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Les dépaysés/L’Institutrice

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 24-37).


L’INSTITUTRICE




La maison d’école s’élevait au milieu d’un champ. Elle produisait un assez piètre effet ainsi isolée des autres habitations. On l’avait bâtie dans un temps où une maison d’école était toujours assez bonne. C’est pourquoi elle était basse, chétive, sans souci d’architecture, les murs faits de grosses pièces de bois à l’état naturel, les fenêtres permettant à peine d’y faire de la ventilation, et encore moins, au soleil d’y entrer.

L’intérieur correspondait à l’extérieur. Il n’y avait qu’une seule pièce, avec, dans un angle, une petite tribune d’un pied de haut surmontée d’un mince pupitre ; un gros poêle fendu au centre, des crochets autour de la muraille où les enfants pussent pendre leurs effets, des bancs rugueux alignés de chaque côté, et près de la porte, sur un escabeau, un seau d’eau et une tasse de fer-blanc suspendue à une chaînette. Rien qui n’ornât cet intérieur, rien de joli qui permît aux enfants de se reposer les regards de ces murs gris dans les fentes desquels sortaient des mèches d’étoupe. Tout était réduit au plus strict nécessaire. Il fallait avant tout qu’une maison d’école coûtât peu cher. Les gens de cette localité aimaient pourtant leurs enfants, mais rien ne pouvait les convaincre qu’ils dussent être mieux logés que leurs animaux. On eut pu embellir ce petit nid à peu de frais, mais l’idée de dépenser un sou pour la maison d’école leur était si étrangère qu’ils n’y songeaient pas, qu’ils ne l’acceptaient pas. Quelques institutrices avaient bien fait quelques tentatives d’amélioration, mais Messieurs les Commissaires les avaient priées de se mêler de leurs affaires. Lorsque l’une d’elles avait osé représenter que le poêle chauffait assez mal, que la fumée qui s’échappait par les fissures rendait le séjour de l’école assez pénible, et que d’ailleurs les fenêtres étant fixes, on ne pouvait faire de ventilation, on lui avait répondu qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir les croisées si le poêle ne chauffait pas bien. Et les commères avaient longtemps glosé sur l’extravagance de cette pécore d’institutrice, comme s’il ne s’agissait que de demander.

« Et pourtant est-elle assez bien payée cette maîtresse d’école ! On lui donne $100,00 par année pour ne rien faire. Toujours habillée en demoiselle, et elle demande encore ! »

Et les potins continuaient sur ce ton.

Il faut dire qu’on changeait souvent d’institutrice. Jamais satisfaits, on en engageait une nouvelle chaque année. Les enfants soudoyés et appuyés par leurs parents n’avaient pas tardé à devenir grossiers, effrontés, rebelles et insupportables. Il eut fallu un bras vigoureux pour mettre ce petit monde à l’ordre, mais cette année, on avait Marie Masson. C’était une jeune fille timide, qui avait passé son enfance au couvent, admirablement qualifiée pour l’enseignement, aimant sa vocation et ne demandant qu’à aimer ses élèves. Elle était arrivée la tête remplie de ce qu’elle avait vu à son couvent, enthousiaste, éprise de son idéal. Elle était persuadée de ce qu’on lui avait enseigné, à savoir que l’enfant est une cire malléable qu’il faut modeler avec un soin infini, que rien ne remplace l’éducation première, et qu’en somme, l’éducation c’est tout l’homme.

En arrivant, elle avait bien trouvé l’école un peu délabrée, mais elle était si contente d’avoir une classe, qu’elle pensa qu’en l’embellissant de son mieux et la tenant bien propre, l’école aurait encore bon air. Elle trouva quelque chose à reprendre dans les conditions hygiéniques de la maison, mais elle ne voulut pas paraître exigeante, et elle se contenta de demander aux commissaires qu’ils remplaçassent le seau où buvaient les enfants ; il était moisi et ne semblait pas très sanitaire. On lui répondit que les enfants y avaient toujours bu et personne n’en était mort.

La petite institutrice ne se découragea pas. Elle songea qu’en écurant le seau le mieux qu’elle pût, il serait encore assez bon. Et puis, elle était peut-être allée trop loin et avait trop demandé. Elle voulut toutefois qu’à sa première journée de classe la salle eut un air de fête. Elle avait mis sur les murs quelques images pieuses et quelques paysages qu’elle avait découpés dans des revues illustrées, et, sur son pupitre, un bouquet de fleurs des champs.

Les enfants arrivèrent le regard narquois, les petits garçons les mains dans leurs poches, les petites filles la coite pendante. Ils regardaient la maîtresse de côté, comme une ennemie. Elle ne voulut rien voir de ce petit manège. Elle fit la prière d’ouverture, dit de tout son cœur l’invocation au Saint-Esprit d’éclairer elle et ses élèves, et commença sa classe. Elle leur déclara simplement qu’elle n’avait qu’une ambition, celle qu’ils fissent une bonne année, que, pour cette fin, elle n’épargnerait ni ses labeurs ni ses soins. Elle les savait bien disposés et ne doutait pas que les parents fussent contents de leurs progrès aux examens.

Cette première journée se passa bien. Et le soir, lorsqu’elle fut seule, comme elle se sentit contente de sa classe ! Déjà elle les aimait les enfants, elle les aimait de toute son âme. Comme elle y mettrait de soins pour former leur jeune cœur à tout ce qui est beau et pur, leur jeune intelligence à tout ce qui est noble et vrai ! Elle pensa que pour rompre la monotonie de la classe, pour leur faire aimer les heures passées à l’école, pour rendre leur tâche un travail d’amour et de beauté, elle allait leur enseigner quelques petites chansons dans les moments libres. Et déjà, elle trace tout un plan d’enseignement, très sensé, très rationnel, de nature à intéresser l’enfant, à tenir sa curiosité en éveil et à lui faire aimer l’étude. Ce soir-là la petite institutrice était si heureuse lorsqu’elle monta dans sa mansarde qu’elle ne remarqua pas que l’échelle qui y conduisait était bien vacillante et sa chambrette bien nue.

Les enfants, de leur côté, questionnés par leurs mères, avaient fait leur rapport de cette première journée. Les petits garçons dirent que la maîtresse avait mis des images sur les murs, et les petites filles, un gros bouquet sur le pupitre. Et après les travaux de la journée, lorsque Madame Lebouc vint faire sa visite quotidienne à Madame Laplante, elles ne manquèrent pas de tomber sur le chapitre de la classe.

— Vous, Madame Laplante, envoyez-vous vos enfants à l’école pour regarder les images ou pour apprendre à lire et à écrire ? dit Madame Lebouc roulant des yeux.

— Je les envoie pour apprendre à lire ; m’est avis que ce n’est pas l’endroit, mon Jean y va depuis trois ans et sait à peine épeler !

Et la brave femme ne dit pas qu’on le gardait à la maison neuf jours sur dix pour faire les commissions, pour travailler, pour tout et pour rien.

— Ce n’est pas tout, continua la femme Lebouc, savez-vous, on enseigne aux petits à casser des fleurs et à en faire des bottes à jeter sur les tables. Ça vous semble bien utile, je suppose. Ma Thérèse m’a dit que, toute la journée, la maîtresse a fait sa pimbêche avec un bouquet de trèfle sur son pupitre.

— Ce sont les maîtresses d’aujourd’hui, dit Madame Laplante, les lèvres pincées, qui passent leur temps à des sottises.

Et les enfants écoutaient cette conversation entre leurs parents, les yeux agrandis, au lieu de faire les devoirs que l’institutrice leur avait donnés pour le lendemain.

Or, ils arrivèrent le matin suivant avec rien de fait. La maîtresse fut un peu surprise, et lorsqu’elle les questionna, ils gardèrent un silence entêté. Enfin, Jean Laplante, le plus grand et le plus déluré de la classe, dit :

— Mamselle, ma mère dit qu’on ne vient pas ici pour regarder les images.

L’institutrice fut si désemparée par tout ce que cette remarque subite comportait de propos malveillants qu’elle perdit pied, et au lieu de punir l’insolent, elle se contenta de dire : « Je ne vous oblige pas à regarder les images ». La grande Thérèse Lebouc murmura assez haut pour être comprise « Pimbêche ! » Elle répétait ce qu’elle avait entendu dire. La petite institutrice feignit de ne pas comprendre.


Une immense lassitude s’emparait d’elle, son beau rêve s’effondrait. Le dégoût lui monta à la gorge et ses yeux se voilèrent de larmes. Elle fit appel à tout son courage et elle expliqua avec des mots pour les enfants, des exemples gracieux, la lucidité d’un artiste, la leçon qu’on aurait dû préparer à la maison au lieu d’écouter déblatérer contre elle. La vaillante petite institutrice ne capitula pas si tôt devant la bêtise humaine. À la récréation, elle voulut leur enseigner un couplet d’une ronde d’enfants. Pendant qu’elle s’évertuait à leur apprendre les mots et l’air, les filles pouffaient de rire dans leur tablier, et les garçons sifflotaient. Elle ne tarda pas à comprendre qu’elle se heurtait à une mauvaise volonté systématique, et son beau rêve qui se débattait pour vivre sombra tout à fait.

À la récréation du midi, pendant qu’elle était montée à son appartement, des élèves conduites par Thérèse Lebouc avaient jeté son bouquet à terre et l’avaient foulé aux pieds en ricanant. À son retour, quand elle vit ses pauvres fleurs meurtries, écrasées, son angoisse fut si forte qu’elle chancela, prête à défaillir.

— Quel mal vous ont fait ces pauvres fleurs, leur dit-elle avec douceur. C’est une lâcheté d’avoir brisé ces choses innocentes. Vous m’avez fait presque aussi mal que si vous m’aviez marché sur le cœur.

Les élèves la regardèrent d’un air narquois et stupide, ne comprenant qu’à demi ces beaux sentiments, mais comprenant qu’ils lui avaient fait de la peine. Ils s’en réjouissaient, c’était un peu ce qu’ils voulaient. Dans l’enfant mal élevé, il y a déjà toute la férocité et l’égoïsme de l’homme que rien ne retient.

L’institutrice ne daigna pas demander qui avait fait le coup. Elle ramassa elle-même les débris de fleurs fanées. Personne ne s’offrit pour l’aider. C’était bien la guerre ouverte. Pourtant, ces élèves qu’elle aimait hier, elle les aimait encore aujourd’hui. Elle songea qu’à force de bonté elle parviendrait peut-être à les conquérir.

Le soir, les enfants furent prompts à raconter à leurs parents les nouvelles de la journée, la tentative de chansons, l’incident du bouquet, ce que Jean Laplante et Thérèse avaient dit à la maîtresse, tout fut rapporté sans pitié. Ces potins servirent à alimenter la conversation des commères du canton qui s’étaient réunies chez Madame Laplante.

— Cette petite maîtresse dépense gaiement notre argent, commença Madame Levert, à apprendre des chansonnettes aux enfants. Est-ce là enseigner à lire et à écrire. Pour sûr que ma Madeleine ne fera pas encore sa première communion ce printemps. Deux fois qu’elle est renvoyée, une petite si intelligente. Si nous avions des maîtresses, cela n’arriverait pas !

Et la brave femme ne soupçonnait pas que Madeleine était une enfant rachitique, maladive, pleurnicheuse, insignifiante de corps et d’esprit, qui n’allait à la classe que pendant les premiers jours de l’automne, gardait la maison le reste de l’année à se faire dorloter par sa mère.

Madame Lebouc renchérit :

— Vous savez ce que mon Jean lui a dit à votre maîtresse ? C’est étonnant comme cet enfant a la réplique facile !

— Et ma Thérèse, ajouta Madame Laplante, n’a pas craint de l’appeler pimbêche à sa figure. Voilà une petite qui n’a pas la langue dans sa poche pour son âge.

Et l’institutrice fit tous les frais de l’entretien. On se la passa à tour de rôle et chacune y mordit à belles dents.

La petite institutrice, triste, sans défense, seule dans le silence morne de sa mansarde, pensait aux événements du jour, aux sourdes hostilités qui l’entouraient, pleurait d’ennui et de fatigue en se mettant au lit.

Le lendemain, quand elle s’éveilla, le soleil inondait la petite école rustique. Elle se sentit rassérénée. Elle enleva les images et tout ce qui pouvait déplaire aux enfants. C’était sans doute une concession fâcheuse, mais on ne peut attendre d’une jeune personne sans expérience, en butte aux persécutions, tout l’aplomb et la clairvoyance d’un vieux diplomate. Elle était affolée par ce qui venait de se passer et elle voulait à tout prix apaiser ses ennemis.

Elle mit dans sa tâche tant de bonté, tant de douceur, de spontanéité, que ses élèves semblaient intéressés. On eut pu croire qu’ils s’éveillaient à une nouvelle vision. Tout allait bien, le rêve de la petite institutrice reprenait son essor, lorsque Jean Lebouc vint tout gâcher. Il crachait sur le parquet avec une malpropreté révoltante. Elle lui fit doucement remarquer qu’il vaudrait mieux qu’il crachât dans son mouchoir. Il lui répondit grossièrement :

— Je cracherai tant que je voudrai. D’ailleurs, je n’ai pas de mouchoir.

À cette réplique polissonne, elle jugea qu’il était temps qu’elle frappât un grand coup. Elle prit sa règle et voulut le punir, mais en gros garçon robuste, il la lui arracha des mains et la jeta dans un coin de la salle.

— Je vous somme de sortir, dit l’institutrice.

— Je sortirai si je veux, fut la réponse.

Elle répéta l’ordre. Soit qu’il la jugeât décidée à tenir son bout, soit qu’il crût l’occasion favorable d’aller se plaindre chez lui, il prit son chapeau en bougonnant, sortit claquant la porte derrière lui. Le temps d’aller chez lui et de revenir que sa mère arriva, essoufflée, en cheveux, rouge, furieuse. Elle ouvrit la porte sans frapper, et, les poings sur les hanches, elle donna libre cours à sa colère.

— Péronnelle ! Je voudrais bien savoir si c’est votre école ou la nôtre. De quel droit en chassez-vous nos enfants ?

— Madame, dit l’institutrice doucement, je crois qu’il vaudrait mieux que nous conduisions cette conversation ailleurs qu’ici en présence des enfants. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.

— Je suis bien ici. Je vous dirai votre fait à votre face pour qu’ils le sachent et vous connaissent. Si vous osez encore lever la main sur mon Jean, c’est à moi que vous aurez affaire.

— Madame, votre fils s’est conduit d’une façon fort déplacée à mon égard, je ne regrette pas les mesures que j’ai prises contre lui. Et j’avais raison de croire que c’était votre intérêt d’appuyer mon autorité, au lieu de venir me faire cette scène désagréable, qui la compromet beaucoup dans l’esprit de mes élèves.

— Il serait beau qu’on vous aide à bafouer nos enfants parce qu’ils crachent à terre ! Où voulez-vous donc qu’ils crachent ?

— Dans leur mouchoir, Madame.

— On voit bien que ce n’est pas vous qui faites les lavages ! D’ailleurs, vous allez reprendre Jean, et tout de suite.

— Madame, je l’ai chassé, il n’y a que Messieurs les Commissaires qui puissent le réintégrer.

— Nous allons voir, fit la femme, et elle partit.

Ce même après-midi, deux commissaires avec Jean à leur suite, vinrent à l’école. L’un d’eux, crut d’y aller d’un petit discours, où il insinua, avec le tact d’un éléphant qui marche sur des fleurs, qu’il ne fallait pas donner d’habitudes à la maîtresse. Il ne parla pas de celles qu’on pouvait donner aux élèves.

Le jeune Jean avait remporté sa première victoire qui fut suivie par bien d’autres. Pour les autres élèves, il était devenu le héros du jour, une sorte de martyr de la tyrannie de la maîtresse. Et sa mère était devenue le modèle des mères qui aiment leurs enfants. Toutes ses amies de l’arrondissement approuvèrent et complimentèrent son attitude vigoureuse. Pas une d’elles qui n’en eût fait autant !

Cette fois, c’était bien la persécution ouverte et forcenée contre la petite institutrice. Son prestige ruiné à l’école où ses élèves se montraient de plus en plus rebelles, insolents et insubordonnés, et contre lesquels elle ne pouvait plus sévir sans s’exposer à d’autres scènes fâcheuses de la part des parents. Décriée, vilipendée, rabaissée à tous les foyers, elle se sentait impuissante à tenir tête à la marée montante des insultes et des calomnies. Une vie de souffrance, d’humiliation, d’angoisse et d’inquiétude commença pour elle. Harcelée, molestée, abandonnée, sans amis, sans protecteurs, elle n’avait plus d’autres ressources que de pleurer. Et elle pleura plus souvent qu’elle ne rit. Ceux qui auraient pu l’aider n’avaient pas d’enfants à l’école ; ils se contentèrent de rester neutres dans la tempête.

Il n’est pas rare qu’en dehors des heures de classe, des enfants inspirés par les parents ne vinrent jeter des pierres contre sa porte et lui faire le charivari le soir sous sa fenêtre. On se croyait tout permis contre cette femme, cet enfant qui, sans doute, n’avait pas montré beaucoup d’expérience dans le maniement de la situation, mais dont la bonne volonté évidente, soutenue par l’autorité des parents, eut pu rayonner si efficacement.

Néanmoins, elle crut devoir, faire une nouvelle démarche auprès des commissaires, dans l’intérêt des élèves. C’était pendant les dernières journées chaudes de septembre. Elle demanda s’il n’était pas possible de pratiquer quelques ouvertures qui permissent à l’air de pénétrer dans la salle de classe, la porte étant tout à fait insuffisante. Les enfants étaient si incommodés par la chaleur qu’ils ne savaient pas quelle posture prendre, devenaient nerveux, et tout travail était impossible. On lui répondit qu’elle aurait bientôt assez d’air froid, que ces ouvertures refroidiraient la maison, et que le chauffage coûtait les yeux de la tête aux habitants de la localité.

Tout lui étant refusé, elle but pendant les quelques mois qui suivirent, le calice de l’amertume jusqu’à la lie. C’était maintenant de froid qu’elle souffrait. On lui donnait pour chauffer son poêle du bois qu’on venait d’abattre. L’humidité du combustible, le mauvais état du poêle rendaient le chauffage tout à fait inadéquat. Tous les enfants et l’institutrice avaient le rhume. Les parents l’accusèrent d’être trop paresseuse pour entretenir le feu.

De sorte que l’incurie de l’arrondissement tournait à son préjudice.

La petite institutrice n’était plus la même personne. Les chagrins, les déboires, l’état insalubre de l’école, le froid, un rhume persistant avaient considérablement altéré sa santé ; elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Ce n’était que par un reste de vaillance qu’elle continuait de vaquer à son ingrate besogne. Mais elle n’était pas à bout des infamies.

Un soir du mois de janvier, Pierre Valois, fils d’un des commissaires, un grand garçon de vingt ans, était allé passer la soirée chez un ami. Vers les dix heures, il revenait à travers les champs pour raccourcir sa route, et débouchait dans le sentier qui conduisait de l’école au grand chemin. À ce moment, Lebouc et sa femme qui rentraient au village en traîneau, passaient devant l’école. Ils virent dans l’ombre un homme qui marchait à grands pas dans ce sentier et ils crurent qu’il venait de l’école.

— Quoi ! un homme qui vient de l’école, dit Lebouc à sa femme.

— Cela ne m’étonne pas, répondit-elle. Une fille qui enseigne des chansonnettes aux enfants et les fait périr de froid par paresse est bien capable de recevoir des hommes à cette heure.

Le lendemain, dimanche, à la sortie de la messe, la nouvelle vola de bouche en bouche… de groupe en groupe. On avait vu un homme sortir de l’école assez tard dans la soirée. Il avait été vu par Lebouc et sa femme, des gens dignes de foi. La rumeur fit le tour de la paroisse comme une traînée de poudre.

L’institutrice eut beau nier, protester, on lui dit sans se gêner qu’elle était menteuse. Ce fut le sujet de tous les entretiens. Les commères en parlaient avec des airs mystérieux, mais assez clairement pour que les enfants pussent comprendre. On mentionnait bien le nom de Pierre Valois, mais il se garda bien de démentir les racontars. Il plaisait à sa fatuité d’avoir été pris en flagrant délit avec l’institutrice. Lorsqu’on lui en parlait, il ne disait ni oui, ni non, il se contentait de sourire d’un air fat.

Le curé, demeuré étranger jusqu’ici à la querelle, connaissait trop bien la mentalité de ses gens pour aller s’immiscer dans leurs affaires temporelles. Mais cette fois la conduite de la maîtresse empiétait sur son domaine. Il manifesta un peu de mécontentement qu’il dissimula mal dans sa prédication. Du coup, la petite institutrice, attaquée de toutes parts, jugea bon d’aller se disculper auprès de son curé. Pour la centième fois, elle nia, jura, pleura, les preuves étaient si accablantes contre elle qu’il la renvoya assez froidement, la priant de rentrer dans sa famille. D’ailleurs, sa présence à l’école n’était plus nécessaire, les parents avaient tous retiré leurs enfants.

Minée par tant de coups successifs et tant d’infamie, elle prit le lit. Elle se mourait de langueur, de chagrin et de désespoir. Bafouée, conspuée par les hommes, elle se tournait avec ardeur vers Dieu pour qu’il les éclairât et fit voir son innocence. Elle espérait que les mères de ses élèves, apaisées par le mystère de la mort qui approchait, viendraient la voir et lui assurer qu’elles ne croyaient pas à ces monstruosités. Elle attendit en vain. La pensée qu’elle allait mourir coupable aux yeux de tous était plus atroce que la pensée même de la mort.

La fin approchait. Il lui restait une suprême consolation, celle de savoir qu’elle pourrait se disculper à son curé à sa dernière confession. Au seuil de l’éternité, il ne refuserait pas de la croire. Lorsqu’on l’appela pour administrer les derniers sacrements, le hasard voulut qu’il fût absent et qu’un étranger le remplaçât. Sa dernière espérance lui était refusée. Elle se confia uniquement à Dieu et mourut par un beau soir de printemps.

« Ceux qui enseignent la justice aux autres brilleront comme des étoiles au ciel. »