Lettres sur l’Inde/Lettre 8

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Alphonse Lemerre (p. 153-175).
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HUITIÈME LETTRE




LA COUPE DE DJEMCHID


Djemroud. — Les Afridis et les voleurs gendarmes. — Le couteau de Djemchid. — La tombe de Hari Singh. — La chapelle des Loups. — Les Saints de quarante mètres.


I l y avait jadis en Perse un grand roi nommé Djem ou Djemchid. Il régna sept cents ans ; je ne saurais vous dire à quelle date au juste, mais « tant qu’il régna, il n’y eut dans son empire ni mort, ni maladie, ni vieillesse, et tous les hommes marchaient dans la taille de jouvenceaux de quinze ans ; il n’y avait ni chaleur ni froidure, et jamais ne se desséchaient les eaux ni les plantes[1] ! » Mais le pauvre Djem n’avait point la tête solide, et, comme il faisait des immortels, il se crut Dieu et voulut être adoré. Aussitôt, le Farri Yazdân, c’est-à-dire la gloire royale qui vient de Dieu, l’abandonna : un serpent à trois têtes, nommé Zohak, vint de l’Arabie et lui prit son trône ; il s’enfuit dans l’Inde et y resta caché mille ans durant ; puis, un beau jour, s’étant aventuré hors de sa retraite, il fut livré au Serpent, qui le scia en deux avec une arête de poisson.

Entre autres merveilles, le roi Djemchid, au temps de sa splendeur, possédait une coupe magique où il voyait tout l’univers et tout ce qui s’y passe. Certains savants prétendent que cette coupe était le soleil qui voit toute chose ; d’autres, que c’était un globe terrestre mis au courant, et il me souvient qu’il y a deux ans, prenant le thé dans un café de Stamboul avec un sage d’Ispahan, nommé Habib, la conversation tomba de la tasse de thé à la coupe de Djemchid, et Habib, me mettant le doigt au front, me dit : Djâmi Djemchid, dili âgâh : « la coupe de Djemchid, c’est le cœur de l’homme de science. »

À quelques milles de Péchawer, il y a un village nommé Djemroud, avec un fort qui est le point extrême occupé par les Anglais. Ce nom de Djemroud m’inquiétait vaguement et un jour je demandai à mon maître et ami, le Pir Mohammed Ali, de Sifid Dhéri, la raison de ce nom. Il me répondit que le village s’appelait Djemroud à cause d’un ruisseau voisin du même nom. — « Mais pourquoi ce ruisseau s’appelle-t-il Djemroud, le ruisseau du Djem ? — Oh ! Sâb, c’est une vieille histoire. Il y a là un étang desséché, un talab, où le roi Djemchid a jeté sa coupe magique. — Comment, Mohammed, vous en qui j’avais confiance ! Voilà un mois que je suis à Péchawer, il y a du Djemchid à Péchawer, et voilà la première nouvelle que tu m’en donnes. Peux-tu me conduire au talab ? — Volontiers, Sâb, mais vous savez qu’il faut une passe : le talab est au delà du fort. »

Il faut vous dire que nul Européen ne peut sortir des lignes anglaises sans la permission du gouvernement et sans une escorte. Le gouvernement est représenté, d’une façon fort aimable, par le major Warburton, chargé des relations diplomatiques avec les tribus de la passe de Khaiber ; l’escorte est formée d’une dizaine d’Afridis : ceci demande explication.

I

Les Apridis, — car tel est leur vrai nom, Afridi est la prononciation persane,  — les Apridis sont des gens bien logés ; ils occupent la passe de Khaiber et le pays des alentours ; or, comme Khaiber est le passage nécessaire des caravanes se rendant de Caboul dans l’Inde, ils sont admirablement placés pour vivre aux dépens d’autrui. Il y a un proverbe afghan d’une noblesse stoique : « Si tu as, mange ; si tu n’as pas, meurs. » Je ne sais s’il y a beaucoup d’Afghans qui suivent la maxime ; ce ne sont pas en tout cas les Afridis : « Si tu n’as pas, prends ». Et il y a double plaisir à prendre, quand on prend sur des Persans, des Caboulis, des Parsivans, des Boukhariotes, et autres créatures de ce genre, dont pas mal, d’ailleurs, sont hérétiques. Les caravanes, il est vrai, sont armées ; mais l’Afridi est chez lui et vise d’en haut : aussi le plus sage, en général, était-il encore d’en passer par les conditions de ces douaniers sans mandat et de se racheter du pillage en espèces sonnantes.

Aussi l’Afridi était-il l’ogre du pays. Si vous demandez à un Péchawéri pourquoi on appelle ces gens à Afridis, il vous répondra sans hésitation : parce que ce sont des Afrith, des démons. Il y a bien une autre version sur l’origine du nom : la première fois qu’on amena des spécimens de la race à la cour mogole, l’empereur, qui était Akbar, frappé de leur apparence sauvage, demanda quels animaux c’étaient là, et son ministre, philosophe indulgent, répondit : « Ham afrida and, c’est-à-dire : ce sont, après tout, des créatures du bon Dieu. » Le populaire n’est point de l’avis du philosophe, quoiqu’au fond, à y regarder de près, les deux formules reviennent bien au même.

Ces pillards de marchands sont à l’occasion une puissance : c’est quand l’invasion souffle à droite ou à gauche de la passe. L’ouragan ne passera pas sans leur permission : ils tiennent la clef de l’outre aux tempêtes. Le jour où la Société des amis de la paix voudra empêcher sérieusement un conflit entre la Russie et l’Angleterre, elle n’aura qu’une chose à faire : envoyer à la djirga afridie une djirga composée de ses membres les plus éloquents et négocier, argent comptant, la neutralisation de la passe. Nadir Chah, qui, de la conquête de la Perse, marchait au pillage de l’Inde, fut arrêté un mois dans les passes et dut en frémissant acheter à prix d’or le laissez-passer de cette poignée de sauvages. Les Anglais, en 1842, plus regardants, eurent à regretter amèrement les économies de M. Mac Naghten : ils les payèrent avec le sang de 15, 000 hommes. En 1879, mieux avisés, ils payèrent sans regarder et s’en trouvèrent bien. La guerre achevée, ils eurent une idée de génie : ils proposèrent aux Afridis de faire la police des passes aux frais de l’Angleterre. Les financiers afridis calculèrent ce que rapportait, bon an mal an, le pillage des caravanes, déduction faite des risques et mirent en balance les avantages d’un revenu fixe et assuré, fût-il un peu inférieur. Les négociations furent longues et laborieuses ; cette commission du budget entendait ses devoirs et l’intérêt du pays. Enfin, en février 1881, une djirga générale, représentant toutes les tribus de Khaiber, apposa son sceau au traité à présent en vigueur. Le gouvernement britannique reconnaissait l’indépendance des Afridis, qui s’engageaient, de leur côté, à n’entretenir de relations politiques qu’avec ce gouvernement. Ils s’engageaient, moyennant une subvention régulière, à maintenir l’ordre dans la passe et à entretenir un corps de djezailchis pour la protection des caravanes. Ces djezailchis, ainsi nommés du djezail, — cet interminable fusil que l’Espagne mauresque appelait le gaçil et qui a donné leur nom à nos vieux amis les alguazils,  — sont au nombre de sept cents et commandés par leur malik[2] : c’est la seule force militaire payée par le gouvernement de l’Inde qui soit commandée par un indigène.

Le subside des tribus et la paye des alguazils sont pris sur le produit des douanes de Djemroud. Chaque chameau paye à l’allée 2 roupies, soit 4 francs environ, et autant à l’arrivée : le produit annuel est d’environ trois lacs ou 300,000 roupies, environ 600,000 fr. Il y a, je crois, 35,000 roupies pour les deux tribus voisines des Adam Kheil et des Kouké Kheil, qui renoncent en échange à leur part du droit d’épave. Les tribus sont responsables pour chacun de leur membres et, à la moindre peccadille, l’agent politique de la passe arrête les subsides jusqu’à ce que réparaton soit faite : elle ne tarde jamais. Ajoutons que depuis cet accord pas une caravane n’a été pillée ; la terrible passe de Khaiber est aussi sûre que la première route indienne venue, plus sûre que les rues de Paris ou de Londres, et les Afridis sont définitivement entrés dans les voiés de la civilisation, qui est la substitution de l’exploitation réglée à l’exploitation irrégulière.

Le fort de Djemroud est anglais, mais le village de Djemroud est indépendant : le talab de Djemchid est sur le territoire du village, de sorte que pour y aller il faut une passe de l’agent politique et une escorte du malik. C’est, en effet, un principe du gouvernement de l’Inde de se considérer comme responsable, et par conséquence de considérer les indigènes comme responsables envers lui, de la vie de tout Européen qui passe de son territoire dans celui des tribus. Que vous soyez Anglais, Français ou même Russe, si un malheureux Afridi vous détrousse où vous égorge, les trompettes sonnent, et en marche : le prestige anglais est en jeu. C’est d’une politique assez fière, mais peu raisonnable au fond, et c’est une des causes qui font que les Anglais savent si peu de chose d’un pays et d’un peuple qu’il leur importerait si fort de connaître. Comme les moindres démélés avec la plus infime tribu peuvent aboutir à une levée en masse et que la moindre étincelle peut allumer toute la traînée de poudre qui court le long des frontières, — on le vit bien à Ambéla[3],  — le gouvernement arrête toute entreprise individuelle qui exposerait son auteur au moindre risque. Un officier peut se faire tuer aussi sottement et aussi inutilement qu’il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas au delà de la frontière, où une vie d’homme, sacrifiée à propos, pourrait pourtant porter intérêt.

Il y a une vingtaine d’années, un capitaine T…, en garnison à Kohar, se dit un jour, en voyant en face de lui le pays de Tira où personne n’était jamais allé : « Que peut-il bien y avoir là-bas ? » À force d’y réfléchir, il se dit que pour savoir à quoi s’en tenir, le mieux à faire était d’y aller. Il demande un congé de quelques semaines et, se croyant libre, puisqu’il est en congé, part pour le Tira, le traverse dans tous les sens, dresse le plan des routes, recueille tous les renseignements possibles sur la population, apprend entre autres choses avec étonnement que les habitants sont chiites et par suite en haine sourde avec le gouvernement de Caboul et le reste des Afghans et que ce sont des alliés, gagnés d’avance, de tout envahisseur. De retour à son poste, il envoie au gouvernement un rapport confidentiel ; il attendait au moins un merci : il reçoit un blâme sévère et est dégradé ; les Russes en auraient fait un général. À la dernière guerre, un corps d’armée est envoyé dans la vallée de Kouroum et doit déboucher dans le pays de Tira : on s’aborde dans l’état-major : « Qu’est-ce que le Tira ? Connaissez-vous le Tira ? — Non, et vous ? » Quelqu’un par bonheur se rappelle l’aventure du capitaine T… On déterre son rapport et l’indiscipline de l’officier se trouve avoir réparé d’avance l’insuffisance du commandement. On dit que le gouvernement de l’Inde commence à s’apercevoir que ce souci trop paternel du bien-être des gens n’est pas sans inconvénient, et qu’il y aurait quelque profit à laisser les amateurs de chasse ou de géographie aller passer leurs congés, si la chose leur plaît, en Yaghistan, à leurs risques et périls ; au surplus, Cachemire commence à s’épuiser et l’on y passera bien vite ses trois inois sans rencontrer le moindre bout de corne de barasing[4]. Un tour en Yaghistan a peut-être plus de risques, et plus d’un touriste partira sans revenir ; mais la connaissance d’un fait nouveau vaut bien, après tout, quelques vies d’hommes, puisque les hommes passent et que les faits demeurent.

II

La caserne des djezailchis est en face du fort. Le malik est dans son durbar, assis à quatre genoux, comme on dit là-bas, c’est-à-dire à la tailleuse, avec un tas de paperasses devant lui et quatre ou cinq katibs[5], la plume en main, autour de lui ; c’est un gros homme obèse et qui ressemble plus à un pacha turc ou à un négociant Borah qu’à un prince des Afridis. Je lui présente la lettre de l’agent politique ; un ami Parsi, qui m’a accompagné, le jeune Péchotanji Mihirjirana, que vous connaissez déjà[6], lui explique l’objet de ma visite et lui fait l’énumération de toutes les langues que je suis supposé connaître ; le malik m’examine longuement avec attention, puis dit avec gravité : « Il a l’air très savant. » Cette constatation faite, il appelle un de ses lieutenants et nous partons, le Pir, le Parsi et moi, escortés de huit alguazils.

Nous arrivons au fameux talab : c’est un bassin carré dont on ne voit pas le fond, que hérisse une splendide moisson de blé : au milieu s’élève une plateforme carrée. — « Djezailchi, qu’est-ce que c’est que ce talab ? — C’est le talab de Djemchid, Sâb. — Qu’est-ce que c’était que Djemchid ? — C’était un roi, Sâb. — Quand vivait-il ? — Je ne sais pas, Sâb. Mais voici le sifid rich du village, Nik Mohammed, qui est un grand savant. » Je m’approche du sifid rich[7], qui m’apprend que le talab a été creusé exactement cinq siècles avant Mahomet ; la chose est certaine, car on a trouvé au fond un couteau de fer qui portait une inscription de Djemchid, ainsi conçue : « Ce talab a été creusé par moi, Djemchid, cinq cents ans avant l’Hégire. » J’admire cette version imprévue du fameux « nous autres hommes du moyen âge. » « Vous avez vu vous-même ce couteau ? — Oui, Sâb. — Où est-il ? — Chez Sékelgar qui l’a découvert. — Où demeure Sékelgar ? — Il demeurait à Péchawer, mais à présent il est mort. — Qu’est devenu le couteau ? — Dieu le sait. »

Je quitte le sifid rich, en regrettant ma mauvaise chance : quelle gloire pour la science française, si j’avais rapporté au Louvre le couteau de cuisine de Djemchid ! Du coup, j’égalais presque l’archéologue qui rapportait naguère en Angleterre la bibliothèque de Noé, que ce patriarche prévoyant avait enfouie, comme on sait, à Sippara, à la veille du déluge. Quant à la coupe, ni homme ni Dieu ne put me dire ce qu’elle était devenue. Le Pir pense que si on pouvait faire des fouilles dans le talab, on la retrouverait sans peine ; mais on ne peut pas, puisqu’on y plante du blé. — Et je vis Djemchid se lever de son trône d’or, sur le pilier central du lac aux eaux pures : il tenait en main la coupe précieuse, où tant de fois il avait puisé le breuvage de science. Mais le sifflement du Serpent et de son armée sort de la passe noirâtre ; le roi se retourne, il voit la fumée du dragon qui monte au ciel, il jette un dernier regard sur la coupe où le soleil miroite, et la lance, en fermant les yeux, dans les eaux :

Il était un roi de Thulé…

Elle n’a pas été retrouvée, la coupe de Djemchid, non plus que la coupe du roi de Thulé, et c’est pour cela qu’il n’y a plus parmi les hommes ni science ni amour.

Le talab est à gauche de la route ; à droite sont quelques dalles, débris de quelque vieil édifice, peut-être d’un de ces palais hindous qui aiment toujours à se baigner dans un étang sacré. C’était, me dit le sifid rich, la maison de bain de Djemchid, son hammam. Cependant, en homme consciencieux et qui a le sentiment de la critique scientifique, il observe que la chose n’est point certaine et que rien ne prouve que le hammam ait été construit en même temps que le talab ; vous comprenez, on n’a pas trouvé de couteau.

Au delà du talab, sur la colline noire, se détache un village rouge, le Surkhai. Cette maison que vous voyez là-haut est célèbre dans tout le pays ; car c’est de là que, le 30 août 1837, à la bataille de Djemroud, Mohammed Khan, arbab du clan des Khalil, tira le fameux coup de fusil qui abattit Hari Singh, la terreur des Afghans, Hari Singh que Rundjet pleura si longtemps[8]. Le bienheureux fusil est gardé comme une relique dans la famille de l’arbab, au village de Teh-Kal.

Comme je m’avance pour voir de plus près la maison légendaire, mes huit alguazils se précipitent pour me ramener en arrière : mesure préventive pour empêcher les complications diplomatiques. J’ai oublié de vous dire que les huit cents habitants de Djemroud sont en état de guerre civile. Djemroud, en effet, n’appartient ni aux Anglais, ni à l’Émir : il appartient aux Djemroudiens ; or, comme les malheureux Djemroudiens n’ont pas de voisin avec qui se battre, il faut bien qu’ils se tirent entre eux des coups de fusil. Le talab est, à ce point de vue, merveilleusement placé et tout à fait providentiel, car il divise le village en deux parties à peu près égales et l’on sait de cette façon sur qui l’on doit tirer. On se barricade des deux côtés, et tout ce qui montre la tête d’un côté ou de l’autre, feu !

C’est pour cette raison que les abords du talab sont vides aujourd’hui : il n’y a là de Djemroudiens que le sifid rich, sur qui on ne tire pas, et quelques enfants. Vous comprenez bien qu’en temps de paix, à la nouvelle qu’un Firanghi est venu visiter le talab de Djemchid, toute la population mâle serait sur pied, et il y aurait toute une semaine de discussions à la mosquée ou à la houjra, entre les fortes têtes du village, pour savoir quel peut bien être le matlab du Firanghi, c’est-à-dire l’objet réel, le but caché et profond de sa visite ; sans doute, quelque trésor à découvrir, quelque talisman à emporter. Mais comme la discussion s’anime, les têtes se montent, les chiens s’abattent, les fusils partent : on court se barricader chacun de son côté, et Djemroud rentre dans l’état normal.

III

La route de Djemroud à Péchawer est assez vide, mais chacune des grandes périodes du Pendjab a laissé là un débris ou une légende. Faites d’abord un tour au fort de Djemroud ; c’est un fort à moitié français : il a été construit ou restauré par les officiers au service de Rundjet Singh. Du troisième étage, la vue domine tout le fer à cheval des montagnes afghanes. Ce ruisseau desséché devant vous est le ruisseau de Djemroud. Il est sept heures du matin ; le soleil monte et une immense nappe de lumière blanche inonde l’horizon comme une rivière céleste. Dans un coin du fort est une samadh, ou tombe hindoue ; elle contient les cendres de Hari Singh : un sadhou[9], nommé Fatteh Singh, entretient la tombe du vieux chef ; il reçoit pour cela du gouvernement anglais trente roupies : il est là depuis dix-huit ans, seul avec les mouches, avec l’ombre de Hari Singh et avec le livre saint, l’Adi Granth, qui repose sur une sorte de prie-Dieu, enveloppé d’autant de mouchoirs de soie que jamais Mascarille eut de gilets. Pour faire honneur aux touristes, le sadhou développe le livre et récite quelques vers en agitant le chasse-mouches en plume de paon[10], afin d’empêcher les mouches d’importuner le livre sacré, qui est vivant.

La légende est un fleuve qui jamais ne tarit. Un sergent anglais, fier de montrer sa connaissance des choses du pays, me dit : « Non, le fort n’a pas été construit par Hari Singh, mais par un autre Sikh célèbre, nommé Djemroud, du temps où les Sikhs dominaient tout le Pendjab. »

C’est demain départ de caravane : nous rencontrons les anneaux de la chaîne qui se rejoignent au caravansérail de Djemroud, où l’on passera la nuit, pour partir le lendemain avant le jour. Çà et là passe un chameau avec toute une famille, et les petites filles portent aux tresses de leur chevelure des mouhours[11] d’or qui pendillent sur leur front. Un petit garçon, malade, pâle comme la mort, passe solitaire, solidement attaché sur la bosse d’un chameau qui connaît bien le chemin de Caboul, car il marche seul et sans guide : l’enfant dort, les cheveux rabattus sur son front blême et, à la marche saccadée de l’animal, sa pauvre petite tête oscille effroyablement de droite à gauche, comme une chose mal attachée.

Près du borj[12] de Hari Singh, des amas de pierres, avec des haillons de drapeaux aux arbustes. C’est la ziârat des Sharmakh, c’est-à-dire « la ziârat des loups », me dit le Pir. Deux frères, voyageant dans le pays, furent assassinés là par les Afridis : tous les vendredis, les loups y viennent le soir en pèlerinage et on les entend hurler leurs prières. Un petit garçon, fils du gardien de la ziârat, qui vient près de nous, me répète la même histoire. « As-tu vu toi-même les loups ? — Non, Sâb ; mais mon père les a vus. — Appelle ton père. — Mon père est absent et ne reviendra que demain, » En ce moment, deux Afridis s’approchent et font leurs dévotions à la ziârat. Le Pir a raison, les loups viennent ici en pèlerinage, mais ce n’est pas seulement le vendredi.

Nous avons les faiseuses d’anges ; les Afghans ont les faiseurs de saints. Il est très utile pour un village d’avoir une tombe de martyr ; le martyr vous attire la bénédiction du ciel, les pluies, etc., sans compter les pélerins qui sont toujours d’un bon revenu pour les fakirs et pour les voleurs. Or, la confection d’un martyr, d’un chahid, est beaucoup plus facile chez les Musulmans que chez nous autres. Le martyr à la façon d’Occident est assez rare en pays d’Islam, depuis que les Croisades ont pris fin : est dit martyr tout fidèle qui est tué en combattant contre les chrétiens ou les idolâtres, ou bien tout fidèle mis à mort innocemment. Il suffit d’être assassiné pour être un martyr, faire des miracles et recevoir les prières et les vœux de l’Afridi qui passe. Il y a quelques années, les Afridis assassinèrent un saint homme qui vivait parmi eux, afin de s’assurer la possession de sa tombe : lui, devenait du coup chahid, vali, bouzourg et tout le monde y gagnait.

À quelques pas de la ziârat des loups, s’élèvent trois tumulus, débris du bouddhisme. Le pauvre Lœwenthal fit là jadis des fouilles heureuses, y découvrit des idoles bouddhiques et de ces monnaies indo-grecques et indo-scythiques que les fidèles aimaient à entasser dans les stoupas. Toutes les fois qu’il y a averse aux environs de Péchawer, le bazar est le lendemain inondé de ces monnaies d’argent et de cuivre vieilles de vingt siècles, auxquelles les marchands mêlent innocemment de belles monnaies d’or au coin des mêmes rois, qui datent de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

Au pied d’un de ces tumulus, un fakir s’est creusé une sorte de tombe à demi couverte, où dormir plus au frais, maintenant et plus tard. Il répète d’autres formules que le bhikchou des temps jadis : la vue d’un bout[13] le mettra hors de lui et le plus beau Bouddha du monde ne lui passera pas entre les mains sans y laisser au moins le nez et les oreilles ; et pourtant, je crois qu’en dépit de tout le Maître l’eût volontiers reconnu pour sien, Car ils ont compris la vie de la même façon : mendier, prier, rêver, dormir. Quelque fidèle charitable a planté pour le fakir, auprès de sa tombe, deux figuiers, protégés par une cuirasse de terre contre la dent des chèvres ; au-dessus flotte un petit drapeau, qui les garde du mauvais œil.

À quelques pas de là s’étend un de ces longs tombeaux de pierre que l’on appelle des nau gaza, des « neuf mètres ». Quand un vrai fakir meurt, son corps s’allonge dans la tombe jusqu’à la taille de neuf gaz. Quelquefois il va jusqu’à quarante et on l’appelle alors tchehel gaza ; mais les « quarante mètres » sont naturellement beaucoup plus rares, car ils demandent une sainteté beaucoup plus haute. On raconte qu’un jour, aux premiers temps de l’occupation du Pendjab, l’officier chargé du settlement de Péchawer, le major James, reçut la visite d’un fakir qui lui tint ce langage : « Je suis gardien de la tombe de Pir un tel ; or, cette nuit, il m’est apparu en songe et m’a dit qu’il est trop à l’étroit dans sa tombe, parce qu’il a grandi d’un mètre. Il demande donc que vous lui donniez un mètre de terrain — en maâf bien entendu, c’est-à-dire franc d’impôt comme terre sacrée. — Accordé, » répond James, qui ne veut pas se mettre mal avec les saints. Un mois plus tard, nouvelle visite ; le saint a grandi encore, il lui faut deux mètres de plus : « Je ne veux pas gêner sa croissance, répond James ; va pour deux mètres. » Le saint, mis en appétit, grandit, grandit toujours. James commence à s’inquiéter. Un jour, enfin, le fakir vient lui annoncer que le saint a maintenant quarante gaz de long et qu’il lui faut… — « Ah ! cette fois, c’en est trop, s’écrie le Commissaire : est-ce que ton saint veut me chasser du cantonnement ? » et il signifie au fakir que le Pir ait à revenir à des proportions plus honnêtes, ou qu’autrement il en coûtera à son porte-paroles. Le fakir se le tint pour dit et, depuis ce jour, le saint resta tranquille dans sa tombe.

Au fond, c’est le fakir qui avait raison. La tombe n’est-elle point la seule mesure où prendre la taille des hommes et distinguer le mort du vivant, la créature anéantie de celle qui vit et grandit toujours ? Que d’orateurs, de guerriers, de romanciers, de dramaturges bruyants, qui semblent dépasser les hommes de vingt coudées et qui, à la mort, prennent des proportions si minuscules qu’il faudra pour les redécouvrir le microscope de l’érudit et pour s’éprendre d’eux l’intelligence faussée d’un candidat à l’Institut ! Et, à côté de ceux-là, quelques-uns qui ont passé anonymes et invisibles, inconnus d’eux-mêmes, morts de leur vivant, et qui se réveillent dans la tombe, y grandissent sans terme, remplissent du souffle de leur âme les générations qui passent là-haut. Je sais bien que la tombe aussi a ses charlatans et que les intrigues des vivants s’étendent jusqu’aux spectres ; que les souffles de la vogue agitent la cendre des morts ; que le néant même a ses hasards et qu’il est, flottant dans l’espace, plus d’une grande âme éternellement perdue : mais, malgré tout, la tombe est encore le seul lieu de terre où il y ait un peu de justice, où chacun prenne le pouvoir et la durée selon sa force et selon ses œuvres, et quand vous feuilletez Spinoza ou l’Imitation, songez au Fakir de Péchawer.

  1. Zend-Avesta.
  2. Malik, prince, chef.
  3. Voir la sixième lettre.
  4. Barasing, antilope à douze cornes.
  5. Katib, scribe, greffier.
  6. Voir page 61.
  7. Sifid rich, barbe blanche, le Nestor du village.
  8. Voir plus haut, page 134.
  9. Sadhou, religieux sikh.
  10. Le mor.
  11. Mouhours, pièces de monnaie d’or, portées en parure.
  12. Borj, tour, fort.
  13. Bhikchou, mendiant bouddhiste ; bout, idole (corruption du mot Bouddha).