Lettres sur l’Inde/Lettre 6

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Alphonse Lemerre (p. 107-130).
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SIXIÈME LETTRE




LE COBLENTZ MUSULMAN


Seid Ahmed et les Wahabites. — Le Maître de Svat. — La Campagne d’Ambéla.


E n juin de 1886, comme j’étais à Nathiagalli, en visite chez M. Fryer, le Député Commissaire de Hazara, vint en grande cérémonie une douzaine de grands gaillards à figure patibulaire. C’était le corps diplomatique des Afghans Gadouns, qui habitent de l’autre côté de la frontière. « Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda poliment M. Fryer. — Il y a, Sâb[1], que les Hindoustanis veulent descendre chez nous : pouvons-nous les recevoir sans danger ou nous ferez-vous la guerre ? » M. Fryer leur dit d’être bien sages, les renvoya au Commissaire de la division, le colonel Waterfield, qui leur donna quarante roupies et ils s’en retournèrent enchantés dans leurs montagnes. Quand les hommes d’état de la frontière veulent se procurer quelques roupies, ils se font envoyer en djirga, sous prétexte de complication politique, parce que c’est l’usage que le gouvernement anglais défraye les envoyés des tribus ; il y a là quelques sous à gagner : la diplomatie est en tout lieu un bon métier.

Ces Hindoustanis, apparaissant subitement de l’autre côté du Border, m’intriguaient fort ; je m’informai et appris l’histoire suivante qui vaut la peine d’être contée, car c’est une des plus curieuses de l’Inde contemporaine,’et elle n’est pas encore finie.

I

Au commencement du siècle, parmi les Grandes Compagnies qui se disputaient les dépouilles de l’Inde, il y en avait une qui était commandée par un Pathan, nommé Amir Khan, un des bandits les plus atroces du temps ; il faisait le pays de Malva et le Radjpoutana. Sur le tard, le métier devenant peu profitable devant les progrès grandissants de la Compagnie anglaise, il se rangea, fit sa paix et se retira comme nawab de Tonk.

Parmi les hommes du bandit, il y avait un certain Seid Ahmed, de Rao-Bareilli, dans le Rohilkhand. Je ne sais ce qu’il faisait dans le camp du Pindari, s’il pillait ou s’il priait ; quoi qu’il en soit, il le quitta, décidé à réformer le monde. Vers 1816, âgé de trente ans, il alla étudier à la mosquée de Delhi sous un docteur fameux, Chah Abdoul Aziz, et, après trois ans de noviciat, se mit à parcourir l’Inde, en dénonçant les abus qui s’étaient introduits dans l’Islam et en prêchant le retour à la foi primitive. Il commença par le Rohilkhand et fut prophète dans son pays : il descendit de là dans la vallée du Gange, renouvelant les merveilles des temps apostoliques. À Patna, le pays même où, vingt-deux siècles auparavant, le Bouddhisme avait pris naissance, il se trouva à la tête de tant de prosélytes qu’il put organiser un gouvernement de la secte, nommer un grand prêtre et quatre califes ou lieutenants. Il descendit le Gange jusqu’à Calcutta, convettissant et organisant partout sur son passage : à Calcutta, telle était l’affluence des prosélytes, qu’il lui devenait impossible de les initier individuellement en leur mettant à chacun la main sur la tête : il déroulait son immense turban et tous ceux qui le touchaient devenaient siens.

En 1822, pour compléter sa propre initiation, il se rendit à la Mecque. Il en fut chassé. Les docteurs, en s’entretenant avec lui, avaient reconnu avec horreur les doctrines wahabites. Le Wahabisme est une secte puritaine dont les principes sont : unité de Dieu ; — égalité des hommes ; — point d’intermédiaire entre l’homme et son Dieu. Comme conséquence : toute prière et tout culte aux saints, condamnés comme œuvres d’idolâtrie ; — toutes les cérémonies introduites depuis le Prophète, proscrites ; — la guerre sainte érigée en devoir sacré. Les Wahabites, fidèles à leurs principes, avaient chassé d’Arabie les Turcs corrompus, saccagé les deux villes saintes, profané les tombeaux des saints, dépouillé la Caaba des offrandes accumulées de onze siècles. Le Séid de Bareilli, arrivé par ses réflexions solitaires aux doctrines d’Abdoul Wahâb, rentra dans l’Inde à la fin de 1823, décidé, non plus à prêcher, mais à agir. Sans s’arrêter à Bombay, où il retrouvait dès ses premiers pas l’apothéose de Calcutta, il rentra dans le Rohilkhand, où il enrôla plusieurs centaines de ses compatriotes les plus ardents et il se dirigea vers les montagnes de Péchawer pour prêcher la guerre sainte parmi les Afghans, qui sont proches cousins des gens du Rohilkhand.

Séid Ahmed n’était point allé là au hasard. À la date de 1824, le grand ennemi de l’Islam était, non pas l’Anglais, encore lointain, mais le Sikh, maître du Pendjab, idolâtre et persécuteur. Depuis les dernières années d’Ahmed Chah, la guerre sainte était en permanence entre le Sikh, profanateur de mosquées, er le Pathan, égorgeur de vaches. Après avoir parcouru tout le pays afghan, de Péchawer à Candahar, en annonçant la conquête du monde infidèle « depuis les Sikhs jusqu’aux Chinois, » il lança son Manifeste et annonça l’ouverture de la guerre sainte pour le 21 décembre 1826. Les Sardars de Péchawer, princes mondains et tout à leurs plans d’ambition personnelle, ne purent marcher contre le courant et joignirent leurs troupes aux bandes hindoustanies d’Ahmed, gonflées de milliers de montagnards. Ahmed enveloppa les Sikhs à Saïda ; mais au commencement de la bataille, les Sardars, gagnés par la politique sikhe, abandonnaient Ahmed ; ce fut un immense carnage des Afghans ; Ahmed s’enfuit à Svat presque seul.

Il semblait perdu : il se releva plus fort que jamais. La défaite n’avait point ébranlé son prestige et le succès de sa fuite l’avait rehaussé. On disait qu’il réduisait les canons au silence et rendait les balles inoffensives. Fatteh Khan, de Pandjtar, le père de ce Mouqarrab Khan dont je vous contais dernièrement l’histoire, se mit à son service et bientôt toutes les tribus des Yousoufzais le reconnurent pour maître et lui payèrent la dîme. Ces tribus, à qui la force n’avait jamais pu imposer de maître, s’appelât-il le Grand Mogol, en prenaient un d’elles-mêmes et c’était un vaincu, un fugitif. Un des Sardars de Péchawer, un des traîtres de 1826, Yar Mohammed, vint l’attaquer dans ses montagnes : Ahmed le surprit de nuit, le tua et s’empara de tout son camp.

Il n’y aura jamais de chef pareil à Yar Mohammed. Mais l’automne est venu pour lui et le voici jonché à terre.

Ses frères sauront bien le venger, chacun en est convaincu, que ce soit Pir Mohammed qui vienne, ou Rahamdil de Kandahar.

Avant de mourir, il a envoyé un messager à Pir Mohammed : « Vite, accours : une terrible catastrophe s’est produite. »

Les rossignols[2] ont tordu leurs pattes roses. Ô palais, tu es désolé. Chevaux, couleuvrines, faucons et tentes ont été abandonnés au Séid : Khataks, Khalils et Mohmands sont revenus à pied et vaincus.

Le palais de Yar Mohammed et celui de Khalaq Dad sont devenus le bien de l’héritier. Garde-toi, ô Noureddin[3], de faire tort aux Séids.

Les Sardars ne vengèrent pas leur frère ; ils s’inclinèrent devant le Séid, payèrent tribut, reçurent un de ses lieutenants à Péchawer. Séid Ahmed ne pouvait périr que par Séid Ahmed. Maître des Yousoufzais par le seul ascendant de la force morale, il ne sut pas voir les limites de cet ascendant. Il crut qu’étant Prophète il pouvait être réformateur et osa s’attaquer à une des coutumes les plus immorales des Afghans, la vente des femmes.

Les Afghans sont musulmans fervents ; mais, sans qu’ils s’en doutent, ils sont Afghans avant d’être musulmans. Or, chez eux, le père vend sa fille en mariage ; une femme vaut en moyenne cinq cents roupies ; c’est le bénéfice le plus net de la famiile, c’est l’excuse que la fille a de naître. Je ne sais point de chanson plus sinistre que la chanson des fiançailles afghanes : la veille des noces, les compagnes de la fiancée viennent la voir et la consoler, comme une fille de Jephté, et chantent :

Tu restes assise dans le coin et tu nous pleures en face.
Que pouvons-nous faire pour toi ?
Ton père à reçu l’argent.

Séid Ahmed déclara abolie la vente des femmes. Les Afghans avaient supporté l’insolence de ses soldats hindoustanis, les exactions de ses collecteurs d’impôt : ils ne supportèrent pas cette atteinte aux droits sacrés de la famille. Un complot fut formé et, à un signal donné par un feu de joie, tous ses soldats et ses agents par milliers furent égorgés sur toute l’étendue du pays. Le Séid, protégé par son fidèle Fatteh Khan, échappa à ces Vêpres afghanes, s’enfuit avec quelques hommes au delà de l’Indus et trouva enfin un refuge dans la vallée de Pakli, district de Hazara. Sur la route, il enterra les canons qu’il avait enlevés à Yar Mohammed et qu’on n’a pas retrouvé.

Les survivants de ses fidèles revinrent le chercher à Pakli : les volontaires affluaient dans le Hazara. Mais « sa fortune s’était endormie pour toujours. » En mai 1831, le général Sikh, Chir Singh, conduisit une armée contre lui et rencontra la bande désespérée à Balakot : elle lutta jusqu’à la mort. « Les Houris vinrent en toute hâte lui apporter la coupe du martyre : que le Seigneur lui ouvre en plein le Paradis ! » Chir Singh fit ensevelir le cadavre du Séid ; mais ses Akalis l’exhumèrent et le jetèrent à la rivière ; la rivière le rejeta au bord et les Sikhs le coupèrent en morceaux ; un fidèle recueillit une jambe qu’il ensevelit à Pallikot. Mais au Bengale où, à la même époque, à six cents lieues du champ de Balakot, ses disciples venaient de livrer aux Anglais la première bataille de la guerre sainte, les Califes annoncèrent que le Séid n’était pas mort ; des témoins déclaraient l’avoir vu emporté au ciel, au plus épais de la mêlée, dans un nuage de poussière : il avait lui-même prédit sa disparition et prié Dieu que sa tombe fût invisible, comme celle de Moïse, pour être soustraite à un culte sacrilège. Le Tout-Puissant l’avait enlevé du milieu d’une génération sans cœur : quand tous les Musulmans de l’Inde marcheront comme un seul homme à la guerre sainte, le Séid reparaîtra pour les conduire à la victoire[4].

II

La colonie hindoustanie ne fut anéantie ni par les Vêpres yousoufzaies ni par le désastre de Balakot.

Il y a dans la montagne un village nommé Sitana, que les tribus de Bouner avaient donné en lieu d’asile à un saint homme exilé pour meurtre. Le petit-fils du saint homme, Séid Omar Chah, avait été trésorier de Séid Ahmed. Ayant hérité Sitana de son grand-père, il y appela les débris de l’armée apostolique.

Cette armée grandit, recevant des renforts d’hommes et d’argent, non pas des Afghans qui ne tenaient pas à se confondre avec les Hindoustanis et qui sont peu donnants, mais de l’autre extrémité de l’Inde, des populations fidèles du Bengale. Parna était le centre d’une immense propagande qui, par la presse clandestine et par les missionnaires, rayonnait sur toute l’Inde musulmane du Nord. Le système du Califat, institué par le Séid, fonctionnait après sa mort comme devant. Les agents des Califes levaient les contributions des fidèles dans toutes les villes et les campagnes où avait passé le Prophète. Il y avait des localités où les ouvriers envoyaient la dîme de leur salaire. Il est de dogme en Islam que tout fidèle qui le peut doit abandonner son pays, si la loi de l’infidèle y domine. Une foule de volontaires s’en allaient donc à Sitana rejoindre l’armée de la guerre sainte : bandits échappés de prison, criminels se dérobant à la justice, aventuriers en inquiétude, et aussi humbles fidèles, rêvant le salut du monde et la béatitude éternelle. Pendant vingt ans, les « Fanatiques hindoustanis », comme on est convenu de les nommer (Hindustani Fanatics), firent peu parler d’eux hors du Pendjab : la querelle sur la frontière était toujours entre Sikhs et Musulmans. Cependant ils commençaient à rendre justice aux Anglais que leurs frères de Patna connaissaient trop bien ; dans la première guerre d’Afghanistan, ils envoyèrent un corps considérable au secours des Afghans, et des centaines d’entre eux se firent tuer à Ghazna.

En 1849, les Anglais prennent la place des Sikhs dans l’empire du Pendjab comme dans la haine du Border. De 1850 à 1857, ils eurent à envoyer contre les tribus seize expéditions distinctes

III

Cependant, un pouvoir nouveau grandissait à Svat, de même nature que celui de Séid Ahmed, mais différent de caractère et de tendances : celui d’Abdoul Ghafar, dit le Sahib ou Maître de Svat.

Abdoul Ghafar était né à Siki, près d’Akora, dans le district de Nauchéhra. Il n’était pas Pathan de naissance, il était Goudjar, une des basses castes du Nord-Ouest : mais chez les Musulmans, un homme de race inférieure peut s’élever par l’austérité. À dix-huit ans, il entra dans l’ordre d’Abdel Qader Ghilani, — l’ordre auquel appartint le Mahdi,  — et s’établit dans une petite île de l’Indus, près d’Atrock : il y vécut douze ans en reclus, d’herbe sauvage et de lait de buffle. Il rentra alors dans le monde ; c’était le moment où paraissait Séid Ahmed : les deux hommes se rencontrèrent et se heurtèrent. Abdoul Ghafar était avant tout un théologien et un orthodoxe, non pas un homme d’action et un réformateur ; il aimait peu le politique et haïssait le Wahabite. Séid Ahmed était alors tout puissant : Abdoul Ghafar fut forcé de s’enfuir et se réfugia dans le pays de Svat, à Sédou ; sa réputation de sainteté l’y avait précédé et il devint le Pape du pays ; quand le « Maître de Svat », le Sahib Svat, avait parlé, il n’y avait plus à discuter.

Durant les vingt années qui suivirent la mort de Séid Ahmed, le prestige du Sahib Svat ne fit que grandir : il était l’autorité suprême pour tout l’Islam du Nord et de l’Asie centrale. À Sédou, il recevait des milliers de visiteurs, qui venaient de tous les coins du monde musulman prendre ses oracles et demander sa bénédiction. Ses fetvas sur les cérémonies religieuses et les observances séculaires faisaient loi et font encore loi chez tous les Sunnis du Nord-Ouest : le tabac est le seul pouvoir contre lequel ait échoué leur autorité. C’était plus qu’un grand fakir, c’était un Ghaus, c’est-à-dire un de ces saints merveilleux que, d’âge en âge, le ciel envoie à la terre, pour lui rappeler qu’il veille toujours sur elle.

Si détaché qu’il fût de la politique militante, le Sahib de Svat ne put voir sans inquiétude les Anglais devenir les voisins de Svat. Il engagea les Svatis à nommer un chef, un roi, à qui ils payeraient la dîme de leur moisson pour entretenir un corps d’armée défensif. Il fit nommer Séid Akbar, frère de Séid Omar, de celui-là même qui avait appelé à Sitana les Hindoustanis fugitifs. C’était un pas en avant vers la politique d’action et une avance aux Hindoustanis. Si Séid Akbar avait encore été là au moment de la grande rébellion, la position des Anglais devenait critique ; mais, par un de ces coups merveilleux de bonne fortune dont les Anglais ont été coutumiers (iqbal), il mourut le 11 mai 1857, le jour même où éclatait la rébellion. La mort du Séid Akbar fut le signal de la guerre civile : le fils d’Akbar, Mobarak Chah, réclamait son héritage ; mais les Svatis étaient déjà las de la dîme et de la royauté. Sur ces entrefaites arrivèrent cinq cents cipayes, déserteurs de l’armée anglaise : Mobarak Chah les prit à son service ; mais après la première bataille, ils demandèrent mille roupies de solde, ce qui rompit la bonne intelligence. Le Sahib de Svat, tranquillisé pour l’instant du côté des Anglais, se rallia au parti populaire ; le roi Mobarak fut chassé, et les cipayes congédiés allèrent périr de faim et de misère dans les ravins et les montagnes. C’était un grand coup porté indirectement aux intransigeants de Sitana ; un coup plus direct leur fut porté l’année suivante. Les Hindoustanis ayant fait une incursion sur le territoire britannique et surpris le camp anglais, le général Cotton répondit en allant les chercher à Sitana, qu’il mit en flammes, avec l’aide des Othmanzais. Séid Omar fut tué dans la lutte. Les Othmanzais et les Gadouns s’engagèrent à ne jamais donner aux Hindoustanis ni asile ni passage.

Les Hindoustanis s’étaient de Sitana retirés à Malka dans le massif du Mahâban. Cinq ans plus tard, ils étaient réinstallés à Sitana, du consentement des Gadouns, menaçaient et pillaient le territoire britannique, enlevaient des marchands et écrivaient aux officiers anglais pour réclamer leur rançon. Une expédition fut décidée, et, dans la nuit du 19 octobre 1863, une armée de 7,000 hommes entra dans la passe d’Ambéla, nom alors inconnu, qui allait devenir inoubliable dans la mémoire des Afghans.

IV

La passe d’Ambéla tourne le territoire des Gadouns et conduit droit à la forteresse des Hindoustanis : cela dispensait d’attaquer de front le massif inabordable de Sitana ; par malheur, la passe appartient à des tribus neutres. Le général anglais, Chamberlain, ne les avait pas averties de ses intentions, pour ne pas donner l’éveil aux Hindoustanis : il comptait arriver en un jour ou deux à Sitana, la détruire et, la chose faite, rentrer aussitôt en territoire britannique. Les neutres ne le prirent pas ainsi : voyant venir 7,000 hommes avec 4,000 mules de bagages, ils prirent peur, se dirent qu’on leur en voulait, et barrèrent la route. Chamberlain dut s’arrêter : quatre jours plus tard, les 12,000 fusils de Bouner prenaient parti ; bientôt le Sahib de Svat lui-même, le pacifique fakir, débordé par l’opinion des tribus et par les reproches de sa conscience, déclarait la guerre sainte. On vit accourir deux mois durant, à côté des Svatis, des Gadouns et des Bounervals, des bandes innombrables de toutes les tribus qui s’étendent jusqu’aux confins du Yaghistan de Caboul, Houssainzais, Akazais, Amazais, Ranizais, Tchigazais, les Madakheil, les Khudakheil, les Bajaours, et d’autres dont on n’avait jamais entendu le nom ; aux derniers jours arrivait le clan lointain de Dher, avec son chef Ghazan Khan. Ce qui ne devait être qu’une razzia contre une bande de 2,000 hommes devenait une guerre de races ; 60,000 hommes, toutes les forces du Yaghistan, venaient, à tour de rôle, barrer la passe d’Ambéla et dire au Firanghi : Tu n’iras pas plus loin.

Malgré des renforts répétés, Chamberlain resta des semaines entières à l’entrée de la passe, sans avancer d’un pas : tel pic fut trois jours de suite pris, perdu et repris ; il est resté célèbre, chez les Afghans, sous le nom Qatal-garh, le château du massacre. Les Afghans montrèrent une folie d’héroïsme que les derviches du Mahdi ont seuls égalée depuis ; ils chargeaient sans armes sur les canons pour les boucher avec leurs manteaux. La ténacité de résistance des Anglais épuisa enfin la constance des coalisés : toute coalition de tribus est chose capricieuse, le temps est sûr de l’user ; « les jalousies, une panique, un malentendu la font fondre en un instant comme une neige de printemps. » La diplomatie anglaise et les roupies accélérèrent le mouvement de décomposition. Certains clans des Bounervals se retirèrent soudain : c’était le signal de la débandade ; la défiance était entrée dans le grand corps et chaque membre ne songea plus qu’à lui-même. Ce fut chaque jour une nouvelle défection, et à la fin, faisant volce-face complète, la Djirga générale des Bounervals offrait ses services au général anglais ec acceptait de le guider à travers les montagnes jusqu’au camp des Hindoustanis et de le réduire en cendres.

L’objet de l’expédition était atteint, et l’armée anglaise revint par la passe d’Ambéla, sans avoir à tirer un coup de fusil. Mais elle avait laissé à l’entrée, en tués ou blessés, le dixième de son effectif. Cette campagne, qui se terminait officiellement par un succès, avait révélé d’une façon frappante et le fort et le faible des deux races en présence. Elle laissa un souvenir sinistre dans le Pendjab, et les Afghans, qui s’inquiètent toujours fort peu du résultat final, chantèrent Ambéla comme une victoire. Ils avaient raison au fond, sinon dans la forme, et la poésie populaire poussa un cri de triomphe épique, d’une éloquence farouche, et qui, après vingt-cinq ans, retentit encore dans la montagne :

Sur la crête de Qatal-garh les Firanghis ont eu longue douleur ; il y a eu des cris de terreur. La nuit passait sur eux quand ils voyaient les Ghazis ; le désespoir a fondu sur eux.

Sur la crête de Qatal-garh les Firanghis ont réuni leurs troupes : de loin s’abattaient sur eux les Bounervals, tels que des faucons ; j’ai été stupéfait de leur élan.

Les jeunes gens portaient des ceintures rouges et des boucliers à deux couleurs ; des cris s’élevaient de tout côté : les balles de rifles pleuvaient comme la pluie. Les balles de rifles pleuvaient en pluie fine. Le Député dit au Commissaire : « Ils ont avec eux un fakir puissant contre lequel on ne peut combattre. » Les régiments des Blancs[5] pleuraient à cause du Pir[6] : « Quand serons-nous délivrés ? Ils escaladent nos remparts, nous ne pouvons arrêter les Ghazis, l’épée ne laisse pas trace sur eux. »

Ô Maître, je te le dis, bénie soit ta patrie, la terre sacrée de Bouner et de Svat !

Le général s’écria : « Je n’ai plus le souffle au corps : quelle catastrophe ! Mon armée a été mise en pièces. Je n’y reviendrai plus, à quoi bon ? Je n’ai pu réduire Svat. »

Ô Seigneur, fais une charogne de cet impie de Lahore : il sera repoussé et brisé. Les uns s’enfuient à quatre pattes, les Ghazis font une boucherie des autres, ils n’atteindront pas Tchimla.

Ils s’enfoncent dans les taillis, mais ils n’en seront pas sauvés, les bandits, les serpents. Ils n’osent tourner le front pour la lutte ; les Ghazis les ont fait fuir le long de la vallée ; l’Islam a fait grande fête sur eux.

Six mois[7] les Firanghis ont lutté aux bords du Surkavi ; ils y ont péri en masse. Du haut d’un rocher élevé, le Maître a prononcé le tekbir ; car il est le boucher qui les égorge[8]. L’ombre de la robe du héros couvre les Ghazis.

La grande figure du héros, le Sahib de Svat, dominait toute la lutte. On disait qu’il était venu, monté sur un âne, à la tête de quarante mille cavaliers. Comme il se tenait prudemment à l’abri des balles, on disait qu’il avait le don de se rendre invisible :

Fuyez, ô Firanghis, si vous voulez vous sauver ; le Sahib chevauche et les Akouzais le suivent. Dans les ravins d’Ambéla gisent les Blancs avec leur ceinture rouge, la tête hérissée.

La miséricorde du Seigneur fut sur le Babadji[9] ; car il a repoussé les Firanghis jusqu’à Calcutta.

Ô Babadji, puisses-tu avoir un fils qui étendra son pays jusqu à Calcutta !

Par malheur il y a des tièdes, il y a des traîtres : qu’ils soient maudits !

Par l’intercession du Prophète, ô Maître, agréez cette demande de moi : rendez boiteux des deux pieds quiconque me fait la guerre ; lancez la maladie sur sa famille, faites descendre le malheur sur lui.

Que Zeid Ullah Khan[10], de Dagar, tremble devant Dagar, Ô Seigneur ! On sait bien à Dagar que le nom de Zeid Ullah est nihang[11].

Les Ghazis s’étant réunis, il s’en est allé au milieu de la nuit et en a informé les Firanghis. Il dit à James[12] : « Aujourd’hui ta vie est en grand danger. »

James lui répondit : « Zeid Ullah, je te comblerai. Tu auras à perpétuité de moi dix sous par jour. »

Nur Chali dit : « Ô Zeid Ullah, tu as perdu l’islam. Ô Seigneur ! je t’en supplie, frappe de lèpre toute sa famille ! »

V

La campagne de 1863, pas plus que celle de 1858, pas plus que le désastre de Balakot, ne fut la fin des Hindoustanis. Le camp rebelle en fut quitte pour se déplacer : il trouva asile à Palosa, chez les Hassanzais. L’année même qui suivit la campagne d’Ambéla, un procès resté célèbre, le procès de Patna, dévoilait les rapports du camp rebelle de la frontière avec le Bengale musulman, et les immenses ramifications d’un gouvernement occulte qui, par un système admirablement organisé de missions, d’impôts et de caravansérails espacés sur toute l’étendue de l’Inde du Nord, envoyait régulièrement et en toute sécurité, de Calcutta à la frontière afghane, des fonds, des hommes et des armes.

La découverte de cette conspiration, qui durait déja près d’un demi-siècle, est tout un roman. Ce n’est point à l’administration anglaise qu’en revient l’honneur, car elle fit tout ce qu’elle put pour ne rien voir. Dans la campagne de 1858, on avait avec étonnement remarqué parmi les morts des hommes qui avaient, à ne pouvoir s’y méprendre, le type bengali : petite taille, teint basané, barbe rare. Cinq ans plus tard, un agent de police pendjabi, nommé Guzan Khan, qui avait fait la campagne d’Ambéla, rencontre sur la grande route quatre voyageurs dont le type lui rappelle les morts de 58. Il entre en conversation avec eux, les fait parler, apprend qu’ils viennent du camp de Malka et qu’ils se rendent à Patna pour chercher des fonds et des hommes. Il les arrête, malgré leurs supplications, leurs appels à leur foi commune de Musulmans, leurs offres d’or et d’argent, et les traîne devant le magistrat de Karnal : celui-ci, qui connaît l’imagination romanesque de la police indigène et sa façon de faire chanter les gens paisibles, renvoie les quatre voyageurs et tance le policier trop zélé.

Le Pendjabi, froissé au cœur de voir mises en doute son honnêteté et son intelligence, rêve la vengeance et, avec une admirable fidélité d’esclave, se chargera, en risquant ce qu’il a de plus cher, de dessiller les yeux des étrangers qu’il sert. Ne pouvant quitter son poste, il écrit à son fils, qui vivait dans un village de la frontière, d’aller à Malka, de s’enrôler parmi les rebelles et de ne point revenir sans les noms des chefs qui organisent la conspiration sur le territoire britannique. Le fils part, traverse les postes anglais au risque d’être pendu comme rebelle, arrive au camp, s’enrôle, pénètre tous les secrets et, un jour, revient exténué de fatigue, de dénuement et de maladie, frapper à la cabane de son père. Il rapportait les noms des trois organisateurs du parti : le grand prêtre Yahya Ali, l’écrivain public Jaffir, et le boucher Mohammed Chafi : ce dernier était le pourvoyeur en chef de l’armée anglaise du Pendjab. Ils furent condamnés à mort, puis, par commutation, déportés aux îles Andaman.

L’organisation de Patna était brisée ; mais le « camp rebelle », le Coblentz de l’Hindoustan, est toujours là et reçoit encore, quoique d’une façon intermittente et irrégulière, les recrues de l’Hindoustan. Les émigrés sont toujours là, faisant la veillée des armes. Ils ne se mêlent pas aux querelles des tribus entre elles ; car ils sont là pour l’infidèle, non pour les Musulmans. C’est même la cause qui m’a valu le plaisir de voir en juin dernier la Djirga des Gadouns. Les Hassanzais, chez qui les Hindoustanis étaient refugiés, étant en guerre contre les gens de Nandihar, les avaient invités à venir avec eux : les Hindoustanis répondirent : « Nous sommes ici pour faire la guerre sainte, le djihad, non pour faire la guerre à des Musulmans : si nous étions tués en combattant contre des fidèles, nous deviendrions des charognes (mourdar), au lieu de devenir des martyrs (chahid). » Là-dessus, les Hassanzais leur ont dit de détaler et ils sont allés frapper à la porte des Gadouns. Mais sur ces entrefaites, on a appris que les gens d’Agraor, qui sont des rayas[13], ont aidé les gens de Nandihar et ont des « fusils du gouvernement » ; là-dessus, les Hindoustanis ont dit aux Hassanzais : « Il y a de la guerre sainte là-dedans : nous sommes à vous. »

  1. Sâb, prononciation vulgaire de Sahib, Monsieur.
  2. Les femmes du palais de Yar Mohammed.
  3. Nom du poète.
  4. Pour toute cette histoire de Seid Ahmed et du complot de Patna, je me sers surtout du beau livre du Dr Hunter, The Indian Musulmans, 1871.
  5. On appelle Blancs (Gaura) les soldats anglais et Noirs (Kala) les sipayes.
  6. Pir, vieux : chef religieux.
  7. En réalité deux mois.
  8. Pour égorger les bestiaux selon le rite, le boucher doit prononcer sur eux le tekbir, c’est-à-dire la formule Allah Akbar : Dieu est seul grand.
  9. Le Père, le Sahib.
  10. Un des premiers déserteurs.
  11. Nihang, crocodile, traître.
  12. Le Député Commissaire.
  13. Rayas, sujets des Anglais.