Les patois lorrains, par Lucien Adam

La bibliothèque libre.
Les patois lorrains, par Lucien Adam
Romania10 (p. 601-609).

Les patois lorrains, par Lucien Adam. Paris, Maisonneuve, 1881, in-8o, 21-460 p.[1].

Les académies et les sociétés savantes de province, qui sont souvent embarrassées de remplir en quelques années un mince volume, ont à exploiter des champs immenses qui leur sont naturellement dévolus, et qu’elles ont jusqu’ici complètement laissés en friche. Étudier les patois, recueillir le folk-lore, telles devraient être deux de leurs tâches principales (sans parler d’autres qui nous intéressent moins directement, et auxquelles d’ailleurs elles sont, sans les accomplir, restées un peu moins étrangères). On doit donc louer sans réserve l’initiative prise par l’académie de Stanislas d’une enquête sur les patois parlés dans l’ancienne Lorraine, le Barrois et le pays messin. Un questionnaire assez bien conçu, demandant « 1o des textes ; 2o des renseignements grammaticaux ; 3o un vocabulaire restreint aux mots les plus usuels », fut en 1874 distribué dans la région. L’académie reçut 268 mémoires, presque tous dus à des instituteurs que les inspecteurs avaient encouragés à ce travail, la plupart fort imparfaits et incomplets. Les lacunes étant surtout considérables pour le Barrois, on en a ajourné l’étude ; on a aussi, sans dire pourquoi (mais on le devine), laissé de côté le pays messin : restent donc les départements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges, dans lesquels, malgré beaucoup de blancs, l’enquête a donné des résultats assez riches et assez compactes pour pouvoir être mis en œuvre (quelques mémoires paraissent avoir été excellents). L’académie avait, semble-t-il, primitivement l’intention de publier les mémoires eux-mêmes ; elle a reconnu sans doute qu’on n’obtiendrait ainsi qu’un chaos inextricable, et elle a chargé deux de ses membres de rédiger à l’aide de ces mémoires un travail général qui leur convenait d’autant mieux que c’étaient ces deux membres qui avaient eu l’idée de l’enquête et fait le questionnaire. De ces deux membres, l’un, M. Charles Gérard, mourut au début du travail ; le survivant, M. Lucien Adam, connu par des travaux linguistiques estimés, a tiré des mémoires qu’il a eus entre les mains le volume que nous annonçons.

J’ai dit plus haut que le questionnaire distribué par l’académie de Stanislas était assez bien fait. On y louera l’insistance avec laquelle les rédacteurs ont recommandé à leurs correspondants d’écarter les mots français introduits dans le parler patois (bien qu’à un certain point de vue ces mots aient aussi leur intérêt), et surtout de ne pas confondre des mots recueillis dans différentes localités. C’est une heureuse idée que d’avoir dressé une liste de mots les plus nécessaires en en demandant l’équivalent dans le parler de chaque commune. Mais pourquoi avoir restreint le vocabulaire aux mots « les plus usuels » ? Une masse énorme de vocables reste évidemment inconnue après le travail de l’académie, bien qu’elle ait dressé, grâce à quelques-uns de ses correspondants qui ont dépassé son programme, une liste déjà intéressante. La partie grammaticale aurait pu être plus complète et en certains points mieux ordonnée. La partie du programme la plus difficile à bien rédiger était celle où il s’agissait des « textes ». Il est très embarrassant, à vrai dire, d’en recueillir de suffisants par le procédé d’une enquête officielle. Le système de la traduction en chaque idiome local d’un seul et même morceau, appliqué jadis, comme on sait, pour la parabole de l’Enfant prodigue, est loin d’être satisfaisant, d’abord parce que le morceau choisi est nécessairement très court et laisse échapper un trop grand nombre de faits, ensuite parce qu’une traduction, surtout faite par des gens inexpérimentés, ne donne pas une juste idée de l’usage vivant et spontané d’une langue. L’académie a voulu mieux faire ; elle a demandé des « compositions originales telles que : chansons, rondeaux (?), noëls, fabliaux (?), légendes, proverbes et dictons. » Si on en juge par ce qu’elle a communiqué, elle a recueilli fort peu de chose, et il devait en être ainsi. Les personnes à qui elle devait s’adresser ne comprennent pas bien en général de quoi il s’agit et n’ont pas le flair délicat à l’aide duquel on discerne et on recueille les vraies productions du génie populaire. Au reste, au point du vue purement linguistique, ce n’est un réel dommage que pour la syntaxe, la partie la plus cachée, la plus difficile à atteindre et jusqu’à présent la moins bien connue de toutes nos grammaires. En somme, le questionnaire de l’académie était conçu d’une façon pratique et pouvait obtenir de bons résultats.

Le travail de rédaction mérite aussi des éloges, mais prête à de sérieuses critiques. La première partie, la Phonétique, est faite sur un plan défectueux. On ne saurait trop répéter que la phonétique d’un patois roman, comme celle d’une langue romane, doit se composer de deux parties distinctes : la partie descriptive et la partie étymologique. La première doit relever tous les sons, les faire connaître aussi exactement que possible, indiquer soigneusement les limites où chacun se fait entendre ; la seconde doit toujours partir du latin, prendre chaque son et chaque groupe de sons du latin et montrer ce qu’il donne dans le parler de chacune des localités qu’on étudie. Les travaux de MM. Cornu et Gilliéron sur divers patois suisses peuvent en cela servir de modèles. Le petit atlas phonétique que ce dernier savant a dressé pour une partie du Valais ne saurait, notamment, être trop recommandé à l’imitation. La phonétique étymologique n’est d’ailleurs vraiment complète que quand elle est historique, c’est-à-dire quand on peut signaler les transformations successives des sons à travers les siècles depuis le latin jusqu’au langage contemporain. M. Adam ne donne qu’une phonétique descriptive, et ne recourt à l’étymologie que rarement. Il en résulte qu’on voit trop souvent, sans qu’il en donne la raison, un son varier « dans un certain nombre de mots, » qui, lorsqu’on les examine de près et qu’on les rapporte à leur origine latine, ont tous quelque particularité commune qui explique la variante phonétique qu’ils présentent. Ce n’est pas au français qu’il faut comparer le patois, mais au latin ; sans cela, on tombe souvent dans des erreurs. Ainsi l’auteur a établi que « la diphtongue oi, qui sonne en français oa, oua [en réalité wa], sonne en patois , ouè, , oué, ouo, ouau [en réalité , , , ] », et il ajoute : « Non seulement la substitution dans la diphtongue des sons è, é, o, au au son a [ce mot de « substitution » est employé tout à fait à tort] est une règle à peu près générale, mais encore la diphtongue elle-même est très fréquemment remplacée par l’une des voyelles simples é, è, eu, o, au, ou. Ainsi « armoire » se dit armouère à Ramonchamp, mais les formes aurmoire, airmaire, aumère, etc., sont usitées dans le plus grand nombre de communes. » Armouère est le mot français avec la prononciation du xviie siècle[2] ; les autres formes remontent à l’ancien français armaire, qui répond au latin armario, et c’est cette forme plus correcte qu’ont gardée presque tous les parlers lorrains ; aussi ne voyons-nous pas ici de formes en o, comme pour d’autres mots où le fr. oi s’appuie sur un ei ou un oi antérieurs. Je pourrais multiplier ces observations ; je me borne à un point particulièrement important. « L’un des traits les plus caractéristiques de l’idiome populaire lorrain est que dans un grand nombre de mots, les articulations : hh, h, ch, j, g (doux) correspondent aux articulations françaises et latines : s, ch, g, j, r, rc, rg, rs, s, ss, sc, st, v, x, z. » Est-il possible qu’une pareille confusion règne réellement dans un langage, et n’est-il pas clair qu’il aurait fallu grouper tous les mots de ce genre en les comparant à leurs types latins pour en dégager les lois de permutation ? M. A. donne en grande abondance des mots de toutes les localités lorraines qui offrent les articulations en question et les rapproche de leurs correspondants français et même latins, mais sans essayer de classer les consonnes ou groupes de consonnes latines qu’elles représentent. C’est cependant là, et non dans de prétendus résultats ethnographiques, qu’est l’intérêt de semblables études, qui pourraient en Lorraine, à l’aide des chartes et des textes du moyen âge, devenir assez strictement historiques et aboutir à des conclusions assez précises. Malgré ces remarques, la phonétique des patois lorrains, dressée avec soin et documentée par un très grand nombre d’exemples, offre un ensemble de faits d’un grand intérêt, qu’on pourra maintenant compléter et classer, et qui entreront dans l’histoire de la langue française.

Le dernier chapitre de la phonétique est consacré à la « formation des mots », ce qui semble assez peu justifié ; mais en réalité, là aussi, il ne s’agit que de phonétique. On y traite d’abord de la suppression des atones conservées en français, phénomène commun à tous les patois et en fait au français lui-même dans l’usage familier, puis de l’aphérèse et de l’apocope « syllabique ». C’est ici que l’étude historique du sujet aurait été profitable. Les cas d’« aphérèse syllabique » demandaient à être divisés en classes. Les uns sont des mots où un e prothétique devant s impure ou un e assimilé à celui-là est tombé, soit que l’s ait persisté ou se soit changée en hh, soit qu’elle ait disparu (hhifue exiforis « printemps », hhtéde extinguere, strain hhtrain train stramen, pinouhhe « épinoche », chiré skîrân, cohi excortiare) ; 2° des mots d’origine grecque, sujets dans toutes les langues romanes et en français ancien à l’aphérèse (rlouge horologio, jeupcine aegyptiana) ; 3° un mot commençant par o, qui l’a perdu dans un région où l’art. masc. est lo par suite d’une mauvaise division (rjlé[3] auriculario). Les autres mots ne contiennent nullement une aphérèse : venche pour pervenche est la forme de l’ancien français et renvoie à un latin populaire vinca ; térier est l’anc. fr. tarier et n’a rien à faire avec contrarier ; cliner est une aphérèse d’incliner comme temnere, d’après le Dictionnaire de l’Académie française (dernière édition), est un aphérèse de contemnere ; vehho n’est pas une aphérèse de putois (!), mais l’anc. fr. voison, esp. veso (voy. Diez). Les exemples d’« apocope syllabique » ne sont pas donnés moins confusément. Sur la prothèse d’une voyelle au mot gland, cf. Rom. vii, 108.

Après la phonétique vient la Grammaire, qui comprend, avec trop de détail parfois et dans une disposition qui n’est pas toujours la meilleure, un grand nombre de faits intéressants. Nous signalerons les formes lo, lou, pour l’art. sing. masc., las, los, lis pour l’art. plur.[4], don pour du, i et on[5] pour au, as et is pour aux, lute et zute (zoute, zite) pour leur, aque (iéque) pour « quelque chose » (anc. fr. alques), etc. — Le chapitre du verbe est traité avec plus d’étendue que d’ordre[6], mais il est fort intéressant. Le fait le plus curieux que signale l’auteur, et qu’il atteste par de nombreux documents, est l’existence dans certains parlers lorrains de deux imparfaits de l’indicatif, dont le second diffère du première par l’adjonction à toutes les personnes de la finale or (var. tor, to, zo, zoue, zeur, zar, za) ; ainsi, pour prendre l’exemple le plus simple, à côté de j’avwè, t’avwè, èl avwi, j’avwin, vs avwin, èl avwinte, on a : j’avwéor, t’avwèsor, èl avwitor, j’avwintor, vs avwintor, èl avwintor. M. Adam appelle cet imparfait l’« imparfait prochain » et l’autre « l’imparfait distant » ; mais cette nuance de sens, si elle est bien réelle (ce que ne suffit pas à prouver le seul exemple donné à l’appui p. xl), n’existe que dans quelques communes disséminées sur tout le territoire[7] ; les autres n’emploient pour l’imparfait qu’une forme, comme en français, tantôt celle du français, tantôt celle qui suffixe -or. Quelle est l’origine de cette forme en -or ? L’auteur des Patois lorrains est porté (p. xl) à la chercher dans la voie moyenne du latin ou du celtique ! S’il avait remarqué que la syllabe or s’ajoute non au thème, mais à chaque personne complète, il aurait rejeté bien loin une pareille idée, que tant d’autres raisons feraient écarter. Nous avons là évidemment l’agglutination de l’adverbe de temps or, ore, si usité au moyen âge. Ce phénomène, à en juger par les formes les plus archaïques que les personnes de l’imparfait ont gardées dans l’agglutination en certains endroits, peut bien remonter au xvie siècle. Il serait intéressant d’en rechercher les commencements dans des textes de ce temps et même des temps antérieurs. Une autre forme agglutinative de la conjugaison lorraine est digne de remarque, c’est la « conjugaison négative ». Pas, point du français sont remplacés par l’ancien mie ; mais, ce qui est curieux, c’est que ce mie, dans beaucoup de localités, perd son accent et devient me, m’ : je n’vieu me, je n’vieu m’, « je ne veux pas ». La même particularité se retrouve dans toute une région de la France plus ou moins voisine de la Lorraine ; elle s’explique probablement par un emploi antérieur de me comme forme atone de mie devant le régime du verbe : Je n’vieu mi parler, puis je n’vieu m’ parler, et enfin je n’vieu m’. Il serait bon d’en faire l’historique à l’aide des documents patois qu’on possède en assez grand nombre dans toute cette région pour les siècles qui ont précédé le nôtre. — La grammaire se termine par l’étude des mots invariables, qui aurait pu sans inconvénient être fondue dans le vocabulaire.

Le Vocabulaire est double. Vient d’abord un vocabulaire patois-français, qui, comme je l’ai dit, pourrait être plus riche, mais qui est déjà précieux. L’auteur, ici comme dans les textes qu’il donne à la fin, a cru devoir soumettre le patois à une orthographe étymologique imitée de celle du français. Les raisons qu’il apporte en faveur de ce procédé sont loin d’être solides ; mais il l’a en outre singulièrement appliqué. Je ne parle pas de la difficulté qu’il y a à écrire étymologiquement des mots dont on ne sait pas l’étymologie ; mais pourquoi emprunter au français des notations qui y ont une raison d’être étymologique pour les appliquer à un patois où cette raison n’existe pas ? Le fr. rend o long par au dans beaucoup de mots, parce que la diphtongue au, issue de al, s’y est usée peu à peu jusqu’au son ô ; le fr. eil a perdu le son de l’l mouillée et ne vaut plus que ej ; on comprend que le fr. persiste à écrire chaud et soleil ; mais quelle singulière idée d’écrire en patois p. ex. désaumé (disaestimare, anc. fr. désasmer) pour désômé, ou achaleilne, « haleine » pour achalejne ! D’ailleurs on devine ce qu’une pareille tentative amène forcément d’inconséquences pour l’auteur et d’incertitudes pour le lecteur. On ne peut se refuser à adopter l’orthographe phonétique dans des ouvrages de lecture destinés au grand public ; elle s’impose dans des livres de science.

Le vocabulaire français-patois est du plus grand intérêt, et on peut en recommander l’imitation aux auteurs de travaux analogues. Rien n’est plus digne d’attention que les pertes de mots et leurs remplacements : il y a là de curieux problèmes de psychologie populaire. Le fr. garçon, par exemple, a été dans plusieurs communes supplanté par l’all. bube ; génisse se dit toriche dans trois communes, vôiote (dim. fém. de veau) dans une ; aimer est remplacé par les représentants de pretiare dans plusieurs localités ; chien est partout conservé, mais chat se dit tchette, matou, marcou, mraou, raou, rô ; je ne parle pas des noms d’animaux et de plantes sauvages, dont l’abondance et la variété surprennent. Ce vocabulaire permet aussi de saisir les mille nuances de la phonétique d’une région ; je recommande à ce point de vue l’étude des formes sans nombre qui répondent en lorrain au fr. aiguille.

En tête du volume de M. Adam se trouve une introduction qui n’en est pas, à mon avis, la meilleure partie. L’introduction à un ouvrage sur les patois doit être surtout historique et comparative. L’auteur doit rechercher, s’il le peut, les monuments anciens écrits dans les régions dont il s’occupe qui offrent un caractère dialectal, et tâcher ainsi de retrouver les états antérieurs du parler qu’il étudie. Il doit ensuite le comparer aux idiomes voisins, et montrer quelle place il occupe dans ce grand tableau aux teintes insensiblement dégradées, qui, du sud au nord et de l’est à l’ouest, représente l’épanouissement du latin populaire. Tout travailleur qui étudie, non pas le parler spécial d’une localité, mais les parlers de toute une région, s’enferme nécessairement dans des limites arbitraires et factices et n’a pas devant lui un ensemble naturel. Il est d’autant plus nécessaire qu’après avoir signalé les traits caractéristiques qui se dégagent de son enquête, il indique approximativement leurs rapports avec ceux des régions avoisinantes. Quant à l’origine du patois, à la portée ethnographique des phénomènes qu’il offre, il est inutile de conseiller de laisser ces questions de côté : le linguiste qui aura fait avec compétence le double travail dont je parle se sera dépouillé avant la fin de toute idée fausse à cet égard. — M. Adam n’a pas procédé ainsi. Croyant à l’existence d’une unité linguistique lorraine (quoiqu’il ait bien la notion que les patois lorrains ne forment pas une langue), il s’est efforcé de les distribuer en dialectes et sous-dialectes : tentative stérile, et dont l’échec montre une fois de plus que toutes ces divisions sont vaines, et qu’il faut faire la géographie non des dialectes, mais des traits linguistiques. M. A. reconnaît à maint endroit que les autres groupes qu’on forme à l’aide de tel ou tel trait se résolvent en de tout autres combinaisons si on prend un autre critérium ; cela ne l’empêche pas d’établir douze dialectes, chacun avec des sous-dialectes, qui, si on les soumet à la critique, ne conservent qu’une réalité bien flottante. Plus utile est l’exposé de dix-huit traits qu’il regarde comme caractéristiques de tous les patois lorrains ; la plupart, sinon tous, se retrouvent plus ou moins isolés hors de la région qu’il étudie ; mais il est intéressant de constater leur coexistence sur une assez grande étendue de pays. Enfin, — et c’est là ce qui est le plus contestable, — l’auteur veut tirer de l’étude des patois lorrains des conséquences ethnographiques. Il a renoncé, non sans regrets, à trouver dans les patois des traces de la distinction des Mediomatrici et des Leuci, les deux peuples gaulois qui habitaient la région dont une partie forme aujourd’hui les départements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges ; mais il s’attache à l’idée que « si les Médiomatriciens et les Leuquois ont remplacé par hh, h, les articulations latines s, sc, c, etc., c’est que leurs ancêtres ont été des Belges celto-germains ; j’entends par là qu’au ve ou au vie siècle avant Jésus-Christ, des conquérants venus d’outre-Rhin se sont superposés à un peuple de race celtique, se sont fondus dans ce peuple, y ont pris leurs femmes, et qu’ainsi les aptitudes phonétiques des vaincus ont été modifiées par l’infusion d’un sang nouveau. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Certains patois lorrains, pour prendre un exemple, changent s initiale en hh (sur la prononciation, voy. Rom. ii, 438) et disent hheu pour sœur, etc. Les Allemands d’il y a vingt-cinq siècles avaient des mots commençant par s qui commencent encore de même dans tous les dialectes allemands actuels : sôn, « fils », n’est pas devenu hhôn. Cependant ces Allemands auraient « modifié les aptitudes phonétiques » des « Médiomatriciens et des Leuquois » de telle façon que quand ceux-ci, quelques siècles après, ont appris le latin, ils ont changé en hh l’s initiale de soror, ce que les Allemands n’ont fait ni pour leurs propres mots, ni pour aucun des mots latins qu’ils ont adoptés (segnen, saum, etc.)[8]. Mais il y a plus fort. Si on étudie l’histoire linguistique de la Lorraine, on voit clairement que ce sont des sons gutturaux étaient inconnus au moyen âge[9] ; ils le sont encore à une partie du domaine lorrain, qui, d’après M. A., représente une dégradation phonétique, tandis qu’au contraire elle a conservé l’ancien état ou des états intermédiaires : l’anc. fr. suer est représenté en lorrain par cheu, heu, hheu : à quelle étape s’est manifestée l’influence allemande ? est-ce quand s est devenue ch (comme dans tant de parlers de tout pays) ou quand ch est devenu h ou hh ? Il faut renoncer à chercher aucun lien entre les phénomènes de l’évolution linguistique et les prétendues « aptitudes phonétiques » héréditaires. Le développement qui a amené soror à hheu aurait sans doute aussi bien pu se produire dans tout autre pays que la Lorraine. Les raisons qui ont déterminé les modifications successives de s en ch puis en h ou hh nous échappent absolument. On les trouvera peut-être un jour, quand la psychologie et la physiologie auront fait des progrès que nous soupçonnons à peine ; mais ce que nous pouvons voir dès aujourd’hui, c’est qu’elles appartiennent à un moment particulier de la durée où une circonstance qui nous est inconnue leur a donné le moyen de produire leur effet. Toutes les langues sont toujours au moment de modifier chacun de leurs sons ; des millions de tendances avortent chaque jour ; l’une ou l’autre aboutit, et produit d’ordinaire un changement minime, à peine appréciable, et dont ceux qui l’opèrent n’ont pas conscience : c’est une simple modification de quantité dans une voyelle, une légère diminution d’intensité dans une consonne, un faible commencement d’assimilation entre les deux éléments d’un groupe. Le changement s’arrête souvent là pour des siècles ; mais parfois aussi, une fois le branle donné, l’évolution suit son cours, une altération en amène une autre, et il arrive que toute une partie de la phonétique d’une langue est renouvelée. Voilà l’ordre de faits qu’il faut étudier et sur lequel les patois jettent une si vive lumière ; chez eux les tendances aboutissent plus souvent, les évolutions si prononcent plus hardiment que dans les langues cultivées, où tant d’efforts s’opposent à l’innovation. Il est très douteux que la race ait la moindre influence sur ces phénomènes[10] qui se résolvent en une réalisation mécanique de tendances psychologiques. C’est dans l’observation de la partie mécanique du phénomène que doit aujourd’hui se concentrer l’effort des linguistes ; cette observation n’est vraiment complète que quand elle est historique et comparative, mais la simple et fidèle constatation des faits est déjà un grand service rendu à la science. Les faits observés dans les patois lorrains devront désormais être pris en considération, mais les conclusions qu’a voulu en tirer M. Adam resteront assurément sans influence, parce qu’elles reposent en grande partie sur des illusions qui disparaissent de plus en plus avec le progrès des méthodes.

Une autre illusion commune à la plupart des personnes qui abordent l’étude d’un patois sans avoir sur l’ensemble des langues romanes des notions assez sûres, c’est celle qui consiste à croire que ce patois a conservé des mots latins inconnus aux autres régions de la Romania ou simplement de la France. En théorie, il n’y a rien d’absurde dans cette opinion : pourquoi tel mot latin, perdu ailleurs, ne se serait-il pas conservé dans tel ou tel district ? En fait, au moins pour les patois français, je ne crois pas qu’il y en ait d’exemple assuré. L’explication de cet état de choses ne saurait être abordée ici ; je dois me borner à montrer que les cas allégués par M. Adam à l’appui de cette opinion appliquée aux patois lorrains ne peuvent être maintenus. « Ces patois, dit-il, se sont approprié un certain nombre de mots latins, lesquels n’ont point passé dans le français, et ils ont conservé à d’autres mots des formes plus latines que celles de la langue littéraire. » Cette dernière phrase est peu claire : tout patois a des formes « plus latines » que celles de la langue littéraire, c’est-à-dire que le parler de l’Île-de-France et celui des autres provinces faisant passer les mots latins par des transformations phonétiques différentes, tantôt l’un, tantôt l’autre présente une forme moins éloignée du latin. À cette classe appartiennent sans doute pour l’auteur les mots govion (fr. goujon), nove (fr. neige), piouve (fr. pluie), vendemayes (fr. vendanges), arpii (fr. herser), menre (fr. moindre), ségué (fr. scier), qui représentent des développements parallèles du mot latin, et peuvent en effet servir à démontrer, ce qui pour nous est bien superflu, mais ce qui ailleurs a son utilité, que les patois ne sont pas une corruption du français. Doté, au sens de « craindre », est, comme on sait, ancien français ; paume, « épi, » rattaché à pomum, « fruit, » répond à palma, et le sens d’« épi » a son origine dans la langue du moyen âge. Voici maintenant les mots latins qui auraient passé en lorrain et non en français : fagus fayisse : le mot fau, fou est connu dans toute la France, et le fr. fouteau en est dérivé ; — paxillus pehhi, c’est le fr. paisseau ; — exire euhhi, fr. issir ; — jacere jeure, fr. gésir ; — quiescere cougi : cougi représente non quiscere mais qu(i)etiare, anc. fr. coisier ; — fascia fèhhotte, a. fr. faisce ; — fervere ferbeli « blanchir les légumes », étymologie insoutenable ; — sternere hhterni, a. fr. esternir ; — lucubra loure, « veillée » ; cette étymologie est fort douteuse ; — meta mat, « but » ; mat ne peut venir de meta, anc. fr. moie ; — medietaneus mitan, mot connu par toute la France ; — resarcire rassarcie, « reprise », anc. fr. sarcir, resarcir ; — stipula steppe ; la phonétique rend cette étymologie douteuse, en tout cas éteule est français ; — aliquid ièque, anc. fr. alques ; — malum mali, « pommier » ; ce mot, recueilli dans deux communes seulement (mali, maoli), me paraît bien douteux ; — canistrum tchintré, anc. fr. canestel ; — assidetare éhhuter, anc. fr. assieuter. C’est donc une part de l’ancien vocabulaire français qui survit en Lorraine (et cette liste est bien loin de l’épuiser), comme d’autres survivent ailleurs, comme le français littéraire en a conservé d’autres qui ont disparu de tous les patois.

Le volume se termine par quelques textes. Je signalerai ceux qui ont de l’intérêt au point de vue du folk-lore, outre des proverbes assez nombreux : i, ii, vi (histoires de diable), iii (souvenirs des fées, aujourd’hui disparues, et du sotrè leur ennemi), iv (vache appartenant à des fées souterraines qui paient de vacher en charbon qui devient de l’or), v (histoire du menteur et de la rivière, voy. Hist. litt. de la Fr., xxi, 291, rapportée à saint Pierre voyageant avec le Seigneur), vii (contes du renard : le pot mangé, la queue gelée, le loup pris pour avoir trop mangé), xv (l’esprit de contradiction), xvi (la légende de saint Éloi ; c’est de beaucoup le meilleur morceau), xvii (l’œuf de cheval). Les poésies n’ont qu’un caractère semi-populaire ; nous signalerons la chanson de mensonges (cf. Rom. x, 395).

En somme, la publication de l’académie de Stanislas contient un grand nombre de faits intéressants ; elle sera utile, et elle fait honneur à la compagnie qui l’a entreprise et au savant qui l’a exécutée. Nous souhaitons que l’accueil fait à ce volume détermine l’académie à nous donner prochainement celui qu’elle nous fait espérer sur les patois du Barrois, exclus de la présente étude.

G. P.
  1. Il vient de paraître dans la Revue Celtique (t. V, p. 150-152) un intéressant article de M. E. Rolland sur cet ouvrage. On y trouvera plusieurs excellentes explications de formes lorraines et quelques remarques générales analogues à celles que j’ai faites de mon côté.
  2. Il est singulier que dans le Vocabulaire cette forme de Ramonchamp ne soit pas enregistrée, tandis qu’on donne ormouère, forme du français populaire, comme recueillie à Saint-Blaise-la-Roche, assez loin de Ramonchamp.
  3. Sur la valeur de la notation j, voy. Rom. x, 37.
  4. M. A. dit à ce propos que dans l’ancien français lis était la forme du cas sujet. Il veut sans doute dire li ; mais l’s qu’il écrit dans le mot patois se prononce-t-elle ?
  5. J’ai quelque doute sur cette forme ; dans le seul exemple qu’on en cite, elle peut très bien être pour « en le » et non pour à le.
  6. On aurait gagné bien de la place et bien augmenté la clarté en suivant l’ordre excellent de Diez.
  7. On voit clairement à cet endroit l’inconvénient de la méthode suivie par l’auteur. Il étudie ce temps, qui est naturellement pareil pour tous les verbes (comme le futur, le conditionnel et les temps composés), d’abord pour avoir, puis pour être, puis pour les autres verbes. Et la liste des communes où on emploie « les deux imparfaits » varie pour chacun de ces cas !
  8. M. Rolland, dans l’article cité, fait d’ailleurs remarquer que l’articulation caractéristique hh est étrangère à la phonétique allemande.
  9. Je ne puis entrer ici dans l’étude détaillée de ce phénomène, qui a certainement commencé au moyen âge, mais qui n’est complet que depuis un temps assez moderne.
  10. Bien entendu, il ne faudrait pas nier qu’une langue adoptée par un peuple qui en parlait d’abord une autre ait pu subir quelques modifications sous l’influence non pas des aptitudes, mais des habitudes phonétiques de ce peuple. C’est ainsi que j’ai essayé (Rom. vii, 130) de rattacher à la phonétique gauloise la prononciation de l’u en français.