separés de tous les plaisirs terrestres, s’unissent à la verité suprême ; les yeux de l’ame fermés depuis l’origine du mal s’ouvrent dans ces hommes divins, pour penetrer dans les conseils de la Providence, & pour en connoître les secrets.

Les Jugemens de Dieu éclattent plusieurs fois sur les Hebreux indociles, & plusieurs fois la Nation choisie ramenée par les Prophetes, reconnoît le Dieu de ses peres : Elle cede enfin au malheureux penchant qu’ont tous les mortels de corporaliser la Divinité, & de se former un Dieu semblable à leurs passions. Le Très-Haut fidéle dans ses menaces comme dans ses promesses, nous a soumis depuis plusieurs années au joug de Nabucodonosor ; nous errons vagabonds, captifs & éplorés sur les rives de l’Euphrate. Dieu s’étant servi de ce Conquerant pour accomplir ses desseins éternels, l’a humilié & terrassé dans sa colere ; vous avez vû sa punition & sa délivrance : Cependant la mesure de la justice divine n’est pas encore remplie sur la race d’Abraham : C’est vous, ô Cyrus, qui êtes destiné par le Tout-puissant pour être son liberateur. Jerusalem se repeuplera, la Maison du Seigneur sera rebâtie, & la gloire de ce nouveau Temple qui doit être honoré un jour de la presence du Messie, surpassera de beaucoup la magnificence du premier.

Quel est donc, dit alors Cyrus, le dessein de cette Loi, dictée par Dieu même avec tant de pompe, conservée par vos Peres avec tant de soins, & renouvellée par vos Prophetes au milieu de tant de prodiges ? En quoi differe-t-elle de la Religion des autres Peuples ?

Le dessein de la Loi & des Prophetes, reprit Daniel, de nos cérémonies, de notre culte, de nos sacrifices, est de montrer que toutes les creatures étoient pures dès leur origine ; que tous les hommes naissent à present malades, corrompus, ignorans jusqu’à ne pas connoître leur maladie ; que la nature humaine ne peut être rétablie dans sa perfection que par l’avenement du Messie.

Ces trois idées dont les traces se remarquent dans toutes les Religions, ont été transmises de siecle en siecle depuis le déluge jusqu’à nous ; Noé les enseigna à ses enfans, dont la posterité les répandit par toute la terre ; mais en passant de bouche en bouche, elles ont été alterées & obscurcies par l’imagination des Poëtes, par la superstition des Prêtres, & par le génie different de chaque Peuple. On en voit des vestiges plus marqués parmi les Orientaux & les Egyptiens, parcequ’Abraham a été celebre dans l’Asie, & que le Peuple de Dieu a été long-temps captif sur les bords du Nil : Mais ces verités antiques n’ont été conservées pures & sans mêlange que dans les Oracles écrits par notre Législateur, par nos Historiens & par nos Prophetes.

Ce n’est pas tout ; il y a un mystere propre à notre Religion seule, dont je ne vous parlerois point, ô Cyrus, si vous n’étiez pas l’Oint du Très-Haut, & son serviteur choisi pour la délivrance de son peuple.

Les Propheties annoncent deux avenemens du Messie, l’un dans la souffrance, l’autre dans la gloire. Le Grand Emmanuel paroîtra sur la terre dans un état d’abaissement, plusieurs siecles avant que de paroître sur les nues dans l’éclat de son triomphe. Il expiera le crime par son sacrifice, avant que de rétablir l’Univers dans sa premiere Splendeur.

Dieu n’a pas besoin d’une victime sanglante pour appaiser sa colere ; mais il blesseroit sa justice s’il pardonnoit au Criminel sans montrer son horreur pour le crime : C’est pour concilier la justice divine avec sa clemence que le Messie viendra. L’Homme Dieu descendra sur la terre pour faire voir par ses souffrances l’opposition infinie de l’Eternel au renversement de l’ordre.

Je vois de loin ce jour qui fera la joye des Anges, & la consolation des Justes : Toutes les Puissances Celestes seront presentes à ce Mystere, & en adoreront la profondeur ; les Mortels n’en verront que l’écorce & le dehors.

Les Hebreux qui n’attendent qu’un Messie triomphant ne comprendront point ce premier avenement ; les faux Sages de toutes les Nations qui ne jugent que par les apparences, blasphêmeront contre ce qu’ils ignorent : Les Justes même ne verront pendant cette vie que comme dans un énigme, la beauté, l’étendue & la necessité de ce grand sacrifice.

Enfin le Messie viendra dans sa gloire pour renouveller la face de l’Univers : Alors tous les Esprits du Ciel, de la terre & des enfers fléchiront le genou devant lui ; alors les Propheties s’accompliront dans toute leur plenitude.

Le Prince de Perse ébranlé par la force du discours de Daniel balançoit en lui-même ; il sentoit que toutes les lumieres de Zoroastre, d’Hermès, d’Orphée, de Pythagore, n’étoient que des traces imparfaites, & des rayons échappés de la tradition des Hebreux : Il n’avoit rencontré dans la Perse, dans l’Egypte, dans la Grece, & chez les autres Peuples, que des opinions obscures, incertaines & vagues ; il trouvoit chez les Juifs des Livres, des Propheties, des Prodiges dont on ne pouvoit contester l’autorité. Cependant il ne voyoit la verité qu’à travers un nuage, son esprit étoit éclairé, mais son cœur n’étoit pas encore touché ; il attendoit l’accomplissement des prédictions d’Isaïe. Daniel connut les differens mouvemens qui l’agitoient, & lui dit :

O Cyrus ! la Religion n’est pas un systême d’opinions Philosophiques, ni une Histoire merveilleuse d’évenemens surnaturels, mais une science de sentiment que Dieu ne revele qu’aux ames pures : Il faut qu’une puissance superieure à l’homme descende en vous, s’en empare, & vous enleve à vous-même : Alors vous sentirez par le cœur ce que vous ne faites qu’entrevoir à present par les foibles lumieres de l’esprit. Ce temps n’est pas encore venu, mais il viendra un jour ;[6] en attendant ce moment heureux, qu’il vous suffise de sçavoir que le Dieu d’Israël vous aime, qu’il marchera devant vous, & qu’il accomplira par vous toutes ses volontés : Hâtez-vous de justifier ses Oracles, & retournez promptement en Perse où votre presence est necessaire.

Le jeune Heros quitta bien-tôt Babylone ; l’année suivante Nabucodonosor mourut, & ses successeurs violerent l’alliance jurée entre les Assyriens & les Perses.

Cyrus employa vingt années entieres à faire la guerre aux Assyriens, & à leurs Alliés : Il conquit d’abord les Lydiens, soumit les peuples de l’Asie mineure, rendit tributaires la Cappadoce, l’Armenie & l’Hyrcanie, & marcha ensuite vers la haute Asie. Après l’avoir réduite sous sa puissance, il s’avança vers Babylone, qui étoit la seule Ville qui lui résistoit.

Les differens Peuples de l’Orient voyant sa moderation au milieu des triomphes, s’empresserent à se soumettre à sa domination : Il s’attira tous les cœurs par son humanité, & fit plus de conquêtes par sa douceur que par ses armes. Toujours invincible & toujours genereux, il ne subjugua les Nations que pour travailler à leur bonheur, & n’employa jamais son autorité que pour faire fleurir la justice & les bonnes loix.

La prise de Babylone le rendit enfin maître de l’Orient, depuis le fleuve Indus jusqu’à la Grece, & depuis la mer Caspienne jusqu’aux extrêmités de l’Egypte. Voyant alors l’entier accomplissement des Oracles d’Isaïe, son cœur fut penetré des verités que Daniel lui avoit enseignées, tous les nuages se dissiperent, il reconnut hautement le Dieu d’Israel, & délivra les Hebreux de leur captivité par cet Edit qu’il fit publier dans toute l’étendue de son vaste Empire.

Le Seigneur le Dieu du Ciel m’a donné tous les Royaumes de la Terre, & m’a commandé de lui bâtir une Maison dans la Ville de Jerusalem qui est en Judée. O vous qui êtes son Peuple, que votre Dieu soit avec vous : Allez à Jerusalem, & rebâtissez la Maison du Seigneur Dieu d’Israel, lui seul est Dieu.



F I N.



  1. Tout le détail que je vais faire est tiré d’Herodote, liv. 1. de Diod. de Sicile, lib. 2. de Quint. Curce, lib. 5. Voyez aussi Prideaux, Histoire des Juifs, tom. 1.
  2. Soixante stades.
  3. Voyez Megast. & Abyden. cités par Joseph. Ant. l. 10. cap. 11. & par Euseb. Præp. Evang. lib. 9. cap. 41.
  4. Voyez la Sagesse, ch. 2.
  5. Voyez la Mythologie des Rabbins dans le Discours, page 152.
  6. Vid. Theodoret. de fide.