Ligny et Waterloo

La bibliothèque libre.
Ligny et Waterloo
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 35-71).
LIGNY ET WATERLOO
D’APRÈS
UN OUVRAGE ALLEMAND

Un nouvel et très important ouvrage sur 1815 a paru en Allemagne, il y a quelques mois. Il est intitulé Napoléons Untergang : comme on dit Sonnen Untergang, le coucher du soleil. Ce titre suffirait pour indiquer que l’auteur n’est pas un détracteur de Napoléon. Et en effet, il en reconnaît amplement le génie ; il l’appelle le grand maître de la guerre, « der grosse Kriegsmeister. » En revanche, il est sévère pour nos historiens de 1815 :

« Nos voisins de l’Ouest, dit-il, ne paraissent pas avoir de grandes dispositions pour l’histoire objective. Leurs écrits sur 1815 présentent presque tous un caractère national. À côté de Thiers, le fondateur de la légende napoléonienne, Charras a longuement dominé l’opinion publique en France. Mais, malgré certaines qualités, on aperçoit trop facilement chez lui la tendance à sauver le prestige de la France, au détriment de Napoléon. « M. Henry Houssaye s’est adressé au grand public avec son Histoire de la chute du premier Empire, d’après les documens originaux ; et, grâce à un talent de narration plein de charme, il a remporté un succès éclatant. » Puis, tout en reconnaissant que M. Henry Houssaye est d’une impartialité absolue, en ce qui concerne Napoléon, l’auteur allemand trouve que son œuvre pourrait être plus intéressante au point de vue militaire plus sûre au point de vue des citations : « On ne peut pas admettre en toute certitude les renseignemens tirés de documens appartenant à des particuliers. Même pour la correspondance de Napoléon, ajoute-t-il, je suis arrivé à d’autres conclusions que l’historien français. »

Nous n’essaierons pas de défendre l’œuvre de M. Henry Houssaye. Elle n’en a pas besoin. Tout récemment, dans la Revue des Deux Mondes, M. René Doumic a apprécié dans leur ensemble les qualités du livre sur 1814, et des trois volumes sur 1815. Il a désigné « la place qu’il est juste de faire à l’un des ouvrages les plus brillans et les plus solides qu’il y ait dans la littérature historique de notre temps. » Avant lui, M. F. Brunetière avait écrit : « Le Waterloo de M. Henry Houssaye ne résume pas les autres ; il les anéantit. » La presse entière, tous nos écrivains ont applaudi à l’apparition successive des volumes de cet ouvrage, qu’ils ont salué comme un chef-d’œu\Te.

Il est vrai que, tout en étant grave, impartiale, l’histoire de M. Henry Houssaye a su rester essentiellement française ; et cela ne nous empêche pas de l’aimer, au contraire ! Son 1815 n’est pas seulement une relation exacte des faits, établie sur de longues et persévérantes recherches, sur des documens authentiques, sévèrement contrôlés, bien choisis ; une analyse judicieuse des caractères des acteurs de cette tragédie, de leurs sentimens, des influences, des circonstances de toute nature qui ont amené les décisions prises comme les événemens ; une critique impartiale de ces décisions… C’est aussi une œuvre d’art par la mise en relief des efforts surhumains de cette dernière armée impériale, si vaillante, si héroïque ; par les descriptions de ces actes de bravoure, de ces assauts, de ces charges furieuses, qui saisissent l’esprit et forment des tableaux lumineux, inoubliables. C’est une œuvre d’art par le talent avec lequel M. Henry Houssaye a réussi à faire planer la figure de l’Empereur dans une auréole de calme, de dignité, de grandeur, au-dessus de ces événemens si dramatiques, si troublans. Son histoire magistrale de 1815 est bien celle qui convenait à la chute de Napoléon ; à la disparition du maître de la guerre, dans une catastrophe tragique, glorieuse quand même, et qui s’imposera éternellement à l’étonnement, à l’attention des hommes.

Peut-être que le temps et l’influence de nouvelles publications sérieuses, comme le Napoleons Untergang, pourront y occasionner de légères retouches ; mais elle est bien, et elle restera le dernier chant, définitif, et non le moins émouvant, de la grande épopée.

Napoleons Untergang fait partie d’une histoire générale de la guerre de 1813-1815, que publie la librairie Mittler und Sohn de Berlin, en vue de la célébration du centenaire de cette guerre, « la Guerre de la délivrance, » et qui comprendra quatre ouvrages séparés : — I. La campagne de 1813 jusqu’à l’armistice ; — II. La campagne d’automne de 1813 ; — III. La campagne de 1814 ; — IV. Enfin, Napoleons Untergang. L’auteur de ce dernier ouvrage est le général-major von Lettow-Vorbeck, dont on possédait déjà une histoire d’une grande vérité sur 1806-1807, et une autre œuvre très appréciée faisant bien ressortir la méthode de Moltke pendant la guerre de 1866.

Dans la préface de son Napoleons Untergang, Lettow insiste sur la nécessité de mieux montrer la grandeur des efforts de l’armée prussienne en 1815. A son avis, les ouvrages parus jusqu’à ce jour sont incomplets à cet égard. Les Anglais ont tout naturellement cherché à mettre en relief la gloire du duc de Wellington et de son armée. Les auteurs allemands ne sont pas exacts dans leurs appréciations sur les actes des généraux prussiens. Ils attribuent une trop grande influence sur les événemens au major général Gneisenau, au détriment du maréchal Blücher. Wellington est généralement bien apprécié au point de vue de la confraternité des armées, mais pas assez à celui du rôle d’homme d’État qu’il menait de front avec ses fonctions de chef d’armée. Napoléon a été critiqué par presque tous les écrivains. On lui reproche d’avoir commis des fautes en 1815, d’avoir pris des mesures difficiles à expliquer. Et cependant, la même manière de faire, les soi-disant fautes, les mêmes mesures inconcevables se trouvent dans ses campagnes de 1806-1807. Mais alors, ajoute Lettow, elles ont passé inaperçues, couvertes qu’elles étaient par de brillans succès. Lettow ne croit pas à l’amoindrissement des facultés intellectuelles et physiques de Napoléon en 1815.

Il termine sa préface en remerciant les administrations des archives allemandes qui ont facilité ses recherches. Le grand état-major prussien a mis à sa disposition un exemplaire de la carte de Capitaine qui, en 1815, a servi à Napoléon, comme aux chefs des armées alliées. — La reproduction de cette carte est jointe à son ouvrage. — Lettow est tout particulièrement reconnaissant au chef de la section historique de l’état-major français, le colonel Coutanceau, qui a été autorisé à lui ouvrir nos archives de la Guerre ; et aussi au colonel Stoffel, — notre éminent attaché militaire de Berlin avant 1870 — qui lui a fourni d’utiles renseignemens tirés de son important ouvrage, à peu près terminé, sur la campagne de 1815.

Napoleons Untergang est, on le voit, par l’autorité de l’auteur, par les ressources considérables mises à sa disposition, documens officiels et autres, une œuvre digne d’attirer l’attention. Elle a été très bien accueillie en Allemagne. Vers l’époque où elle a été publiée, l’empereur Guillaume a soulevé, par un de ses discours, de naturelles susceptibilités en Angleterre, en affirmant que la victoire de Waterloo était due surtout à l’intervention de l’armée prussienne. Il est probable que l’ouvrage de Lettow a été pour quelque chose dans cette affirmation.

La section historique de notre état-major s’est occupée de cette œuvre, dès qu’elle a paru. Elle en a publié — dès le mois de juillet 1904 — un compte rendu détaillé, qui montre l’importance, le grand intérêt que présente cette publication, la compétence, l’impartialité de l’auteur, qui a su renouveler la question de 1815 ; elle émet le vœu que cet ouvrage soit bientôt traduit en français. En attendant que cette traduction ait été faite, il m’a semblé qu’il serait intéressant d’analyser, d’après le texte allemand, les appréciations de Lettow sur les événemens et les décisions qui ont le plus pesé sur l’issue de la campagne de 1815 ; et d’examiner si l’on peut en tirer quelque indication utile à l’achèvement de notre réorganisation militaire.

La campagne de 1815 a duré quatre jours. En voici les grandes lignes : Après avoir passé la Sambre autour de Charleroi, le 15 juin, Napoléon divise son armée en deux ailes et une réserve. L’aile gauche, commandée par le maréchal Ney, comprend les corps Reille, d’Erlon et quatre divisions de cavalerie ; elle doit marcher sur Quatre-Bras. L’aile droite, commandée par le maréchal de Grouchy, comprend les corps Vandamme et Gérard et deux corps de cavalerie, Pajol et Exelmans ; elle doit marcher sur Sombreffe. L’Empereur conserve dans la main la réserve, composée du corps Lobau, de la Garde, des cuirassiers Milhaud, pour se porter tantôt sur une aile, tantôt sur l’autre, suivant les circonstances.

Le 16 juin, pendant que Ney doit occuper Quatre-Bras, Napoléon marche avec sa Garde sur Fleurus, pour prendre lui-même le commandement de l’aile droite, et pour attaquer les corps prussiens de Blücher, signalés autour de Sombreffe. La bataille de Ligny a lieu ; elle est décidée ‘un peu avant la nuit par une attaque centrale poussée énergiquement, sur les ordres de l’Empereur, par le corps Gérard, une partie de la Garde et les cuirassiers de Milhaud. La victoire aurait été plus complète si le corps d’Erlon, détourné de l’aile de Ney par ordre de l’Empereur, était intervenu sur la droite et les derrières des Prussiens. Au lieu de remplir ce rôle décisif, le corps d’Erlon oscilla, inutile, entre l’armée de l’Empereur et les troupes de Ney.

Moins désorganisés que ne le croit Napoléon, et très énergiquement commandés, les Prussiens se retirent dans la nuit du 16 et la journée du 17, vers le nord, sur Wavre, pour pouvoir coopérer avec les Anglais. Wellington se décide dans la matinée du 17 à abandonner Quatre-Bras, qu’il a défendue la veille contre les attaques de Ney, et à faire tête à Napoléon, avec l’aide des Prussiens, plus au nord, près de Waterloo.

Le 17, vers onze heures du matin, l’Empereur fait poursuivre les Prussiens par l’aile du maréchal de Grouchy ; avec sa réserve il se porte sur l’aile de Ney pour tomber sur les Anglais. Il ne les trouve plus à Quatre-Bras, les suit et fait bivouaquer son armée vis-à-vis de leurs nouvelles positions, au sud de Waterloo.

Le lendemain 18, il les attaque. La bataille débute vers onze heures et demie du matin, sur notre gauche ; puis elle se poursuit au centre, et à droite par des assauts, préparés par l’artillerie et poussés énergiquement par l’infanterie et la cavalerie entraînées par le vaillant, par l’héroïque maréchal Ney ; mais sans idée d’ensemble, sans que les armes se soutiennent suffisamment les unes les autres.

Pendant ce temps, les Prussiens interviennent, menaçant notre aile droite et nos derrières. Leur arrivée est signalée à Napoléon, dès une heure et demie. Elle le force à engager, de ce côté, la plus grande partie de sa réserve, et l’empêche de disV poser de forces suffisantes pour enfoncer, comme il était en droit de l’espérer, le centre et la droite des Anglais.

Vers huit heures du soir, les efforts surhumains de nos troupes se sont brisés contre la résistance des Anglais ; notre droite est débordée par les Prussiens. Sur le signal de Wellington, les Anglais se redressent et prennent l’offensive pendant que les Prussiens envahissent les derrières du champ de bataille. Notre défaite est complète et se transforme en déroute.

Le maréchal de Grouchy ne réussit ni à empêcher la jonction des Prussiens et des Anglais, ni à apporter l’appoint de ses troupes à Napoléon.

Cette courte analyse suffit pour montrer que, parmi les causes qui ont amené le désastre, il y en a trois dont l’influence a été capitale, décisive, sur l’issue de la campagne : l’inutilité du corps d’Erlon le 16 juin ; les décisions énergiques prises les 17 et 18 juin par les chefs des armées alliées, malgré la défaite de Ligny ; la non-réussite de la mission confiée par l’Empereur au maréchal de Grouchy.

Nous allons examiner — sans oublier les appréciations de M. Henry Houssaye — quelles conclusions on peut tirer des nouveaux renscignemens fournis sur ces trois points par le général von Lettow, dans Napoleons Untergang.


I

À quoi sont dues les marches et les contremarches du corps d’Erlon, le jour de Ligny ? Comment les faits se sont-ils passés exactement ? Les historiens émettent des versions différentes. Ils sont divisés même sur le nom de l’officier qui a porté l’ordre de l’Empereur amenant la marche du corps d’Erlon vers le champ de bataille de Ligny. La teneur exacte de cet ordre n’est pas connue.

En s’appuyant sur les archives françaises, Lettow donne le texte d’un premier ordre expédié, vers une heure de l’après-midi, de Fleurus au maréchal Ney, par le major général prescrivant à ce maréchal, au nom de l’Empereur, de presser vigoureusement l’ennemi qu’il avait devant lui à Quatre-Bras ; puis de se rabattre sur l’adversaire que l’Empereur allait attaquer vers Ligny, de manière à l’envelopper.

Vers trois heures et un quart, la bataille de Ligny étant commencée, un second ordre plus formel fut envoyé au maréchal Ney, pour lui prescrire de manœuvrer, sur-le-champ, de manière à envelopper l’aile droite des Prussiens, et à tomber sur leurs derrières. Aussitôt après avoir fait expédier cet ordre, Napoléon reçut des renseignemens qui lui firent craindre que Ney ne se laissât attarder aux Quatre-Bras ; il se décida, d’après Lettow, à faire exécuter par le corps d’Erlon seul le mouvement de tomber sur le flanc et les derrières des Prussiens : « L’ordre fut envoyé immédiatement à d’Erlon ; mais Ney devait être prévenu de cette disposition un quart d’heure après. »

Vers cinq heures, au moment où Napoléon se préparait à faire commencer l’attaque décisive sur Ligny, il reçut de Vandamme la nouvelle qu’une colonne ennemie débouchait des bois, à une lieue de son flanc gauche, et paraissait se porter sur Fleurus. Napoléon suspendit l’attaque décisive, et envoya un officier reconnaître cette colonne.

« On a cherché à expliquer[1] l’attitude d’expectative de l’Empereur. Il est particulièrement étonnant qu’il n’ait pas pris les dispositions convenables pour remédier à un incident se passant si près de lui. S’il avait fait diriger le corps d’Erlon sur Wagnelée, les Prussiens auraient pu être attaqués sur leurs derrières et sur leur flanc ; l’intervention du corps d’Erlon aurait été moins efficace que s’il avait exécuté le mouvement prévu sur Brye ; mais elle aurait encore utilement contribué à la défaite de l’ennemi. M. Houssaye ne craint pas de dire que, dans cette circonstance, le chef, qui avait dirigé tant de batailles, fut déconcerté jusqu’au trouble, et que sa présence d’esprit habituelle l’abandonna. J’estime au contraire, ajoute Lettow, que c’est par un raisonnement serré que l’Empereur fut amené à croire qu’il devait être impossible à d’Erlon de se trouver si près de sa gauche, une demi-heure seulement après la réception de son ordre. »

Lettow refait ce raisonnement qui, à son avis, aurait été juste, si le corps d’Erlon avait suivi une seule route ; mais, prévenus directement par l’officier porteur de l’ordre de l’Empereur, les généraux de division ont dû faire déboîter séparément leurs têtes de colonne dans la direction indiquée, et ont pu gagner ainsi beaucoup de temps en marchant sur plusieurs colonnes.

D’un autre côté, le quartier impérial n’avait pas pu être prévenu à temps de l’arrivée du corps d’Erlon, parce que, après avoir fait déboîter les colonnes, l’officier porteur de l’ordre avait été obligé de rechercher le général d’Erlon qui s’était rendu, devançant son corps d’armée, vers Quatre-Bras. De là une forte perte de temps, qui empêcha l’officier de renseigner l’Empereur sur la nature de la colonne, que Vandamme signalait sur ses derrières.

Lorsqu’il fit reconnaître la colonne douteuse, l’Empereur ne lui fit porter aucun ordre pour rectifier sa direction, dans le cas où c’eût été le corps d’Erlon. Dès qu’il fut fixé sur la nature de cette colonne, il donna ses dernières instructions pour l’attaque décisive de Ligny, sans s’occuper de d’Erlon. A-t-il su que ce général avait fait demi-tour et s’éloignait ? N’a-t-il pas voulu lui faire rebrousser chemin, en pensant qu’il n’aurait plus le temps d’intervenir ? Dans tous les cas, Napoléon a dû se dire que d’Erlon devait avoir des raisons bien graves pour ne pas lui obéir complètement, alors qu’il avait commencé à exécuter son ordre.

L’intervention du corps d’Erlon n’eut pas lieu. « S’il s’était conformé aux intentions de l’Empereur, ajoute Lettow[2], c’en était fait des Ier et IIe corps prussiens. Il est difficile d’admettre, avec Clausewitz, qu’ils auraient pu se soustraire à temps à ce mouvement enveloppant. D’après le colonel Stoffel, Moltke aurait déclaré que la poussée des 20 000 hommes de d’Erlon aurait été accablante pour Blücher…

« La responsabilité de l’inutilité de ces mouvemens incombe surtout à d’Erlon lui-même[3] ; car lorsque Ney le rappela, il aurait dû reconnaître qu’il ne pouvait plus le rejoindre à temps à Quatre-Bras, tandis que la proximité des troupes prussiennes lui permettait d’intervenir efficacement contre elles conformément aux ordres de l’Empereur… Si Napoléon[4] avait commencé par donner à Ney lui-même les ordres relatifs à d’Erlon, et si en même temps il avait dégagé ce maréchal de l’obligation de repousser l’ennemi qu’il avait devant lui, il est probable que Ney aurait obéi…

« D’après le colonel Stoffel[5], Napoléon aurait craint, au contraire, qu’après avoir été prévenu du départ du corps d’Erlon Ney ne se crût autorisé à rester sur la défensive devant Quatre-Bras, ou même à se retirer. li lui aurait envoyé deux fois le colonel de Forbin-Janson avec l’ordre de s’emparer dans tous les cas de Quatre-Bras. La chose paraît démontrée au colonel Stoffel par un écrit de Forbin de 1817. Quant à la question de savoir qui a apporté l’ordre à d’Erlon, je ne m’en suis pas occupé, ajoute Lettow dans une note ; d’après Stoffel, ce fut d’abord Labédoyère par ordre de l’Empereur ; puis un quart d’heure après, par ordre de Soult, le colonel Laurent, qui devait communiquer ensuite le même ordre à Ney. Bientôt après, on fit partir Forbin. »

La version de M. Henry Houssaye diffère notablement de celle du général von Lettow : après avoir fait envoyer, vers 3 heures un quart, par Soult, son second ordre à Ney pour lui prescrire d’intervenir sur les derrières des Prussiens, « l’Empereur pensa[6] que pour contenir les Anglais il suffirait à Ney du seul corps de Reille, et que, pour tourner la droite de Blücher il suffirait du seul corps de d’Erlon. Il résolut de faire exécuter par ce général le mouvement prescrit précédemment à Ney et dont il attendait de si grands résultats. Il n’y avait point un instant à perdre. Il envoya directement au comte d’Erlon l’ordre de se porter avec son corps d’armée en arrière de la droite de l’armée prussienne. Le colonel de Forbin-Janson, chargé de lui transmettre cet ordre, devait aussi le communiquer à Ney..

« Entre quatre heures et quatre heures et quart[7], la moitié de sa colonne avait dépassé la voie romaine, quand d’Erlon fut rejoint par le colonel de Forbin-Janson de l’état-major impérial... Il portait un ordre de l’Empereur prescrivant au comte d’Erlon de diriger le Ier corps sur les hauteurs de Saint-Amand pour fondre sur Ligny. Ardent à seconder les vues de l’Empereur, le général d’Erlon ordonna aussitôt de faire tête de colonne à droite. Malheureusement, il avait mal lu cet ordre griffonné au crayon, et que Forbin-Janson, officier de faveur, n’ayant aucune idée des combinaisons de la guerre, ne put lui expliquer. L’ordre portait : sur la hauteur de Saint-Amand, d’Erlon avait lu ou compris : à la hauteur de Saint-Amand. En conséquence, au lieu de prendre la direction Brye-Ligny pour attaquer les Prussiens à revers, il prit la direction Saint-Amand Fleurus, de façon à prolonger la gauche de l’Empereur...

« Le prince de la Moskowa[8] n’apprit le mouvement de d’Erlon que par le général Delcambre, chef d’état-major du Ier corps… II s’emporta… Exaspéré, aveuglé par la colère, il ne réfléchit pas que le Ier corps ne pourrait plus arriver en temps utile à Frasnes, et que l’y rappeler c’était traverser les plans de Napoléon et contrevenir de la façon la plus grave à sa volonté. Il renvoya le général Delcambre avec l’ordre impératif pour d’Erlon de ramener ses troupes… »

Il résulte de ces deux versions, quelques différences qu’elles présentent, que l’Empereur a manifesté nettement sa volonté de distraire le corps d’Erlon du détachement d’armée commandé par le maréchal Ney ; que cet ordre était parfaitement exécutable, et que son exécution aurait entraîné des conséquences graves, décisives, pour la journée et pour la campagne ; enfin qu’il n’a pas été exécuté par une faute d’état-major, par suite de négligences ou d’erreurs de transmission.

À qui incombe cette faute ? Est-ce à Napoléon lui-même ? Est-ce au major général Soult qui remplissait les fonctions de chef d’état-major de Napoléon, pour la première fois ?

« Avant l’ouverture de la campagne, le choix d’un major général[9], dit M. Henry Houssaye, préoccupait gravement Napoléon. Par qui pourrait-il remplacer Berthier ? Le prince de Wagram n’était ni un capitaine, ni un organisateur, ni un esprit élevé ; mais il possédait des connaissances techniques étendues, et il avait porté à la centième puissance les qualités d’un bon expéditionnaire. Infatigable, consciencieux, diligent, prompt à saisir les ordres les plus compliqués, habile à les traduire dans tous leurs détails avec une exactitude, une précision et une clarté admirables, ponctuel enfin à les transmettre au moment déterminé, il avait été pour Napoléon un instrument parfait. Avec lui, l’Empereur était tranquille ; les ordres étaient rédigés de telle sorte que ceux qui les recevaient n’avaient aucun doute ni aucune hésitation sur la façon de les exécuter. Et ces ordres arrivaient toujours, Berthier dût-il faire porter chacun, s’il le croyait prudent, par huit officiers prenant des routes différentes…

« Soult était aussi supérieur[10] à Berthier qu’un homme de pensée et d’action l’est à un bon commis. Mais il n’avait jamais rempli les fonctions de chef d’état-major dans un corps d’armée ; l’habitude de ce service ne lui manquait pas moins que les qualités d’application et d’exactitude qu’il faut y apporter... »

Le général von Lettow de son côté affirme que « l’absence de Berthier[11] dans le poste de major général constitua une perte grave. La manière de donner les ordres de Napoléon rendait ce poste particulièrement difficile. Berthier s’y était acquis une grande expérience. Soult au contraire manquait d’expérience sur ce terrain ; il n’avait été que peu de temps dans l’état-major d’une division... »

Dans son compte rendu de l’ouvrage de Lettow, la section historique de notre état-major de l’armée ne partage pas l’opinion de Lettow sur l’importance de la disparition de Berthier : « Dans larmée impériale, le rôle du chef d’état-major consistait généralement à paraphraser les ordres de l’Empereur ; même sur les plus infimes rapports, la décision impériale est écrite littéralement ; et la tâche du chef d’état-major consiste à la faire recopier... »

Enfin, le général Derrécagaix, dans son grand ouvrage sur Berthier[12] dont la première partie a paru en 1904, montre en sa préface, « qu’au milieu des grands événemens qui ont agité sa vie, Napoléon n’a jamais voulu se séparer de Berthier. Il lui a confié les missions les plus délicates, lui a remis plusieurs fois le commandement de ses armées, obligeant ainsi ses maréchaux à lui obéir. Et quand, au déclin de sa gloire, vaincu à Waterloo, il a laissé sa pensée errer sur les causes de sa défaite, il n’a pu s’empêcher de s’écrier : « Si j’avais eu Berthier, je n’aurais pas subi ce malheur. » Il l’avait pourtant remplacé par Soult, un de ces hommes de guerre que l’opinion élève d’habitude au-dessus de Berthier. »

Pour moi, en ce qui concerne spécialement le mouvement du corps d’Erlon, je croirais volontiers qu’il aurait réussi, si Berthier s’était trouvé là pour faire assurer l’exécution de l’ordre de l’Empereur, ce qui était du reste bien facile. Mais, sans insister sur ces questions de personnes, sur le degré de responsabilité qui revient à chacun, je me bornerai à retenir la constatation irréfutable que cette première cause grave, décisive, de nos désastres a été provoquée par une faute d’état-major.


II

Au sujet des décisions prises après Ligny par les chefs des armées alliées, l’ouvrage du général von Lettow ne pouvait être que très intéressant. Napoleons Untergang est riche en renseignemens tirés des meilleures sources, comme en observations pleines de jugement et de sens militaire :

Malgré les marches et les contremarches du corps d’Erlon, l’armée prussienne fut bien et sérieusement battue le jour de Ligny. Au centre, sous les yeux de l’Empereur, devant l’attaque impétueuse, irrésistible, de la Garde impériale et des cuirassiers de Milhaud, la déroute des Prussiens fut complète ; elle impressionna vivement l’Empereur et le major général, qui durent croire la victoire plus complète encore qu’elle ne l’avait été réellement. En écrivant au ministre de la Guerre le lendemain de la bataille, le maréchal Soult lui annonça que « l’attaque de Ligny avait coupé l’ennemi en deux. Comme dans un coup de théâtre, en un clin d’œil, le feu cessa, l’ennemi se sauva en déroute dans toutes les directions. »

S’il avait fait jour une heure de plus, remarque Lettow, l’Empereur aurait eu une idée plus vraie de la situation exacte et des mouvemens de l’armée prussienne. En réalité, la retraite de l’armée battue se fit dans des conditions relativement bonnes, grâce à l’intervention active, énergique du haut commandement et de l’état-major prussien.

Lorsque, à la (in de la bataille, sous la brusque impulsion de Napoléon, la Garde impériale eut enlevé Ligny, « le vieux maréchal Blücher[13] accourut au grand galop de son superbe cheval gris et, le sabre à la main, se joignit à la charge du 6e ulhans, qui se portait à l’attaque. Malheureusement, on se heurta à l’infanterie française ; les salves éclatèrent ; une partie des officiers furent tués ou blessés. Le commandant du régiment, le célèbre Lutzow, l’entraîneur des francs-tireurs, tomba et fut fait prisonnier. Attaqués par les cuirassiers, les uhlans se replièrent. Le cheval gris du vieux maréchal fut renversé, et roula sur le héros de soixante-treize ans. »

Alors se passa autour du vieux chef de l’armée prussienne, gisant sous son cheval, une mêlée furieuse de cavalerie ; les escadrons des deux partis, — il en était accouru 24 du côté prussien, — se poussant vivement, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. « Ce fut un grand bonheur pour la Prusse[14], et l’on peut ajouter pour les alliés, que les vagues de ce combat n’aient pas atteint Blücher, et que les cavaliers ennemis, en poussant en avant, n’aient reconnu ni le maréchal, ni son fidèle aide de camp Nostitz. Il appartint au major von der Busch de réussir, avec quelques-uns de ses cavaliers de landwehr, à s’avancer jusqu’au maréchal, à le faire hisser sur un cheval de troupe et à l’emmener loin du danger.

« La brèche faite dans le centre de l’armée prussienne à Ligny n’eut pas toutes les suites que Napoléon espérait et qu’il croyait même avoir atteintes, parce que du côté prussien on réussit à conserver Brye, la hauteur cotée 160 à l’Est, et Sombreffe.

« Immédiatement après la perte de Ligny, Grolman (général major von Grolman, de l’état-major général de l’armée prussienne) avait senti qu’il importait par-dessus tout d’assurer la retraite de l’armée. Il courut à Brye, et demanda au commandant du corps d’armée de rassembler ses troupes. Derrière le village, il trouva un bataillon de landwehr, et lui fit occuper la hauteur 160, où immédiatement ce bataillon fut amené à repousser des attaques de cavalerie française. Puis Grolman conduisit deux autres bataillons sur la hauteur, où, plus tard, arrivèrent encore deux régimens de cavalerie. Le général von Jagow prit le commandement de ces troupes, et d’autres encore qui le rallièrent, et réussit à arrêter les progrès des Français. »

D’autre part, Sombreffe fut occupé par la 12e brigade qui sut aussi résister aux entreprises du vainqueur.

« Mais par-dessus tout[15], il importait de prendre une décision au sujet de la direction de la retraite. En l’absence du maréchal Blücher qui n’avait pas pu être retrouvé, cette grave mission, ajoute Lettow, incombait au major général Gneisenau en raison de son rang d’ancienneté. »

Bien des versions ont été données au sujet de la manière dont fut prise cette décision qui a eu, en effet, une importance considérable sur la suite des, événemens. « Ce fut le moment décisif du siècle, » écrivait quelques jours plus tard le duc de Wellington au roi des Pays-Bas.

Voici la version de M. Henry Houssaye, fondée sur les ouvrages allemands d’Ollech, de Damitz, de Delbrück :

« ... A la nuit close[16], pendant que leurs troupes se ralliaient entre la route de Namur et la voie romaine, Zieten, Pirch Ier et d’autres généraux, ne recevant plus aucun ordre, étaient accourus, à Brye, ils croyaient y trouver Blücher... Son état-major n’avait aucune nouvelle de lui ; on ignorait s’il était prisonnier ou libre, mort ou vivant. La consternation régnait ; tous les regards se fixaient, anxieux, sur Gneisenau... Quel parti allait-il prendre ? Voudrait-il abandonner ses lignes de communication sur Namur pour tenter de nouveau de se réunir aux Anglais par une marche parallèle ? Se résignerait-il, pour se replier sur sa base d’opération, à laisser Wellington seul contre l’armée française et à bouleverser le plan de campagne arrêté depuis deux mois ? Gneisenau se tenait à cheval au milieu du chemin qui rejoint au nord de Brye la route de Namur ; à la clarté de la lune, il consultait malaisément sa carte. Après un court examen, il dit : « En retraite sur Tilly et sur Wavre. »

La version du général von Lettow est plus étendue. Elle est accompagnée de détails nouveaux, intéressans, instructifs, sur lesquels l’auteur insiste, parce qu’il est pénétré de l’importance des décisions prises à ce moment.

Contrairement à la tradition et aux récits d’Ollech, de Delbrück..., Lettow affirme que Gneisenau commença par décider la retraite sur Tilly (5 ou 6 kilomètres seulement au nord de Ligny). Il ne se contente pas de donner les raisons qui ont dû pousser le major général à donner cet ordre, notamment l’idée d’assurer la liaison avec l’armée anglaise, et de pouvoir le lendemain livrer une nouvelle bataille avec le concours de Wellington, et celui du corps de Bulow qui n’avait pas pu intervenir à Ligny. Il démontre que cette décision a été bien réellement prise ; et il cite à ce sujet[17] la déclaration, faite en 1845 par le général de corps von Thicle, qui en 1815 était attaché à l’état-major de l’armée prussienne. Von Thiele a affirmé que le 16 juin, entre dix et onze heures du soir, il avait été chargé de porter au général von Thielman, commandant le IIIe corps, l’ordre relatif à la retraite sur Tilly ; et de lui indiquer qu’au cas où il ne pourrait pas prendre, immédiatement, cette direction, il aurait à se concentrer à Gembloux.

« La décision de Gneisenau ne fut rendue impraticable[18] que parce qu’on n’était plus maître des troupes, en raison de l’obscurité et des circonstances...

« ... Une grande partie des troupes, particulièrement celles qui avaient été chassées de Ligny, étaient désorganisées[19], in auflösung... On posta des officiers pour détourner vers Gembloux les masses qui s’écoulaient sur la voie romaine ; d’autres officiers, et parmi eux le colonel von Reiche, intervinrent pour forcer les bandes à s’arrêter et à se reformer par régiment. Il y eut de longues haltes, mais pas de bivouac d’armée. Gneisenau installa le quartier général à Millery ; et là seulement il apprit l’heureuse nouvelle de la présence du maréchal Blücher dans le village. Il le trouva dans une maison de paysans, couché sur la paille, souffrant beaucoup des suites de sa chute, mais ayant bon courage. »

Lettow s’élève contre « les assertions contenues dans certains rapports[20] (notamment ceux du Ier corps d’armée), qui cherchent à établir que la retraite s’est faite sans perdre l’aptitude au combat... Bien plus exact, dit-il, est le récit d’un officier supérieur, qui a écrit dans ses notes journalières : « Des troupes en désordre traversent toute la nuit le village (Millery), venant on ne sait d’où, allant on ne sait où. La dissolution était aussi grande que le soir d’Iéna, la nuit aussi noire. Mais le courage n’était pas abattu ; chacun cherchait les siens pour faire renaître l’ordre... »

« ... Le désordre des troupes qui traversent Millery, ajoute Lettow, ne tarda pas à montrer à l’état-major prussien la nécessité de chercher à régulariser la retraite. Le lieutenant von Wussow, de cet état-major, reçut la mission de courir jusqu’à la tête de colonne et de prendre les mesures nécessaires pour rétablir l’ordre dans la marche. L’obscurité, l’étroitesse du chemin, la poussée désordonnée des troupes, ne permirent pas à cet officier d’atteindre la tête de colonne avant la pointe du jour. Il y parvint seulement à Lauzelle (4 kilomètres au sud de Wavre). Là, avec l’aide de deux autres officiers, il fit barrer la route à son passage dans la forêt, força la colonne à s’arrêter, et fit remettre de l’ordre dans les troupes. Puis il s’empressa d’adresser au général Grolman le rapport suivant :

« Je rends compte[21] très respectueusement à Votre Excellence des mesures prises pour remettre de l’ordre dans les troupes. J’ai pu arrêter la tête ‘de colonne sur les hauteurs de Lauzelle. Les troupes se rassemblent. Comme il est peut-être important de passer à temps le défilé de Wavre, je demande très respectueusement des ordres pour les dispositions à prendre d’urgence, soit en vue de la reprise de la marche, soit pour l’établissement de bivouacs.

« P.-S. — Le colonel Rohl fait demander très respectueusement sur quel point il faut diriger les bouches à feu à réparer. Les vivres manquent complètement. »

« Wüssow ne tarda pas à recevoir de Grolman la réponse suivante écrite sur son propre billet :

« Le Ier corps au bivouac à Bierges ; — le IIe corps devant Wavre à Sainte-Anne ; — le IIIe corps à La Bavette ; — le IVe à Dion-le-Mont ; — les bouches à feu à réparer sur Maëstricht. »

« Il résulte de là, conclut Lettow, la preuve certaine que la résolution, décisive pour toute la campagne, et digne d’une reconnaissance éternelle, de rassembler l’armée entière à Wavre et de renoncer à la ligne de retraite vers le Pays, a été prise, non pas dans la soirée du 16 juin, par Gneisenau seul, mais seulement dans la nuit du 1 6 au 17, par le commandement de l’armée, — von dem Armee Commando, — et, par suite, avec la collaboration de Blücher... »

Dans la matinée du 17, après qu’on eut assuré la marche des corps d’armée sur Wavre, organisé les relations avec les arrière-gardes, envoyé un officier, M. de Massow, à Wellington, le quartier général prussien fut transporté à Wavre. Le maréchal Blücher remonta le cheval de uhlan, sur lequel on l’avait emporté du champ de bataille. Les troupes l’acclamèrent.

« La situation de l’armée[22] se présentait sous un jour moins que favorable dans cette matinée du 17 à Wavre. Le moral des troupes, devant lesquelles on était passé, ne paraissait pas brisé ; mais il y avait de grands vides dans les rangs. On estimait que les deux corps présens à Wavre (Ier et IIe) avaient perdu environ 10 000 hommes. Pendant la bataille, beaucoup de soldats ayant servi dans l’armée française, et d’hommes des provinces nouvelles, s’étaient sauvés, au nombre de 6 000 environ. Plusieurs bataillons et compagnies avaient pris, sous le commandement du général von Jagow, le chemin de Gembloux ; en réalité, ils se trouvaient auprès du IIIe corps, mais on ne le savait pas encore à Wavre. Pendant l’obscurité, il avait été impossible d’empêcher les hommes de rester dans les villages, soit par fatigue, soit pour satisfaire leur faim.

« Pouvait-on avec de pareilles troupes affronter un nouveau combat ? Cette question devait, avec bien d’autres, peser lourdement sur l’esprit du major général Gneisenau dans cette matinée du 17. Qu’allait-il arriver si Napoléon entamait la poursuite avec son armée victorieuse ? La situation était bien plus grave que le 16 au matin. L’armée était de nouveau séparée ; on ne savait pas encore si la jonction des IIIe et IVe corps n’allait pas être entravée par l’ennemi. Sans doute jusqu’à midi, on n’avait constaté aucun indice de poursuite venant de Tilly ; mais on ne savait rien non plus de l’approche des deux corps en retard. Et pendant que cette situation apparaissait comme exigeant impérieusement du secours, c’était au contraire Wellington qui, par le lieutenant de Massow qui lui avait été expédié le matin, répondait en demandant d’être secouru lui-même à Waterloo par deux corps d’armée prussiens ; et il ajoutait que sinon il se retirerait sur Bruxelles.

« Depuis la veille, une grande méfiance s’était emparée de Gneisenau à l’égard de Wellington. Il s’était persuadé que le duc n’avait eu que 10 000 hommes devant lui, et qu’il n’avait pas tenu sa promesse de venir à l’aide des Prussiens ; ou bien qu’il avait fourni des renseignemens inexacts sur la réunion de son armée. Pourquoi, après la défaite de ses alliés, ne se repliait-il pas sur eux ? Au lieu de cela, ne songeant qu’à soi, il manœuvrait encore une fois pour ne pas compromettre sa retraite sur ses vaisseaux ; et à cet effet, il réclamait la moitié de l’armée prussienne. Qui oserait garantir qu’il se maintiendrait à-Waterloo ? et dans quelle situation se trouveraient dans ce cas les deux corps envoyés pour le soutenir[23] ?

« Gneisenau devait en être là de ses réflexions, lorsque, entre midi et deux heures, il écrivit le rapport, contenu dans l’annexe n° 11[24], d’où sont extraites les lignes suivantes :

« Le IVe corps vient d’être appelé ici, et n’arrivera probablement que demain matin. Le reste de l’armée se tient derrière la Dyle, un corps sur la rive droite... Wellington compte accepter la bataille à Waterloo, si nous voulons lui donner deux corps. Nous le pourrions si nous avions les munitions ; mais nous n’avons encore aucune nouvelle des colonnes de munitions des deux corps d’armée. Si nous les trouvons, nous accepterons les propositions du duc ; nous pousserons vers lui le corps de Bülow avec les bataillons intacts des autres corps d’armée ; et nous pourrons avec le restant manœuvrer avec des effectifs fictifs.

« Hier, la poursuite de l’ennemi n’a duré qu’une demi-heure. Nous devons en conclure qu’il est lui-même épuisé. La poursuite n’a pas encore recommencé ; le champ de bataille n’est occupé que par des vedettes.

« Quelles sont les entreprises que l’ennemi pourrait tenter ensuite ? peut-être gagner Liège ; marcher sur le Rhin pour attaquer de flanc les colonnes russes et menacer les opérations du prince Schwarzenberg ? Il ne paraît pas probable qu’il ait l’intention de se porter entre les places fortes de la Belgique et de la Hollande... »

Il est difficile, poursuit Lettow, de trouver dans ces apprécialions une suite d’idées bien claire... Et plus loin, il ajoute[25] « qu’il y a de quoi être profondément étonné de voir de pareilles idées germer dans la tête de Gneisenau, de celui qui pendant deux campagnes avait été opposé au grand maître de la Guerre (Napoléon). » Et il ne s’agit pas là de pensées fugitives jetées rapidement sur le papier. Immédiatement après, Gneisenau écrivit lui-même, dans le même sens, aux généraux Kleist, Dobschütz, aux commandans de Luxembourg et de Liège, pour leur donner des instructions en conséquence : « Le général Kleist devra, en cas de circonstances urgentes mais non probables, occuper et défendre Cologne... » On lui disait bien : « si l’ennemi, contre toutes les probabilités, voulait gagner en force le Rhin inférieur... » ; mais en même temps on l’invitait « à se mettre en mouvement avec les troupes voisines d’Arlon, et à se porter à marches forcées dans la région d’Aix et de Juliers pour assurer la défense de Cologne en cas de nécessité... »

Pendant que Gneisenau se livrait à ces appréciations, vraisemblablement provoquées par le manque de clarté de la situation, arriva la première nouvelle rassurante. Gröben annonçait que, jusqu’à onze heures et demie du matin, il n’avait observé que peu ou pas de mouvemens chez l’ennemi.

Dans l’après-midi, la situation se détendit. On apprit de plusieurs côtés que de grandes masses françaises poursuivaient les Anglais vers Genappe... Les colonnes de munitions arrivèrent à cinq heures. La tête de colonne du IIIe corps atteignit la Dyle à huit heures du soir. Enfin à dix heures et demie, arriva la nouvelle que le IVe corps était à Dion-le-Mont (5 kilomètres à l’est de Wavre). Entre onze heures et minuit, on reçut une lettre de Müffling[26] annonçant que Wellington était décidé à accepter la bataille. A minuit, furent donnés les ordres de mouvement pour la journée du 18 (Waterloo). Lettow reproche à ces ordres d’avoir occasionné la lenteur et les difficultés de la marche des corps prussiens, et de n’avoir pas su mieux utiliser le réseau routier. Enfin, à deux heures du matin, Blücher fit expédier à Müffling la lettre suivante :

« Quartier général de Wavre, le 17 juin 1815.

« J’ai l’honneur de vous informer que par suite de la communication qui m’a été faite au sujet de l’intention du duc de Wellington d’accepter la bataille sur sa position de Braine-l’Alleud à La Haye, j’ai pris les dispositions suivantes pour les mouvemens de mes troupes : Le corps de Bülow rompra à la pointe du jour de Dion-le-Mont, par Wavre, vers Saint-Lambert, pour attaquer le flanc droit de l’ennemi. Le IIe corps le suivra immédiatement. Les Ier et IIIe corps se tiendront prêts à suivre le mouvement. L’épuisement des troupes dont une partie, notamment la queue du IVe corps, n’est pas encore arrivée, ne permet pas de commencer le mouvement plus tôt.

« Je vous prie de me faire savoir de bonne heure quand et comment le duc sera attaqué, afin que je puisse prendre mes mesures en conséquence[27]. »

Le 18, dans la matinée, Blücher se décida à venir en aide à son allié avec son armée tout entière ; à neuf heures et demie du matin, il dicta à son aide de camp Nostitz la lettre suivante :


« Au général von Müffling[28].

« J’ai l’honneur de vous prier de dire, en mon nom, au duc de Wellington, que, tout malade que je suis, je marcherai à la tête de mes troupes pour attaquer aussitôt l’aile droite de l’ennemi, si Napoléon entreprend quelque chose contre le duc. Dans le cas où l’ennemi n’entreprendrait rien aujourd’hui, je suis d’avis que nous devrons demain, réunis, attaquer l’armée française.

« Je vous charge de faire cette communication au duc, comme le résultat de ma conviction intime. Je regarde ce dessein comme le meilleur et le plus approprié au but, dans notre situation actuelle. »

Avant de porter cette lettre, Nostitz la montra à Gneisenau qui lui fit ajouter ce post-scriptum :

« Le général Gneisenau partage les avis exprimés dans cette lettre ; il a l’honneur de vous prier d’examiner avec soin si le duc est bien réellement dans l’intention de se battre dans sa position ; ou s’il ne s’agit que d’une simple démonstration, laquelle pourrait devenir très dangereuse pour notre armée. Je vous prie de me communiquer votre avis à cet égard, car il est de la plus haute importance que nous puissions fonder nos mouvemens sur ce que le duc fera réellement. — Comte NOSTITZ. »

Cette dernière lettre, conclut Lettow[29], « permet de reconnaître d’une façon indubitable que le maréchal Blücher a pris seul, sans entente préalable avec Gneisenau, cette décision grave pour l’issue de la guerre, de marcher avec l’armée entière. C’est un tout nouvel aspect de l’attitude de ces deux hommes, vis-à-vis l’un de l’autre, que celui qui permet de voir Blücher se libérer de l’influence de son chef d’état-major, dans le domaine des opérations, là où il ne se sentait pas à l’aise auparavant, et où il s’était toujours laissé guider par le conseiller qu’on lui avait adjoint. Celle résolution a eu de grandes conséquences ; en outre, elle est par elle-même d’une grande justesse. Elle a fait échapper aux inconvéniens de la séparation de l’armée eu deux, qui avait été prescrite précédemment. Blücher s’est laissé guider par son jugement sain, naturel ; il est certain aussi que, dans l’esprit du vieux sabreur, ce dut être une idée épouvantable que celle de rester inactif, pendant qu’une moitié de son armée, placée, plus ou moins, sous les ordres d’un chef d’armée étranger, irait se battre contre l’oppresseur haï de sa patrie... »

Lettow critique, cette fois encore, les ordres de mouvement donnés par l’état-major, pour assurer cette décision de Blücher de faire intervenir toute l’armée prussienne ; il montre comment on aurait pu réduire la lenteur, la lourdeur de la marche. Puis il insiste encore sur cette idée, que, le jour de Waterloo, on doit à Blücher, non seulement son intervention personnelle, entraînante, indiscutée, auprès des deux corps qui ont marché sur Plancenoit ; mais encore le secours efficace que Wellington a pu recevoir, si utilement et en temps opportun, de l’avant-garde de Zieten, mis en mouvement après les deux premiers corps, conformément à la décision personnelle du vieux maréchal.

Ainsi, Lettow a été poussé par ses études approfondies, consciencieuses, à diminuer un peu l’influence de Gneisenau sur la marche des événemens, qui jusque-là avait été regardée comme prépondérante ; et à élever encore le rôle déjà si glorieux du maréchal Blücher.

Il compare les relations qui ont existé entre ces deux hommes, et qui ont eu les conséquences les plus favorables pour la direction des opérations de l’armée prussienne en 1815, à celles qui ont existé, en 1870, entre le roi Guillaume et de Moltke. « Le Roi, la chose est démontrée, a toujours conservé le sentiment de sa haute responsabilité ; il a su garder la liberté entière de son jugement ; et souvent, dans l’examen des solutions, ses décisions sont intervenues pour le bien général... Il en a été de même pour Blücher, en 1815[30]. »

Nous n’insisterons pas davantage sur cette question du mérite relatif des deux chefs, dont le rôle a été capital contre nous en 1815 ; mais il nous semble utile d’appeler fortement l’attention sur les relations qui existaient, dès cette époque, entre le commandant en chef prussien et son chef d’état-major, comme sur l’utilisation de l’état-major.

Grâce aux remarquables observations de Lettow que nous venons de citer, nous avons vu, le soir de Ligny, quand le général en chef a disparu, quand la déroute commence et risque de s’étendre à toute l’armée, l’état-major de l’armée prussienne intervenir énergiquement ; un général de cet état-major prendre l’initiative d’organiser des points d’appui pour la retraite, et sauver ainsi l’armée d’une désunion complète ; des officiers d’état-major courir de tous côtés pour rétablir l’ordre ; un simple lieutenant arrêter la colonne des fuyards qui s’échappaient vers le Nord, rendre compte aussitôt du succès de sa mission, recevoir une réponse qui le met au courant des ordres donnés pour les quatre corps d’armée, et lui permet de renseigner chacun conformément aux mesures prises pour l’ensemble de l’armée.

Dans la nuit décisive du 16 au 47, quand Gneisenau retrouva son général en chef à Millery, il conféra immédiatement avec lui, et lui rendit compte de l’ordre donné de replier l’armée, non pas vers l’Est, mais vers le Nord sur Tilly, pour rester en relation avec les Anglais et recommencer la bataille. Il a dû lui parler aussi de l’aspect troublé des troupes qu’il avait côtoyées pour atteindre Millery ; et de cette conférence il est ressorti que Tilly était trop près de Napoléon, et qu’il valait mieux se concentrer plus au Nord vers Wavre.

Le lendemain 17, dans la matinée, à Wavre, pendant que le général en chef, enfiévré par les suites de sa chute, prenait un peu de repos, nous avons vu le chef d’état-major travailler, se préoccuper de la situation de l’armée qui était loin d’être bonne ; songer aux dispositions à prendre sur ses derrières, vers le Rhin, pour le cas, non impossible à ce moment-là, où Napoléon infligerait un désastre complet à ses deux, adversaires ; donner même des ordres pour remédier autant que possible à ce mauvais début de la guerre ; et en même temps activer le rassemblement, le ravitaillement des corps, se préoccuper des mesures à prendre pour envoyer à Wellington le secours qu’il réclamait...

Puis, quand tout fut préparé, assuré, nous avons vu le général en chef bien renseigné, ayant pu réfléchir à tête reposée, intervenir avec sa grande expérience de la guerre, sa connaissance des hommes et des choses, son souci des intérêts, de l’honneur, de la grandeur de la Prusse, et prendre la décision définitive, en ordonnant que l’armée tout entière marcherait, sous son commandement, au secours de son alliée ; — et aussitôt après tout l’état-major, chaque officier mis au courant de l’ensemble de la situation, expédier les ordres pour l’exécution de la volonté du chef suprême et se préparer ainsi à en surveiller l’exécution.

Pour ma part, et tout en reconnaissant que toutes les mesures prises n’ont pas été parfaites, que les ordres de mouvement auraient pu être mieux étudiés, il me semble qu’il y a beaucoup à retenir de ces constatations, et que Lettow nous fait assister, d’une manière saisissante, au début des excellentes traditions du haut commandement et de l’état-major prussiens[31]. L’organisation française de cette époque était toute différente. Nous y reviendrons en nous occupant du maréchal de Grouchy.

Pour terminer ce qui a trait aux décisions des chefs des armées alliées, je me bornerai à citer, en les résumant brièvement et sans suivre l’ordre dans lequel elles sont présentées, quelques-unes des très intéressantes remarques présentées par Lettow sur la marche de la bataille de Waterloo elle-même.

Lettow estime que la victoire est due à l’action commune des deux armées alliées ; il n’a nullement l’intention de rechercher mesquinement la part qui revient à chacune dans le succès. Toutefois, il constate, chiffres en main, que l’armée anglaise a failli être rompue par les effectifs dont a disposé réellement Napoléon : 50 000 Français contre 65 000 Anglo-Allemands ; et qu’elle l’aurait été presque sûrement sans l’arrivée des troupes prussiennes. Cela fait ressortir, dit-il, la merveilleuse aptitude des Français pour l’attaque.

Si les Français avaient attaqué plus tôt, c’en était peut-être fait de la résistance des Anglais ; car, malgré l’avis de Clausewitz, il aurait été impossible aux Prussiens d’arriver à temps.

Les troupes anglaises ont fait preuve d’une admirable solidité. L’influence personnelle de Wellington pour faire maintenir énergiquement sa position a été très grande, très utile dans les momens critiques. Il a bien mérité son nom de « Duc de fer..., » mais il n’avait pas assez de troupes en réserve derrière son centre ; il a également eu le tort de ne pas faire rejoindre le détachement du prince Frédéric, qui couvrait inutilement Bruxelles...

Quant à l’habileté diplomatique de Wellington, — dont Lettow parle souvent dans son ouvrage, — elle s’est manifestée, encore une fois, par la rapidité et l’art avec lesquels le duc a fait publier son rapport sur la bataille. Dès le 1 9 au matin, il était à Bruxelles pour achever et expédier ce rapport au ministre des Affaires étrangères d’Angleterre. Ce document a longtemps fait foi en Angleterre. Il exalte les hauts faits des Anglais, tout en reconnaissant que les Prussiens ont rendu des services.

Le rapport prussien de Gneisenau est plus exact. Il fait mieux ressortir l’utilité décisive de l’intervention des Prussiens.

Quant au vieux Blücher, il écrivit à Knesebeck[32] :

« Mon ami, la plus belle bataille a été livrée ; la plus belle victoire a été remportée. Je pense que l’histoire de Bonaparte a pris fin. — La Belle-Alliance, le 19 au matin. — Je ne puis pas en écrire plus long, car je tremble de tous mes membres. L’effort a été trop grand. »

Du côté français, après avoir constaté que l’attaque a commencé trop tard, Lettow fait remarquer que la direction de la bataille et des vaillans efforts de l’armée impériale s’est ressentie de ce que, dès le début de l’action. Napoléon a dû être préoccupé surtout de ce qui se passait sur son flanc droit menacé par les Prussiens...

Il est loin de blâmer la résolution suprême de l’Empereur de faire intervenir la Garde impériale contre le centre anglais, même après les échecs des attaques acharnées, commandées si énergiquement par le maréchal Ney. A ce moment. Napoléon « devait se dire[33] que, le lendemain, il aurait sur les bras les deux armées réunies, tout entières, de Wellington et de Blücher, et qu’il pourrait difficilement leur résister même avec l’appoint de Grouchy. Il lui était impossible de faire traîner la guerre. Il saisit la seule chance qu’il avait encore d’obtenir une décision favorable. Il était sept heures ; il lui restait deux heures de jour. Il résolut de pousser sur Wellington sa Garde, ses « invincibles. »

Il ne lança pas dans la mêlée tous les bataillons de la Garde qui formaient alors sa seule réserve. « Le grand joueur n’engagea pas témérairement le tout sur une seule carte ; il se préoccupa aussi d’assurer dans tous les cas sa ligne de retraite menacée par les Prussiens. Quoi qu’il en soit cette résolution de chercher par un grand effort, dans des conditions presque désespérées, à rattacher encore la victoire aux aigles de la France, est digne du passé du grand Empereur. »

L’attaque de la Garde devait être le signal d’une attaque générale de l’armée. Des officiers galopèrent sur toute la ligne pour annoncer qu’on entendait le canon de Grouchy… Les bataillons de la Garde échouèrent, malgré leur vaillance. Lorsqu’ils furent forcés de se replier, les boulets des batteries prussiennes de Ziethen tombèrent dans les rangs de nos soldats de l’aile droite. La déroute commença… Ce n’était pas le canon de Grouchy !


III

« L’Empereur attendait Grouchy. Ce n’est pas Grouchy ; ce sont les Prussiens qui sont arrivés ! » Cette nouvelle, colportée dans les rangs de l’armée après Waterloo, fut répandue à profusion en France. Elle contribua à asseoir la légende, acceptée encore aujourd’hui par beaucoup de personnes, que Waterloo a été perdue par la faute de Grouchy.

L’ouvrage de Lettow va-t-il nous donner de nouveaux éclaircissemens à cet égard ? Je vais l’examiner rapidement.

Le général von Lettow est d’accord avec M. Henry Houssaye, pour les circonstances qui ont précédé et amené le détachement de l’aile d’armée du maréchal de Grouchy, à l’effet de poursuivre les Prussiens, après la bataille de Ligny, et que voici :

L’Empereur retourne à Fleurus vers onze heures du soir, et y passe la nuit, couvert par une brigade de chasseurs qu’on retira de Saint-Amand ; le restant de l’armée bivouaque sur le champ de bataille ;

Des ordres sont donnés aux corps de cavalerie Pajol et Exelmans en marche le 17, dès la pointe du jour, sur les traces des Prussiens, et la division d’infanterie Teste est envoyée pour les soutenir ; les renseignemens qu’ils expédient tendent à faire croire que la retraite de l’ennemi se fait vers l’Est, par Gembloux ;

Tardivement renseigné sur ce qui s’est’ passé à Quatre-Bras par Ney, qui lui-même ignore le résultat de la bataille de Ligny, l’Empereur refuse de donner des ordres à Grouchy dans la matinée du 17 juin ; il attend encore pour voir plus clair dans la situation et se décide enfin vers onze heures à marcher avec sa réserve sur Quatre-Bras contre les Anglais, et à diriger l’aile de Grouchy, augmentée de la division Teste, sur Gembloux, à la poursuite des Prussiens.

Un premier ordre verbal est donné par l’Empereur à Grouchy ; puis un deuxième ordre écrit, dont voici les points importans : « Rendez-vous à Gembloux avec les corps… Vous vous ferez éclairer dans les directions de Namur et de Maëstricht, et vous poursuivrez l’ennemi. Éclairez sa marche et instruisez-moi de ses mouvemens de manière que je puisse pénétrer ce qu’il veut faire. Je porte mon quartier général aux Quatre-Chemins, où ce matin étaient encore les Anglais… Il est important de pénétrer ce que veulent faire Blücher et Wellington, et s’ils se proposent de réunir leurs armées pour couvrir Bruxelles et Liège, en tentant le sort d’une bataille… »

Tout en admettant la possibilité d’une réunion des alliés devant Bruxelles, cet ordre indique bien, aux yeux de Lettow, que l’Empereur croyait à ce moment que les Prussiens s’étaient retirés exclusivement par la route de Gembloux. L’idée d’une retraite sur Wavre par Tilly ne lui est pas venue apparemment ; et cependant sa vieille expérience aurait pu lui rappeler que l’ennemi’ battu prend habituellement la direction de la poussée qui l’a fait plier[34].

Au sujet de l’heure tardive à laquelle cette décision a été prise par Napoléon, Lettow fait quelques observations qu’il est intéressant de citer :

« On a souvent émis l’opinion que, par son attitude dans cette journée du 17 juin, l’Empereur a donné des signes d’affaissement[35] ; en particulier, on a voulu y voir une dépression de l’énergie intellectuelle et corporelle du grand maître de la guerre. Pour ma part, dit Lettow, tout en reconnaissant que, dans les après-midi des 15 et 16 juin, toutes les dispositions prises ont été motivées, sagement et conformément aux circonstances, je crois cependant que le tout jeune général en chef (Bonaparte) » tel que je le vois en 1796, poussé par son ambition de gloire et de pouvoir, n’aurait (dans des circonstances analogues à celles qui ont suivi Ligny) accordé aucun repos à ses troupes et à lui-même ; el qu’il aurait sans relâche poussé violemment de l’avant. »

Mais il ajoute que tout autre est la comparaison avec la manière d’agir de Napoléon en 1806-1807 ; — et il ne faut pas oublier que Lettow a écrit une histoire de 1806-1807 très appréciée, d’une impartialité très remarquée. — Il nous rappelle que le soir d’Iéna, Napoléon s’est retiré du champ de bataille à l’entrée de la nuit, pour s’installer à 11 kilomètres en arrière, — plus loin encore que le soir de Ligny ; — que le lendemain il n’est entré à Weimar que vers le soir, confiant la poursuite, ce jour-là comme les suivans, à l’initiative de ses lieutenans ; que les merveilleux résultats, obtenus à cette époque dans la poursuite de l’armée prussienne, sont dus aux fautes des généraux de cette armée, comme à la brillante intervention des chefs français Soult, Davout, Murat et même Bernadotte. « Quant à Napoléon[36], il a montré, là comme toujours, qu’il savait voir pour les grandes choses de loin et d’ensemble ; mais il s’est moins dépensé personnellement en 1806, que du 15 au 18 juin 1815. »

L’assertion que l’Empereur de 1815 était malade et affaibli, est encore mieux écartée par la comparaison avec Friedland. La bataille du 14 juin 1807 se termina à la nuit. L’armée de Bennigsen était plus ébranlée que celle de Blücher après Ligny. La poursuite ne commença que le lendemain à midi, et donna des résultats insignifians.

On a reproché à Napoléon, ajoute Lettow, d’avoir détaché Grouchy pour la poursuite, avec 33 000 hommes. Mais à ce moment. Napoléon savait par les prisonniers qu’un corps d’armée prussien n’avait pas donné à Ligny, et était intact. Il devait, donner à Grouchy le moyen de vaincre la résistance de ce corps. D’un autre côté, il se croyait capable de venir à bout des Anglais sans Grouchy.

De son côté, M. Henry Houssaye donne d’intéressans détails sur cet état d’esprit de Napoléon en ce qui concerne les Anglais et les Prussiens :

« Vers huit heures[37] (le matin de Waterloo), l’Empereur avait déjeuné à la ferme du Caillou avec Soult, le duc de Bassano, Drouot et plusieurs autres généraux. Après le repas, qui avait été servi dans la vaisselle d’argent aux armes impériales, on déplia sur la table les cartes de Ferrari et de Capitaine. L’Empereur dit : « L’armée ennemie est supérieure à la nôtre de plus d’un quart. Nous n’en avons pas moins quatre-vingts chances pour nous, et point dix contre... » Sur une observation de Ney, qui entrait et voulait faire hâter l’attaque, l’Empereur répliqua : « Wellington a jeté les dés ; ils sont pour nous. »

« Soult était soucieux. Pas plus que l’Empereur, il n’appréhendait l’arrivée des Prussiens sur le champ de bataille : il les jugeait hors de cause pour plusieurs jours. Mais il regrettait que ion eût détaché 33 000 hommes avec le maréchal Grouchy... Dans la soirée précédente, il avait déjà conseillé à l’Empereur de rappeler une partie des troupes mises sous les ordres de Grouchy. Le matin, il réitéra son avis. Napoléon, impatienté, lui répliqua brutalement : « Parce que vous avez été battu par Wellington, vous le regardez comme un grand général. Et moi, je vous dis que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de mauvaises troupes, et que ce sera l’affaire d’un déjeuner. » — « Je le souhaite, » dit Soult... »

M. Henry Houssaye est aussi de l’avis du général von Lettow au sujet de la santé de Napoléon, du 15 au 18 juin. Après avoir repassé tout ce qu’a fait l’Empereur pendant ces journées mémorables, il ajoute : « Sur quatre-vingt-seize heures[38], cet homme que l’on représente comme abattu et déprimé par la maladie, sans énergie, sans résistance au sommeil, et incapable de se tenir à cheval, prit à peine vingt-quatre heures de repos ; et en supposant qu’il ait mis pied à terre pendant les trois quarts du temps dos deux grandes batailles, il resta en selle plus de trente-sept heures. En 1815, Napoléon était encore d’une santé à supporter les fatigues de la guerre, et son cerveau n’avait rien perdu de sa puissance... »

Dans la suite de son récit, revenant au maréchal de Grouchy, s’éloignant de Ligny avec son détachement d’armée, le général von Lettow fait remarquer que la tournure que prendraient les événemens se trouvait dorénavant dépendre essentiellement du maréchal. Elle dépendait surtout de ce qu’il ferait pour déterminer exactement la ligne de retraite de l’ennemi, pour contenir son adversaire, ou pour se rapprocher de l’armée principale. Avant tout, il fallait agir vite puisque l’ennemi avait évacué Sombreffe depuis plusieurs heures. Il fallait atteindre Gembloux le plus tôt possible, et pour cela utiliser le chemin qu’on a suivi effectivement par Point-du-Jour, et un autre par Ligny et la voie romaine. D’après les calculs de Lettow, en agissant ainsi, on aurait pu faire atteindre Gembloux aux deux corps vers cinq ou six heures du soir, tandis que l’un n’est arrivé qu’à sept heures et l’autre à dix heures du soir. C’est vrai ; mais à mon avis, le reproche s’adresse plutôt à l’état-major impérial, qui aurait dû inviter Grouchy à utiliser ces deux chemins, au moment où il se séparait de l’armée principale...

Grouchy lui-même arrive très tarda Gembloux, et n’y trouvant pas de renseignemens d’Exelmans, est forcé de s’en rapporter aux dires des habitans sur la retraite de l’ennemi. Lorsqu’il écrit à l’Empereur à dix heures du soir, il ne sait pas encore si le lendemain, il aura à poursuivre vers Wavre ou plus à l’Est vers Perwez. Toutefois, il prescrit dès le soir à ses corps d’infanterie de marcher le lendemain sur Sart-à-Valhain, mais encore par une seule route. Ici, sa responsabilité est entière ; car rien ne limite plus son initiative.

L’Empereur, ajoute Lettow[39], ne pouvait pas être servi plus mal qu’il ne l’a été, par le détachement d’armée chargé de la poursuite. Si Grouchy était arrivé à temps à Gembloux, il aurait pu facilement faire reconnaître avec certitude la direction de retraite du corps Thielman qui venait de quitter Gembloux pour marcher sur Wavre. De là serait ressortie nettement pour lui la direction à imprimer ultérieurement à sa poursuite : avant tout, il fallait empêcher une jonction des Prussiens avec Wellington ; il n’avait pas à s’occuper de ce qui s’était retiré sur Namur ou Liège. Rien ne pouvait empêcher les deux armées alliées de se réunir, si elles le voulaient, près de Bruxelles ; mais elles pouvaient aussi se donner la main plus près, vers Mont-Saint-Jean, les Prussiens passant par Wavre. Dans ce dernier cas, les passages de la Dyle pouvaient être occupés par une partie de l’armée prussienne et disputés aux troupes de la poursuite. Grouchy aurait dû comprendre qu’il fallait s’emparer de ces passages, le plus tôt possible ; et pour cela, pousser plus au Nord, dès le soir même, les deux corps d’infanterie, par des marches de 18 kilomètres, l’un de Gembloux par Ernage sur Nil-Saint-Vincent, l’autre par Gentines sur Mont-Saint-Guibert. Alors, il lui serait devenu possible de gagner le lendemain, d’assez bonne heure, la rive gauche de la Dyle par Moustier ou Ottignies, pour tomber sur l’adversaire, s’il marchait réellement sur Mont-Saint-Jean, ou tout au moins pour agir en liaison avec l’armée principale.

Ces observations de Lettow font surtout, à mon avis, ressortir toute la difficulté de la mission confiée à Grouchy. Sans doute, maintenant que nous savons que les Anglais ont attendu l’Empereur près de Mont-Saint-Jean, et que Napoléon les a suivis dès l’après-midi du 17, il est facile de démontrer que, pour pouvoir s’interposer le lendemain, en temps utile, entre les Prussiens et Napoléon, il était absolument nécessaire que Grouchy s’élevât, dès le soir même, d’une vingtaine de kilomètres au nord de Gembloux. Mais pour faire ce raisonnement, il fallait deux élémens essentiels : connaître la direction exacte de la retraite des Prussiens ; et savoir que Napoléon bivouaquait en face des Anglais près de Mont-Saint-Jean. Le premier élément était entre les mains de Grouchy ; avec plus d’activité il aurait dû le posséder, dès le soir du 17. Mais le second lui manquait ; quand il avait quitté l’armée principale. Napoléon lui avait dit qu’il établirait son quartier général à Quatre-Bras. Depuis, il n’avait plus rien appris. Il lui aurait donc été difficile, sinon impossible de prendre, dès le soir même, la décision qui aurait tout sauvé, et qu’indique, avec une réelle compétence, l’auteur allemand.

« Une pareille pensée, continue Lettow[40], n’est venue à Grouchy ni le 17 au soir, ni le 18 au matin. On est forcé de reconnaître qu’il y a là un manque de coup d’œil militaire ; mais en dehors de cela, on ne peut faire aucun reproche au maréchal. La bonne utilisation du réseau routier était pour lui une tâche nouvelle. À cette époque-là, l’art d’organiser les marches était loin d’avoir fait les progrès actuels. Gneisenau lui-même, qui cependant s’était acquis à cet égard une réputation, a fait dans cette campagne les mêmes fautes que Grouchy. Par contre, Pajol et Exelmans méritent les plus grands reproches pour leur manque d’activité. »

Le général von Lettow est, ensuite, entièrement d’accord avec M. Henry Houssaye, sur les retards et la lenteur de la marche des troupes de Grouchy, du 18 au matin ; sur l’excès de crédulité du maréchal à l’égard d’un habitant de Sart-à-Valhain, ancien officier français, qui lui persuade à faux que les Prussiens avaient dépassé Wavre et s’y concentraient plus au Nord dans la plaine de la Chyse ; sur la foi qu’avait réellement Grouchy à ce moment-là dans la réussite de sa mission...

Lorsque, vers onze heures et demie, le canon de Waterloo commença à gronder, Grouchy refusa d’abandonner la poursuite et de marcher vers la bataille ; il fit remarquer que cette bataille était prévue, quand Napoléon l’avait détaché ; et que par conséquent l’Empereur ne pensait pas avoir besoin de son aide. Lettow l’approuve. « Il approuve aussi[41], à plus forte raison, le refus de Grouchy de laisser marcher Gérard tout seul au canon ; un affaiblissement pareil aurait complètement empêché le détachement d’armée de remplir sa mission de séparer les armées ennemies. »

Ce moment marque la fin de la période des décisions de Grouchy, qui auraient pu avoir de l’influence sur les événemens de Waterloo. Après cela, il est trop tard. La suite des opérations de Grouchy ne concerne plus que son détachement d’armée lui-même. Il attaque Wavre, et s’y comporte personnellement avec vaillance. Vers cinq heures, il reçoit l’ordre que Soult lui a expédié à onze heures et demie du champ de bataille de Waterloo, Cet ordre, dit M. Henry Houssaye, se terminait par ces mots : « En ce moment, la bataille est engagée sur la ligne de Waterloo, en avant de la forêt de Soignes. Ainsi, manœuvrez pour rejoindre notre droite. Nous croyons apercevoir le corps de Bülow sur la hauteur de Saint-Lambert. Ainsi, ne perdez pas un instant pour vous rapprocher de nous, et nous joindre et écraser Bülow, que vous prendrez en flagrant délit. »

« La dépêche écrite au crayon était en partie effacée et presque illisible. Grouchy lut, et plusieurs officiers de son état-major lurent comme lui : la bataille est gagnée, au lieu de : la bataille est engagée. On voulut interroger l’estafette. Cet officier, prétend Grouchy, était ivre au point de ne pas trouver ses mots[42]... »

Le maréchal prit immédiatement des mesures pour exécuter l’ordre de l’Empereur. Mais le pont de la Dyle ne put être emporté qu’à la nuit tombante. Au delà de la rivière, Grouchy « combattit jusqu’à onze heures du soir pour la possession de la crête du plateau qui resta aux Français. La route de Mont-Saint-Jean était ouverte ; depuis longtemps, termine M. Henry Houssaye[43], on n’entendait plus le canon de l’Empereur. »

Le 19 au matin, le combat recommence sur la rive droite de la Dyle. Grouchy force les Prussiens à la retraite. Il se prépare à marcher sur Bruxelles, quand un officier, envoyé par Soult, vient enfin lui apprendre la défaite de Waterloo. Sa décision est vite et bien prise, ses ordres bien donnés, bien exécutés ; dans les combats autour de Namur, son influence directrice et son intervention personnelle sont des plus énergiques.

D’après Lettow[44], sa situation sur la Dyle, le 19 juin dans l’après-midi, était pleine de danger ; il a su s’en tirer habilement et énergiquement. Il y a d’ailleurs été aidé par les fautes des Prussiens, comme par le dévouement et la promptitude d’exécution de ses troupes. Il y a lieu de signaler tout particulièrement le IVe corps, dont les divisions ont marché sans discontinuer depuis les 7, 8 et 9 juin, sans prendre un jour de repos, et qui ont combattu avec bravoure les 16, 19 et 20 juin. Au contraire, il y a lieu d’adresser plusieurs critiques à la direction des opérations prussiennes dans la poursuite de Grouchy.

De son côté, M. Henry Houssaye s’exprime ainsi[45] :

« Si cette marche de Wavre à la frontière n’est pas, il s’en faut, une des plus étonnantes retraites de l’histoire militaire moderne (conférence sur Waterloo, du colonel Chesney, de l’armée anglaise), car l’insouciance de Thielmann et la timidité de Pirch la facilitèrent singulièrement, elle fait néanmoins grand honneur au maréchal de Grouchy. Il ne désespéra pas quand dans l’immense désastre tout semblait perdu. Il sut agir avec décision et rapidité. Par la direction qu’il choisit et par les dispositions qu’il prit, il sauva son armée. On peut se demander ce qu’il fût advenu si l’infortuné maréchal avait montré, le 17 et le 18 juin, autant de résolution, d’activité, de talens militaires, et la même intelligence des nécessités des situations. »

Comment expliquer cette lacune des 17 et 18 juin, ce manque de coup d’œil militaire pour la mise en train de sa poursuite, chez ce maréchal qui, immédiatement après, en se tirant d’une situation périlleuse, a mérité de pareilles appréciations, et obtenu les éloges de nos ennemis d’alors, des Prussiens, comme des Anglais ; chez ce chef, qui, auparavant, s’était toujours conduit en homme de guerre vaillant et expérimenté ?

Faut-il croire que, comme la plupart des maréchaux de l’Empire que la guerre seule avait instruits pour la guerre, le maréchal de Grouchy n’avait pas été préparé, suffisamment, par ses commandemens antérieurs, à diriger une opération de cette envergure, de cette difficulté ; et que n’ayant pas confiance en lui-même, quand Napoléon l’a lancé à la tête de plusieurs corps d’armée, sur les traces des Prussiens, il a hésité, et perdu du temps ?

Faut-il admettre que le souvenir des revers de 1812, 1813, 1814 a été pour quelque chose dans son indécision, et que les lieutenans de l’Empereur de 1815 ne pouvaient pas avoir la même ardeur que ceux de 1806 ? qu’ils n’avaient plus la même foi dans l’étoile de leur chef, le même entrain pour braver les périls et les difficultés, pour rivaliser d’audace, pour chercher à se distinguer sous les yeux de leur glorieux et heureux souverain, et à mériter ses éloges, comme ses faveurs ? A coup sûr, en partant de Ligny, Grouchy n’a pas su deviner qu’il fallait avant tout ne pas perdre une heure ; qu’aussitôt après avoir été éloigné de l’Empereur, sur un faux renseignement, il fallait au plus vite manœuvrer pour se rapprocher de lui, et s’interposer entre l’armée principale et les Prussiens qui, au lieu de se retirer vers l’Est, se rassemblaient au Nord, à Wavre. Il n’a pas su distinguer la direction qu’il devait faire prendre, en toute urgence, à ses troupes pour intervenir à temps le 18.

Mais il faut avouer que l’état-major impérial ne l’a aidé, ne l’a renseigné, en quoi que ce fût, pour mettre en train, et mener à bonne fin cette mission si difficile. La nuit du 16 au 17 juin, que Lettow nous a montrée si bien utilisée par l’état-major prussien, a été perdue pour l’état-major français.

Il était certain, le soir de Ligny, que l’Empereur aurait, le lendemain, à prendre une double décision contre les Prussiens, et contre les Anglais. La nuit aurait dû servir à notre état-major à chercher à fournir à l’Empereur des renseignemens précis, sur ce qui se passait du côté des deux adversaires. On n’en fit rien. Au matin du 17, l’état-major ne put rien indiquer, ni sur ce qui s’était passé à Quatre-Bras devant Ney, ni sur la direction qu’avaient prise les Prussiens. Lorsque Grouchy fut mis tardivement en route, l’Empereur n’avait sur ses ennemis de la veille que des renseignemens incomplets.

Le soir du 17 quand, poursuivant les Anglais, Napoléon s’éloigna de Quatre-Bras, et fit bivouaquer son armée en face de celle de Wellington, il aurait été essentiel de prévenir immédiatement Grouchy. puisqu’il était chargé de s’interposer entre les Prussiens et l’armée de l’Empereur, et qu’il pouvait supposer que cette armée était restée à Quatre-Bras. L’état-major n’en fit rien. Il négligea aussi d’informer le maréchal que des colonnes prussiennes avaient été vues se repliant sur Wavre.

Au début de la bataille du 18, quand vers une heure et demie on s’aperçut de l’arrivée des Prussiens, et qu’on envoya à Grouchy l’ordre écrit, — irréalisable du reste, — de se rapprocher de l’armée principale, il aurait été essentiel de faire porter cet ordre par un officier de choix, capable de fournir verbalement des renseignemens précis sur la situation. L’ordre écrit avait été tellement griffonné, qu’il était illisible, — comme celui qui avait été porté à d’Erlon le 16 ; — et l’officier était ivre.

Voilà bien des fautes d’état-major. Et il ne s’agissait pas de décisions à prendre ; il y avait simplement à faciliter, à surveiller, à assurer l’exécution de décisions prises nettement par le chef suprême de l’armée : ce qui a toujours été du ressort des états-majors. Ces fautes, ces lacunes me semblent constituer des circonstances plus qu’atténuantes pour le maréchal de Grouchy, et devoir détourner de sa mémoire la plus lourde part de la responsabilité de ses retards. Oui, il n’a pas su se renseigner, se décider assez vite ; mais il n’a pas été aidé, orienté, comme il aurait dû l’être par l’état-major, avant et pendant sa mission.

La légende, encore accréditée, que la défaite de Waterloo est due exclusivement à des fautes commises par le maréchal de Grouchy, me paraît exagérée et injuste. N’est-elle pas due plutôt au système défectueux de l’utilisation de l’état-major[46], dans l’armée française ?

Il serait digne de la section historique de l’état-major de l’armée, qui n’a encore rien publié sur cette époque, de préparer la solution définitive de cette question troublante.

Quand cette publication aura été faite, l’esprit sera probablement satisfait sur ce point particulier. Le sera-t-il jamais sur les intentions de l’Empereur lui-même, pendant cette dernière tourmente ?

Arrivera-t-on jamais à préciser ses intentions, en torturant les soi-disant principes absolus de la guerre, qui sont surtout fondés sur la manière de faire habituelle de Napoléon lui-même ?

Ou faudra-t-il se contenter d’une explication de poète, analogue à celle que donne Chateaubriand au sujet du retour de l’île d’Elbe[47], quand, après avoir blâmé sévèrement cet acte, il s’écrie : « … Pour les êtres de la nature de Napoléon, une raison d’une autre sorte existe ; ces créatures à haut renom ont une allure à part : les comètes décrivent des courbes qui échappent au calcul… ; s’il se trouve un globe sur leur passage, elles le brisent et rentrent dans les abîmes du ciel ; leurs lois ne sont connues que de Dieu… Ce n’est pas tout de naître pour un grand homme : il faut mourir… »

Ou bien encore, peut-on simplement admettre que, le jour de Waterloo, l’esprit de l’Empereur a plané bien au delà de ce champ de bataille ; qu’il a songé non seulement aux ennemis qu’il avait directement devant lui, mais à l’Europe entière se levant pour envahir nos frontières ; qu’il a senti la nécessité, pour la France comme pour sa propre gloire, d’obtenir, non pas un succès ordinaire en Belgique, mais un écrasement complet des Anglais d’abord, et ensuite des Prussiens talonnés par Grouchy ; et que, pour chercher à atteindre ce résultat, il a tout bravé, même la catastrophe ?


IV

Quoi qu’il en soit, il se dégage une leçon lumineuse, grave, de la comparaison, que nous ont permis de faire le général von Lettow et M. Henry Houssaye, entre la manière d’agir de l’état-major prussien et celle de l’état-major français.

D’un côté, nous voyons un état-major ne prévoyant rien ; attendant les ordres de l’Empereur ; les transmettant parfois très mal, à l’aide d’officiers insuffisamment préparés, insuffisamment orientés ; ne songeant ni à surveiller, ni à faciliter l’exécution des décisions impériales…

De l’autre côté, un état-major composé d’officiers bien choisis, bien instruits, tenus au courant de l’ensemble de la situation, aptes à intervenir utilement pour assurer les décisions du général en chef, sachant user d’initiative pour faire agir, dans le sens du but général, des opérations qu’ils connaissent tous. Et à leur tête, un major général, travaillant sans cesse avec le général en chef, dont il est le confident de tous les instans ; suivant ses intentions heure par heure, prévoyant, préparant ses décisions ; mais s’inclinant toujours, quelle que soit son opinion personnelle, devant la volonté définitive de son chef...

Quelle différence dans les résultats de la campagne de 1815, si Napoléon s’était fait aider par un état-major comme celui-là ! Les décisions, qu’il a prises avec tant de netteté, avec une ampleur de vues si digne de sa haute réputation, de son grand passé, auraient été exécutées : le général d’Erlon, bien renseigné, bien dirigé, serait arrivé à temps et au bon endroit ; Ligny aurait été un désastre complet pour les Prussiens. — Ney, renseigné à temps sur les résultats de la bataille de Ligny, aurait pu, le 17, recommencer de bonne heure la lutte contre les Anglais, à Quatre-Bras, et aurait peut-être réussi à accrocher Wellington. — La direction de la retraite des Prussiens aurait été connue le 17, de meilleure heure et plus exactement ; Grouchy aurait pu partir plus tôt, mieux orienté. — Dans la soirée du 17, ce maréchal aurait été rejoint par un officier de l’état-major, venant lui indiquer la position exacte de l’armée impériale, et l’aider à prendre une décision, en toute connaissance de cause, pour s’interposer entre les Prussiens et notre armée...

Ce qui nous a perdus en 1815, malgré le talent, le génie toujours puissant de Napoléon, c’est, avec le manque de préparation (les généraux appelés à commander des armées ou des détachemens d’armée, l’insuffisance, le défaut de prévoyance de l’état-major, qui, sans initiative, ne joue qu’un rôle secondaire, effacé ; c’est l’absence de la collaboration incessante du général en chef avec son major général ; ce sont les lacunes du système d’état-major français. Et ces mêmes lacunes, nous les avons revues en 1870.

C’est là ce que nous devons retenir pour l’avenir ; sans doute, il y a un inconvénient dans le système opposé, dans cette intervention incessante, obligatoire, de l’état-major et du major général pour la direction des opérations. Il est pénible pour l’amour-propre du général en chef de se voir enlever une part de réputation, de prestige, comme cela a eu lieu pour Gneisenau vis-à-vis de Blücher, pour Moltke vis-à-vis de l’empereur Guillaume ; et il est certain que ces froissemens d’amour-propre seront plus vivement sentis par un simple général que par un souverain appelé à commander l’armée.

Mais il s’agit là de l’utilisation des forces de la nation contre l’ennemi, d’une question de vie ou de mort pour la Patrie. Les intérêts personnels doivent s’incliner devant l’intérêt général du pays. Il y a longtemps, près de quinze siècles, que l’auteur militaire de prédilection du maréchal de Saxe, Onosander, a écrit dans sa Science du chef d’armée : « L’honnête homme se manifeste à la tête de l’armée comme au sein de la Patrie. »

Dès 1815, une observation attentive, éclairée, impartiale, aurait pu faire prévoir qu’il y avait un germe de désastre dans l’organisation du haut commandement et l’utilisation des états-majors français ; tandis que, du côté prussien, il se manifestait déjà, dans les relations du général en chef et de l’état-major, une méthode encore hésitante, mais qui, perfectionnée, assurerait, tôt ou tard, à l’armée prussienne une supériorité dangereuse. Waterloo pouvait faire prévoir Metz et Sedan.

1815 n’a pas été seulement l’Untergang, le coucher de l’astre de Napoléon, la disparition définitive, tragique, glorieuse quand même, du Grand Empereur, du « Géant des batailles. » Elle a été aussi l’indice précurseur de l’influence considérable qu’allait exercer le grand état-major prussien, et qui devait nous être si funeste en 1870.


Général ZURLINDEN.

  1. Napoleons Untergang, p 332 et 333.
  2. Napoleons Untergang, p. 331.
  3. Ibid., p. 357.
  4. Ibid., p. 358.
  5. Ibid., p. 358, en note.
  6. 1815. Waterloo, p. 162.
  7. Ibid., p. 200 à 204.
  8. 1815. Waterloo, p. 205 à 207.
  9. Ibid., p. 56.
  10. Ibid., p. 59.
  11. Napoleons Untergang, p. 230.
  12. Le Maréchal Berthier. Librairie militaire, Chapelet et Cie.
  13. Napoleons Untergang, p. 337.
  14. Napoleons Untergang, p. 336.
  15. Ibid., p. 238.
  16. 1815. Waterloo, p. 232.
  17. Napoleons Untergang, p. 338.
  18. Napoleons Untergang, p. 338.
  19. Ibid., p. 343.
  20. Ibid., p. 373.
  21. Napoleons Untergang, p. 344.
  22. Ibid., p. 371.
  23. Napoleons Untergang, p. 372.
  24. Napoleons Untergang, p. 526.
  25. Ibid., p. 373.
  26. Le général Müffling représentait l’armée prussienne auprès de Wellington.
  27. Napoleons Untergang, p. 365.
  28. Napoleons Untergang, p. 397.
  29. Ibid., p. 398.
  30. Napoleons Untergang, p. 160.
  31. Voyez dans la Revue du 15 juin 1903 : Le haut commandement des armées et 15 décembre 1904 : Hautes études de guerre.
  32. Napoleons Untergang, p. 447.
  33. Ibid., p. 434.
  34. Napoleons Untergand, p. 381.
  35. Ibid.. p. 382.
  36. Napoleons Untergang, p. 383.
  37. 1815. Waterloo, par M. H. Houssaye, p. 310-311.
  38. 1815, Waterloo, p. 483.
  39. Napoleons Untergang, p. 388.
  40. Napoleons Untergang, p. 388.
  41. Napoleons Untergang, p. 393.
  42. 1815. Waterloo, p. 451-452.
  43. 1815, Waterloo, p. 457.
  44. Napoleons Untergang, p. 465.
  45. 1815, Waterloo, p. 468.
  46. J’ai déjà essayé d’attirer l’attention sur ces questions de haut commandement et l’état-major dans la Revue du 15 juin 1903 et du 15 décembre 1904. C’est là, à mon avis, qu’il nous reste à réaliser quelques progrès pour assurer, plus complètement encore, l’utilisation de notre armée, et pour couronner les efforts faits par le pays pour la réorganisation de ses forces militaires.
  47. Mémoires d’Outre-Tombe, 3e partie, livre IV.