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Lettre au directeur de l’Écho des Bouches-du-Rhone au sujet d’une souscription

La bibliothèque libre.

Pavillon Peiresc, par Gontaud, 1er juillet 1894.
Monsieur le Directeur,

Quelques déceptions fort pénibles ont été mêlées, pour les organisateurs de la souscription destiné au monument de Peiresc, à de bien douces victoires. Un peu d’ivraie, in felix lolium, dit Virgile, parfois même de trop piquants chardons, lesquels symbolisent les refus désagréables, ont attristé les ramasseurs de gerbes lourdes et dorées.

Mais combien ces petites misères s’oublient devant des traits de générosité comme celui que je viens vous raconter.

Pas plus tard que dans la journée d’hier, j’avais un bon paysan, de ces paysans dont Mme de Sévigné admirait l’âme droite, qui travaillait au jardin dont le pavillon Peiresc est entouré, jardin moins vaste et moins beau que celui de Belgentier, mais où pourtant abondent les arbustes verdoyants et où s’épanouissent sur plus de cinq cents rosiers de magnifiques fleurs de toute nuance et de tout parfum. Quand j’ai voulu payer au brave homme ses heures de travail, il m’a dit avec un cordial sourire : « Monsieur, je vous prie de garder mes quarante sous pour votre monument. J’espère que la souscription d’un pauvre jardinier fera plaisir à celui qui, m’avez-vous dit, aimait tant son jardin. »

On me croira facilement si je déclare que ces quarante sous, offerts de si bon cœur, m’ont fait plus de plaisir que quarante francs donnés par un riche indifférent.

J’ai fortement serré la main de Justin Chirol et je me persuade qu’il aura senti passer dans cette étreinte quelque chose de la vive flamme de ma reconnaissance. L’offrande m’a été d’autant plus agréable, que Chirol est le voisin et l’ami du pavillon Peiresc. De père en fils, eux et nous, toujours nous avons eu les meilleures relations. Son père et son grand-père étaient les amis de mon père et de mon grand-père, et ses fils sont les amis de mon fils. Puissent ces relations durer indéfiniment !

Voilà plusieurs siècles que les Chirol, propriétaires-cultivateurs, labourent le même champ et habitent la même maison. J’ai vu chez eux des contrats − ce détail intéressera mon maître et ami, votre éminent compatriote M. Charles de Ribbe − j’ai vu, dis-je, chez eux des contrats qui nous les montrent, au XVe siècle déjà, ce qu’ils sont encore à la fin du XIXe, d’honnêtes et de vaillants travailleurs. Spectacle rare et touchant et qui donne encore plus de prix à l’offrande de mon cher voisin, car il semble que sa pièce de quarante sous représente une longue série de générations d’hommes de bien aussi fidèles à leurs amitiés qu’à leurs champs.

Ph. Tamizey de Larroque