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Les dépaysés/Les Deux Aïeules

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 14-19).



LES DEUX AÏEULES


La maison de mon enfance était sur la pente d’un coteau. Le feuillage, en été, y versait des frissons de fraîcheur, et, lorsque les pommiers fleurissaient, leur âme odorante entrait par les fenêtres.

Je jouais quelquefois sur une pelouse de lumière où l’herbe se parlait en de subtiles senteurs pendant que les petites fleurs écoutaient le vent.

Sur la véranda, dans les lierres embrassés, les deux aïeules se querellaient doucement sans que l’une arrêtât son travail, et l’autre sa prière.

Elles ne pouvaient jamais s’entendre à mon égard : elles m’aimaient trop et s’aimaient mal en moi.

L’une, la grand’mère paternelle, était toute petite, octogénaire, pétulante, sourde. Elle voletait toujours, frémissante et inquiète.

L’autre, la grand’mère maternelle, était douce et blanche comme une statue. Presque aveugle, infiniment calme, sa prière toujours inachevée, murmurait sa vie.

Ces deux femmes s’aimaient dans un parfait désaccord. Elles pensaient m’aimer avec toute la sagesse de leur âge, en oubliant que l’amour n’a pas d’expérience.

J’en profitais comme je profitais de leur douce jalousie.

« Mais, dites-vous, Adélaïde, cet enfant ne peut passer des journées à jouer. Il est temps de commencer à lui enseigner quelques prières et un peu de lecture, » disait grand’mère Ursule, dans une voix sereine comme le rêve derrière ses yeux clos.

Grand’mère Adélaïde qui ne comprenait pas ou comprenait mal répétait à tue-tête : « Un peu d’écriture ? »

« Non ! de lecture… et d’écriture aussi. » articulait grand’mère Ursule.

Je n’ai pas appris de prières à mes enfants avant qu’ils eussent dix ans ; trop tôt, c’est les dégoûter. Et maintenant, ils sont de bons chrétiens.”

« Je ne partage pas votre manière de voir, Adélaïde, la piété doit grandir avec l’enfant. »

Et, lorsque le soir venait, la même altercation se répétait toujours à savoir laquelle me mettrait au lit. Ma mère avait abdiqué ses droits depuis longtemps. Dans ces interminables discussions, les deux grand’mères ressemblaient à d’adorables enfants.

« Adélaïde, vous voulez le mettre au lit sans lui faire faire sa prière, sous prétexte de lassitude, c’est mal ! Comment voulez-vous donc former cet enfant ? »

« Vous voyez bien qu’il tombe de sommeil ; la prière dans cet état n’a pas de sens. »

« La prière a toujours un sens, Adélaïde ; vous ne devriez pas dire cela si haut ! »

Le débat se continuait. Ma mère ne voulait pas intervenir ; je restais juge. Si la question ne manquait pas de difficulté, la Sagesse de Salomon ne me faisait pas défaut. J’alternais généralement ma décision en embrassant celle que mon choix privait de ce privilège de façon à lui faire comprendre que je l’aimais, mais que je choisissais l’autre par condescendance.

C’était une double victoire. L’une me prenait par la main d’un air vainqueur ; l’autre souriait mystérieusement à son secret.

Je grandissais, bientôt je pus lire. Grand’mère Ursule, dont les yeux s’affaiblissait chaque jour davantage, m’appelait dans sa chambre pour se faire faire la lecture. Elle se tenait assise dans un grand fauteuil, les pieds sur un tabouret. À sa portée se trouvait une petite console avec une statuette et son chapelet dessus.

Ma lecture, sans respect de la ponctuation et du sens, la jetait dans l’émerveillement. Elle se levait avec peine, ouvrait un grand coffret très sculpté d’où s’exhalait une senteur de bois de Santal, en tirait mille sucreries dont elle me comblait.

Grand’mère Adélaïde, qui ne cessait pas de remplir mes poches de toutes sortes de bonbons, disait :

« Elle gave cet enfant de friandises. Il n’y a rien de plus délétère pour la santé. C’est comme ça qu’on élève des enfants pâlots et rachitiques. »

Un jour que je lisais plus mal que d’habitude, en passant tous les noms dont la prononciation m’embarrassait, l’admiration de grand’mère Ursule déborda  : « Approche tout près, dit-elle, il me semble que je pourrai te voir aujourd’hui. » Et, je sentis la blanche caresse de ses doigts sur ma joue. Ses yeux cherchaient la lumière dans leur obscurité. « Non ! je ne peux te voir. » Une grande tristesse descendit dans sa voix.

« Grand’mère, fermez vos yeux fortement et regardez-moi dans votre âme, peut-être que vous me verrez. »

Ses paupières dociles se fermaient ; un sourire, lointain comme une espérance, remplit de jeunesse les rides de son visage.

« En effet, je te vois… Tu grandis, tu grandis. Une grande clarté est en moi. »

Ce jour-là, grand’mère Ursule fut heureuse d’un bonheur doux et discret.

* * *

Grand’mère Adélaïde n’aimait guère les entretiens. La vie, pour elle, n’était pas une causerie dans le pénombre d’un abat-jour, mais une grande roue qui tourne sans relâche. Active jusqu’à la frénésie, elle s’agitait sans cesse d’une fenêtre à l’autre, en fouillant des yeux l’horizon, les passants et tous les bruits du dehors.

Le nouveau la passionnait. Lorsque ce nouveau prenait la forme d’un nouveau mariage, sa joie était transcendante. Elle, qui n’avait jamais conçu le bonheur en dehors de l’état matrimonial, son allégresse n’avait plus de borne lorsqu’un couple de mariés descendait la rue au son des cloches.

Or, sa plus grande épreuve, disaient les malins, était de ne pouvoir aller à la messe entendre la publication des bans. Chaque dimanche de retour de l’église elle s’adressait à moi.

Un jour, le démon du mensonge souffla en moi et j’improvisai la publication de deux partis que leurs manies bien connues rendaient irréconciliables.

« Tiens, tiens… Je savais bien, dit-elle, qu’ils finiraient par se marier. »

Ses petits yeux brillèrent de bonheur.

Je dus bientôt payer la rançon du remords. Ce mensonge commença à peser sur ma petite conscience d’enfant. C’était intolérable ! Il fallait l’alléger par la confession et le repentir.

« Grand’mère, vous savez bien, ce que j’ai dit hier ? — Eh ! bien, ce n’est pas vrai. »

« Pas vrai ! Si, si, c’est vrai. Je savais bien qu’ils finiraient par le mariage. Tu veux me tromper, petit, c’est mal. »

Et dans ses yeux il y avait tout le bonheur d’une certitude qui s’affirme.

Je compris qu’il y a des illusions plus chères que la vérité.

Je n’avais jamais songé que ces deux grand’mères pussent disparaître un jour. Elles étaient devenues une partie intégrale du foyer et de ma vie. Aujourd’hui encore, je ne peux regarder en arrière sans que leur lointaine image ne s’associe à ma vision.

Un jour d’octobre, gris comme une nostalgie, grand’mère Ursule tomba malade. La paralysie ne permettant plus la prière à ses lèvres, son âme était en oraison.

Un soir, on vint m’éveiller à minuit. J’entendis la pluie qui tombait lentement sur le toit.

Toute la famille était réunie dans la chambre de grand’mère. En entrant, je vis sur une table toute blanche un crucifix dans la morne clarté de deux cierges. La pièce baignait dans une lumière si diaphane qu’on n’eût pu dire si c’était une aube crépusculaire ou un soir matinal.

Grand’mère reposait, immatérielle et blanche, dans les plis fuyants de grands draps neigeux. La respiration comme un rayon opalin faisait battre légèrement les ailes du nez. Les yeux entr’ouverts se perdaient dans une extase d’argent.

J’entendis un souffle profond. L’âme frôla les lèvres pâles et glissa dans l’éternité.

Ses yeux venaient de s’ouvrir aux perpétuelles clartés : elle me voyait pour la première fois.

Une grande douleur descendit en moi.

Grand’mère Adélaïde sanglotait. Elle me prit la tête avec ses mains et m’embrassa. Je sentis ses larmes couler sur mes joues.

« Regrette ta grand’mère. Elle t’aimait tant ! Je ne pourrai jamais la remplacer. Chère Ursule. »

La mort avait passé. Pendant plusieurs jours il y eut dans la maison un vaste recueillement. On parlait bas.

Grand’mère Ursule n’était pas partie tout-à-fait ; son âme bruissait dans l’ombre des pièces. Son invisible présence nous enveloppait. Elle revivait en grand’mère Adélaïde qui ne s’inspirait plus que d’elle. Lorsque je devenais turbulent ou désobéissant elle me disait toujours :

« Si ta grand’mère était vivante, elle n’aimerait pas cela… Elle voudrait que tu fisses cela… »

* * *

J’étais déjà grand : je dus partir par delà la frontière. Un jour une dépêche m’arriva. Grand-mère Adélaïde n’était plus. Elle avait prononcé mon nom avant de partir. J’étais trop loin ; des larmes silencieuses descendirent dans mon cœur.

Elle les entendit. Ses oreilles s’étaient ouvertes à toutes les divines harmonies.